Chapitre IV
Les belles nuits de Vacègres
Ma chair se pétrifia.
« Ai-je à ce point mal estimé les jours écoulés ou bien a-t-il écourté son mystérieux voyage ? » m’affolai-je, martelée par mes pulsations dont le tintamarre intérieur assourdissait mes oreilles.
Quand ses pas semblèrent le diriger lentement vers la porte de la cave, ce fut à cet instant que se dissipa la paralysie de mon corps. Immédiatement, je me remémorai la décision qui avait été prise la veille de replonger dans la catalepsie. Cette soudaine présence et l’agitation en provenance de l’étage avaient éveillé le chat qui étira la souplesse de sa musculature.
« Le chat ! » m’affolai-je de plus belle. « Kirlian ne doit pas le découvrir ici au risque de me séparer de lui ! »
Dans la panique et ne sachant pas si le temps me serait donné, j’attrapai mon compagnon pour le pousser dans le tuyau. Les mains tremblantes, je m’affairai ensuite à décrocher le lien de son attache.
« Je suis désolée de te bousculer ainsi ! » pensai-je. « Mais je te promets de venir t’ouvrir cette nuit, quand tout danger sera écarté ! »
Afin de m’assurer qu’il ne puisse pas s’inviter ces instants où Kirlian m’imposerait sa présence, je nouai solidement la ficelle autour des deux anneaux de la fermeture, scellant la trappe et redonnant ses droits à la nuit. J’eus tout juste le temps de regagner le lit et comme pour pallier mon mutisme, le sinistre grincement de la serrure se lamenta en se déverrouillant. La porte se déployait à mesure que la lumière de l’étage tapissait l’ombre de mon ravisseur sur le mur d’en face. Aussitôt les deux néons du plafond s’allumèrent en clignotant de manière épileptique. Quand la lividité de l’éclairage se stabilisa finalement pour achever de sculpter les contours de cette cavité, ses pas assurés entamèrent leur descente en ce qui était la profondeur de son antre. Sous la pesanteur de sa masse qui accablait le vieil escalier, il satura dès-lors le silence de grognements, exhalés d’entre les avaloirs béants des espaces qui séparaient les marches.
« Veut-il me prouver en méprisant l’hostilité de ce tapis d’écueils qu’il ne les craint pas, comme si le Maître de ces lieux se trouvait être fatalement plus redoutable ? »
Après avoir affronté les chimères de l’obscurité, ma prochaine épreuve consistait cette fois en un glacial et imminent face à face.
Perpendiculaire à sa position, je me tenais assise sur le matelas quand mes bras, dans un désir ardant de protéger mon intégrité, enroulèrent leur nervosité tout autour de mes jambes repliées. Ravalant sans succès l’épouvante, mon courage capitula sous la bannière de mes boucles échevelées quand mon visage y plongea ses tremblements irrépressibles. Puis, annihilant le sinistre tempo battu par l’indolence de sa descente, il clôtura son entrée par un duo de note soupiré en deux pas étouffés par-dessus le pavement biscornu. Aussitôt, la souveraineté de son envahissante présence se répandit jusqu’à combler le plus lointain recoin de ma cellule. En mon être la tétanie demeurant, je sentis mon existence comme dépouillée d’une complexité qui l’avait jadis colorée. Cet homme, moi et les murs de cette boite, ainsi se rétrécit ma conscience en l’abandon du souvenir de ses arômes. L’essentiel en mon cœur m’avait à nouveau désertée.
« Cet endroit où je me sentais chez moi… » murmura la braise d’un espoir presque consumé. « Je veux y retourner… où qu’il soit… »
De sa corde unique mon âme vibrait en ce souhait, quand le silence de ma mélopée fut soudain surplombé par le timbre de sa voix posée.
— Bonjour, Evy.
Mon corps se crispa à cette lugubre salutation dont l’écho induisait en mes perceptions l’irréel d’une omniprésence éternelle.
— Tu te portes bien à première vue. ajouta-t-il aussitôt, satisfait. Je m’inquiétais d’ignorer si tu oserais sortir de ta cachette pour t’alimenter.
Le bruissement du tissu de ses vêtements me parvint alors pour m’indiquer qu’il avait commencé à m’approcher.
— Mais je constate sans grande stupéfaction que l’instinct de survie reste plus fort que tout. Même pour toi.
Un pas après l’autre et dans une lenteur qui sembla ralentir le temps lui-même, ainsi s’approcha-t-il pour me rendre cet instant insoutenable.
— Alors, comment c’était ? Raconte-moi ! m’interrogea-t-il sur un ton curieux à l’amusement palpable. As-tu apprécié cette expérience ? Je suis sûr qu’elle a dû être très intense !
Malgré mes efforts pour rester de marbre, mon regard à demi dissimulé par mes cheveux et mes bras fit alors glisser sa terreur luisante en direction de la source de ses tourments. La lumière crue sous laquelle il se tenait maintenant immobile se révélait à ce point éblouissante que je ne pus distinguer davantage que la forme générale de sa silhouette.
— Hum… les traits de ton visage semblent me gémir tout le contraire. ajouta-t-il, quelque peu déçu.
Bien que le haut de son corps demeurait dissimulé dans la clarté aveuglante, je pus néanmoins affirmer qu’il était d’une constitution oblongue, à la limite de l’androgynie. Ce corps fantomatique à la détente élastique ne s’affublait que de noir, comme si délibérément il se désirait sinistre en tout. Son regard que je ressentais pénétrant semblait maintenant m’examiner de la tête aux pieds.
— Tu t’es blessée ? s’exclama-t-il aussitôt.
Déstabilisée par la gravité de son affirmation, je fis courir l’empressement de l’anxiété sur ma jambe dénudée. Là, j’y découvrais l’estampe d’une ecchymose au style abstrait tatouer mon tibia de nuances cobalts. Loin de me porter à m’affoler davantage, ce fut tout au contraire l’esprit tranquille que j’admirai la poésie visuelle de ce dégradé, sans doute causé par ma chute malheureuse dans l’escalier. Le peu de lumière disponible couplée à la somnolence de toute souffrance physique m’avaient laissée dans l’ignorance d’être revêtue d’une si charmante parure. Mais alors que ma contemplation m’absorbait au point d’avoir délaissé la terreur de sa présence, Kirlian s’empressa de parcourir la distance qui nous séparait encore. Il s’agenouilla alors à ma hauteur pour se pencher sur mon mal, m’arrachant par la même à la délicatesse de l’égarement. Mon regard se précipitant sur son visage tout à coup si proche du mien, ce qui n’était jusqu’ici que l’esquisse de ses traits se figea dans l’acrylique d’un lumineux portrait.
Alors, mes yeux écarquillés plongés dans les siens, je le reconnus.
Deux semaines plus tôt…
Vacègres était une petite ville rurale à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Budapest. Touristique, elle était bien connue pour son vin de Tokay. Louis XIV en fut friand au point d’avoir baptisé ce nectar « le vin des rois, le roi des vins » ce qui, plus de trois-cent cinquante ans après, faisait toujours la fierté de ceux qui en avaient conservés précieusement l’art et la manière.
Mais Vacègres la florissante possédait également une seconde particularité. Au milieu de la forêt, aux abords de la ville, se dissimulait ce qui était officiellement pour les gens extérieur, un centre de repos. Toute honte et malaise mis à part, il s’agissait en réalité d’une annexe de l’asile de la capitale.
« ma maison… »
Je ne m’y trouvais pas véritablement heureuse mais c’était le choix que j’avais fais, sept ans plus tôt, et même s’il m’avait souvent contristée, ce fut le seul qui me préserva de ce que je voulais fuir alors. Ici, isolée pour toujours du monde extérieur, l’existence réglée par la main même de l’horloger, deux vies discordantes s’offraient à moi.
A neuf heures précise, une infirmière venait quotidiennement m’extirper d’un sommeil sans rêve. Hardie, elle tirait tout d’abord les vieux rideaux orangés qui gardaient captif en ma cellule la teinte d’un soleil qui rechignait à se lever. Après m’avoir servi mon déjeuner qu’elle me faisait avaler à l’aide d’une cuillère jetable, elle me lavait pour aussitôt me vêtir d’une nouvelle chemise de nuit blanche. Allongée sur mon lit en un état végétatif, arrivait ensuite la visite éclair du docteur Kénard ou de ses assistants, en fonction de sa présence au sein de l’établissement. Attelés en vain à me faire prononcer quelques paroles, ces derniers s’interrogeaient et spéculaient sur la bizarrerie de mon état. Mais cela faisait des années déjà que je n’espérais plus être comprise en quoi que ce soit. Leurs visages, déconfits par une indifférence paradoxale, ne faisaient que renforcer jour après jour cette conviction. Une bête curieuse, épiée par des visages dénués de compassion, voilà tout ce que j’étais.
« Entrevoient-ils les larmes d’une souffrance silencieuse qui s’écoule de mes yeux hagards, comme les deux insondables gouffres de mon désespoir ? »
Elle retentissait alors de par tout le quatrième étage où les patients séjournaient, la sonnerie qui annonçait l’heure du repas de midi. La plupart du temps, la composition de notre bouillie se répétait au fil des jours. Mais pourquoi se soucier d’émerveiller le palais de pauvres déréglés mentaux ? Pourtant, en ce qui me concernait, c’était très bien ainsi. Tout le jour s’écoulant, je ne désirais aucunement prendre le moindre plaisir et comme pour rendre la pareille à ce monde, je m’enfermais dans une profonde indifférence de tout ce qui pouvait m’entourer. Certains diraient d’une telle obstination qu’elle était hautaine en plus de se révéler vaine.
« Mais comment faire… dés-lors où le décorum semble s’être évidé de cette essence que l’on nomme « la vie », qui se donne et se reprend elle même à l’envie ? »
Une fois le repas terminé, l’infirmière débarrassait le plateau et m’emmitouflait dans un peignoir rouge marqué des initiales du centre. Un A et un V qui se chevauchaient pour donner cette image de deux triangles qui s’interpénétraient. Elle me conduisait ensuite à la salle de jeux, une grande pièce aux nombreuses baies vitrées dont les volets étaient toujours gardés clos. Comme si la lumière nous était également confisquée, seule l’armée de néons agencés à la file indienne sur la surface des haut plafonds éclairait la multitude de nos visages livides. Là, ils entassaient les patients dans ce qui ressemblait davantage à une garderie qu’à un hôpital ayant vocation à nous guérir. Dispersés d’un coin à l’autre, d’âges et de sexes différents, mes congénères arboraient un visage blanc et sans expression, pétrifiés pour la plupart dans une torpeur malsaine. C’est là qu’elle me laissait jusqu’à dix-sept heures, assise sur l’une des vingtaine de chaises disséminées, ici et là, comme une forêt de souches mortes. De longues heures où il me semblait me perdre dans ce labyrinthe de douleur qu’étaient les méandres de mon cœur. Habitée par le tumulte de tourments inexplicables, seule la médication m’empêchait de désarticuler mon corps sous la terreur qui me martelait quelques fois cruellement.
« Une mer paisible dont de périodiques et violentes secousses sismiques défigurent longuement le paysage de ses profondeurs… »
Je me faisais ensuite reconduire à ma chambre pour le troisième et dernier repas qui précédait le débarbouillage, la prise de médicaments et la mise au lit. Arrivait alors ce moment dont l’imminence rallumait progressivement en mon être l’ardeur et la chaleur de la vie. Ainsi, à la tombée de chaque nuit, me remémorais-je ce désir ardant comme venant ponctuer son interminable journée. L’instant où la paume de mon infirmière pressait l’interrupteur de la lampe et verrouillait la porte derrière elle, à l’aide de l’une des nombreuses clefs de son trousseau.
« Le moment où, enfin, je m’éveille ! »
Le centre n’accueillant que des fous dociles, largement maîtrisés par leur médication quotidienne, presque tout le personnel finissait son service à vingt-heures. Ne restaient alors qu’une infirmière de garde et un agent de sécurité. Ce dernier s’occupait principalement de l’extérieur du bâtiment mais effectuait aussi une inspection des couloirs, deux fois par nuit. C’était un homme qui aimait par-dessus tout le travail bien fait. Il l’exécutait à la perfection au point même de me faire songer, parfois, à un robot mécanique que l’on aurait programmé puis remonté avec une clef.
Infatigable il était armé, pour satisfaire à l’acquittement de son office, d’une lampe de poche robuste et de sa jolie montre à gousset. Parfaitement à l’heure, celle-ci lui indiquait avec précision le planning de ses rondes.
« Trois heures trente et six heures trente ! »
Tous les soirs donc, animée par une exaltation grandissante, je me glissais hors de mon lit pour m’atteler à crocheter la serrure de la porte. Pour se faire j’avais déformé le crochet d’un cintre cassé, récupéré dans une corbeille à papier oubliée par la femme de ménage. Les serrures étaient vieilles de plusieurs décennies et forte de mon expérience, cela ne me prenait que quelques instants pour déverrouiller la porte blanche de ma cage. Déployant celle-ci, je longeais en silence l’interminable couloir des chambres, agréablement plongé dans la pénombre et les absences. J’endurais pourtant ici la première et la plus douloureuse étape de ma furtive escapade. Ma chambre se trouvant être la dernière, il me fallait passer devant les autres cellules où se trouvaient enfermés mes congénères. Et comme chaque nuit, je prêtai l’oreille au triste concerto de leurs pensées qui accompagnaient mon évasion.
Chambre 32, Brigitta Bartok, trente-sept ans. Cris plaintifs étouffés par la couette qu’elle mâchouille entre ses dents.
« … j’ai faim… juste un mot gentil… pitié… j’ai faim… »
Chambre 25, Amadé Pool, cinquante-huit ans. Prières incompréhensibles récitées, parfois en tournant sur lui-même.
« … qui a défait les trois Astres dans une augure funeste, ainsi débuta la mitose et l’apprentissage de la juste gnose, jusqu’à ce que son souffle rappelle à lui ses pensées et ses fruits… »
Chambre 13, Hélias Wols, dix-huit ans. Terreur nocturne et hallucinations chroniques.
« Je vais mourir, c’est ce soir, mon cœur va lâcher, ils vont m’avoir, pourquoi, pourquoi personne n’écoute, aucune porte ne les retiendra et c’est ce soir, ce soir, ce soir… »
Chambre 4, Adam Keilsch, dix ans. Autisme sévère, état végétatif…
« … maman… maman… maman… »
J’en avais le plus souvent le cœur déchiré. Ce dernier ne clignait même plus des yeux. Son infirmière lui administrait des gouttes toutes les heures en journée et le soir venu, elle lui posait un bandeau qui les gardait fermés jusqu’au matin. J’éprouvais beaucoup de peine pour Adam. Il n’avait même plus le choix des scènes sur lesquelles abandonner son regard. Bien souvent, je m’attristais de deviner à quelles pensées il pouvait bien s’adonner, toutes ces heures passées à fixer en continu le même morceau de mur effrité. Je préférais le plus souvent ne pas m’attarder. Ces âmes en peine et emprisonnées me rappelaient, de leurs murmures, que je n’étais qu’une intruse.
« Pourtant, si cela avait été possible, je vous prêterai mon corps afin que vous puissiez avoir la chance de vous évader quelques heures… »
Ainsi, à chaque nouvelle nuit, ce sentiment me déchirait profondément l’âme. Alors mon cœur débordait de l’envie de se répandre sur les plaies de ce monde pour en soulager l’affliction. Un cœur à son crépuscule qui s’enlisait, encore et toujours, dans l’amertume de sa risible insuffisance.
Arrivée au bout du couloir qui s’ouvrait sur la salle de jeux d’un coté et le comptoir des infirmières de l’autre, j’avançais droit devant moi pour rejoindre la cage d’escalier dans le couloir d’en face. Là, telle une ombre mouvante, je descendais du quatrième au troisième étage. Dès le début, les caméras à chaque recoin et tournant du bâtiment ne m’avaient pas échappé mais, fort heureusement pour moi, elles n’avaient jamais été activées. Averti depuis fort longtemps déjà, le docteur Kénard s’en plainait à qui voulait bien l’entendre, discourant tout en vaines longueurs sur l’insécurité du personnel.
Arrivait alors le passage le plus délicat. Pour poursuivre mon chemin, il me fallait passer devant le poste des infirmières. Une pièce vitrée arrangée par ces dames en une réplique de petit salon où elles pouvaient prendre leurs aises, tout au long de leur nuit de garde. Dans cet aquarium, un canapé usé était orienté vers une télévision où elles regardaient à la chaîne toutes sortes de séries à l’eau de rose. Bien souvent, je l’avoue, il m’était difficile de ne pas éclater de rire en surprenant leur tirade scandalisée ou larmoyante.
« Un coup d’œil rapide sur l’horloge ! Vingt et une heures dix-huit ! »
Profitant de leur attention rivée sur l’écran, je rampais avec prudence le long de la vitre, l’adrénaline en émoi. Une fois hors de vue, je me relevais avec face à moi un enchevêtrement de couloir aux multiples portes. C’était l’aile des employés. Une route interminable de bureaux et de pièces où étaient stockés les dossiers des patients et autres paperasseries administratives en provenance de la capitale. C’était également le seul endroit de tout le complexe où les volets n’étaient jamais tirés, de jour comme de nuit. Au-delà du verre invisible qui se dressait entre lui et moi, le sombre décor extérieur ne laissait deviner de lui qu’une vaste étendue d’ombres végétales qui ondulait sous la caresse du vent. Lorsqu’une ouverture dans la couche nuageuse m’accordait cette grâce, mon regard pétillant contemplait les constellations que mon père m’avait jadis appris à reconnaître. Orion, Pégase et la Grande Ourse dont le prolongement de la queue pointait sur Polaris. Cassiopée, la Lyre et jusqu’à la voie lactée quand celle-ci m’enivrait de son infinité.
Merveilleusement seule et exaltée par mon escapade, il m’arrivait souvent de parcourir ce dédale d’un pas sautillant, comme si j’étais redevenue cette petite fille, toute débordante de vie.
Après une longue et interminable journée, j’étais enfin libre. Éclairé par la douceur d’une lune qui distillait son aura induline au travers des vitres, ce labyrinthe de silence était mon royaume et mon terrain de jeu pour la nuit. A peine avais-je profité de l’exaltation de ma liberté que je me dirigeais, sans bruit, jusqu’à la porte 303 du couloir K. Créé tout spécialement pour le personnel de nuit, elle demeurait pourtant déserte d’un bout à l’autre de l’année.
« La bibliothèque ! »
Et quelle porte était la sienne. Unique de par son apparence, il n’en existait aucune autre semblable dans tout le complexe. Gigantesque et entièrement bâtie d’un bois sombre sculpté tout en finesse, elle était ornée d’une multitude de corps entremêlés. Au sommet de cet inquiétant spectacle trônait, telle une couronne, une paupière close qui se voulait indifférente aux cris de détresse de ces légions d’âmes en peine.
La contempler, je l’avoue, réveillait à chaque nouveau regard posé sur elle un écho lointain de cette angoisse qui me saisissait le jour. Et pourtant, malgré le sentiment qu’elle m’inspirait, j’en tournais chaque nuit la poignée pour pénétrer dans cette pièce qu’elle gardait, tel un cerbère. Sans doute faisais-je déjà partie des ombres, car pas une seule nuit ce colosse prétorien ne m’avait refusé le droit de passage. C’était donc en ce lieu que se fixait mon être pour les heures à venir. Ainsi découvrais-je les récits incroyables et les proses merveilleuses par l’essence desquelles s’échafaudait la cathédrale de mon âme égarée. Tant de consolation avaient été savourées en me promenant dans la closerie florissante de ces innombrables livres. Ils étaient la porte invisible par laquelle je m’échappais sans relâche, virevoltant d’une contrée à l’autre qui venait alors recueillir et modeler l’exaltation de mes pulsions de vie. Quand mes carences avaient achevé d’engloutir à satiété ce grand festin, alors je m’apaisais pour glisser dans la sérénité.
Ce temps de quiétude et de sublime solitude, je le partageais entre ces lectures et mon goût pour le dessin et l’écriture. Ainsi se peignait la toile de cet univers clandestin qu’était ma moitié de vie. Puis, quand six heures venaient à sonner, à mon grand regret, je regagnais furtivement ma chambre pour dormir quelques heures avant la venue de l’infirmière qui m’annoncerait un nouveau tour de manège.
Sept années passées ainsi, à infuser dans cette étrange routine, chaque jour étant irrémédiablement semblable au précédent. Jusqu’à cette nuit…
Je m’étais vouée à l’écriture d’une nouvelle histoire, cette soirée-là. Depuis un certain temps, déjà, ses contours s’étaient assemblés en mon esprit et elle n’attendait plus, pour prendre vie, que d’être couchée sur le papier déniché dans l’un des nombreux bureaux de l’étage. M’étant appliquée de longues heures à lui donner corps, je la relisais dans son intégralité pour juger du résultat avant de m’en retourner sous mes draps.
La triste histoire de Gretchen
Introduction
« … Gretchen, qu’est-ce que tu fais ? »
« Tu ne devines pas ? C’est une couronne de fleurs. »
« …Je vois que tu espères toujours qu’il se déclare… »
« Bien sûr ! Il me fera sa demande très bientôt, j’en suis certaine ! »
« Tu sembles si réjouie à cette idée. Qu’est-ce que cela peut avoir de si merveilleux… de se marier ? »
« Shen, ne sois pas jalouse, tu veux… Je ne t’abandonnerai jamais, tu le sais ? »
« … Si tu le faisais mon cœur se briserait… »
« Chut ! Le voilà qui arrive ! »
Gretchen, mon cœur ne cesse de pleurer malgré les années. Quelquefois, quand je m’en sens la force, je me replonge dans mes souvenirs. A cette époque bénie où notre insouciance ne nous aurait jamais permis d’imaginer l’absurdité de notre commun destin. Aujourd’hui et par ce récit que j’espère assassin, je veux te venger ! Montrer du doigt l’éventail des coupables ! Le cirque grotesque de l’humanité !
Que soient damnés ceux qui par deux fois t’ont tuée, mon aimée…
Journal de Rimbaud, 14 mai 1885.
Pour saisir la trame d’une vie, il serait sans doute excessif de commencer par le début car le destin, flâneur, y trace doucement sa route à notre insu. Jusqu’à ce jour où il nous appartient enfin de choisir les nuances et les arômes qui viendront peindre cette toile tout juste esquissée.
Je m’appelle Rimbaud Fergus et j’avais alors dix-huit ans quand je ressentis pour la première fois l’envie d’être un homme. Cette obsession, nourrie par la fougue de mon cœur amoureux, me poussait à courir après la maturité comme si ma vie, soudain, en dépendait. La simplicité et l’humilité d’une vie de labeur, c’est cela qu’avait su inspirer en mon âme le prêtre de notre petite paroisse dont les sermons, toujours animés par l’éclat de sa ferveur, distillaient sa passion dans les cœurs des habitants de notre petit village. Ainsi, désirais-je perpétuer les valeurs de notre communauté au point de trépigner d’impatience d’arpenter sa route de pierre, solide comme les siècles.
Je revois la silhouette et les cheveux flamboyants de celle que j’aimais, assise en haut de la colline, sous cet arbre que les saisons s’amusaient à colorer avant que l’hiver ne vienne le déshabiller. Comment aurais-je pu me douter, à cette époque, qu’elle pouvait être la proie d’une ombre qui viendrait à s’acharner sur elle de la plus abominable des façons ? Je confesse aujourd’hui avoir été aveuglé par mes sentiments au point de m’être trouvé tout à fait incapable de lui venir en aide, lointains que nous étions l’un de l’autre quand, au contraire, je nous avais cru si proche…
Mais qu’aurais-je pu faire pour l’arracher à son destin ?
En m’approchant, je pouvais entendre le son de sa voix. Elle semblait rire joyeusement et le vent, qui glissait sous cette mélodie, la transportait jusqu’à moi pour m’enchanter.
« … Je ne t’abandonnerai jamais, tu le sais ? Chut ! Le voilà qui arrive ! »
Ma joie se dissipa instantanément en comprenant la fin de sa phrase.
« Évidemment, elle parlait avec Shen ! »
— Bonjour Rimbaud ! Tu es bien matinal ! me lança-t-elle avec entrain.
— Gretchen… soupirai-je. De ce coté, aperçois-tu cette énorme boule teintée de rouge ?
— Le soleil ? Bien sûr que je le vois ! Quelle question…
— Et que fait-il, selon toi ?
« Je sens que cela va être très spirituel … »
Elle me regarda alors avec cet air malicieux dont elle semblait maîtriser toute l’harmonie, et en levant les yeux au ciel, elle répondit :
— Il s’en va se reposer après une dure journée de travail. C’est bien cela que tu voulais entendre ?
— Exactement ! Comme tout à chacun le fait et parce que c’est ainsi ! Je ne suis pas matinal, il est tard déjà et je suis épuisé ! Cela me désole que tu te moques de moi…
Ces dernières années avaient étés rudes pour ma famille. Mon père était mort à la suite d’un éboulement dans la mine où il travaillait, à l’est du village, et tandis que j’endossais le rôle de chef de famille, ma mère, elle, ne trouvait de réconfort qu’en la poésie. Inutile de préciser quel maître des mots avait sa préférence, puisque je m’étais vu décerné son illustre nom ce qui, à cette époque, faisait encore naître en moi tant de honte. J’aurais de loin préféré celui d’Arthur, pourquoi Rimbaud ? Ce n’est pas un prénom !
Les lubies d’une mère fantaisiste et romantique me firent progressivement développer une sorte d’allergie pour tout ce qui n’était pas du domaine du concret, du fiable et du réel. J’entrepris alors de cultiver la terre dont je venais d’hériter. Celle que mon père avait jadis délaissée, pensant bien naïvement faire partie de ceux que l’exploitation de la mine d’or enrichirait. Bien décidé à ne pas reproduire cette erreur, je me donnais corps et âme à ce dur labeur dont je tirais une grande fierté. Fierté que j’aurais voulue partagée par Gretchen. Que par le travail de mes mains, elle me voit comme ce que je croyais être alors. Un homme capable de la protéger. Pourtant elle se refusait obstinément à y accorder cette valeur qui m’était chère et semblait s’être égarée dans un tout autre monde que le mien. »
— Excuse-moi, Rimbaud… murmura-t-elle doucement. Je sais que ce n’est pas facile pour toi et que tu fais de ton mieux…
Elle semblait sincère, la tristesse de son regard s’éparpillant dans le vague. Il ne fit alors aucun doute pour moi que la soudaineté de ce chagrin fut causé par un soubresaut de lucidité à mon égard. Je m’empressai donc de la rassurer.
— Ne t’en fais pas, ma belle. Ce n’est rien. lui dis-je, espérant la renaissance de son sourire,
Au lieu de cela, son visage se décomposa davantage.
« Quel idiot ! Il pense que ce sont ses lamentations qui te mettent l’âme en peine ! »
— Shen ! Tais-toi ! s’exclama-t-elle soudainement.
A ces mots, je ne pus contenir mon agacement qui ressurgit de plus belle.
— Encore Shen ? Cela suffit ! Tu sais pourtant que je ne veux pas en entendre parler !
Mon agacement dégorgé, son corps se raidit d’un coup, comme elle l’aurait fait en prenant de plein fouet une bourrasque glaciale. Pourtant, loin d’être totalement assaille par ce sentiment, elle murmura d’une soudaine timidité.
— Rimbaud… tu ne peux donc toujours pas l’entendre ?
L’agacement laissa aussitôt place à la lassitude. Je soupirai alors.
— Non, Gretchen, je ne peux pas et sans vouloir te causer le moindre mal, je ne pense pas le pouvoir un jour !
Elle sembla mieux réagir à cette fatalité que je ne l’aurais imaginé tout d’abord. Mis à part son habituel regard mélancolique, elle ne donna pas d’autre signe de meurtrissure. Ce regard-là avait toujours anéanti tout sentiment de colère en moi. Pourtant, une question me brûla aussitôt les lèvres et dans mon laissé-aller, je la lui formulai.
— Et qu’a-t-elle dit, cette fois ? Elle ne semble guère m’apprécier ! Je trouve insultant que tu dissimules encore tes véritables pensées derrière cette bouche fantôme !
Sans attendre, elle me répondit sur un ton plus assuré.
— Je pense que tu as tort de considérer comme l’unique réalité le peu que tes yeux te laissent entrevoir d’elle !
Elle tourna alors son visage vers l’arbre fleurissant avant de sourire.
— Il y a une chrysalide juste là, bien agrippée à l’une des branches. De là où tu es, tu ne peux pas la voir et pourtant, elle existe bel et bien ! L’absurdité de ton discours est de vouloir me faire croire qu’il n’en est rien !
La finesse de son esprit m’éblouissant, je relevai volontiers ce défi que lançait son intelligence à la mienne.
— Ce n’est pas un bon exemple ! Regarde ! lui dis-je en me levant d’un bon énergique pour me diriger de l’autre coté de l’arbre. Il me suffit de me déplacer pour la faire exister !
La branche était apparue à mon regard et je la scrutai pour localiser le fameux cocon et mettre un terme définitif à ses inepties. Je ne vis rien au premier coup d’œil alors je m’approchai davantage, regardant avec toujours plus d’attention jusqu’au moment où l’évidence s’imposa.
— Mais… qu’est ce que tu racontes, Gretchen ? Je ne vois aucune chrysalide sur cette branche !… Gretchen ?
Je me tournai alors vers le rocher sur lequel elle était encore assise, il y a un instant, mais elle ne s’y trouvait plus.
Tournant sur moi-même, je la cherchai du regard, sans réussir à l’apercevoir.
— Gretchen, cesse tes enfantillages ! A quoi rime tout cela ?
Elle ne daigna pas me répondre et une fois l’écho de ma voix entièrement dissipé, l’unique son audible à mes oreilles fut celui d’une légère brise qui faisait danser les feuilles et les hautes herbes du pâturage.
— Gretchen… soupirai-je péniblement.
Alors que, tête basse, je vins à en perdre patience, j’aperçus son ombre mouvante sur la mousse qui recouvrait le sol à mes pieds. Je me retournai immédiatement, mais elle avait déjà sauté de l’arbre pour atterrir sur moi.
« Quels enfantillages ! » me répétai-je alors que nous étions tous deux allongés à même le sol sous le poids de sa chute.
— Tu vois ! me dit-elle en éclatant de rire. Selon ta logique, j’ai cessé d’exister l’espace d’un instant.
Je ne savais que répondre. Tout cela échappait à ma compréhension et n’avait, à mon sens, pas le moindre intérêt.
— Tes actes n’ont aucune logique, pas plus que tes paroles si elles ne se défient pas du mensonge ! Tu me désespères…
Face à son magnifique sourire qui n’avait en rien perdu de son éclat devant mon manque de souplesse, je ne pus m’empêcher de me sentir un peu idiot ou, en tout les cas, beaucoup trop borné pour profiter du bonheur que me procurait son corps étendu contre le mien.
— … Tu es une bien étrange créature, tu sais… lui murmurai-je en touchant sa joue du bout des doigts.
— N’est ce pas ce que tu aimes chez moi ? sourit-elle.
Sa question me ramena directement à l’objectif qui me taraudait jour et nuit l’esprit.
« Devenir un homme ! »
But ultime dont découlerait tout le reste, mon souhait face auquel Gretchen avait une forte tendance à se dresser, bien malgré elle. Ainsi allait-elle jusqu’à le mettre en péril en refusant de grandir puisque mon cœur, formel, ne pouvait en élire aucune autre. Je ne pouvais plus dès lors me détendre en respirant son parfum ni même simplement répondre à sa question. Sans un mot, je me redressai et, forçant un sourire rassurant, je lui dis :
— On devrait rentrer. Il est tard déjà…
— D’accord ! s’exclama-t-elle en se redressant à son tour. Le dernier arrivé est une deroceras !
Sur ces mots, elle détala à toute jambe en direction du village.
— … Hum ! Elle court vraiment comme un garçon… soupira mon sourire avant que je ne m’élance à mon tour.
Ayant rejoint son habitation, elle laissa éclater sa joie.
— J’ai gagné !
J’arrivai quelques secondes après elle.
— Bien sûr, c’est facile quand on part la première sans crier gare !
— Oseriez-vous insinuer que j’ai triché, monsieur Rimbaud ? Quelle audace ! Puisqu’il en est ainsi, je rentre chez moi ! Bien le bonsoir, monsieur !
Elle monta alors la petite marche qui menait au porche de sa maison tout en même temps que, de la paume, sa sobriété simulée tentait d’étouffer l’amusement. Avant de refermer la porte derrière elle et toute adoucie qu’elle fut en se tournant vers moi, elle m’accorda le trésor d’un dernier sourire.
— Bonne nuit, Rimbaud. A demain !
— Attends, Gretchen ! m’empressai-je de la retenir. Je voulais te dire quelque chose !
Son visage, tout d’abord surpris, se fit alors radieux.
— Je t’écoute…
Elle fixa alors toute son attention sur les mots que je m’apprêtais à prononcer, sans se douter un seul instant qu’ils allaient la décevoir.
— Ce n’est pas très important en fait, mais… il y a deux jours, j’ai entendu certains villageois parler de toi. L’un d’eux t’aurait aperçue, à plusieurs reprises, te glisser hors de chez toi à la tombée de la nuit.
Comme je m’y attendais, le pétillement de son regard se dissipa aussitôt
— Écoute, je ne te demande pas de me dire où tu vas ni même ce que tu peux bien faire la nuit, en pleine forêt… Seulement de ne plus jamais recommencer !
Elle se figea à nouveau. Sentant venir une réponse défavorable à ma demande, je poursuivis sans attendre.
— Enfin, Gretchen, ce n’est pas sérieux ! Tu ne peux pas faire l’inverse de tout le monde et espérer qu’il n’y ait pas de conséquences ! On se réveille à l’aube ! La nuit est faite pour dormir !
A nouveau, un regard triste assombrit son visage. Pourtant je n’eus pas le sentiment qu’elle méditait véritablement sur ce que je venais de lui dire. Au contraire, ses pensées semblèrent s’envoler dans l’obscurité grandissante de la nuit qui hâtait toujours un peu plus vite son avènement. Ainsi, laissant encore quelques instants s’écouler dans le silence, elle répondit enfin, d’une voix presque éteinte.
— Comment l’éveil de la Nuit ne pourrait-il être un matin ?
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir un si bel agencement dans mes écrits d’ordinaire bien plus abstraits.
« Ô, mon esprit par trop souvent absent, serais-tu enfin revenu vers moi pour ordonnancer mes émotions en faisant d’elles tes pensées ? »
Très satisfaite que je me trouvais de ce premier chapitre, je fus alors coupée dans mes rêveries par le claquement d’une porte lointaine. Absorbée dans l’écriture, il m’avait échappé que l’horloge indiquait déjà six heures vingt-huit. L’écho des pas du gardien annonçait sa venue d’une seconde à l’autre. En toute hâte, je rassemblai mes écrits pour les dissimuler, comme à l’accoutumée, derrière les livres de la planche du bas. L’adrénaline impulsée par mon cœur affolé me pressait à décamper au plus vite si je ne voulais pas qu’on me découvre, échappée de ma cellule.
A toute vitesse, je traversai le dédale de couloir au rythme effréné de mes pulsations. Dans la panique mes repères en furent troublés à tel point que j’aurais pu jurer, à cet instant, que le local de garde se trouvait deux tournants plus loin. Trop occupée à regarder derrière moi, je ne la vis pas arriver… cette personne qui s’avançait d’un pas décidé au détour de l’angle du corridor et ce fut ainsi, par une fâcheuse négligence de ma part, que nous nous percutâmes. L’élan de ma course nous avait tous les deux projetés sur le sol et avant même de comprendre ce qu’il venait de se passer je contemplai, dans l’effroi le plus complet, la stupéfaction du regard ombrageux de cet homme. Celui que je pouvais désormais nommer…
« Kirlian !… je me souviens de lui ! Comment oublier un visage à ce point atypique ? »
Il devait avoir la mi-vingtaine contrairement à ce que le timbre de sa voix et la manière dont il s’exprimait pouvaient indiquer sur son age. Quand à sa physionomie, elle n’était pas en reste pour stupéfaire celui qui viendrait à contempler celle-ci. Par-dessus un visage presque décharné mais d’une surprenante finesse de traits, s’ouvraient de grand yeux sombres comme une nuit sans lune dont les cernes profondes en étaient les nimbes taciturnes. Devant eux se balançaient, ci et là, de longues mèches de cheveux d’un noir impénétrable. Ainsi s’avançait la première ligne désordonnée d’un véritable champ de bataille capillaire, dont le haut de sa nuque éparpillait les troupes arrières. Semblable à la mienne, une peau blanche et fragile à l’aspect de porcelaine objectifiait l’antithèse des obscurités de cet être. Et comme si ce n’était point là suffisant pour lui conférer cette singularité toute particulière, il avait également, en plein milieu de son front d’albâtre, une cicatrice semblable à un petit cratère de chair. Une sorte de brûlure dont l’origine demeurait mystérieuse.
« Mais… pourquoi lui ? »
La stupéfaction imprimée sur mes traits, il comprit aussitôt que je venait d’être frappée par la souvenance des siens. Alors, dans un sourire presque gêné, il soupira.
— Je vois que tu n’as pas oublié notre brève rencontre, j’en suis ravi !
« Comment l’aurais-je pu ? » me remémorai-je qu’après cet incident, la peur des conséquences m’avait séquestrée pendant des nuits entières. « Je crus devenir folle ! »
A chaque visite des docteurs, je craignais que n’éclate le scandale de mes balades nocturnes.
« M’auraient-ils alors forcée à communiquer ou se seraient-ils contenté de tripler ma médication pour me clouer au lit de manière définitive ? »
Cette question demeurera à jamais sans réponse car mes journées se déroulèrent comme à l’accoutumée. Personne ne semblait en avoir été informé.
— Je devine que tu n’as pas le plus petit début d’idée sur le pourquoi du comment nous en sommes arrivé là, s’en amusa-t-il. Oserais-je te confier que beaucoup de chose se sont produites en moi suite à notre rencontre, ce matin-là ?
La bousculade de ces révélations avait étourdi mon âme.
« Pourquoi suis-je la captive de cet homme qui avait à peine eu le temps de distinguer mes traits ? Cela n’a aucun sens ! »
Épiant chacune de mes réactions avec un joyeux intérêt, Kirlian s’empressa d’apporter l’explication comme remède à ma confusion.
— Tu es partie bien vite après m’avoir brutalement renversé ! Une chance que l’infirmière censée me former se soit endormie. Elle ne s’est aperçue de rien.
Il se mit à rire alors.
— Je me souviens de ton visage ! Tout à la fois morte de peur et d’une confusion adorable… Après quelques secondes d’hésitation, tu as détalé sans dire un mot. Tu parles d’un premier jour… ajouta-t-il, consterné.
« Il est donc un employé de Vacègres ? »
— Fraîchement engagé, c’était ma toute première nuit de garde.
Ce secret confessé, il sembla soudain mépriser de se le remémorer.
— Ennuyeuse à mourir… soupira-t-il d’une lassitude excessive. Cette idiote d’infirmière avait passé sa soirée à regarder d’horripilantes séries télévisées avant d’endormir la masse de son néant sur le canapé. Dès la première nuit, j’étais déjà certain de m’être quelque peu gouré de métier…
Il haussa alors les épaules avant de les faire retomber lourdement.
— D’ailleurs, pour la petite anecdote, la seule chose étonnante fut d’être le seul à ne pas m’en étonner. Ce n’était pourtant pas faute de clamer que je n’en avais rien à cirer ! s’agaça-t-il pour aussitôt sombrer dans la langueur et poursuivre ses explications sur ce même ton. Mais ma foi, cela aurait pu être une expérience intéressante que de côtoyer les imprudents qui s’étaient fait surprendre à battre la grelotte. Quelle ne fut pas ma déception de découvrir derrière ces murs un potager clandestin bichonnant ses p’tits légumes !
Son animosité se hérissa à nouveau mais il soupira finalement d’indifférence pour laisser à son calme le loisir de le reconquérir.
— Quand je me suis aperçu au bout de quarante secondes que mon passe-temps le plus stimulant serait de regarder pousser le ficus en plastique, mon peu de patience et mon instinct de survie tombèrent très vite d’accord. J’allais donc rendre mon tablier séance tenante quand, tout à coup, tu as débarqué dans le plus inattendu des fracas.
A ces mots, sa sobriété ne put contenir le débordement de son exaltation qui étira ses commissures.
— Alors je me suis dis que, tout bien réfléchi, ce travail ne serait pas aussi ennuyeux que sa vacuité le laissait présupposer.
Tout en l’écoutant et de manière progressive, son récit m’avait acculée à la lisère de l’épouvante.
« Mais… je ne comprends toujours pas… Pourquoi ? Pourquoi m’avoir enlevée au lieu de me dénoncer ? » implora mon être déboussolé tandis que Kirlian, qui contempla quelques secondes ma fébrilité, en fut égayé jusqu’au sourire.
— Ta surprise est naturelle ! J’ai fait preuve d’une grande discrétion à partir de cette nuit et c’est à pas de loup que je suis venu te voir à la salle de jeu, ce même jour. Hum ! Je n’ai eu aucune peine à te reconnaître, tu étais la seule fille aux cheveux roux de tout le centre.
« … quelle est cette folie ?… qu’est-ce que je fais ici ?… »
— J’ai ainsi obtenu ton nom et il ne me restait plus qu’à jeter un œil à ton dossier pour apprendre ta vie dans ses grandes lignes. Ta singularité me fascinait déjà mais, véritablement, mon intérêt ne fut comblé qu’en prenant connaissance de ton diagnostic.
Dans une détente soudaine, le corps émacié de cet escogriffe s’affaissa sur le matelas. Ayant dans un premier temps élevé le regard, l’air inspiré, il le fit aussitôt chuter jusqu’à le plonger dans le mien. Je pouvais alors lire sur ses traits qu’il se voulait à présent ravi de sa question à venir. Ainsi savoura-t-il de me la poser enfin.
— Qu’est-ce qu’une fille censée souffrir de psychose catatonique faisait à courir dans les couloirs en pleine nuit ?
A sa question, tout mon corps se raidit. Il afficha alors un large sourire visant à me témoigner que ce mystère l’amusait au plus haut point. Il poursuivit donc de faire la pleine lumière sur les zones d’ombre de ses va-et-vient dans le dispensaire.
— J’avais remarqué avec intérêt les caméras de surveillance disséminées dans tout le bâtiment. Si j’en crois les murmures, une mauvaise gestion du budget couplée à une probable folie des grandeurs du maître de ces lieux avaient fait capoter le projet en court de route. Alors, le soir même, je me suis rendu au local de surveillance pour constater très vite que le seul véritable problème à résoudre était de configurer la console de commande… Par tous les empotés, ce que les spécialistes peuvent être limités !
Un nouveau soupir lui fut alors nécessaire avant de poursuivre.
— J’ai donc programmé le système en me concentrant sur les zones qui plus précisément m’intéressaient, à savoir l’activation des caméras du troisième et quatrième étage.
A ces mots, il ne put contenir le rire nerveux qui échappa de manière furtive à la rigidité de sa retenue.
— L’observatoire opérationnel, il ne me restait plus qu’à attendre patiemment la venue de la petite souris !
Saisie de frissons à ces aveux, je réalisai l’extravagante dimension qu’avait prise à mon insu cette malheureuse rencontre.
— Je me suis longuement demandé si tu te montrerais à nouveau. Au bout de quatre jours, l’espoir de te revoir éveillée commençait à s’effriter quand, enfin, ta silhouette lactée apparut sur la caméra du couloir des chambres.
« C’est vrai… » me blâmèrent mes remords. « Rester confinée dans ma cellule fut au-dessus de mes forces, il fallait que j’en sorte ! »
Cet homme ne s’étant plus manifesté par la suite, j’avais conclus bien naïvement de l’exceptionnel de sa présence. Lacérée par mon âme paupérisée, je m’étais imprudemment laissée séduire par l’idée qu’il n’y avait plus le moindre danger.
« Comment aurais-je pu me douter qu’une toile sinistre se tissait en silence tout autour de moi ? »
— Je me suis alors amusé à observer tes faits et gestes. Tes petits passe-temps solitaires. Tes nuits de lecture et d’écriture dans la pénombre de la bibliothèque. Je trouvais cela réellement fascinant et très vite, il ne m’a plus suffi d’attendre que tombe la nuit. J’ai désiré t’approcher, me dévoiler… m’assimiler à cette intimité.
La confession de son obsession me terrifia à un tel point que si ma chair n’en eut été pétrifiée, elle se serait volontiers désarticulée. Pourtant, et contre toute attente, ma peur portée à son paroxysme eut cet effet d’atténuer ma perception de la gravité de la situation. Ainsi pris-je conscience que je me détachais progressivement de la réalité, sans chercher à lutter. Dédaignant de s’en préoccuper, sa préférence alla à marier le passé avec notre présent.
— Hum ! C’est alors que cette vieille réplique me traversa l’esprit et je peux désormais affirmer que n’importe quelle paire de pompes satisfait à cet office !
Son visage enjoué se tourna alors dans ma direction.
— There’s no place like home !
Sa raillerie à mon égard expirée, il délaissa soudain l’enthousiasme de son monologue pour soutenir mon regard avec une intensité toute moqueuse.
— Bien ! Et maintenant, dis-moi… puisque de toute évidence tu n’es pas un petit légume, pourquoi une telle mascarade visant à le laisser croire ?
Aussitôt sur la défensive, je fronçai les sourcils pour lui faire comprendre au mieux que cela ne le regardait en rien, à plus forte raison qu’il semblait m’accuser de simuler mon état. L’amplitude de mes craintes s’étant évaporée, je persistai à soutenir son regard perçant qui tentait de s’insinuer dans mon âme.
— Hum ! Ce n’est pas grave, Evy. sourit-il avec tendresse tout en abandonnant de disséquer mes pensées. Rien ne presse ! Tu as tout le temps du monde pour trouver la force de te confier mais sache que ta guérison qui vient de débuter en dépendra.
Je sentis alors une pointe de colère monter en moi et bien que ce sentiment m’était d’ordinaire étranger au point de m’en étonner sur l’instant, une toute autre question occupait mon esprit.
« Comment cet homme peut-il s’imaginer une seule seconde que je vais me confier à lui ? »
Mes interrogations sur ce qui pouvait bien motiver pareils agissements restant sans réponse, ma promesse de ne le satisfaire en rien me revint à l’esprit tandis que la montée d’une soudaine et salutaire indifférence me donna l’audace de le défier.
« Car il existe un endroit où tu seras incapable de venir me chercher ! »
Alors, dans l’abandon progressif de cet état de conscience, je laissai mes muscles crispés se détendre jusqu’à ressentir les prémices de l’état de transe. Afin qu’éclose en moi ce détachement souverain qui était désormais mon unique porte de sortie, je poursuivis d’immoler mon esprit qui se faisait alors grignoter par le vide. Je n’avais jamais été confrontée à ce genre de situation. Jusqu’à présent, il ne s’agissait que de quelques médecins imperméables et pour lesquels je n’étais, en dernière instance, qu’une pauvre folle frappée du sceau des parias.
« … loin s’en faut, probablement, mais là n’est pas la question… » m’embrouillai-je moi-même en ce repli dont les effets, déjà, m’avaient anesthésiée.
Le mécanisme enclenché, je pris incognito la clef des champs en me contentant de simplement me rétracter en le cœur de mon être.
« Kirlian se révèle être très différent… Vais-je réussir à faire abstraction de ce qu’il ce passera en ce lieu… quand il décidera d’agir à son tour ? »