Trois coups sur la boîte
« Il y a beaucoup de monde, cela n’augure rien de bon… » pensais-je, nerveux, en me frayant un chemin au milieu de la foule amassée dans le grand hall.
Une fois dans la salle dédiée, je me précipitai sur l’une des chaises encore libres, ma petite pancarte frappée du numéro 303 à la main. L’agitation allait bon train pour le lot présenté et tous semblaient vouloir se l’arracher. Bien sûr ce lustre signé Tiffany, pièce unique commandée par feu ma mère, valait une petite fortune. Je me revoyais enfant, admirer sa lumière se décomposer pour peindre un mandala sur les plafonds sculptés.
— Quinze mille ! s’égosilla une dame d’un certain age assise deux rangées devant moi, et qui se disputait la fleur avec un dignitaire anglais.
— Quinze mille deux fois !… Quinze mille trois fois ! Adjugé au numéro 52 !
Accoudé, je me perdais dans la contemplation d’une suffisance qui figeait ses traits fanés.
« Mon Dieu, qu’elle a l’air satisfaite ! »
Pourtant je ne tardais pas à me redresser pour m’adosser à mon siège, attentif, car était enfin venu le tour de l’objet que je briguais. Il n’était pas dans mes habitudes de courir les ventes aux enchères, encore moins pour assister à la diaspora de quatre cent cinquante ans d’histoire. Celle de ma lignée.
Au menu depuis déjà deux jours, le patrimoine matériel de la Ward Family, endettée par mon père qui venait de décéder quelques mois auparavant. La banque avait tout saisi, la demeure et tout ce qu’elle contenait, les véhicules et les actions encore rentables. Tout cela était vendu ici, aux plus offrants.
— Une aubaine pour les vautours…
« Brr ! Cet hôtel des ventes me fiche la chair de poule ! » frissonnai-je en y sentant suinter l’envie par tous les pores des convives, quand le retour du commissaire-priseur mit fin à mon malaise.
— Le prochain lot, portant le numéro 38667, a malheureusement été endommagé par l’humidité dans un grenier mal isolé. Daté par nos experts à 1920, ce coffre en chêne massif est une pièce artisanale unique, peinte à la main. A restaurer ! Nous commençons les enchères à deux cents !
— Trois cents ! enchérit sous les rires la vielle chouette qui comptait visiblement rafler jusqu’à la dernière serpillière.
Oh ! Elle pouvait bien tout prendre, se jeter sur l’argenterie et s’enrichir du décorum de mes souvenirs.
« Mais je suis venu pour ce coffre et je repartirai avec ce coffre ! »
Résolu, je me dressai pour annoncer anonymement ce qu’il restait de fortune au dernier des Ward déchu.
— Sept mille quatre cent cinquante-trois et douze centimes ! m’exclamai-je avec aplomb quand l’assemblée des friqués se retourna pour me dévisager.
J’avais déjà croisé la plupart d’entre eux aux réceptions qu’organisait mon père, en revanche pas un seul ne sembla me reconnaître.
« Il faut dire que j’avais changé en douze ans… »
Le silence perdura, animé par le dialogue des œillades tandis mon âme cherchait à s’arracher pour se cacher derrière sa chair. Mon ouïe se brouilla, comme à chaque fois qu’il m’était vital de m’extraire de moi et je serais sans doute encore planté là, si le timbre de baryton du commissaire-priseur ne m’avait rappelé à moi.
— … et douze centimes, trois fois !… Adjugé !
Le lendemain après-midi, l’hôtel des ventes m’avait fait livrer au duplex où je vivais tout ce qu’il me restait désormais d’héritage.
« Un vieux coffre décrépit… »
Debout devant lui, j’observais non sans crainte sa triste allure. Pour sûr, il était en mauvais état, dangereusement rongé par les vers. Sa peinture autrefois vive et colorée avait laissé la place à des teintes délavées, fatiguées.
Il avait appartenu à mon arrière-grand-père qui vécut de 1884 à 1959. En son temps, il fut qualifié de prestidigitateur mais la vérité c’est qu’il était avant tout un concepteur de mécanismes complexes, et celui de ce coffre avait été son chef-d’œuvre. Un tour inégalé, disait-on, la plus bluffante des pirouettes dont aucune mémoire n’avait aujourd’hui souvenance. Mais moi je savais. Tout ce qui entrait dans ce coffre disparaissait.
Le corps presque tremblant, je m’agenouillai devant lui et, d’une gestuelle délicate, je soulevai son couvercle bombé, incrusté d’une poussière vieille d’un demi-siècle.
L’intérieur était vide, son fond tapissé d’une fine couche de sciure.
« Arrête de mentir ! » m’avait-il ordonné d’une gifle sévère.
A force de répéter que Sylphia n’avait pas été enlevée, mon père, déjà froid et distant, creusa davantage le gouffre en m’envoyant faire mes études en Europe. J’avais huit ans et je me retrouvais bouclé dans un internat, à des milliers de kilomètres de chez moi. Ma mère m’écrivait régulièrement, mais jamais un mot sur Sylphia. À chaque nouvelle lettre, j’espérai qu’elle m’annonce enfin qu’ils avaient retrouvé mon amie. Quand ma mère décéda d’une embolie pulmonaire je ne reçus plus aucune lettre et, il y a trois mois, alors que j’entamais la dernière année des études payées rubis sur l’ongle par mon père, j’appris qu’il m’avait abandonné pour de bon, lui aussi. Aujourd’hui j’étais de retour au pays. Douze années s’étaient écoulées sans que son souvenir ni l’espoir ne me quitte.
J’avais huit ans, Sylphia en avait six et elle était ma meilleure amie. Nous jouions au grenier ce jour-là. Je me souviens lui avoir dit qu’un monstre terrifiant était entré dans la maison, qu’elle devait se cacher et lui avait indiqué le coffre de mon aïeul.
« Ne sors que si tu entends toquer trois coups sur la boîte ! » lui avais-je intimé, probablement trop exalté par le jeu.
Quand il fut fini j’eus beau toquer, elle n’avait pas répondu. Lorsque je soulevai le couvercle, elle ne s’y trouvait plus.
« Sylphia… pardon, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, c’était une blague… juste une blague… »
Je refermai alors le coffre et pris une grande inspiration car, après douze longues années, le temps était venu de réessayer. Ainsi, mon être implorant un miracle, je serrai doucement le poing pour toquer trois coups sur la boîte. J’attendis mais il n’y eut aucune réponse à tel point que je me sentis honteux, comme le dernier des candides. Et puis soudain, je perçus le souffle d’un courant d’air qui glissa sur mon poignet. Mon cœur manqua un battement.
« Cela vient des interstices du coffre… »
Aussitôt je rabattis son couvercle pour découvrir avec stupeur les premières marches d’un escalier qui traversait visiblement mon parquet. Sans doute n’étais-je pas normal, un peu fou peut-être, parce qu’au terme d’une légère commotion, mon esprit tout à coup euphorique se sentit exaucé. Une chance m’était enfin accordée de ramener Sylphia. Rationnel malgré tout, je me munis au préalable de ma lampe-torche avant de partir à l’aventure et, tandis que je comptais les marches, je me voyais m’enfoncer jusqu’à quitter le familier décor de ma chambre.
— … dix, onze, douze ! murmurai-je en posant le pied sur la roche d’une immense cavité.
Il faisait très sombre, aussi allumai-je ma torche pour mieux apercevoir ce qui ressemblait à un vaste hall d’entrée, de granite et de stalactites. Très vite, je remarquai une série de tunnels creusés dans la pierre. La pièce semblait être divisée en deux, cinq chemins d’un côté, cinq de l’autre.
« S’était-elle aventurée dans l’un des corridors ? »
— Sylphia ! l’appelai-je d’une voix forte quand par écho, la multitude des gorges ovationna son nom.
J’aurais pu trouver cela poétique s’il n’y avait ce sentiment inquiétant de me tenir face à l’immensité. Torche à la main, je m’approchai alors d’une cavité pour l’explorer sur quelques mètres. Très vite, je dus me rendre à l’évidence.
« C’est un véritable dédale, je vais me perdre si j’avance encore… »
Revenant sur mes pas pour gagner la chambre, je pris dans un tiroir la pelote d’une cordelette en nylon qui allait ici me servir à revisiter mes classiques. Après avoir noué solidement l’extrémité au pied du lit, je m’empressai de redescendre en la laissant se dérouler derrière moi.
— Dix galeries, en incluant la sortie ça fait onze, soulignai-je en trouvant cette asymétrie déplaisante. Bien, on va faire les choses dans l’ordre !
Un peu découragé face à l’ampleur de la tâche, je m’engouffrai dans le premier tunnel sur ma droite. La nuit y était dense et avalait la lumière mais j’avançais, séduis par la sonorité cristalline des gouttes d’eau qui frappaient la roche.
La première heure dut s’écouler. Je tournais à gauche, à droite puis revenais sur mes pas pour prendre une autre voie. Ce labyrinthe était trop complexe, aucune indication ni indice, rien d’autre qu’un gruyère de pierre. Agacé de n’arriver à rien, je rembobinai la pelote jusqu’à revenir à mon point de départ.
— Entre un point A et un point B, le trajet le plus court est toujours la ligne droite ! pestai-je contre ces entrelacs dénués de sens.
Par dépit je me tournai vers l’escalier d’où émanait la lumière aveuglante du plafonnier.
« Je ferais mieux de rentrer… peut-être envisager de cartographier… en commençant par ces douze premières marches… »
Je me sentis soudain affaibli, sans énergie. L’asthénie tombait sur ma conscience de tout son poids et de nouveau, il me sembla léviter hors de moi.
« Douze marches… » pensais-je en contemplation devant elles. Douze… onze…
Aussitôt et dans un élan de vie, je tournais le dos à la sortie.
— Douze chemins ! m’exclamai-je en avançant face au mur du fond, la lumière de la torche braquée sur lui.
Le regard attentif, il me fallut tout de même une bonne dizaine de secondes pour l’entrevoir. Il y avait bien là une faille béante qui se camouflait dans la roche par un effet d’ombre et de texture.
— Un trompe-l’œil remarquable ! m’extasiais-je avant de me reprendre.
« Et très sadique aussi… »
Je dus marcher une bonne vingtaine de minutes en ne déviant pas de ma trajectoire, malgré les directions multiples et parfois plus clémentes qui s’offraient à moi. Je n’y voyais pas à trois mètres, mais la certitude d’être sur la bonne voie me gardait l’esprit tranquille. Chemin faisant, je me disais qu’il était impossible de se rendre compte qu’une artère en ligne droite traversait l’entremêlement. Même en le sachant, si je n’y prenais pas garde, je pouvais dévier, tant les galeries difformes étaient quelquefois accolées l’une à l’autre. Arrivé à un énième carrefour de bouches, je fis une pause et m’assis sur un rocher.
« Pourvu que ce ne soit plus très loin… » espérais-je en regardant le peu de longueur qu’il restait à ma cordelette.
Puis, en me relevant pour poursuivre ma route, la lampe m’échappa des mains.
« Zut… »
Je me penchai pour la récupérer. Le regard attiré par un étrange mouvement, je vis alors ondoyer une faible lueur au fond du passage qu’il me fallait emprunter. La baisse soudaine de luminosité m’avait ici permis de la distinguer.
— On dirait que je touche au but !
Soulagé, je récupérai ma lanterne. Je l’avais à peine ramassée qu’un son étrange me parvint. Une sorte de sifflement en dents de scie qui allait en se rapprochant. Le silence se fit alors quelques instants quand un souffle aussi hostile qu’un rugissement traversa la croisée des galeries. Sa force fut si brutale qu’elle manqua de m’emporter avec lui. Un désagréable frisson me parcourut l’échine et, pour la seconde fois, la torche m’échappa pour tomber sur la pierre dans un bruit d’éclat. Je me retrouvais dans le noir.
— Hé merde !
Dépité, je constatai que par une juste vengeance à mes mauvais soins, elle m’avait lâché à son tour. Plongé dans l’opacité de la nuit, j’écoutais ses murmures. L’impression d’un millier de présences s’était faite palpable. Mais s’il était vrai qu’une foule de regards braqués sur moi m’induisait au malaise, en revanche l’obscurité ne m’effrayait pas. Plus encore je m’y sentais en sécurité. Le faible éclairage qui luisait à environ dix mètres de ma position était le seul phare dont j’avais besoin pour me guider.
« Et de l’humus… » constatais-je, écœuré en posant la main sur la paroi.
Je progressai dès lors sans me presser, m’interrogeant sur ce curieux phénomène.
« Un fantôme ?… le Minotaure peut-être ?… ou un simple courant d’air ? »
Quoi que ce fut et avec une certaine insolence, je m’octroyai le droit de passage. Je pénétrais à présent une petite salle illuminée, comme un cocon de lumière dans son abri souterrain. Seule, se dressait une sorte de table au large pied central qui ne faisait qu’un avec le calcaire érodé. Posé sur sa surface, la réplique exacte du coffre dans lequel j’étais descendu, à ceci près qu’il était deux fois plus petit et comme neuf. Ses couleurs étaient vives, chatoyantes. Je m’en approchai, fébrile, et après avoir pris une grande inspiration, je toquai trois coups sur le dessus de la boîte. Le silence s’intensifia quand, soudain, trois coups sur sa paroi intérieure se firent entendre en réponse. Mon sang ne fit qu’un tour et, sans attendre, je soulevai son couvercle. Le souffle coupé, je ne pouvais y croire. Sylphia était là, roulée en boule comme un oisillon dont je venais de briser la coquille. Vêtue d’une chemise de nuit blanche et la chevelure de cuivre, elle était exactement comme dans mes souvenirs. La plus douce et craintive des petites filles.
« Par un état de stase, le temps avait-il été suspendu dans cette boîte ? »
— C’est toi ! soupira-t-elle, soulagée, avant de se redresser pour regarder anxieusement aux quatre coins de la pièce.
Aussitôt ses petits bras s’enroulèrent avec précipitation autour de mon cou et, bien que surpris, je la serrai à mon tour, déphasé mais heureux de la retrouver. Cette scène avait le parfum d’un rêve et je me laissais aller à y croire.
— Sylphia… tu m’as tellement manqué !
— … je peux sortir maintenant ? murmura-t-elle en relâchant l’intensité de son étreinte, le timbre mué par l’appréhension.
— Tu ne pouvais donc pas ouvrir le coffre ? demandai-je, curieux de savoir s’il lui avait été possible de sortir par elle-même.
— Non, le coffre ne ferme pas, mais… tu m’as interdit de sortir…
« Ne sors qu’en entendant toquer trois coups sur la boîte ! » lui avais-je en effet intimé dans notre lointain passé.
Les souvenirs embrumés, je me revoyais marteler ce cercueil au tempo d’une valse, l’appeler et pleurer, rongé par la culpabilité.
— J’ai toqué… des jours entiers ! Mais tu n’es jamais sortie, puis… on m’a envoyé vivre très loin…
Le temps n’ayant manifestement pas eu d’emprise sur elle, je me dis aussitôt qu’il était idiot de justifier une longue absence dont elle n’avait pas eu conscience. Elle répondit pourtant :
— C’est que… je m’étais bouchés les oreilles, parce que…
Sa phrase interrompue, je lus sur ses traits qu’elle se sentait aussitôt confuse.
— Parce que… j’ai cru qu’il t’avait mangé… je t’entendais crier…
Un bref tournis me désarma. Ces étranges paroles n’avaient que peu de sens, aussi me focalisai-je sur notre tout prochain retour en arrière.
— Bon, ce n’est pas très important, coupai-je en la prenant à bras pour l’extirper de la boîte. Maintenant que je t’ai enfin retrouvée, on va sortir d’ici et rentrer chez nous !
Ces mots prononcés, je délaissai pour l’heure la question des détails techniques quant à notre cohabitation et me tournai en direction de la sortie. Suspendue à mon cou, elle se crispa en fixant l’obscurité.
— … j’ai peur… chuchota-t-elle d’une voix profonde. Il fait noir par-là…
Aussi loin que remontaient mes souvenirs, je n’avais jamais eu peur du noir. Égale à elle-même tout l’effrayait, aussi me sentis-je le devoir et le zèle de la protéger.
— J’avais bien une lampe… mentionnai-je en la sortant de ma poche. Mais elle est cassée.
Par curiosité elle la toucha et, au contact de ses doigts, l’ampoule nous éclaira. Surpris, je rétractai la torche qui s’éteignit aussitôt, comme si c’était son toucher qui la gardait allumée. Pour en être certain, je la lui tendis et quand elle l’eut entre les mains, le phénomène se répéta.
— C’est magique !
Autant qu’elle s’en amusait, cette fantaisie me rendait perplexe.
— Bien… puisqu’elle ne fonctionne qu’avec toi, tu auras pour mission de garder l’obscurité à bonne distance !
Le regard une nouvelle fois inquiet, je la sentais réticente mais, forte de ma présence, elle prit malgré tout la décision de me suivre.
« Après tout, le courage n’est-il pas le juste milieu entre la peur et l’audace ? »
Je nouai alors le peu qu’il restait de la bobine au pied de la table et tendis son fil pour en faire notre rampe jusqu’à la sortie.
— Tout se passera bien, Sylphia, je sais où l’on va ! la rassurai-je en caressant sa chevelure. Reste à côté de moi et éclaire notre chemin !
Entre peur et audace, elle hocha la tête.
Un bon quart d’heure plus tard, nous nous étions déjà bien enfoncés dans la gueule de l’obscurité. Sans faillir, Sylphia m’éclairait la voie tandis que mes doigts glissaient le long du guide en nylon. Par moments, quand l’angoisse la gagnait, je sentais sa main s’accrocher aux plis de mon pull. Je trouvais cela adorable.
— … dis… me demanda-t-elle finalement au paroxysme du malaise qu’elle ne pouvait plus contenir à son état embryonnaire.
Au son de sa voix, je ralentis la cadence.
— Oui ?
— … le monstre, il est vraiment parti ?… Pour toujours ?
Que faire, lui avouer que tout cela n’avait été qu’une farce ? Je ne savais pas comment le lui dire. Tout en marchant, je fixai ses traits avec attention. Sans doute la pénombre mouvante me jouait-elle des tours, mais elle me parut plus âgée de deux ou trois années.
— Sylphia ?
Je l’arrêtai pour mieux la scruter quand un râle, lointain et funeste, fit s’envoler un filet de poussière. Elle se figea et son regard s’affola, cherchant dans le mien une réponse qui la rassurerait.
— Ce n’est rien, juste un courant d’air. souris-je en lui tendant la main.
Soulagée, elle y glissa la sienne pour me témoigner sa confiance quant à ma capacité à nous conduire à bon port. Pourtant, à l’instant même où mes doigts se refermaient sur sa paume, l’excavation à notre droite exhala un souffle putride. Aussitôt l’air chaud fit vibrer nos chevelures et quand les yeux de Sylphia s’écarquillèrent en devinant l’affreuse présence, la lampe-torche lui échappa dans un cri aigu. Frappé de cécité et menacé, ma réaction instinctive fut alors de la tirer pour reprendre prestement notre avancée.
— Pas de panique, garde ton calme, c’est juste le vent, tu m’entends ? affirmai-je alors même que la chose marchait assurément sur nos traces.
Sylphia manquait de souffle pour me répondre mais je pouvais sentir son cœur palpiter depuis sa main que je tenais enserrée. Le tempo de son pouls remontait le long de mon bras et battait à présent dans ma poitrine, comme s’il était le mien. De l’autre main et d’une gestuelle parasitée par le trouble que ce danger agitait en moi, je suivais sans relâche le chemin tracé par la cordelette.
« Où est la sortie ? »
J’avançais à tâtons, le pied trébuchant, sans force.
— Ça va aller, Sylphia !
Plus que de lui mentir je tentais de m’en convaincre. Entrecoupée de cris étouffés, sa voix sanglotait. Le respiration de la chose nous talonnait et son haleine toute proche faisait brûler nos êtres par les vapeurs de sa fournaise.
« Garder mon sang-froid, ne pas me laisser happer ! »
— Ne lâche pas ma main, sous aucun prétexte, tu m’entends ? On avance !
Le corps en nage, je trébuchai pour la seconde fois.
« Ne pas céder à l’effroi ! »
— Ne te retourne pas ! lui intimai-je encore avant de m’écorcher l’épaule sur la roche coupante.
Fut-ce alors l’odeur du sang ? La rage de l’instinct de survie écumait désormais sur mes lèvres. Mon esprit frénétique goûtait dans une spirale ascendante la folie de sa propre épouvante. J’atteignais le point de rupture, gorgé d’aliénations, quelque chose en moi allait se rompre.
« Bon dieu, où est cette connerie de sortie !!! »
Puis soudainement l’obscurité s’élima et, une dizaine de mètres devant moi, la lueur de mon plafonnier émergea, éclairant les premières marches de l’escalier. Je distinguai de nouveau la cavité.
— On a réussi, Sylphia, regarde ! lançai-je de soulagement en me tournant vers elle.
Mais cette joie se décomposa en découvrant, serrée dans la mienne, la main d’une femme qui traversait jusqu’au poignet l’opacité d’un mur d’obscurité.
— … Sylphia ? appelai-je sans obtenir de réponse.
Un doute affreux s’empara de moi. J’ignorais désormais à qui je faisais face et cette effroyable incertitude fit aussitôt naître en moi l’impensable. J’avais envie de l’abandonner, de courir rejoindre la lumière et condamner la porte de cet enfer. Un sentiment viscéral m’envahissait à mesure que la température chutait. Submergé par le besoin irrépressible de lui lâcher la main, les ténèbres qui la détenaient s’étaient faites silencieuses et une atmosphère glaciale semblait nous avoir figés dans l’éternité.
— Sylphia… appelai-je encore dans une tentative de percer l’opacité qui la masquait.
Sur la toile obscure de son visage se peignaient des faces grimaçantes, des cauchemars aliénants.
« Abomination ! » martelaient mes pensées. « Lâche cette main… rentre chez toi… oublie-la… »
Sclérosé par l’horreur, ce dilemme me déchirait.
— Non, c’est impossible… Je suis incapable de t’abandonner !
Dans l’élan de cette conviction, je renforçai ma poigne et me tournai pour avancer vers la lueur de la sortie. Guidé par ce phare j’accélérai le pas, traînant par la main l’obscurité qui avalait la lumière à chacune de mes foulées. Une seule pensée, obsédante, malmenait ma volonté.
« Que se passera-t-il si cette chose que j’y invite sort du coffre ? »
Je ne pouvais y songer de peur de sentir mes doigts se desserrer, aussi évitais-je d’avoir à y répondre, en plongeant délibérément mes pensées dans le chaos qui allait bientôt m’asphyxier. Mon pied se posa sur la première marche et à chacun de mes douze derniers pas, mon regard redécouvrait un peu plus du familier décor de ma chambre. Aussi intense qu’au terme d’une longue apnée, de nouveau je me sentais respirer. Un pied sur le parquet, j’enjambai le coffre remplit à ras-bord du néant qui ne semblait pouvoir en déborder. Priant pour que ce fût bien la main de Sylphia, je la tirai vers l’avant dans l’espoir de lui faire franchir le rideau de ténèbres. Son bras s’en extirpa puis j’aperçus les boucles de ses cheveux, le galbe de ses épaules, la courbe de ses hanches suivie par l’interminable de ses jambes, et quand sa cheville franchit finalement le seuil ultime, le vieux coffre vermoulu s’affaissa avant de s’effondrer sur lui-même. Quelques secondes d’égarement et le calme était revenu.
Blottie contre moi d’une tout autre chair, le cœur palpitant, je la sentais encore tremblante et sans voix quand elle m’enlaça davantage. Une insondable question tournait dans ma tête et je restais là, droit comme un mur, à tenter de comprendre comment une telle douceur pouvait m’infliger une telle blessure. Je me souvins alors de mes doigts qui, sans que je comprenne pourquoi, glissèrent sur la peau de ses bras. Du trouble qui interrompit son souffle quand elle releva le visage, et de l’onctuosité de ses lèvres quand je les pris autant qu’elle me les offrit.
« Ai-je rêvé tout cela ?… »
Je recouvrais doucement mes esprits, la joue posée sur le soyeux de sa poitrine découverte, haletant dans la sueur qui gardait nos corps soudés.
« Elle sent si bon… » la respirai-je en me redressant lentement pour contempler la récompense d’Orphée, s’il avait triomphé.
Éperdue dans la garance de sa chevelure, une tendresse sereine luisait dans ses yeux verts.
— Orphée… soupira-t-elle de notre communion lyrique.
« Jolie sylphe, dois-je te baptiser Eurydice ? »
Elle cercla alors mon visage de ses paumes pour amener mon oreille à la portée de ses lèvres.
« … demain soir… trois coups sur la boîte… j’ai tant de choses à te dire… »
Je n’eus pas le temps de saisir le sens de ses paroles qu’alanguie, sa bouche affectueuse embrassa la commissure de mes lèvres. Sa tête s’enfonça tout d’abord dans l’oreiller à mesure que j’observais ses paupières se fermer sous le poids d’une fatigue soudaine. Son visage délassé se fit alors mouvant, semblable à la brume puis, comme emportée par la délicatesse d’un filet d’air, sa forme désormais vaporeuse se retira pour s’évanouir d’entre mes bras. Aussitôt je me redressai pour la regarder s’éloigner.
— Sylphia… l’appelai-je en tremblant de la perdre, la suivant du regard comme l’on dévisage un spectre.
Quand sa silhouette éthérée flotta par-dessus les ruines de son ancienne demeure, son essence s’y glissa, comme une senteur qui s’en retournerait à sa source, inspirée par l’inversion de son propre souffle. Je me précipitai avant de tomber à genoux, écartant les gravats, fiévreux, frappé d’un mal qui déjà m’égarait, me poignardait en l’intime de moi-même.
— Sylphia !!! hurlai-je de désarroi quand la planche vermoulue que je soulevai me laissa entrevoir ce qu’elle cachait.
Hébété, il me fallut quelques instants pour oser le toucher en découvrant, au milieu des débris, un petit coffre qui du premier en était l’exacte réplique, de la taille d’une boîte à musique. Son couvercle abaissé, il me sembla pouvoir l’entendre rêver depuis le sommeil où elle s’était plongée. Je pris cet écrin couvert d’une sciure poussiéreuse entre mes mains et la chassait d’un souffle qui me dévoila ses couleurs. Sa peinture était comme neuve, vive et brillante, son bois en parfait état.
C’est à ce moment-là que je compris, je crois… que la Sylphia de chair telle que je la concevais n’avait jamais existé.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?… »
Mes pensées s’embrouillèrent tandis que je faisais l’effort pénible de me redresser. Saisi de vertige, je reculai d’un pas lent et maladroit jusqu’à tomber assis sur mon lit. Prostré, le regard absent, je ne trouvais le secours d’aucune logique qui ne me sembla pas abstraite. Dans le charabia d’un millier de murmures comme des courants d’air à l’intérieur des murs, j’enserrais de deux paumes avides le coffret posé sur mes genoux.
« … vais-je encore la perdre ? » s’agita ma lucidité quand j’eus tout à coup la souvenance de ses mots.
« Demain soir » a-t-elle dit « trois coups sur la boîte »
Le calme se fit alors et la stupeur se dissipa. Un cœur paisible battait maintenant dans ma poitrine pour soulager mon esprit, délicieusement meurtri.
« Sylphia… »
Tant de questions m’assaillaient, de la plus sérieuse « l’ai-je pour toujours sauvée de cette ombre ? » à la plus secondaire « aimerait-elle si mes doigts se glissent entre ses lèvres ? » De cette simple pensée qui m’invitait à l’ivresse, j’ignorais pourtant s’il m’était permis d’en jouir. Car un tel héritage m’avait-il béni… ou au contraire maudit ? Malgré la crainte de trop m’étourdir dans une respiration vitale, indéniablement il me tardait de la revoir.
« Demain soir… »
Épuisé, je tombai de fatigue sur l’oreiller, le coffret qui la contenait emprisonné dans mes bras. J’avais tant à lui dire… à comprendre aussi.