Predator
Automne 1992 ou 93
« Aujourd’hui nous avons eu une révélation ! »
Nous étions en début d’après-midi et ma mère s’en était revenue avec trois cassettes VHS qu’elle avait étalé sur la table en vidant le sac de ses emplettes. Comme il était de coutume chaque mercredi, la table basse du salon se couvrait de fromages, de charcuteries et de pain. Installés devant la télévision et puisque ce fut à son tour, nous regardions le film choisi par mon frère. Celui des trois qu’Evy ne voulait absolument pas voir. Le boîtier montrant un soldat l’arme à la main et le synopsis faisant mention d’une créature sanguinaire l’avaient effrayée. Avant même que ne s’écoule la première minute, elle s’était déjà rétractée profondément pour me laisser la place.
Dès lors, un étrange sentiment captiva mon esprit. Ce n’était pas la première fois que je le ressentais et pourtant, il bouillonnait en cet instant comme jamais. Cela provenait de Scar qui s’était éveillé pour envahir le champ de la conscience, ce qui nous plaça d’emblée en un état d’hypervigilance qui perdura tout le long du film. Le regard alerte et les sens exacerbés, il suivait avec assiduité cet affrontement dont rien n’aurait pu venir le détourner. Ce qu’il y avait de plus masculin chez nous se complaisait en cet enfer impitoyable qui résonnait dans son code génétique comme une vocation. Nous brûlions d’excitation, nous en vivions chaque seconde. Une exaltation guerrière, la fierté du sang versé et de la chair marquée ! Se relever dans la douleur, l’envie d’en découdre, une pulsion de vie ! Là était l’essence même de Scar.
Le duel entre le major Dutch et le Predator l’avait fortement impressionné. Il y voyait notre réalité. Celle d’une proie chassée qui, si elle en avait l’audace et les couilles, pouvait riposter et peut-être même gagner.
scar Ouais, c’est ça qu’il faut que je fasse !
s’enflamma sa conviction.
kirlian Réfléchissons un peu avant de nous emballer ! Est-ce vraiment une bonne idée ? Tu sais qu’il déteste être contrarié… »
scar T’espère que je vais renoncer si, en plus, tu m’dis que ça le fera chier ?
Sa réplique me fit sourire. Bien sûr, cette euphorie presque sadique à l’idée de le contrecarrer était des plus vivifiantes, mais je ne pouvais m’empêcher de penser aux conséquences.
pris-je du recule en me désincorporant.
Depuis deux semaines déjà, notre père venait nous visiter pratiquement tous les soirs. Au-delà de l’état dissociatif qu’induisait en nous cette constante et qui commençait à altérer mon assiduité scolaire, j’avais eu néanmoins tout le temps d’observer le modus operandi de notre psyché. Dans les adaptations en réaction aux différents abus qu’il avait pratiqué sur nous, deux séquences se démarquaient nettement.
La première s’enclenchait quand Kim était tirée de son sommeil par une visite paternelle. Notre psychisme réglé comme une horloge, elle se réveillait alors en proie à la transe et sans opposer aucune résistance baignait, confuse et enjôlée, dans une semi-conscience fourvoyée. En revanche, et cela était moins fréquent, quand il nous agressait en journée alors que nous étions globalement bien incarné, nous avions l’occasion de riposter. Scar avait alors la possibilité d’une percée pour se faire l’étendard de notre volonté récusée. De ce « non » que Kim ne pouvait prononcer. Bien sûr cela n’empêchait pas notre géniteur d’aller jusqu’au bout des plaisirs qu’à nos dépends il raffolait de s’offrir. S’ensuivait l’ébullition de la colère de Scar qui nous menait rapidement à la disjonction émotionnelle et au retour en force d’une Kim végétative.
J’y voyais là une faille que nous pouvions exploiter. Kim était le couperet de notre esprit, on ne devait pas laisser à notre père l’occasion de la réveiller. Si nous voulions tenter de nous rebeller, il ne fallait pas que l’on s’endorme ce soir.
scar Alors, on lui colle profond au cul ?
me pressa son impatience quand je conclus finalement qu’au vue de notre situation quotidienne, nous ne perdrions pas grand-chose à essayer de nous y soustraire.
21H45, le soir même
Assis à même le sol de notre chambre, le dos appuyé contre la porte du placard, j’attendais patiemment, non pas la venue du marchand de sable, mais celle de la dissociation qu’il me faudra combattre. Dans le même temps, je surveillai les bruits en provenance du salon dans l’attente que notre père rejoigne la pièce où dormait notre mère. Pour une raison qui m’échappait, celui-ci faisait toujours un passage plus ou moins long par leur chambre avant de s’en venir à pas de loups dans la mienne.
ouranos Peut-être qu’il préfère d’abord baiser l’autre frigidaire ?
éclata-t-il de rire en imaginant la scène.
Cette pensée me dégoûtant je la repoussai, elle et son auteur, dans le lointain de nos profondeurs. Quelque chose comme un quart d’heure avait dû s’écouler et, sentant soudain mon esprit s’évaporer, je me giflai sans ménagement pour me faire redescendre sur terre.
m’adressai-je à l’état dissociatif qui s’activait comme à l’accoutumée.
C’était la première fois que je tentais de lutter contre et mesurai aussitôt l’ampleur de la tâche quand je fus frappé d’une première vague. L’esprit chaviré bien malgré moi, l’idée me vint alors et, emprisonnant mon index entre mes dents, j’y exerçais une pression continue qui me procurait une souffrance aiguë. Cette douleur comme point d’ancrage, mes pensées se focalisaient sur cet amarre qui devait préserver mon esprit de partir à la dérive. Immobile, les yeux clos, je m’efforçais de conserver ma lucidité courtisée par d’étranges envolées. Attentif, le regard braqué sur notre intérieur, je localisai ce sortilège comme émanant de la strate du Ventre. Cela venait du socle de notre être, là où siégeait, lascive, notre Aphrodite et ses chimères.
scar Je savais bien que c’était cette salope qui faisait ça !
gronda Scar qui ne pouvait souffrir la nature de cette essence-là.
Son aura qui se déployait à présent pour m’escalader l’échine semblait alanguir mon système nerveux sous sa caresse et, avec elle, me cerclaient les râles langoureux qui ondulaient dans sa voix. Lui résister, me jugeai-je plus téméraire que valeureux, fut comme repousser les assauts d’une fièvre sensuelle qui se vouait à enivrer mon être.
murmurai-je en enfonçant davantage ma canine dans notre peau, fine et fragile.
22H30
K m’avait assisté pour la manœuvre furtive au départ du pallier et, teinté par son essence exaltée, je me sentais l’assurance et l’agilité d’un fraudeur expérimenté. Plongé dans l’obscurité, les quelques braises qui rougeoyaient encore m’accordaient assez de clarté pour voir se dessiner vaguement les silhouettes du mobilier. La maison n’avait aucun secret pour moi, je la connaissais par cœur et dans ses moindres recoins. Ainsi m’accroupissais-je pour parcourir la distance enténébrée me séparant de la cachette qui me semblait parfaite. Poussé contre le mur, un buffet imposant se dressait devant moi. Derrière ses portes closes se trouvait la télévision ainsi qu’une impressionnante collection de cassettes VHS, tout genre confondu.
adam … j’aimerai bien regarder Petit-Pied…
murmura l’essence d’Adam à demi-conscient, quand je sentis aussitôt celle de Josy lui caresser affectueusement les cheveux pour le rendormir.
kirlian Bon, revenons à nos moutons…
soupirai-je en penchant mon visage par-dessous le buffet.
Il était certes court sur pattes mais nous devions pouvoir nous y glisser. Avec une vitalité volontaire tout du moins…
laissai-je la main à Scar, plus calibré que moi pour accomplir cette tâche.
Il se glissa aussitôt dans ce mince écart entre le sol et le meuble. L’espace était si réduit qu’il pouvait à peine soulever le visage, obligé qu’il était par moment de ramper sur sa joue. Puis soudain, alors que nos pieds en dépassaient encore, une douleur aiguë nous saisit. Le dos accolé contre le bois mal poncé, une écharde était venue se loger dans notre peau pour stopper net sa progression. Qu’à cela ne tienne, Scar ne craignait pas la douleur et celle-ci n’égalait en rien ce qui nous attendait si notre père nous attrapait. Aussi continua-t-il de ramper droit devant jusqu’à ce qu’enfin l’écharde se brise et nous délivre.
maya Une goutte de sang, ça te gène pas ?
s’esclaffa-t-elle en citant une réplique du film de cet après-midi.
repoussa-t-il son amusement.
Fier de son endurance, le guerrier en nous redoubla de volonté au point où il se sentit alors capable de tout affronter, même le carnassier dont la venue ne saurait tarder.
kirlian Hum ! Il ne s’imaginera jamais que je puisse m’être faufilé dans si peu d’espace !
m’assurai-je d’avoir trouvé le refuge idéal, bien que nous y dissimuler fut aussi pénible que de s’en retourner dans le ventre de sa mère.
scar Ma mère ? » gronda la colère de Scar.
Certes ce n’était pas encore ce soir que nous pourrions compter sur ses auspices, aussi se révélait bien plus maternel ce buffet sans vie sous lequel notre protecteur nous avait traîné. A présent immobile, en état d’hypervigilance, son regard et son ouïe scannaient l’obscurité dans l’attente que ne débute la chasse du Predator. Je ne saurais dire combien de temps s’écoula tandis que, serré dans son terrier, l’unique pensée qui tournait en boucle dans sa conscience rétrécie se nourrissait des obsessions de son instinct de survie.
Il faisait nuit et il se trouvait dans la jungle sous un tronc couché par le vent, les doigts crispés dans l’humidité de la terre d’où émanaient la pestilence des moisissures. La flore tropicale ondulait sous un vent frisquet quand des insectes, attirés par sa chaleur, serpentaient à présent sur ses jambes et son cuir chevelu. Alentours, des formes monstrueuses et bestiales se mouvaient dans la brume où, sournoises, elles s’étaient mise en quête de mangeailles. Pour sauver sa carcasse, il s’était abaissé à s’enfoncer dans un bourbier où grouillaient les formes de vies les plus abjectes. Un enfer pourtant où son essence excellait. Volcan bouillonnant et impassible qu’il demeurait, semblable au magma qui se fit basalte dans l’attente de se refondre en fureur et en flammes.
L’ambiance de son univers tout à la fois terrible et austère avait achevé d’engloutir mon essence dans la catalepsie quand soudain, un bruit de ressort nous parvint depuis le corridor.
détonnèrent ces mots en notre être.
Au-dehors et en nous le silence était maître, même notre cœur semblait avoir cessé de battre de peur de nous trahir. L’oreille tendue, Scar se focalisait sur le moindre bruit en provenance du couloir qui viendrait à nous confirmer que notre père s’était bien relevé. Au terme de la première minute, toujours aucune signe de lui.
kirlian Ce n’était peut-être rien…
me dis-je alors quand les grincements de l’escalier se firent entendre.
Je sentis aussitôt mon cœur s’affoler. Des profondeurs où je l’avais exilée pour l’éloigner de l’extérieur, Evy avait perçu l’écho de ce son qui la terrifiait.
kirlian Il est en train de monter dans notre chambre…
Heureusement pour nous, Scar ne s’était pas rétracté d’un iota et je pus apaiser Evy le temps que mit cet ogre à découvrir la dérobade de son casse-dalle.
kirlian … qu’est-ce qu’il fabrique ?
me demandai-je en trouvant long son temps de réaction.
Finalement les marches grincèrent à nouveau et, toujours d’une grande discrétion, il redescendit pour pénétrer dans le salon. D’un pas lent qui le fit progresser par-devant notre regard, il traversa la pièce sur toute sa longueur. Cet instant aurait pu être des plus effrayants, si la haine de Scar qui ne le quittait pas de ses fusillades ne prédominait souverainement sur notre être. Quand il atteignit finalement la porte de la cuisine restée entrouverte, il s’immobilisa pour jeter un regard derrière lui avant de libérer le premier soupir de son intense déplaisir.
scar T’aimerais bien retourner la baraque hein, mais tu peux pas ! C’est bien fait pour ta gueule, connard !
gronda Scar, accompagné par le sadisme fébrile de K qui était en joie.
En effet, mon petit frère dormait à l’étage mais ses cris en cas de réveil alerterai ma mère qui, toute imbibée de narcotique soit-elle, se trouvait dans leur chambre au bout du couloir. Cette proximité et le silence de la nuit qui soulignait le moindre bruit l’empêchait de prospecter au risque de réveiller la maisonnée.
Après être entré dans la cuisine, il alluma le plafonnier pour inspecter la pièce. J’entendis alors la porte du frigo s’ouvrir et, de toute évidence, il y prit la bouteille d’eau gazeuse pour se désaltérer. Cela fait, la lumière s’éteignit et, d’un pas tranquille, il réapparu dans la pièce pour la traverser. Mais alors qu’il semblait vouloir s’en retourner dans sa chambre, il s’immobilisa soudain au milieu du salon, plongé dans l’obscurité. Un silence abyssal s’ensuivit et pourtant je savais qu’il était en rage. Je pouvais sentir la tension de sa frustration électriser l’atmosphère, comme ces quelques instants qui précèdent l’orage et les éclairs.
— Je sais que t’es là !
A ces paroles qui brisèrent l’irréel de cette scène, mon cœur m’asséna un grand coup. Comme si nous venions de nous faire prendre la main dans le sac, la peur et la confusion domina sur notre raison.
s’exclama-t-il en reprenant partiellement les commandes face à l’urgence.
scar Il ignore où je me trouve ! Ne bouge pas, pas un souffle !
Le silence demeurant, notre géniteur capitula quand nous vîmes ses pieds nus le diriger vers la porte du couloir qui se referma derrière ses pas.
n’y croyais-je pas moi-même tandis que notre Tête savourait ce qui était sa toute première victoire, puisque nous nous étions sauvé ce soir.
k On forme une belle équipe, tous les trois, on dirait presque qu’on est faits pour ça !
s’amusa-t-il en nous communiquant son euphorie qui avait un goût de folie. »
lui vociféra-t-il au visage, bien qu’il fut indéniable que notre coordination de cette nuit avait bel et bien porté ses fruits.
k ouranos Bha, de toute manière la suite du programme ne m’intéresse pas ! Ciao les enfants !
lança-t-il en se rétractant dans le Ventre jusqu’à disparaître de ma vue et de ma juridiction.
Bien sûr, il était encore trop tôt pour retourner dans notre lit. Furieux comme devait l’être notre père en cet instant même, il ne s’endormirait pas tout de suite. Ainsi tombai-je très vite d’accord avec Scar qui veilla encore un long moment avant de nous sortir de là pour nous reconduire enfin sous nos draps.
08H40, le lendemain matin
kim evy … maman, j’ai mal dans le dos…
se plaignit-elle en essayant tant bien que mal de chasser la pesanteur de sa fatigue.
Aussitôt notre mère soupira en s’approchant pour soulever notre chemise.
— Où ça ? Ne me fais pas perdre de temps ce matin, je suis déjà en retard !
murmura-t-elle en tordant son bras dans son dos pour tenter de lui indiquer au mieux.
— Mais qu’est-ce que tu as encore été faire ? s’exclama-t-elle juste avant qu’une douleur aiguë ne nous saisisse. Comment tu as fait pour dormir avec ça dans la peau ? la questionna-t-elle ensuite en jetant, d’un air souffreteux, une grosse écharde dans la poubelle.
répondit-elle, confuse.
— Ton frère m’attend dans la voiture, il faut que j’y aille ! s’agita notre mère en soulevant son sac à main par la bandoulière. Ils n’ont toujours pas réparé le car scolaire, je me demande bien ce qu’ils font de l’argent qu’on leur donne ! Dépêche-toi de manger, c’est ton père qui te conduit à l’école aujourd’hui !
me décomposai-je à cette nouvelle.
kirlian scar Ça tombe très mal étant donné notre sale coup d’hier soir…
Ma mère avait déjà quitté la pièce pour traverser le salon quand elle s’exclama soudain :
— Elle me sidère ta fille, un jour elle va se tuer ! s’adressa-t-elle à notre père quand se crispa mon essence à la vue de sa silhouette imposante qui pénétra dans la cuisine.
— Mais non, cette petite est solide ! lança-t-il à notre mère qui de loin lui répondit « oui, oui ! ».
s’exclama-t-elle en tournant vers lui son visage ravi.
— Cinq minutes, après on y va ! l’informa-t-il en tapotant sa montre de l’index pour ensuite se servir une demi tasse de café.
répondit-elle en accélérant la cadence de ses bouchées.
Nous étions désormais seuls avec lui dans la maison et la probabilité d’une agression était très élevée.
Silencieux, il ne nous adressait pas la parole ni même ne nous regardait, plongé semblait-il dans la lecture de sa gazette et cette attitude m’apparaissait aussi inquiétante que suspecte. Le parfum de son après-rasage qui était pour Evy l’odeur de son papa avait embaumé l’air de la cuisine et elle jetait vers lui de rapides œillades, en espérant attirer un peu de son attention. Elle était tellement impressionnée quand il portait son uniforme. Son regard d’enfant le voyait comme un héros tandis que je vomissais d’amertume de ne pouvoir lui révéler l’ignoble imposture. En journée, notre père se montrait des plus distants avec Evy qui cherchait sans cesse la meilleure manière de lui plaire, persuadée qu’elle était de tout faire de travers. Jamais il ne la touchait et quand la spontanéité de Kim la poussait à courir dans ses bras, elle était freinée par des paumes de géant qui se déployaient par-devant son visage déconfit.
Alors qu’Evy achevait en toute hâte son bol de céréales, ma vigilance ne se détachait pas de notre père qui aspirait du bout des lèvres son café brûlant. A tout moment et au moindre geste brusque, j’étais prêt à prendre les commandes pour détaler par la porte arrière. Il ne se passa rien pourtant et quand sa voiture nous déposa devant la grille ouverte de l’école, Kim tourna vers lui son visage chagrin.
murmura-t-elle timidement.
— A ce soir, chérie ! sourit-il d’une manière affectueuse qui m’alarma bien qu’il nous témoignait parfois, c’est vrai, un semblant de tendresse furtive quand c’était Kim qui s’emparait de nos traits.
Il referma ensuite la portière derrière elle et démarra le véhicule pour rejoindre son lieu de travail.
kirlian … et il n’a rien dit pour cette nuit…
Soulagé d’être enfin hors de danger, j’allai me rétracter dans mon antre pour dormir avant de me faire à nouveau le Cerbère de la nuit, quand le soudain stress de Kim me rappela à la lisère du lead. A moitié dissimulée derrière l’arbre près de l’entrée, elle regardait avec inquiétude les jeux et l’agitation qui avaient lieu dans la grande cour. J’y avais mes amis, le groupe de garçons avec lequel je faisais les quatre-cent coups aux récréations. Entre les concours d’escalade aux arbres, les duels à mort dans le bac à sable et les courses chronométrées, Scar et moi avions l’occasion de nous dépenser en co-conscience. Personne ne courrait plus vite que lui à l’époque et pour cause, j’aime à penser qu’aucun d’entre eux n’avait à sauver quotidiennement sa peau…
kirlian Le corps est fatigué, nous ne dormons pas assez…
pensai-je en me demandant combien de temps tout cela pouvait encore durer.
scar Combien de temps mettrons encore ces abrutis d’adultes avant de voir enfin ce qui est sous leur pif ?
Je me serais volontiers rangé du côté de ses sarcasmes mais, à la vérité, je n’avais aucune idée de la manière dont les gens nous percevaient, ni même si notre détresse se voyait.
kirlian Mais comment font-ils… pour ne pas s’interroger quand, parce qu’elle n’ose pas s’approcher des autres, pleure à grosses larmes celle qui la veille se faisait la meneuse de la classe entière ?
Ce que j’avais remarqué néanmoins était cette absence de demi-mesure dans l’attitude qu’adoptaient les autres à notre égard, enfants et adultes confondus. Beaucoup ne se sentaient pas à l’aise ou bien je les agaçaient et pourtant, quelquefois, certains paraissaient au contraire poser leur regard sur une perle rare. Des gens qui semblaient nous voir… J’estimais et craignais tout à la fois ces âmes-là pour être capable de distinguer un peu de ce que je sentais briller en moi et voué à protéger.
kirlian S’ils la voyaient, c’est qu’elle n’était pas une chimère… que cette lumière existait, pour de vrai…
k ouranos S’ils voyaient dans le secret de tes ténèbres, combien d’entre eux n’en feraient pas immédiatement marche arrière ?
me gifla cette pensée.
répondis-je, poignardé par la honte et le dégoût de ma part d’ombre.
Épuisé, je tenais à peine sur mes jambes quand je remarquai que Kim s’était assoupie jusqu’à chanceler lentement le long de la conscience. Alors, comme je l’avais déjà fait par le passé, je me dirigeai vers le bâtiment des maternelles pour me glisser dans le local où les petits faisaient leur sieste. A cette heure si matinale il était toujours désert, les lampes éteintes et les rideaux jaunes tirés par devant la baie vitrée. Evy se fera réprimander à son réveil et, encore une fois, elle ne pourra pas expliquer pourquoi ni comment elle s’est retrouvée là.
kirlian Ce n’est pas si grave, ce temps de repos vaut bien une engueulade, sans doute.
m’amusai-je à parodier cette fable que nous avions récemment apprise en classe.
Ici plus que nulle part ailleurs, je me sentais en sécurité. Le silence et la pénombre d’un sanctuaire dédié au sommeil où je plongeais notre chair. M’approchant de l’essence endormie de Kim, je la serrais contre moi pour m’assoupir à mon tour.
Le soir même, 22H30
kirlian Je n’entends plus le moindre son en provenance du salon.
En douceur alors, j’entrouvris la porte de notre chambre pour tendre une oreille attentive. La télévision était éteinte, les lumières aussi. A pas feutrés, je descendis silencieusement les escaliers d’une maîtrise assurée.
kirlian Pour éviter de le faire grincer, d’abord à gauche sur quatre marches, ensuite au trois-quart de la cinquième. La sixième craque sur toute sa surface, je l’enjambe. Serré bien à droite, sept, huit, neuf…
kirlian … ce n’est ni le moment ni l’endroit d’éclater de rire !
ravalai-je sa stupide hilarité.
La treizième et dernière marche franchie, je me glissai dans la pièce pour m’accroupir aussitôt et gagner ma cachette en sinuant dans l’obscurité. A ma gauche, les braises dans le poêle à bois crépitaient encore pour habiller la pièce d’une aura rougeoyante. Les rideaux étaient tirés, la température agréable et je me surprenais à m’épanouir dans le charme sécurisant de l’obscurité, quand mon odorat capta une odeur familière.
kirlian Il n’est pas parti se coucher depuis longtemps… je sens encore sa fragrance musquée…
déduis-je en me mettant à plat ventre au pied du buffet, gagné par une étrange inquiétude.
Scar y avait déjà glissé la tête quand la voix narquoise de notre père s’exclama :
— C’est donc là que tu te planquais, mon petit lapin ?
Après m’être violemment cogné le crâne sur le dessous du meuble dans mon sursaut, ce fut Timora qui m’escalada de manière fulgurante. Son effroi se révéla être si intense qu’elle me chassa quelques instants hors de notre corps. Dans ce court laps de temps où se déchaînait en nous le déluge, je ne contrôlais plus rien, ni mes membres tremblants ni mes pensées qui s’en trouvaient disloquées. Cet instant me paru durer une éternité, celle d’un damné.
me fustigea Scar de ne pas avoir anticipé l’éventualité plus que probable d’un coup foireux de sa part.
— Tu te crois plus maligne que moi ? me nargua-t-il alors en se levant résolument du fauteuil.
Éclairé par la lueur des braises, je le voyais maintenant sortir de l’ombre pour avancer vers nous son corps entièrement nu. Il avait ce sourire là… Celui qui lui étirait les commissures quand ses aliénations libérées achevaient de le posséder.
k Hum, il n’a pas une gueule de porte-bonheur !
se manifesta son essence joviale, suivit aussitôt par l’éclat de rire de Maya.
La silhouette massive de notre père nous approchant, Scar en recouvrait la maîtrise de notre chair.
« Il est déjà trop proche, tu n’auras pas le temps de fuir ! »
l’informai-je aussitôt que l’essence pleinement déployée de Scar me chassait hors du corps.
scar « Tant pis, j’essaye quand même !
me répondit sa hargne.
Il s’élança alors entre lui et le buffet mais, comme je m’y attendais, la main de notre père lui empoigna la chevelure en plein vol. Stoppé net dans son élan, il tira aussitôt un coup sec sur sa prise et ce fut tout notre corps qui revint s’écraser contre le sien. Son avant-bras se glissa sous notre gorge quand au centre d’une véritable fournaise, sa verge en érection se pressa dans notre dos. Cela mit Scar d’emblée dans une fureur noire. De tout son poids alors, il se suspendit à ce bras pour libérer ses jambes et lui asséner de grands coups de talons dans les tibias.
« Scar… on a perdu, c’est fini… »
le regardais-je se débattre inutilement.
scar Mon cul ouais, c’est pas fini !
redoubla-t-il d’énergie.
— Doucement… on se calme ! murmura notre père en s’agenouillant pour nous plaquer toujours un peu plus vers le sol.
Impuissant, Scar manquait d’une musculature qui aurait pu un tant soit peu rivaliser d’avec la sienne. Il ne pouvait se défaire et, une fois que nous fûmes face contre terre, ce mastodonte nous tordit sans ménagement le bras dans le dos. De sa paume encore libre, il bâillonna ensuite notre bouche pour étouffer tous cris éventuels. Pourtant, Scar n’avait aucune intention d’appeler à l’aide pas plus que de se rendre et, la mâchoire serrée, il persistait contre tout bon sens à vouloir se libérer. Silencieux et bouillonnant, la jubilation imprimée sur ses traits, notre père n’avait plus qu’à attendre que nous venions nous-même à bout de nos forces. La douleur de la torsion en devint très vite insupportable mais Scar n’en avait cure. Sa rage s’était vouée à nous dégager de cette emprise, même s’il fallait pour cela qu’il nous déboîte le bras. Il ne céderait pas…
L’ascension de ma lévitation n’en cessait plus de me soulever toujours plus haut à mesure que je m’enveloppait d’indifférence, ainsi sentais-je que j’étais en train de perdre une à une toutes les connexions.
« Scar… arrête… »
essayai-je de le raisonner d’une conviction défaillante, tout en sachant par avance que j’allai échouer.
scar Garde tes conseils pour toi, lavette, et tire-toi !
me vomi son amertume.
Très diverti par sa combativité, notre père desserra légèrement la pression qu’il imposait afin d’éviter, d’un tel entêtement, qu’il ne finisse par marquer sur nous les mauvais traitements.
— Plus tu forces plus ça fait mal, trésor ! susurra-t-il en penchant davantage son corps jusqu’à ensevelir le nôtre.
D’un mouvement lascif du bassin, il se caressait à présent le gland sur notre fessier à moitié dénudé par le tumulte. Timora eut un terrible sursaut, impulsant depuis notre cœur une décharge d’adrénaline à Scar qui, du mouvement vif de sa seule main de libre, s’efforça dans une unique tentative de le griffer au visage. Heureusement pour nous, du moins était-ce là mon opinion, il le rata de peu quand ne glissa entre nos doigts qu’une mèche de ses cheveux. Mais notre Cœur, depuis longtemps traumatisé, s’était éveillé et l’affolement des trois petits martelait déjà notre poitrine. Scar ne pourra pas supporter le poids de la terreur en plus de sa fureur. Ce n’est plus qu’une question de secondes maintenant avant que notre cerveau ne déclenche la disjonction qui nous évitera l’arrêt cardiaque. J’avais vu cela tant de fois…
« … tête de mule… je t’ai pourtant dit que nous avions perdu… »
timora Le Monstre ! Il est là !!
s’écria-t-elle en nous communicant la première vague de sueurs froides.
Le visage pressé contre la moquette, l’estomac retourné, nous en avions la nausée jusqu’à ressentir une pointe de bile nous incendier la trachée.
scar Silence, gamin ! ! Pas question d’crier ! Pas question d’pleurer !
scar Ta gueule ! J’la déteste cette connasse, qu’elle aille crever !!
k ouranos Oh, elle finira bien par faire une overdose !
josy Adam ? Je ne le vois plus ! Kirlian, où est Adam ?
« … il y a trop d’agitation…
Ce que je vois de notre âme ressemble à un typhon… »
timora Il va me dévorer !!! Je vais mourir, je vais mourir !!
« … Scar arrive en bout de course…
… il a déjà brûlé l’intégralité de notre énergie dans de vaines obstructions…
… je sens qu’il décline tandis que le déferlement de sa rage nous déchiquette l’âme… »
De mon peu de volonté, je me force à me rapprocher afin de l’appeler.
« Scar, notre cœur bat trop vite, nos fonctions vitales s’affolent… quitte les commandes, tu nous mets en danger… »
scar J’vous emmerde, j’préfère crever ! On n’a qu’à crever !!
s’acharnait-il à me repousser quand l’essence du Ventre se manifesta dans un embrassement de notre entre-jambe.
saya Non… ne l’empêche pas… j’aime ce qu’il me fera après…
scar Sale pute, c’est toi que j’devrais saigner !!
saya J’ai tellement envie de lui…
scar Salope ! Salope ! SALOPE !!
saya J’aimerais qu’il me baise jour et nuit…
k Pour sûr, tu tiendrais aisément la cadence !
« Scar… Scar… il ne m’entend plus, sa rage l’assourdit… on atteint le point de rupture… »
kim … au secours… papa, aide-moiii !
k ouranos J’arrive dans un instant, ma luciole !
scar VOUS ME FAITES TOUS VOMIIIIIIR !!!
k ouranos Vraiment, c’était magnifique, les enfants !
ponctua-t-il en claquant dans ses mains juste avant qu’une puissante décharge ne nous incendie le cerveau.
« … la disjonction est déclenchée, Scar est foudroyé… je perds la communication, ma Tête s’est disloquée… les deux-tiers de mes facultés s’en sont allées… »
« …une fois encore je ne suis plus qu’un regard…
… un pauvre fantôme, froid et hagard… »
« … seul, les pensées monocordes…
… je suis le témoin muet de la Grande Discorde… »
« … et je regarde cette scène en dessous de moi où se joue une infamie…
… notre père relâcher doucement l’emprise qu’il exerce sur notre chair engourdie… »
« … il nous bascule sur le dos pour lui faire face…
… étrange… d’ordinaire il préfère à quatre pattes… »
« … Kim est à demi-consciente, elle sanglote, nébuleuse et amnésique…
… sa chemise de nuit glisse le long de son corps anémique… »
gémit-elle de douleur en sentant son cœur saigner à cette idée.
« … la maladresse de ses mains lui dissimule le visage… »
… il sourit…
… dans sa voix, de doux sortilèges et de sordides marécages… »
— Allons, petite fille, je ne suis pas fâché, ne pleure pas…
ouranos Allons, petite fille, je ne suis pas fâché, ne pleure pas…
« … K est avec elle…
… il se désincorpore et place son essence entre Kim et notre père auquel il tourne le dos… »
— Au contraire, tu me donnes beaucoup de plaisir…
ouranos Au contraire, tu me donnes beaucoup de plaisir…
« Le plaisir du chasseur, les délices du prédateur… »
— N’aie…
« … sa bouche la caresse… »
— Aujourd’hui je serai…
« … ses doigts se glissent en elle… »
— Pour cette nuit je t’ai attrapée… mais je suis curieux de voir…
ouranos si tu arriveras à m’échapper demain soir !
« … je m’élève toujours plus haut et me déboîte…
… de cette hauteur, je vois se dresser tout autours de Kim les murs de sa boite… »
« … un décorum qui achève de la perdre dans ses méandres…
… juste avant d’être pénétrée par son membre… »
kim … j’ai tellement mal… il fait si chaud, ça brûle… qu’est-ce qui se passe… papa ?…
k Papa n’est pas là, mon cœur, ce n’est que moi…
k Hum ! Quelle vaste question me pose-tu là…
« … la boite se referme sur eux… »
« … la scène éclairée par la faible lueur des braises à l’agonie… »
… j’observe passivement notre viol sans en rien ressentir…
… de longues absences où notre chair paraît sans vie…
… notre visage tour à tour se crisper puis s’alanguir… »
« … une aura lascive et sensuelle nous envahir…
… et sa voix souffreteuse qui trahi son plaisir… »
saya Les plaisirs de la proie, le délice qui la broie…
« … je m’égare…
… que contemple mon regard ?… »
« … une fresque d’abominations dantesques…
… est-ce là blasphème ou poème ?… »
« … si je ne savais cette profanation perverse…
… je pourrais croire que son père l’aime… »
« … aimer ?… »
« … Evy… »
« … demain matin quand elle s’éveillera, la tristesse la poignardera… »
« … et elle ne saura pas pourquoi… »
« … Scar a disparu, je ne le localise plus…
… pour sauver notre carcasse, sans doute a-il été précipité dans ce bourbier…
… là où sont infligées les formes de morts les plus abjectes… »
« Scar… je regrette… »
« … tout ce que j’ai provoqué en voulant nous protéger est un regain de malice et d’appétit qui nous promet de plus affreuses nuits… »
« … et comme un lâche, je m’en vais… »
« … le Predator a gagné…
… je m’en vais… »
« … tant pis pour nous… »
« … demain soir… »
« … comme un lâche… »
« … je nous cacherai dans un nouvel endroit… »
« … »