Interius – tome I

Interius – tome I

Chapitre I

Le Réveil

« Il frappe à ma porte, cet inconnu si familier,
Mais le verrou est encore tiré.
Sa présence a disparu,
A nouveau, je ne l’entends plus… »

Cette unique pensée résonna en mon âme, tandis que ma conscience tâtonnait dans un brouillard qui me voilait la mémoire.

« J’ai la tête qui tourne…
Je ne vois rien, il fait entièrement noir…
Que se passe-t-il ?… »

Dix sept ans d’existence. Me trouvais-je au tout début de ce chemin qu’il me fallait parcourir, ou bien ne m’étais-je que trop attardée dans une obstination pathétique à m’accrocher à la vie ?
Cela en valait-il la peine si le temps ne s’emplissait que de vide ? Et ce vide, pourrai-je tenter de le décrire ? Tracer par les mots l’esquisse de ses contours intangibles ?

« La brume se dissipe… les souvenirs s’alignent comme de vieilles photographies. »

De cette hauteur éthérée où ma conscience semblait léviter, un simple glissement du regard m’offrait de conjecturer mon existence en contre-bas. Cette fille que j’étais vivait jusqu’alors les ivresses et les tourments de son errance prolongée dans une résidence de campagne, située non loin de la ville de Vacègres. Cet immense complexe de pierre et de fer, propriété de l’asile de Budapest, dissimulait sa forme imposante au sein d’une vaste forêt, à une petite trentaine de kilomètres de la capitale. C’était ici, dans ce lieu qui se faisait appeler mon foyer, que venaient s’entasser les patients les plus inoffensifs, afin de les dissocier des aliénés de la maison mère. Ces derniers, classés dans la catégorie des patients dangereux pour leurs furieux accès de violence, nécessitaient un cadre hautement sécurisé inexistant à Vacègres.

« Suis-je donc une fausse folle ? »

Quoi qu’en pensaient mes médecins, mon apparente candeur d’esprit couplée à une humeur tranquille m’épargnait le supplice d’être conviée dans l’un de ces cachots immondes. Un lugubre endroit réservé à ceux qui avaient eu l’impudence d’endurer extérieurement leur mal-être, tels des pantins possédés par leur colère.

Je souffrais de schizophrénie catatonique, avaient-ils finalement conclu à défaut d’autre chose. Bien sûr, je ne pouvais démentir ce diagnostique, si tant est qu’argumenter avait été à ma portée.
Car cela faisait maintenant sept ans que pas une seule âme n’avait entendu le son de ma voix. L’abîme d’un silence perpétuel dont je me voulais l’incarnation, voilà le crime infâme qui suspendit ma liberté jusqu’à ce que son souvenir s’enlise sous les flots de mes pensées.

« Mais à vrai dire… ai-je déjà été libre une seule heure de ma vie ? »

Bien que nous soyons tous nés esclaves, certaines âmes demeurent, sans doute, bien plus prisonnières que d’autres. Ainsi faisais-je partie de celles-là.

Mais alors que ma conscience s’égarait encore aux quatre vents, une voix m’arracha brusquement à l’étreinte de la torpeur.

« Evy… réveille-toi ! »

Cet appel instigua ma collision avec l’amère réalité quand mon sursaut acheva de m’y réintégrer, en vertu de quoi pouvais-je enfin conjecturer de ma situation exacte. Je pris alors conscience du bandeau qui éclipsait ma vue, élucidant par la même la raison d’une obscurité oppressante. Sans attendre, l’angoisse m’exhorta à réhabiliter les droits de mon regard. Aussitôt constatai-je avec horreur que des liens amarraient mes poignets au siège qui soutenait la pesanteur de mon corps. J’allais brandir la bannière de la terreur quand l’insurrection fut couronnée d’une migraine insoutenable. Ainsi le poids de sa consécration me fit-elle courber l’échine.

— La douleur va très vite s’estomper, ne t’en inquiète pas.

Ce fut une voix masculine qui se manifesta. Teintée par sa froideur, cet homme se tenait dissimulé dans les ténèbres qu’il m’avait imposées. Saisie d’épouvante, ma voix dérobée ne m’accorda pas le moindre cri pour en soulager la percée.

« Où suis-je ? Qui est là ? Qu’est-ce qu’il se passe ? » s’agitèrent mes pensées, tandis que mon odorat identifiait l’humidité environnante à laquelle la moisissure ajoutait le désagréable de ses effluves.

Ce fut à cet instant que je ressentis véritablement le froid ambiant de la probable pièce où nous demeurions. Mon corps semblait anesthésié par l’atmosphère sibérienne qui régnait ici et je ne mis guère de temps à conscientiser de n’être vêtue que de ma simple chemise de nuit.

« Suis-je toujours à Vacègres ? » m’affolai-je dans un vertige qui acheva de me déboussoler.

L’ouïe décuplée, je perçus aussitôt le bruit de ses pas qui semblaient cheminer jusqu’à moi. L’horrible sensation d’une présence toute proche témoignait que l’inconnu s’était immobilisé, juste en face de la chaise où demeurait entravé mon être crispé. Au-delà de ce bandeau qui avait fait de moi le témoin aveugle d’un monstre sans visage, je pouvais sentir son regard incisif tenter de percer le mystère de mon silence.

Les minutes se déguisant d’éternité, elles semblèrent s’enliser dans l’obscurité de ce néant, tout aussi immortel, et alors que je m’étais presque convaincue d’être abusée par quelques mauvais rêves, la réalité refit brutalement surface quand il posa sa paume par-dessus mon épaule. Allergique à toute forme de contact physique, mon corps se raidit dans une souveraine impuissance. J’aurais voulu hurler en cet instant si cela avait pu repousser celui qui m’outrageait ainsi, mais ma voix, à jamais prisonnière, ne faisait que de nourrir la détresse engendrée par l’abjecte caresse.

« Mais de toute manière… à quoi cela m’aurait-il servi de pouvoir crier ? Ici ou ailleurs, d’autres silences étoufferont mes pleurs… »

— Evy, sais-tu pourquoi tu es ici ? m’interrogea-t-il quand la soudaine dégringolade de sa voix qui me surplombait m’assura qu’il s’était accroupit pour se placer à ma hauteur.

Mes tremblements pour toute réponse, son visage approchant porta à son comble l’effroi silencieux qui dégorgeait de moi. Son souffle glissait à présent sur ma joue pour offrir sa chaleur éphémère à ma peau grelottante. Ainsi traça-t-il de ses lèvres le chemin qui les mena à mon oreille. M’apparaissant alors comme les murmures omniprésents de mes propres pensées, le son de sa voix résonna en la prison de cette nuit obscure.

« Tandis que mon âme s’engourdit dans les ténèbres,
Siège sur l’arbre le plus haut, le noble plumage de cet oiseau.
Immobile, cette vieille connaissance me fixe avec insistance.
Il l’avait bien sûr longuement contemplé,
Cette cruauté que je me suis moi-même infligée.
Car j’avais de tout temps flirté avec la Mort,
Et cette blancheur liliale m’accable à jamais d’horribles remords.
Je suis l’otage de mes souvenirs et mon propre bourreau. »

L’âme affolée, je ne perçus pas le moindre sens en ces étranges paroles. L’unique préoccupation sur laquelle mon être attachait toutes pensées demeurait cette main, stationnaire, qui transgressait les frontières de mon intégrité. Puis il se redressa pour me délivrer de mon supplice et faire à nouveau, du silence, le maître de ma tourmente. En ma poitrine, les palpitations de mon cœur se firent toujours plus intenses jusqu’à impulser leurs cadences frénétiques aux confins de mes capillaires sanguins. Ainsi la peur m’avait-elle réduite à devenir l’incarnation de cet organe épouvanté.

— Tu trembles ? m’annonça-t-il au bout d’un instant. Surtout ne crains rien. Je ne te ferai pas l’affront de te prendre pour ce que tu n’es pas !

A ces mots, sa voix se fit plus douce.

— Et ce que tu n’es pas, c’est précisément ce qui va nous intéresser dès à présent !

Se réverbérera dans l’instant un crissement métallique que je ne tardait pas à identifier. De toute évidence, il avait traîné une chaise pour l’installer en face de moi.

— Voilà qui est mieux ! confirma-t-il qu’il venait de s’y asseoir.

Sa voix s’était drapée d’intonations intransigeantes et cela augmenta mon angoisse au point de me sentir toute proche de défaillir. La brièveté de son rire se répandit alors, comme si le spectacle de ma terreur aveugle lui était un grand divertissement. Tout de suite après, et sans que je ne puisse l’anticiper, sa main caressa vigoureusement mon cuir chevelu.

— Tu es mignonne ! lança-t-il avec affection. Mais Evy, je t’ai déjà dit que tu n’avais aucune raison d’être effrayée. Sache que j’ai beaucoup de sympathie pour toi au point de me considérer comme ton ami. J’espère de tout cœur que tu me percevras comme tel, toi aussi.

« Décidément, la parole n’est pas un don mais un fléau… » me désespérai-je dans un soudain détachement. « Apprends donc en retour, obscure compagnie, que de voix je n’en ai guère et d’amis pas davantage. »

A mon absence de réaction, il poursuivit :

— Cela étant dit, occupons-nous d’un petit détail qui me met quelque peu de travers !

« Un détail ? » fus-je interpellée tandis que me submergeait une terrible anxiété.

Il se meut alors dans une soudaine brusquerie, provocant mon sursaut par-dessus les pieds de la chaise qui soutenaient, sans faillir, l’amoncellement de ma couardise. Ne l’ayant pas identifié tout d’abord, je percevais maintenant le son familier que murmurait le papier en se faisant manipuler. M’interrogeant sans rien deviner de ses présentes intentions, le timbre exclamatif de sa voix leva le mystère que son silence avait laissé planer-là.

— Patiente numéro 333, Evy Képzelt ! Est placée à l’orphelinat de Wolfsberg à l’âge de 10 ans suite au décès de son père dans l’incendie de leur maison.

« Me fait-il la lecture de mon dossier médical ? m’hébétai-je. C’est impossible ! Comment a-t-il pu se le procurer ? »

— Elle est aussitôt prise en charge par le docteur Oliver Orban, psychiatre pour enfant, à raison de trois séances par semaine. Le traumatisme de l’incendie emprisonna sa voix pour la laisser aphasique. Elle développe très rapidement un comportement renfermé pour se couper toujours un peu plus du monde extérieur à mesure que s’écoulent les semaines.

En toute ironie je dus paraître muette de stupéfaction et je compris, en l’entendant s’esclaffer, que c’était bel et bien le cas.

— Toute forme de thérapie s’avérant inutile, elle est confiée suite à cela au docteur Mozes Kénard, directeur du centre de Vacégres, sous la recommandation du docteur Orban. Ce docteur nous dit…

Au son d’une page promptement tournée, agrémenté d’une voix toute aussi théâtrale, il reprit de me conter ma propre vie.

— Evy Képzelt semble avoir perdu presque tout contact avec la réalité en se repliant dans l’hermétisme le plus obstiné. En effet, ses facultés ne semblent pas avoir été affectées, ce qui m’amène à penser qu’Evy Képzelt a choisi de son plein gré de se couper du monde extérieur. Durant les trois mois de sa thérapie je n’ai pas obtenu la moindre information au sujet de l’incendie qui provoqua le décès tragique de son père. Juste quelques dessins, toujours annotés de phrases étranges traduisant son trouble profond, et dont voici un exemple particulièrement parlant.

«De mes pensées confuses, je ne le distingue plus,
Le cavalier de mon inavouable ignominie…
Compagnon d’une âme gelée, se mourant d’être réchauffée,
Dans ce dédale où je suis endormie… »

Mon infatigable conteur marqua dès-lors une pause dans sa lecture. Je pus alors l’entendre respirer profondément, comme il l’aurait fait en portant une fleur à son visage pour en savourer les effluves. Cela me déconcerta sur le moment mais sa voix interrompit à nouveau toute tentative de réflexion.

— Très joli ! Tu es plutôt profonde et cohérente pour une aliénée, dis-moi, Evy ? s’amusa-t-il avant de poursuivre. Le monde menaçant qu’elle a superposé à notre réalité semble être à présent devenu le théâtre permanent de son complexe de persécution. Ce complexe, Evy Képzelt semble s’y être attachée, emportant cet univers dans sa léthargie. Faute de réaction de sa part et au vu de la regrettable inefficacité de mes traitements, je me vois dans l’obligation de recommander son internement pour une durée illimitée. En raison de son jeune âge, je demande à ce qu’elle soit transférée au complexe psychiatrique de Vacégres pour s’y rétablir, je l’espère, dans de bonnes conditions. Je reste bien entendu à la disposition de ses futurs médecins et ferai transférer l’entièreté de son dossier dans les plus brefs délais. Veuillez agréer, blablabla… blablabla… Docteur Oliver Orban.

En l’espace de sept années nébuleuses, pas une seule fois il ne m’avait été donné de prendre connaissance du contenu de mon dossier. Ce qui, très franchement, ne m’avait jamais incommodée. Pourtant, et bien que ma situation la rendit totalement inopportune, une certaine nostalgie avait vibré en mon cœur troublé. Comme elle était lointaine cette vie étrange, la mienne hier encore, et dont je venais d’être arrachée par cette inquiétante présence qui se mouvait autour de moi.

« Quel est ce cauchemar qui m’accueille en un abîme où je plonge ? Qui donc, d’un geste de la main, vient de dissiper la douce brume de mes songes ? »

— Evy, Evy, ne fais donc pas cette tête-là ! Je ne crois pas un mot de ce que cette bande d’imbéciles ont pu raconter sur toi ! lança-t-il, presque hargneux. Ça te rassure, dis-moi ?

Sa question ainsi posée, il passa la délicatesse de ses doigts dans ma chevelure, provoquant le détournement de mon être et l’immédiate crispation de ma chair. Il expulsa alors un soupir de résignation avant de murmurer, d’un timbre dépité.

— Évidemment… qui pourrait réussir à apaiser les anxiétés d’un cœur comme le tien…

Le silence reprit alors ses droits quelques instants quand il le destitua par l’assaut de sa voix, nouvellement enjouée.

— Et si je fais ceci ?

Sa question ayant aussitôt focalisé sur lui mon attention, je reconnus le frottement caractéristique d’une pierre de briquet. S’ensuivit l’immédiate et intense diffusion d’une forte chaleur qui s’embrasa par-devant mon visage.

— Voilà ! s’exclama-t-il sur le ton d’une sentence irrévocable. Adieu la paperasse ! Adieu les docteurs et leurs idioties ! Tous partis en fumée !

Aussitôt cette action symbolique accomplie, il fut pris d’un fou rire qui porta à mon imagination l’image d’un diable paré de flammes. La terreur s’alliant aux bourdonnements de mes angoisses, je me pétrifiai sous le joug de ce spectre tandis que, son hilarité consommée, son humeur dégringola dans la déception.

— Tu n’es vraiment pas drôle, tu sais… Ne peux-tu donc pas même te réjouir quelque peu d’être enfin délivrée de tous ces jugements offensants ?

Percevant alors l’ennui qui dégoulinait de son affirmation, je compris qu’il venait de s’être lassé du petit jeu auquel il s’adonnait jusqu’ici.

« Que va-t-il faire à présent ? » m’affolai-je quand, sans attendre, la réponse à cette terrible question me fut révélée.

— Sais-tu ce que je fais aux petites filles qui boudent dans leur coin ?

Se réverbéra aussitôt le grincement féroce des pieds de son siège, malmené par sa soudaine détermination. Terrifiée, ma seule et vaine réaction fut de me recroqueviller tel un hérisson, hélas, dénué de picot. La vulnérabilité à fleur de peau, je sentis ses mains s’affairer à défaire les liens qui m’entravaient à la chaise. Cette opération prestement menée à son terme, je constatai que mes poignets demeurèrent attachés l’un à l’autre quand il me souleva à la force de ses bras.

— Les petites filles qui boudent… reprit-il d’une sévère désinvolture. Je les mets au lit de bonne heure !

Maintenue avec fermeté, j’oscillais entre quelques tentatives de me débattre et la paralysie de l’effroi, quand une surface douce et moelleuse accueillit ma forme délicatement déposée là.

— Je pense que tu apprécieras de pouvoir te réchauffer, à présent.

L’angoisse portée à son comble, un brusque vertige acheva de désorienter les dernières pensées lucides de mon esprit. Un pesant égarement m’avait soudain engourdie. Tentant de reprendre le contrôle de moi-même avec le peu de force dont j’avais conservé la jouissance, mon corps semblait irrémédiablement s’enliser dans l’épaisseur de la couverture.

— Reste tranquille et détends-toi ! Tu vas t’assoupir sans tarder !

Ce ne fut qu’en l’entendant prononcer ces mots que je conscientisai la nature anormale de mon état.

« … il m’a droguée ?… »

— Tu as une grosse journée qui t’attend, demain ! Je te veux reposée et d’attaque !

A cette affirmation des plus catégorique, mes pulsations redoublèrent d’intensité tandis qu’envahie par une fatigue jamais ressentie, ma volonté se faisait balayer par le revers intangible de la substance qui poursuivait de m’appesantir. L’effrayant personnage se pencha alors vers moi pour défaire le nœud de mes liens avant de joindre mes bras devant moi pour les lier à nouveau. Sans force aucune pour entreprendre une quelconque action, je le laissai bien malgré moi agir à son gré.

— Voilà, ce sera plus confortable ainsi ! m’assura-t-il.

Aussitôt, l’écho interminable de ses pas résonna de part et d’autre de ma conscience enténébrée. Cette sinistre mélodie se mua dès cet instant en une succession de grincements, semblables à du vieux bois qui se craquelle sous un poids à peine supportable. Ce son familier fit naître en moi l’épouvante la plus insoutenable. Elle m’aurait sans doute submergée toute entière, si la soudaine exclamation de celui dont j’étais manifestement la prisonnière, ne vienne freiner le fulgurant de son escalade.

— Au fait, Evy… clama-t-il, son ascension terminée. Mon nom est Kirlian ! Apprends-le vite ! Tu es mon invitée pour un long moment !

Alors, d’entre les dernières réverbérations de sa voix narquoise, la faible lueur qui s’insinuait encore au travers des fibres du bandeau s’évanouit pour de bon. M’enlisant dans ces ténèbres, ma conscience fut alors brutalement arrachée à mon être.

Chapitre II

Nox terrorem

« Cela faisait si longtemps que je n’avais plus rêvé de lui…

Il fut mon sauveur… la promesse d’être toujours aimée et secourue.
Tous pouvoir lui avait été donné de guérir les plaies de mes peurs et de mes peines.
Il ne me restait pourtant que le vide de sa disparition…
Je pensais… qu’il ne m’aimerait plus jamais… »

« Petite fille, n’aies crainte…

Je ne suis jamais loin de toi. »

« Evy… Réveille-toi ! »

A l’appel de cette voix, j’écarquillai les yeux. Désorientée par le tissu qui me dérobait la vue, ce réveil brutal ne m’offrit que d’épaisses ténèbres à contempler. Aussitôt un spasme d’effroi fit se dresser sur ses genoux le haut de mon corps tremblant. Le souvenir terrifiant des quelques instants de la veille me revenait tel un cheval au galop et, dans l’élan de la panique, ce fut le bras de mon geôlier que j’agrippai désespérément. Un bref silence s’ensuivit où, sottement, j’espérai encore émerger d’un rêve exsudé sur la taie de mon oreiller.

— Hum… c’est le syndrome de Stockholm le plus foudroyant qu’il m’ait été donné de voir ! me railla le sérieux de cette voix.

L’esprit plus clair, je reconnus la froideur de ses intonations pour aussitôt relâcher mon emprise et reculer tout à l’opposé de lui.

— Blague à part, si tu as faim je t’ai préparé à manger. me proposa-t-il, le timbre avenant.

Je reculai davantage, ignorant ses paroles jusqu’à être arrêtée par le contact d’un mur humide et glacial.

— J’ai posé le plateau sur la table. Veux-tu que je te l’apporte ?

A cet instant, je réalisai qu’il m’était enfin possible d’arracher le bandeau qui m’aveuglait, mes mains n’étant plus liées dans mon dos pour m’en empêcher. Et pourtant, accablée par la honte, je m’en trouvais tout à fait incapable tant découvrir le visage de mon ravisseur m’horrifiait au point de faire ce choix pathétique de préférer l’ignorer.

« Cécité familière… tu m’enveloppes toute entière dans tes tendres bras de mère. Tes ténèbres ont depuis toujours abrité l’effroi de mes pleurs, car c’est en toi que mon enfer a de tout temps bâtit sa demeure… »

Je pouvais sentir fixer sur moi le regard de celui qui me retenait captive quand il se voulut dès-lors rassurant, presque paternaliste.
— Hum, je savais que tu garderais les yeux clos, c’était tellement prévisible. se consterna-t-il avec affection avant de poursuivre. Redoutes-tu que mon apparence soit celle d’un horrible monstre ? Es-tu vraiment certaine que ce choix de l’ignorance perpétuelle soit bien judicieux ?
Cette question ainsi posée, et sachant que je ne pourrai y répondre, il ne laissa guère au silence le temps de s’installer davantage.

— Bien ! s’exclama l’inflexibilité de sa voix qui surplombait désormais les soupirs de ma respiration haletante. Je comprends parfaitement que tu puisses être chamboulée et que ce ne sont pas là les meilleures conditions pour s’ouvrir l’appétit, mais si tu ne t’alimentes pas tu vas rapidement t’affaiblir. Tout au contraire à partir de ce jour il va te falloir être forte !

N’accordant pas le moindre intérêt à son discours, je touchais le mur de mes mains liées, laissant à mon espoir le soin de trouver une quelconque issue à ce cauchemar. Probablement pour chercher ce fameux plateau auquel je ne daignerai pas toucher, le bruit de ses pas m’indiqua qu’il venait de s’éloigner. Au grand dam de ma pleutrerie, je ne pus demeurer figée en faisant taire cet instinct de survie qui s’égosillait en mon être, ainsi profitai-je de l’attention détournée de mon ravisseur pour abandonner l’étendue moelleuse du matelas.

— Regarde, il y a du pain et du cacao bien chaud pour…

Sa phrase ainsi interrompue, il venait sans aucun doute de s’apercevoir que je rampais à même le sol dans une tentative d’évasion des plus ridicules. Mon pauvre ego tout en dessous de la liste de mes préoccupations, je redoublai d’effort dans ma fuite pitoyable.

— C’est inutile, Evy ! Tout ce que tu y as gagné c’est de te faire écorcher les genoux ! m’informa-t-il d’un calme olympien.

Avant même que je ne puisse réagir, la fermeté de ses mains me saisit par la taille pour me tirer vers l’arrière. La peau douloureusement éraflée et à mon grand désespoir, il venait de me ramener à mon point de départ.

— Dès qu’il est question d’affronter la réalité, tu te comportes comme une enfant ! me sermonna-t-il avec grand sérieux.

Il soupira alors sa lassitude avant de se saisir de la tasse de chocolat dont je percevais le tintement de la cuillère qu’il agitait contre ses parois.

— Quoi que tu puisses en penser, je connais tes tourments et sache que je suis là pour t’en délivrer ! Ce sera sans doute un travail long et douloureux, il faut t’y préparer ! m’expliqua-t-il avec une certaine fermeté qui gorgea mon imagination des plus funestes éventualités. Il libéra alors un bref soupir avant de conclure.

— Et c’est pour cela qu’il faut manger !

Il me glissa alors la tasse entre les mains quand la surprise de sa chaleur au contact de mes paumes frigorifiées la laissa s’échapper d’entre la rigidité de mes doigts. Le liquide se renversa entre nous, parsemant mes jambes d’une multitude de gouttelettes corrosives qui refroidirent d’emblée, comme si ma peau gelée en avait aspiré toute chaleur avec avidité. Le bref instant de silence qui s’empressa de répandre son vide se fit alors emplir par l’éclat furieux de sa voix.

— Regarde ce que t’as fait, idiote !

Les confins de mon être tressaillirent quand face à moi se déploya soudain le gigantisme d’une énergie terrifiante. Cette aura foudroyante que Kirlian venait de jeter sur la mienne m’écrasait de son hégémonie. Implacable, il m’agrippa par les épaules et se mit à me secouer brutalement.

— Je fais tout ce que je peux pour t’aider, je me plie en quatre et c’est comme ça que tu réagis à mes égards ?!

Ses doigts crispés s’enfonçant dans ma peau, les secousses de cet effroyable cataclysme n’en cessèrent plus de commotionner ma pauvre conscience dévastée. Rudoyée par cette déferlante, sa sauvagerie désarticulait allègrement mon infériorité de poupée timorée. Assaillie par une insoutenable nausée, je sombrais dans l’inconscience quand mon tourmenteur fut tout à coup comme dépouillé de sa furie, tout aussi soudainement qu’elle était venue le revêtir. Le haut de mon corps étourdi bascula alors vers lui jusqu’à que son buste, inflexible, m’épargna de m’avachir.

— … Evy ? murmura faiblement sa contrition qui se souciait enfin de s’enquérir de mon état.

Après quelques secondes d’hésitation qui trahirent un certain désemparement, il m’enlaça avec douceur pour bercer le silence de ma torpeur. Déboussolée, il m’apparut nébuleusement que dans la démesure de sa fureur, le bandeau s’était détaché. Ce monstre en potentiel désirant demeurer une voix sans visage, il garda le mien appuyé contre lui avec fermeté.

— Écoute, il faut que tu sois plus attentive… m’implora-t-il à demi-mot. Tu ne me facilites pas la tâche, tu sais !

Désappointé, il marqua alors un temps d’arrêt pour soupirer par-dessus les constellations de mon hébétement.

— Puisque tu as tout gâché, je suis désormais contraint d’avancer le programme initial !

Le sentant fouiller dans sa poche, je compris qu’il s’agissait d’une sorte de couteau quand il l’utilisa d’un geste vif pour couper mes liens. Encore étourdie, mes bras en se séparant tombèrent lourdement de chaque côté de mon corps.

— Je dois m’absenter une semaine. m’annonça-t-il alors. Et je profite de cette occasion pour te soumettre à une épreuve difficile. Si tu la réussis, tu auras le droit de voir mon visage.

« Une épreuve ? Que peut-il y avoir de terrible à ce que cet homme parte loin de moi ? » émergeai-je à cette idée qui se présentait comme une chance inespérée. « Une semaine me laissera amplement le temps de trouver le moyen de m’échapper ! »

J’étais à ce point obnubilée par cette perspective que j’en oubliai la mystérieuse épreuve à laquelle il avait l’air de tenir, et dont il se pressa de me dévoiler la simplicité du principe.

— Je regrette d’avoir à t’imposer cela, Evy, mais durant mon absence je vais te plonger dans l’obscurité permanente.

A ces mots, mes yeux s’écarquillèrent et dans l’agitation frénétique de mes membres, je mettais toute mon énergie au service de la soustraction de son étreinte. Hélas, malgré l’ardeur déployée par l’affolement, il me contenait sans effort.

— Non, doucement ! Calme-toi ! murmura-t-il avec une douceur dont sa voix peinait à s’imprégner. Je sais que tu as la phobie du noir, c’est indiqué dans ton dossier !

« Non… pas ça ! S’il te plaît… je veux pas, non ! » clamai-je à mon bourreau qui ne pouvait s’émouvoir de ma supplique, toute aussi silencieuse que la mer de mes larmes qui inondaient les plages gelées de mon visage.

— Je t’ai préparé des vivres, elles sont sur la table. m’informa-t-il, l’intonation crispée. Je t’en prie, ne m’en veux pas… à mon retour tout sera différent, je t’en fais la promesse !

Recommandations faites, il me serra contre lui avec dévotion avant de me repousser sèchement sur le lit. Je voulus aussitôt me redresser quand mon corps fut enseveli sous l’avalanche d’une couette épaisse. Il me fallut quelques secondes pour arriver à m’en dépêtrer, ainsi pus-je apercevoir s’éclipser son ombre furtive en haut de l’escalier où il pressa l’interrupteur de l’éclairage.

— Courage, Evy ! Ton âme en sortira plus forte !

Alors, dans un long et sinistre grincement, la porte avala la dernière lueur en provenance de l’étage.

« Les ténèbres…
Que d’horreurs contenues dans ce vide apparent.
Elles sont le théâtre de tout ce qui se fait à l’abri des regards.

Que vaudront encore vos certitudes une fois jetées dans leurs profondeurs ?

Car la peur et le doute ne murmurent pas.
Ils hurlent. »

Il fait si sombre…
A l’aide !… papa… il n’y a personne ?… j’ai peur !

… que quelqu’un me vienne en aide !

« Petite fille, te voilà bien apeurée. Dis-moi donc ce qui te trouble. »

« Les monstres ! Ils sont encore revenus !

J’ai tellement mal… ils martèlent mon âme…

Empêche-les de revenir !
S’il te plaît…

S’il te plaît… »

« Ne pleure plus, petite lueur affolée.

Approche et laisse-moi t’apaiser.»

« Son amour est si fort et ses bras si chauds…
Il règne en unique souverain sur la paix de mon cœur…
Mes peurs… déjà je ne les entends plus…
Elles ont complètement disparu…
Se pourrait-il que…
Ce soit mon imagination ? »

« Oui… c’est mon imagination… juste mon imagination… »

Dans mes plus lointains souvenirs d’enfance je répétais cette phrase en boucle, bien cachée sous l’épaisseur de mes draps. Aujourd’hui, rien n’avait changé. La même peur au ventre dévorait mon être en position fœtale, dissimulé sous une couverture protectrice comme un ultime rempart entre eux et moi.

J’étais alors incapable d’estimer du nombre de jours déjà écoulés depuis le départ de Kirlian. Ma tétanie et cette nuit d’ébène m’avaient rapidement fait perdre toute notion du temps. Éveillée, endormie ? Je ne pouvais toujours le dire et plus la faim me tenaillait, plus la réalité semblait se distordre pour épouser l’écho douloureux gémi par mes entrailles. M’approchant du péril de l’inanition, je me languissais de la nourriture déposée sur la table, à quelque pas de moi seulement.

« … quelle poltronne, compte-tu mourir d’une façon aussi bête ? » m’accablai-je dans l’espoir de juguler un soubresaut de courage. « Y a-il de l’eau sur cette table ?… j’ai tellement soif… »

Mes phobies m’ayant jusqu’ici clouée au lit, la souffrance désormais insoutenable me dévoilait enfin sa vertu d’exciter ma témérité. Alors, avec prudence, je soulevai la couverture pour jeter mon regard alentour. Sans surprise, il se plongea dans le noir intégral. Ce fichu croque-mitaine aurait pu grimacer à quelques centimètres de mon visage, il était impossible de m’en apercevoir. Mais peut-être était-ce là un avantage dans mon malheur.

« Si monstres il y a, je ne verrai pas luire dans l’ivresse de leurs regards carnivores, l’effroi et l’écarlate de ma cruelle mise à mort… »

Canalisant mon peu de courage, je quittai lentement mon ultime protection d’un fragile équilibre désorienté par l’angoisse et l’obscurité. Ainsi se déplia, jusqu’à réussir à se dresser sur ses jambes, ce nourrisson apeuré que le marasme sommait de grandir s’il ne voulait pas mourir.

« Quel étrange spectacle… » songeai-je en contemplant ce néant.

Immobile, son vide nourrissait en moi la vision d’une armée de spectre flottant dans le silence qui cerclait ma chair. Prenant le soin de m’effleurer sensiblement pour me plonger dans une interminable anxiété, les murmures de leurs attouchements m’exhortaient à retourner m’ensevelir dans mon terrier de fibres. Terrifiée, il me fallait sans attendre suturer l’effilochement de mon peu de volonté, ma vie en dépendait. La décision fut donc prise d’ignorer ces chimères quand j’accomplis enfin mon premier pas, droit devant moi.

Le sol glacial qui le réceptionna me fit frisonner des pieds à la tête. Pourtant l’essai s’avéra un succès et forte de cet exploit, j’en fis aussitôt deux de plus en esquissant un sourire, visible des seules ombres qui lévitaient autour de ma victoire. Encore un pas et mon pied heurta un premier obstacle. C’était un mur, m’affirmèrent mes paumes en se posant sur sa surface. Il était gelé et suintant, comme celui d’une cave lugubre creusée à même la roche. Cette idée m’affola et la peur, sournoise, en profita pour reconquérir une partie de son territoire. A deux doigts de m’évanouir dans mes tremblements, je refrénai ce vertige avec force et refus d’en venir à défaillir. L’impérieux désir de répondre à l’appel de la couette se fit alors plus intense, mais la faim grandissante me permit de garder un semblant de contrôle qui m’empêcha de retourner à toute allure sur mes pas.

Je longeai le mur vers la gauche et avançai prestement quand, au bout de quatre pas supplémentaires, mes doigts empressés tâtèrent l’étendue d’une texture sèche.

« … une porte ? » me réjouis-je en m’empressant à trouver sa poignée.

Soulagée de découvrir à bonne hauteur le bouton de porte désiré, je le tournai pour inciser une faille dans le gosier de la roche. Aussitôt je fus frappée d’une cruelle désillusion quand ne se manifesta pas la moindre source de lumière. Ce n’était rien de plus que le passage d’un monde de ténèbres vers un autre… Sans doute emportée par la déception de n’en être pas plus avancée, je m’élançai pour m’y engouffrer, les mains tendues vers l’avant. Je n’eus pas le temps de mesurer l’intrépidité de cette réaction que déjà se manifestait, tout contre mes paumes, un second mur dont la texture lisse et froide me fit penser à du carrelage. L’idée me vint alors et palpant de mes mains le bas de la petite pièce, ma supposition se mua en certitude. Je pouvais dès-lors, et sans grande conviction, me consoler d’avoir trouvé les toilettes. Dans un dernier espoir, je cherchais l’interrupteur de l’éclairage.

« L’ampoule ne fonctionne plus… »

Refermant la porte pour continuer sur ma lancée, ma forme coulissante avait à présent gagné le coin de la pièce où ma hanche heurta un premier mobilier. La gestuelle avide, je tâtai en tremblant une surface froide et concave.

« … un évier ! »

Empressée, le robinet fut vite découvert et je pus enfin savourer la joie indicible d’y étancher ma soif. Allègrement abreuvée, l’euphorie me gagna alors toute entière. J’étais si fière d’enfin récolter les fruits de mon courage que je voulus, le cœur hardi, reprendre mon exploration de plus belle.

Ce fut alors au comble de l’exaltation que je perçus un grincement étrange qui vint rompre le silence cristallin de ma prison. L’inquiétude foudroyant aussitôt ma joie, si rare et précieuse, elle me remémora que le sort, ce tourmenteur, s’employait à me la rendre éphémère. Chacun de mes sens promptement réquisitionnés pour cet état d’urgence, je tentai de localiser la provenance de ce bruit quand il se fit entendre pour la seconde fois.

Aussitôt engloutie par la terreur, un troisième et funeste grincement m’averti qu’il trouvait son origine au niveau du mur, face à moi.

Chapitre III

L’escalier

Ce fut un instant d’épouvante interminable. Rien qu’un instant d’une horreur aliénante qui se démenait à me supplicier quand, soudain, un claquement aigu et un flash de lumière furtif accompagnèrent la chute d’une masse inconnue dans l’évier. L’inox ainsi frappé réverbéra son exclamation métallique en tout sens et, de cette détonation qui explosa en mon cœur terrifié, je fis demi-tour, saisie de frénésie, pour tenter de regagner le bastion qu’il ne m’aurait jamais fallu quitter. Détalant de manière inconséquente dans cette obscurité, ma jambe droite s’écrasa brutalement contre une surface solide. Saisie d’une vive douleur et dans l’élan de ma fuite, je m’effondrai.

Le sol sibérien s’alliait désormais à ma frayeur pour glacer tout mon être étendu contre lui. A présent tout à fait désorientée, je tentai de situer l’endroit de ma chute dans l’espoir de retrouver le chemin de la couverture. L’épouvante d’être mise en morceau fut si violente que mon cœur, à cette idée, battait à s’en extirper de ma poitrine.

« C’est mon imagination ! C’est mon imagination ! »

Recroquevillée sur moi-même, tremblante comme une feuille à deux doigts d’être arrachée par le souffle du vent, le silence jeta sur moi l’attente cruelle de me laisser vivre encore.

« Cette douleur lointaine… comme les incisions résiduelles de leurs dents acérées… la malveillance de mes cauchemars matérialisés… je ne peux plus respirer… je ne… »

Meow !

A cette salutation inattendue mes palpitations s’apaisèrent dans l’instant. Un semblant d’audace retrouvée, mon visage s’extirpa de la cachette de mes bras.
Je tendis alors la main qui se balança doucement dans l’obscurité, jusqu’à ce que la délicatesse d’une fourrure vienne s’y frotter.

« … un chat… »

Aussitôt mes traits s’enfoncèrent à nouveau dans mon bras replié quand la délivrance du soulagement s’échappa de mon corps frémissant. Ce visiteur incongru miaula une seconde fois en s’approchant pour cogner sa tête contre la mienne, comme désireux de me demander pardon pour la frayeur causée.

« Comment es-tu entré ici, toi ? » pensai-je tout en me redressant pour m’asseoir à même la pierre.

Déphasée par le contre-coup de ce stress intense, il me sembla alors que s’était élimée l’opacité de la nuit. J’élevai aussitôt le regard pour le perdre dans l’impénétrable, quand se laissa deviner l’inconsistance d’un rayon de lumière qui éclairait faiblement l’évier et les dalles de pierre. La magie de ce faible éclat se distillant, il me fit entrevoir la partie de la pièce qui se dessinait à présent sous la clarté de son chemin.

« D’où peut-elle bien provenir ? » pensai-je jusqu’à ce qu’il me fut donné de distinguer la circonférence lumineuse d’où émanait sa tranquille bienveillance.

Subjuguée, je me redressai pour acheminer ma maladresse vers la source de cette lueur, songeant que, peut-être, je me détournai en ce moment-même de mon corps.

« Un amas de chair qu’ils se régalent à dévorer encore… »

Ainsi la nitescence de cette charmille qui me dévoilait ses splendeurs venait-elle pour me guider en ce lieu, où mon âme en pleurs serait tendrement consolée par son doux Créateur. Cet absolu des plus ravissants m’enivra, tant et si bien qu’il ne fut rien au monde que je ne pus abandonner sans regret pour m’unir à Lui. Au plus près de ce cercle lumineux en suspension, l’espoir surréaliste qu’il me faisait ressentir se répandait en mon être exalté qui, désireux de le flatter de la main, déploya la fragilité de son bras dans un ineffable cantique seriné par un cœur exaucé.

Hélas, le sort s’acharnant à piétiner mon espérance, ce fut la morsure du métal gelé qui accueillit, de mes doigts, la caresse passionnée. La cruelle amertume de cette déception me fit brusquement rechuter sur la terre où la roche et ses miasmes m’avalèrent. Aussitôt, une souffrance aiguë me poignarda le cœur et, de cet abandon insoutenable, j’en répandis silencieusement l’agonie par les larmes. Le chat s’en ému de toute évidence et sauta sur le rebord de l’évier pour caresser mon bras ballant de son corps élastique. Telle une créature des neiges, la fourrure qui l’habillait révéla sa blancheur virginale. Le rayon de lumière sous lequel il s’était installé se reflétait sur la surface de ses poils pour lui procurer l’illusion, troublante, de jouir d’une aura phosphorescente.

« C’est donc par là que tu es entré ? » lui demandai-je de ma voix silencieuse tout en effaçant l’avalaison de mes peines.

Aussitôt son miaulement sembla venir acquiescer.

« … a-t-il entendu mes pensées ? »

Quoi qu’il en fut, la spontanéité de son affection réussit l’exploit de consoler mon chagrin et l’esprit à nouveau alerte, je refoulai ce doux songe brisé dans les oubliettes de ma psyché pour m’atteler, sans attendre, à de plus basses contemplations. Ainsi concentrai-je ma raison sur le mystère qui m’avait jusqu’alors fascinée toute entière. Cela ressemblait à une sorte de tuyau en fonte d’une vingtaine de centimètre de diamètre qui dépassait allègrement du mur qu’il transperçait. Sa bouche de fer était maintenue scellée par une plaque épaisse dont je palpai avidement les contours. Je sentis alors une sorte d’excroissance que je tirais vers moi. Une éclatante cascade de lumière déversa aussitôt son impétuosité dans mon excavation, m’aveuglant à tel point qu’il me fallut en détourner la vue.

Quelques minutes d’éblouissement et de sphères résiduelles me furent alors nécessaire pour m’habituer tout à fait à cette clarté nouvelle. Enfin, il m’était donné de faire connaissance avec le sombre décor de ma prison.

Les murs étaient en pierre, fissurés et suintants d’humidité. Par endroit, il y avait même de grosses taches de décomposition qui dessinaient, ci et là, d’inquiétants visages déformés. Le plafond, marqué par les impacts des pioches qui l’avaient taillé, était habillé d’un treillage de canalisations qui s’entremêlaient, tel un labyrinthe suranné de métal rouillé. La porte verdâtre des toilettes écaillait sa peinture en divers endroits de sa surface, m’évoquant une peau vieillie qui s’effritait sous les ravages du temps. Plus loin, la pièce tournait à gauche pour disparaître dans les ténèbres où se dissimulait, sans doute, l’escalier dont j’avais entendu les grincements. En face se trouvait le lit. Un matelas crasseux, posé à même le sol, et sur lequel était étalée la couette qui avait abrité l’angoisse de mes heures. Enfin, plus en amont, se dressait une table imposante sur laquelle trônaient les vivres laissées par Kirlian.

Cette vision me remémora la faim qui me tenaillait et je m’élançai vers elle en relâchant la porte de fer qui se referma dans la brusquerie d’un infâme geignement. A nouveau plongée dans le noir, je freinai l’élan de mon enthousiasme pour faire demi-tour à toute allure et rappeler la lumière qui était seule habilitée à chasser l’horreur de la nuit. Agrippée à l’épaisse ferraille, je sentis une nouvelle fois fondre mon courage et tel un enfant suspendu au cou de sa mère, ma vulnérabilité gémissait sa honte en pleine lumière.

« Combien de temps ce sanglot a-t-il duré ?… »

Quand je redressai finalement le visage, il me semblait m’être égarée l’espace d’une éternité. La douleur provoquée par la famine avait achevé de me reconnecter à la réalité. Je relâchai alors quelque peu l’emprise qu’exerçaient encore mes bras sur le métal gelé, tout en me désolant d’être à ce point pathétique qu’il m’était redevenu impensable d’être plongée dans le noir. Le destin s’acharnant une nouvelle fois, son sadisme semblait à présent vouloir me forcer à choisir entre deux besoins indissociables.

« Reprends-toi… il doit bien exister une solution ! » essayai-je de m’encourager dans cette tâche.

Plus solidement amarrée qu’une moule sur son rocher, je projetai la détresse de mon regard autour de moi. Ainsi recherchai-je l’objet qui remplirait la tâche essentielle de maintenir cette trappe ouverte. Il n’y avait presque rien dans la pièce hormis une grosse boîte en métal fermée par un cadenas et posée sur une petite étagère murale, à la droite des toilettes. Cela m’intrigua sur l’instant mais un problème plus urgent m’appelait à le solutionner. En effet, mes forces s’amenuisaient de manière inexorable. Je détournai mon désespoir de la clarté qui semblait alors me railler quand apparu à mon regard, planté solitairement dans la pierre, un anneau de métal envahi par la rouille. Je jetai alors un coup d’œil à mes poignets où était encore enroulée la cordelette de mes liens. Délivrée de la confusion, je venais de résoudre cet épineux problème.

Dans un élan d’énergie vivifiée par cette perspective, j’appuyai mon dos contre la petite porte pour la maintenir ouverte et ainsi libérer mes deux mains. Je m’attelai ensuite à défaire le nœud à mon poignet gauche. Silencieux, le chat se tenait assis à côté de moi, tout occupé d’observer avec étonnement mon manque d’habileté, quand mon obstination eut enfin raison de ces entremêlements.

Ces deux morceaux de ficelle en ma possession, il fut évident que cela s’avérerait insuffisant pour atteindre l’attache. Je les nouai donc ensemble, le plus solidement possible. Cela fait, je m’empressai d’en attacher une extrémité à la poignée de la trappe et, en l’ouvrant au maximum, de la nouer au vieil anneau. Sans prendre la peine de vérifier à ce que mon bricolage remplisse correctement sa tâche, je me précipitai vers la table comme l’affamée que j’étais bel et bien. S’offrant à la convoitise de mon regard, il y avait un pain emballé avec soin dans un sachet en papier. Sur celui-ci était imprimée l’enseigne de la boulangerie dont il provenait.

« Le Croissant de Lune… »

Mon esprit déphasé me joua alors cette scène de mon ravisseur qui s’en allait acheter la miche pour nourrir la fille séquestrée dans sa cave.
Contre toute attente cette vision, bien que terrifiante en elle-même, manqua de peu de m’arracher un sourire.

« La boulangère qu’il a sans doute remercié poliment n’aurait pu s’en douter un seul instant. » m’attristai-je. « Au-delà des apparences, silencieuses ou charmantes, que savons nous les uns des autres en vérité ? Les mondes s’entremêlent sans se deviner… mais jamais ils ne se pénètrent pour intimement se connaître… »

A nouveau, et sans même m’en apercevoir, je me perdais en digressions inutiles quand mon ventre miséreux ne se gêna pas pour me rappeler le sens des priorités. A cet instant contemplai-je enfin l’assiette frugale qui avait été dressée pour moi.

« Un fromage aux courbes sages comme le plus doux des mirages. le contemplai-je, l’âme soudainement étourdie. Mais aussi…

Une paire de pommes galbées et charnues,
Assoupies dans un lit de céramique pure,
Dont la peau des robes aux teintes safranées,
Déroulent le spectre des nuances ensoleillées… »

Très amusée par l’improbable poésie que m’inspirait la vue de la nourriture, je me laissai aller, sans retenue, à cette prose des plus saugrenues.

« Mais que suis-je affairée à l’éloge de cette becquetance,
Par le plaisir qu’en prennent mon regard et mes sens,
Quand mon pauvre estomac depuis le Purgatoire,
Hurle, se tord et se lamente de désespoir ! »

Sans plus le faire attendre, je m’empressai d’engloutir une tranche de pain avant d’offrir le fromage à l’avidité de mes morsures. Le goût était exquis. Mes papilles le savouraient comme si c’était la toute première fois qu’il m’était donné d’y goûter. Sentant petit à petit mes entrailles consolées de leur douleur, je flottai dans une sérénité des plus agréables. Puis, d’un bond décidé, le chat sauta sur la table pour me faire face, ainsi me dévisageait-il avant de me gronder d’un miaulement protestataire.

« Toi aussi, tu as faim ? » lui demandai-je. « Il est vrai que je te dois cette nourriture et bien plus encore, la lumière providentielle qui dissipe les persécutions de mes mauvais rêves. »

Rétablissant la justice, je coupai aussitôt trois morceaux du fromage pour les offrir à l’appréciation de son odorat. Festin faisant et tout en conjecturant la scène, je ne pus n’empêcher de sourire avec tendresse.

« Quelle vision peu glorieuse que la nôtre… Deux souris affamées grignotant leur fromage dans une sombre cave… »

Malgré ce triste état de fait, j’éprouvai beaucoup de joie à partager ce dîner avec celui qui était désormais mon compagnon de misère. Ici, plongée dans les ténèbres et l’angoisse, une lumière était apparue et la consolation qu’elle nous apportait fit luire un instant de beauté au milieu de la laideur de cet obscur endroit. Ce réconfort inespéré était hélas entaché par le sol gelé qui me mordait la plante des pieds. L’anesthésie s’était insidieusement muée en une douleur lancinante, à tel point qu’un petit aménagement me sembla alors s’imposer.

Je me dirigeai vers le matelas et l’empoignai pour le traîner, non sans peine, au milieu de la pièce. Là où la clarté était la plus intense et dessinait, sur les dalles suintantes, un cercle de lumière éclatant. J’attrapai mon compagnon au passage et repris une autre tranche de pain ainsi que le fromage, pour continuer le repas plus au chaud sur la couette.

« On sera bien mieux ici, qu’en penses-tu ? » m’entêtai-je à le questionner vainement tout en lui offrant le second service.

Je pouvais maintenant l’observer à mon aise et plus en détail pour aussitôt lui remarquer une charmante singularité.

« Tu as vraiment de grandes oreilles pour un chat ! » pensai-je, amusée de lui trouver davantage l’allure d’un lapin à celle d’un félidé.

A présent rassasiée, ma tranquillité pouvait à nouveau laisser vagabonder mes pensées. La question qui s’imposa d’emblée fut de savoir depuis combien de temps ce Kirlian s’était absenté. Une remémoration bien floue me fit évaluer que plus de deux jours avaient du s’écouler avant que je ne me décide à explorer les lieux.

« Ce qui veut dire qu’il me reste encore cinq jours pour trouver le moyen de m’échapper ! »

Mon peu de concentration plongée dans cette réflexion, j’en fus distraite quand le chat se frotta à mon avant-bras pour étendre sa délicatesse contre moi. La clarté du jour qui nous parvenait encore avait commencé à se dissimuler sous le pastel duveteux de ses draps.

« Oui, tu as raison, cela me fera le plus grand bien, à moi aussi… » m’assurai-je et comptant sur ce repos pour achever de me restituer la pleine mesure de mes forces.

Réprimant l’angoisse due à l’obscurité qui étendait l’opacité de son manteau, je me réjouis d’être à ce point exténuée que le sommeil m’aura exilée bien avant que la nuit ne reconquière ce territoire. Ainsi m’allongeai-je tout contre le chat et, nous calfeutrant sous l’épaisseur de la couette, je fixai du regard la petite trappe qui accomplissait de sceller sa paupière.

« Demain, sans nulle doute, je reprendrai la liberté qu’il m’a volée ! »

Emplie de ce vif espoir, mon visage acheva de s’enfouir sous la couverture. Blottie et sécurisée, je m’assoupis sereinement dans les effluves du soir.

Au petit matin, ce fut tout au contraire harassée que je m’éveillai, baignée dans la lumière qui n’avait pas oublié notre rendez-vous, à l’instar de ma vitalité. Après m’être étirée sans véritablement réussir à chasser ma somnolence, je pris l’une des pommes dans le plat avant de me rasseoir sur le lit. Tout en croquant sa chair aqueuse et sucrée je constatai, au bout de quelques minutes d’une évagation coutumière, que le chat n’était plus présent dans la cave.

« Il est sûrement parti faire un tour. » conclus-je, cette perspective me faisant envie. « Il a raison et je compte bien en faire autant ! »

Résolue, je me dirigeai vers le robinet pour y boire mon content avant d’en profiter pour me laver le visage. L’eau était froide et acheva de me réveiller totalement. Tournant ensuite le dos à l’évier pour déposer mes mains sur son rebord, j’étais bien décidée à sortir d’ici au plus vite.

Mon regard croisa une nouvelle fois la petite malle rouge qui avait chatouillé ma curiosité la veille. Je l’approchai aussitôt pour m’en saisir et la déposer sur la table. Elle était lourde et semblait contenir un objet massif qui en comblait l’intérieur. Un son presque inaudible attira alors mon attention et semblait trouver son origine dans les entrailles de la boite de fer. Approchant l’oreille, je perçus plus distinctement ce tempo mystérieux que j’identifiai maintenant comme étant le tic-tac d’un probable réveil enfermé là.

« … j’espère que ce n’est pas une bombe… » m’alarmai-je sans pour autant valider cette improbable hypothèse.

Je tentais alors de forcer l’ouverture en agrippant ce qui devait être la poignée pour la tirer de toutes mes forces, sans résultat. La faiblesse de ma musculature m’affirmait qu’il me serait impossible de l’ouvrir, ainsi laissai-je tomber cette stupide boîte pour en revenir à mon idée première ; m’évader. La seule issue possible était sans aucun doute la porte qui se dressait tout en haut de l’escalier.

« … l’escalier… »

Le premier problème, insurmontable à mon sens, était qu’il ne se trouvait pas éclairé, la lumière étant arrêtée par le mur qui se prolongeait vers le centre de la cave, et qui bifurquait sur la gauche pour former la petite pièce des toilettes. Après mon exploration de la veille dans le noir complet, je me trouvai bien idiote d’être à nouveau prise d’angoisse pour si peu. Mais cet endroit, en particulier, avait une deuxième raison de m’effrayer. Elle s’avérait d’ailleurs si ridicule que j’eus honte d’oser même y songer. Mais, après tout, je ne faisais-là que de me le confesser à moi-même, une fois encore.

« Le son grinçant qu’émet le vieux bois me terrifie… »

Je ne saurais véritablement en expliquer la raison tant mes souvenirs m’apparaissaient embrumés, à la manière d’un rêve. Et pourtant… c’était une absolue certitude en mon cœur.

« Ce son atroce… a toujours été celui de leurs grognements quand ils rampaient jusqu’à moi… »

Mes palpitations s’accélérèrent à cette simple pensée mais je la fis taire aussitôt, redoutant à juste titre de perdre le fragile contrôle exercé sur mon angoisse.

« Gravir ces interminables marches… Il me faut à présent m’y résoudre, si toutefois je désir m’échapper de ce lugubre endroit. Après tout, le monde entier s’empresserait de m’affirmer qu’il ne s’agit, sans énigme, que d’un vieil escalier en fin de vie. Et c’est ce que je dois maintenant m’efforcer de penser pour gagner ma liberté ! »

L’opacité du néant me toisait, tremblante à ses pieds. Je pris alors une grande respiration et m’avançai, par force de nécessité, au-dedans de cette cavité de ténèbres qui m’avala d’une seule bouchée. Tâtonnant à présent dans son gosier et en dépit de mes efforts pour les repousser, les images de mes cauchemars se battaient pour s’imposer à mon esprit. L’insoutenable saisissement de pressentir le sol se dérober sous mes pas exacerba l’agitation de mon cœur. J’allai céder à la panique au bout de quelques pas seulement quand, plus haut sur ma gauche, se dessina la finesse d’un sillon de lumière. L’espoir rejaillit à la vue de la clarté pour aussitôt enflammer ce poltron de courage et, guidée par ce phare, j’avançai dans sa direction en toute hâte quand mon pied heurta soudain l’escalier. Je me retournai alors un court instant pour contempler le décor éclairé de ma prison que la peur me faisait presque regretter d’abandonner.

Désormais je goûtais la saveur véritable du baiser de l’épreuve.

Je rassemblai alors tout ce que je pouvais contenir de persévérance pour déposer le pied sur la première marche et m’y élever.

« … Aucun son… pas le moindre grincement… »

Soulagée, je repris sans attendre mon ascension, les mains tendues vers l’avant jusqu’à toucher le mur qui me faisait face, dessinant en mon esprit la partie de ce cachot dont la muraille était enténébrée. Je pivotai alors vers la gauche, suivant le chemin que m’imposait l’escalier et qui me plaçait maintenant en contrebas du trait de lumière dont la lueur, me sembla-t-il, s’était accrue.

« La porte n’est plus qu’à quelques mètres de moi ! »

A nouveau exaltée jusqu’au débordement je m’accolai à la paroi, badigeonnée d’humus poisseux qui avait néanmoins la charité de guider mon équilibre. Le souvenir de la terreur avait pourtant déserté l’amplitude de mon âme quand je fis soudain le pas de trop. Sous l’indolence de mon pied qui se figeait, le bois venait de grommeler son premier avertissement. Aussitôt mon être en fut statufié. Ils étaient bel et bien là, ballet d’ombres sinueuses, sournoisement tapies et ne se lassant jamais de ma compagnie.

« Est-ce leur salutation en préliminaire d’abominables retrouvailles ? » spéculai-je en tremblant. « pourquoi me poursuivez-vous… où que j’aille ? »

Pourtant, malgré l’horreur que m’inspirait ce grognement je ne pouvais, si proche du but, me résoudre à succomber aux assauts de l’effroi.

« Un autre monstre, plus terrible encore, va bientôt revenir en ce lieu et force est de constater que je le redoute bien davantage à mes pesantes chimères… »

Vile et faible, je m’empressai de sceller mon regard. Cela ne fit bien sûr pas la moindre différence mais, comme si par cette action extérieure je me dissimulais en moi-même jusqu’à me rendre invisible, ainsi quelque peu détachée de la réalité de ce lieu me fut-il possible de continuer sur ma lancée. Chaque nouvelle marche grinça dès-lors avec plus de sévérité que la précédente. La menace s’était faite à ce point palpable que je pouvais maintenant les entendre maugréer, comme s’ils avaient glissés le vaporeux de leurs formes jusqu’à mes chevilles tremblantes. Des larmes de terreur s’écoulaient le long de mes joues et j’avais presque oublié la raison qui m’avait poussé à entreprendre cette folie quand mes mains, dans une gestuelle désespérée, se posèrent enfin sur la porte du rez-de-chaussée. Dans un soulagement d’une ferveur à m’en expirer l’âme, j’oubliai quelque peu l’infâme agglomérat qui tapissait mon dos pour me saisir de la poignée. Déçue mais sans réelle surprise, la porte était bien entendu fermée à double tour.

« Mais, peut-être me sera-t-il donné de la forcer ? » espérai-je encore.

Prenant aussitôt appui sur mes jambes, je frappai sa surface d’un coup sec de l’épaule. Elle ne bougea pas d’un iota alors je réitérai mes assauts avec force et conviction, sans plus de succès. Saisie par une intense frustration, je me baissai pour observer la pièce dont elle m’interdisait l’accès, par-delà l’écart entre le sol et la porte. Une nouvelle déception m’assaillit alors car la fente s’avérait bien trop mince pour y distinguer le moindre détail. A bout de nerfs et étreinte une nouvelle fois par l’angoisse, je me relevai pour tambouriner sa surface, m’écrasant sur son inflexibilité avec toute la médiocrité d’un corps frêle. La douleur dans mes poings devint très vite aiguë mais, ne m’en préoccupant pas, je ne pouvais penser à autre chose qu’aux insistantes présences dissimulées derrière-moi. La seule issue possible étant cette porte au cœur de fer, insensible à mon calvaire. Désormais me gardaient-elles acculée dans cette hauteur. Je fus saisie des craintes les plus véhémentes au point de ne pouvoir enrayer de la marteler quand, soudain, victime de cette frénésie, je glissai de la marche sur laquelle mon pied avait pourtant enraciné son appui.

Un indescriptible vertige s’ensuivit et il me sembla que mon cœur refréna sa course folle jusqu’à cesser de battre, l’espace d’un interminable instant. De cette décélération intérieure qui s’étendait maintenant pour impacter la réalité, j’avais le sentiment de léviter par-dessus la surface moelleuse du vide dans lequel je m’enfonçais.

« Encore ? Cette sensation, c’est… le temps qui ralentit sa course ? »

Cette suspension irréelle s’amenuisait pourtant de façon exponentielle tandis que la danse tranquille des boucles fauves de ma chevelure accélérait sa cadence. Me sentant à nouveau tomber vers le fond de la cave où me réceptionneraient mes sinistres compagnies, je présentais ce terrible instant où ma chair s’écraserait sur le pavé de l’abîme. Aussitôt, la première collision se fit avec le mur sur les striures duquel mon dos s’écorcha. J’endurai ensuite les vicissitudes de mon abrupte débâcle et dévalai le reste de l’escalier pour finir ma chute à ses pieds.

Étendue sur les dalles gelées, la chair inanimée, la calamité que j’étais délaissa de se lamenter sur la souffrance de son corps en morceaux. Puis, au terme d’un égarement dont la durée exacte m’avait échappée, ma silhouette distordue redressa tout en lenteur le poids de son fardeau. Alors, dans le soulèvement d’un cataclysme intérieur, j’explosai tel un pantin dont l’épouvante faisait à présent gesticuler les membres. Soumise à sa percée sauvage, je n’avais plus aucun moyen de contenir la démesure de sa furie. Les cris de détresse qui s’égosillaient en moi ne dépassèrent pas le seuil de ma trachée où ils s’agglutinèrent jusqu’à l’obstruer. Dans une série de soubresauts incontrôlables qui contractèrent ma chair avec violence, j’étouffai soudainement et, prise de panique, mes mains se précipitèrent à ma gorge. Le décor qui m’entourait sembla tourner de plus en plus vite jusqu’à menacer de s’écrouler sur mon être. Prisonnière de cette démence soudaine, je déambulai sous son diktat telle une âme possédée dans ma geôle de pierre. Asphyxiée, je me sentais mourir, basculer dans un gouffre sans fond d’où l’espérance était absente.

Ma volonté d’y résister fut toute proche de rendre les armes quand, tel un violent coup de tonnerre qui m’assourdit, un fracas métallique me fit tressaillir au point de débloquer dans l’instant mon souffle emprisonné. Je tournai alors ma terreur en direction de l’évier quand j’y aperçus le responsable. C’était le chat, de retour de sa promenade et qui me regardait, le torse fièrement bombé, comme s’il se croyait ce héros qui me sauva in extremis d’une mort promise.

Mon esprit mesurant alors toute l’ampleur de cette expérience, je compris que la folie m’avait étreinte avec tant de fièvre que mes facultés s’en trouvaient encore désorientées. Pourtant, mon seul regret en cet instant de supposée délivrance fut de subsister la captive de cet enfer. A bout de nerf, je me laissai tomber à genoux sur le matelas, redoutant de perdre la raison à l’idée d’être enfermée ici pour le restant de mes jours. Tandis que mon âme semblait succomber au maléfice d’une transe sinistre, la spontanéité du chat le fit s’inviter sur la rigidité de mes jambes. De sa petite tête alors, il caressa mon épaule. Baignée dans un désespoir livide, je constatai que, malgré elles, mes lèvres avaient esquissé un sourire.

« … heureusement que tu es là, mon ami… » pensai-je en réalisant qu’il était tout à fait véritable que je n’avais que lui au monde.

Sa présence m’apaisait et je remerciai le Ciel de me l’avoir envoyé. Il s’était montré le gardien de ma folie et venait de m’empêcher d’y sombrer.

« Comme j’aimerais pouvoir en un son te nommer et te voir, tout rond de dos, t’étendre dans une caresse, extasié de te faire ainsi couronner. Ma si précieuse compagnie… comme ma voix aimerait te le confier… »

Une vision m’apparut alors et au bout de quelques secondes d’égarement, je me tournai dans sa direction, l’âme exaltée.

« Tu es un ange descendu du ciel ! » proféra ce coup de cœur qui résonna en moi d’une force telle qu’il me sembla presque l’entendre se réverbérer de part et d’autre de la cave.

Hélas, au-dedans des murailles de ma propre chair venait de s’écraser lamentablement sa puissance. Déjà cette émotion se dissolvait dans les méandres de mon silence, et cette cruauté ne me laissa que l’insoutenable certitude de n’être rien, pas même la tristesse et les larmes qui m’envahirent soudain.

« … je suis impuissante à lui exprimer ma reconnaissance… impuissante à sortir d’ici… impuissante à tout ce que je désir entreprendre, de la plus difficile à la plus simple des actions… »

Anéantie, je me recroquevillai sur le matelas, tourmentée par la fatalité car, quoi que je fasse, une telle insignifiance ne méritait pas d’autre sort que celui-là. Finalement, et par un tout autre chemin, je venais de toucher le fond du gouffre où me laisseraient à raison dépérir les astres. La fatigue s’insinuant en moi comme le plus enviable des remèdes, ma pesanteur s’endormit par-dessus la couverture, toute humide de mes pleurs.

Hélas, cette nuit de repos n’avait fait que de reporter sans aucun fruits mon désarroi car, le lendemain, c’était le cœur fatigué et le corps endolori que je réintégrai la réalité de ma prison. Gelée de la tête aux pieds, mon seul souci était de me glisser sous la couverture, telle une hermine qui se réfugie dans la sécurité de son terrier. Immobile, je n’accordais d’intérêt qu’à la chaleur réconfortante de la couette qui me dissimulait.

« A quoi bon me lever… mes papilles m’affirment qu’il n’y a plus de saveur en rien… alors que ce rien soit désormais l’époux du mien… »

Le chat quant à lui ne dédaignait pas sa joie de vivre et, après s’être étiré dans un bâillement interminable, il sauta avec agilité sur la surface de la table. De cette hauteur, son miaulement fit aussitôt retentir ses exigences. En réponse à sa requête, la mollesse de mon bras s’extirpa de ma précieuse chrysalide pour lui indiquer la nourriture à sa gauche.
Il ne s’y intéressa aucunement et poursuivit de me signifier son désir véritable.

« Je t’en prie, n’insiste pas… je n’ai pas la force de me lever… » le supplia mon silence tandis que je me recroquevillai davantage.

Sans doute me fixa-t-il un instant jusqu’à se lasser de mon absence de réaction. Je l’entendis alors sauter sur l’évier pour disparaître dans le tuyau.

« Oui, profite de ta liberté pour aller t’amuser dehors… » pensai-je, un peu plus affligée par cette chance qu’il avait d’être si menu.

Les heures se succédèrent ensuite, colorées de rêveries, d’angoisses éplorées et de somnolences qui m’en délivraient par intermittence. Mon enlisement inexorable avait déprécié ma nature au point où tout m’était enfin devenu égal, même le mince espoir de liberté qui subsistait malgré tout. Comme une mauvaise herbe qui s’entêterait à repousser sans cesse. Insidieusement, la perspective de me laisser mourir s’était faite l’ambition désormais assumée de mon inertie. Ainsi, le temps qui me séparait de ce suprême instant n’était plus, à mes yeux, qu’une insupportable éternité.

« Ô, Mort… que n’exauces-tu ce corps en sa tombe où il se tord ? »

Hélas, sa cruelle indifférence dédaignait mes appels à la clémence et je m’obstinais à l’invoquer encore, embaumant cette parcelle de Latomies par l’aria silencieux d’une interminable agonie.

Bien plus tard, j’étais endormie quand le fracas de la foudre qui s’abattit non loin d’ici m’extirpa de l’hibernation.
Un violent orage venait d’éclater. L’assombrissement du ciel avait peint ma prison de noir et la pluie torrentielle, déversée dans l’évier par la bouche béante de la trappe, faisait un boucan de tous les diables.

« Le chat ! » m’alarmai-je pour aussitôt m’agenouiller et tapoter le sol des mains dans l’espoir de sentir la douceur de sa toison se frotter à moi.

Au bout d’une vingtaine de seconde passée ainsi, je dus me rendre à l’évidence.

« Il n’est pas ici ! » m’affolai-je jusqu’à l’éclosion de la panique.

Accompagnant sa montée, la culpabilité si coutumière à mon existence me poignarda de sa lame émoussée.

« C’est ma faute ! » m’accusèrent farouchement mes pensées.

Sans attendre, je me précipitai à l’ouverture mais au-delà du torrent d’eau coléreux qui s’y écoulait, je ne pouvais rien pénétrer de l’épaisse obscurité. Incapable de m’égosiller, je frappai le tuyau de métal d’une succession de petits coups secs, espérant qu’il percevrait mon appel d’entre les dégorgements de cette bouche de gargouille. Les minutes s’écoulèrent et toujours aucun signe de lui. Envahie par le désespoir, je regagnai le matelas, frigorifiée par le souffle de l’orage qui avait ébroué sa fureur sur mon visage.

« Mais qu’ai-je fait ! » repris-je de me flageller.

J’emprisonnai alors ma tête entre mes paumes pour aussitôt laisser dégringoler son poids sur mes genoux. Plus mal que bien, je tentai d’encaisser la tristesse qui me martelait avec véhémence quand se redressa mon visage, tout humide de mes peines. Saisie par une impulsion, je ne sus véritablement pourquoi mes mains se lièrent ensemble avec force et tandis que se scellèrent mes paupières, ce sentiment sembla jaillir en l’intensité de mon cœur meurtri.

« Mon Dieu… je vous en prie…
Ne me privez pas de mon compagnon…
Faites qu’il revienne, sain et sauf,
Pour illuminer à nouveau les ténèbres de ma solitude… »

La souffrance touchant du doigts l’affliction, je me désespérais que quiconque puisse entendre les cris silencieux de ma détresse quand soudain, le miaulement de mon compagnon se fit entendre.
Aveuglée par l’obscurité, je retins aussitôt mon souffle en précipitant mes mains vers la trappe. Le bout de mes doigts effleura alors la souplesse d’une texture imprégnée sous laquelle brûlait la chaleur de la vie. Je ressentis alors la vibration de son ronronnement dont le tapage ambiant avait rendu inaudible l’affectueuse mélodie.

« …il… il est là… trempé comme une souche, mais bien vivant ! »

Le corps tremblant et l’âme intensément brûlante, je le pris dans mes bras pour l’étreindre avec tendresse.

« Je te demande pardon… pardonne-moi… » sanglotai-je intérieurement tandis que ma chemise de nuit se faisait imbiber de l’eau dont sa fourrure était gorgée.

Mais comme cela m’était égal, puisqu’il était à nouveau là. D’un geste ample, je me saisis de la serviette qui entourait le restant de fromage. M’asseyant sur le lit, je tentai à présent de sécher sa toison entre deux caresses qui le ravissaient. Ce bonheur immense qui distillait en moi sa douceur m’avait transportée à cent lieux de ma résignation des dernières heures. En mon cœur s’était éveillée l’envie de le conserver à tout prix.

Mon œuvre de séchage accomplie, je déposai délicatement mon ami sur la couverture pour me coucher à ses cotés et laisser à mes doigts la joie de l’aduler. Emportée par un sourire, je songeai alors à ce vieil adage du « jamais deux sans trois ».

« Car une fois de plus, tu viens de me sauver la vie ! » pensai-je, emplie de tendresse pour mon petit sauveur. « J’avais abandonné et tu m’as rappelé ce que peut être le bonheur. Je veux le ressentir avec autant de force à l’avenir ! »

Une fatigue soudaine venant alors ternir l’apogée de ma volonté retrouvée, ma conscience commença à sombrer délicieusement dans l’anesthésie. Je m’empressai donc de retenir cette grâce de détermination quelques instants encore, afin de la placer toute entière dans cette unique résolution.

« Et c’est pourquoi je vais tout faire pour m’en sortir ! Je te le promets ! »

L’orage semblait s’être éloigné. La pluie avait enfin cessé de déverser son impétuosité dans notre abri qui, de par l’incompréhensible bonheur qu’il renfermait, s’était transformé en véritable petit havre. Hormis le rythme régulier des gouttelettes qui tombaient une à une sur la surface de l’évier, le calme était à présent revenu. Le chat chantait pour moi la berceuse de ses ronronnements et ne bougeait plus du creux de ma hanche contre la chaleur de laquelle il était venu se blottir. Je le caressais sans m’en lasser et, soucieuse de tenir ma promesse, je réfléchissais à la suite probable de mon existence. Il était maintenant évident que je ne m’évaderai pas de cet endroit et qu’il me fallait composer avec le retour prochain de mon ravisseur.

« Quelles peuvent-être ses intentions véritables ? Qu’attend-il de moi ? »

Ne pouvant répondre par moi-même à cette angoissante question je repensai, sans aucune nostalgie, à l’age de mes dix ans. A cette terrible succession d’événements dont le point final avait été l’embrasement de mon foyer. Ce qu’il s’y était passé ce jour-là m’avait fait prendre la décision de me couper du monde pour toujours, et puisque c’était une réaction que ce Kirlian semblait désirer, c’était-là un domaine où je pouvais prétendre exceller.

« Me cacher dans mon propre corps ! En sa présence, mon âme se rétractera si profondément qu’aucun de ses actes n’aura le pouvoir de m’atteindre ! Je ne serai ni le témoin ni la complice de ses ambitions, quelles qu’elles puissent être ! »

Cette probable présomption demeura pourtant vivace en mon cœur et je m’en persuadai, jusqu’à ce que la fatigue vienne éclipser de mes pensées cet avenir funeste et redouté.

Le lendemain matin, la profondeur de mon sommeil fut troublée par une succession de sons distordus dont l’écho me parut s’amplifier, jusqu’à m’arracher à la douce étreinte de Morphée. Encore somnolente, je réalisai à peine de quoi il pouvait bien être question quand le bruit d’une porte qu’on claque acheva brusquement de me ranimer. La chair pétrifiée, mon regard se fixa sur le plafond tandis que mon cœur affolé résistait encore aux assauts de la terreur.

« Ai-je rêvé ? » espérai-je naïvement quand je perçus soudain des bruits de pas en provenance de l’étage.

Aussitôt cette certitude acquise, mon sang ne fit qu’un tour.

« Il est revenu ! »

Chapitre IV

Les belles nuits de Vacègres

Ma chair se pétrifia.

« Ai-je à ce point mal estimé les jours écoulés ou bien a-t-il écourté son mystérieux voyage ? » m’affolai-je, martelée par mes pulsations dont le tintamarre intérieur assourdissait mes oreilles.

Quand ses pas semblèrent le diriger lentement vers la porte de la cave, ce fut à cet instant que se dissipa la paralysie de mon corps. Immédiatement, je me remémorai la décision qui avait été prise la veille de replonger dans la catalepsie. Cette soudaine présence et l’agitation en provenance de l’étage avaient éveillé le chat qui étira la souplesse de sa musculature.

« Le chat ! » m’affolai-je de plus belle. « Kirlian ne doit pas le découvrir ici au risque de me séparer de lui ! »

Dans la panique et ne sachant pas si le temps me serait donné, j’attrapai mon compagnon pour le pousser dans le tuyau. Les mains tremblantes, je m’affairai ensuite à décrocher le lien de son attache.

« Je suis désolée de te bousculer ainsi ! » pensai-je. « Mais je te promets de venir t’ouvrir cette nuit, quand tout danger sera écarté ! »

Afin de m’assurer qu’il ne puisse pas s’inviter ces instants où Kirlian m’imposerait sa présence, je nouai solidement la ficelle autour des deux anneaux de la fermeture, scellant la trappe et redonnant ses droits à la nuit. J’eus tout juste le temps de regagner le lit et comme pour pallier mon mutisme, le sinistre grincement de la serrure se lamenta en se déverrouillant. La porte se déployait à mesure que la lumière de l’étage tapissait l’ombre de mon ravisseur sur le mur d’en face. Aussitôt les deux néons du plafond s’allumèrent en clignotant de manière épileptique. Quand la lividité de l’éclairage se stabilisa finalement pour achever de sculpter les contours de cette cavité, ses pas assurés entamèrent leur descente en ce qui était la profondeur de son antre. Sous la pesanteur de sa masse qui accablait le vieil escalier, il satura dès-lors le silence de grognements, exhalés d’entre les avaloirs béants des espaces qui séparaient les marches.

« Veut-il me prouver en méprisant l’hostilité de ce tapis d’écueils qu’il ne les craint pas, comme si le Maître de ces lieux se trouvait être fatalement plus redoutable ? »

Après avoir affronté les chimères de l’obscurité, ma prochaine épreuve consistait cette fois en un glacial et imminent face à face.

Perpendiculaire à sa position, je me tenais assise sur le matelas quand mes bras, dans un désir ardant de protéger mon intégrité, enroulèrent leur nervosité tout autour de mes jambes repliées. Ravalant sans succès l’épouvante, mon courage capitula sous la bannière de mes boucles échevelées quand mon visage y plongea ses tremblements irrépressibles. Puis, annihilant le sinistre tempo battu par l’indolence de sa descente, il clôtura son entrée par un duo de note soupiré en deux pas étouffés par-dessus le pavement biscornu. Aussitôt, la souveraineté de son envahissante présence se répandit jusqu’à combler le plus lointain recoin de ma cellule. En mon être la tétanie demeurant, je sentis mon existence comme dépouillée d’une complexité qui l’avait jadis colorée. Cet homme, moi et les murs de cette boite, ainsi se rétrécit ma conscience en l’abandon du souvenir de ses arômes. L’essentiel en mon cœur m’avait à nouveau désertée.

« Cet endroit où je me sentais chez moi… » murmura la braise d’un espoir presque consumé. « Je veux y retourner… où qu’il soit… »

De sa corde unique mon âme vibrait en ce souhait, quand le silence de ma mélopée fut soudain surplombé par le timbre de sa voix posée.

— Bonjour, Evy.

Mon corps se crispa à cette lugubre salutation dont l’écho induisait en mes perceptions l’irréel d’une omniprésence éternelle.

— Tu te portes bien à première vue. ajouta-t-il aussitôt, satisfait. Je m’inquiétais d’ignorer si tu oserais sortir de ta cachette pour t’alimenter.

Le bruissement du tissu de ses vêtements me parvint alors pour m’indiquer qu’il avait commencé à m’approcher.

— Mais je constate sans grande stupéfaction que l’instinct de survie reste plus fort que tout. Même pour toi.

Un pas après l’autre et dans une lenteur qui sembla ralentir le temps lui-même, ainsi s’approcha-t-il pour me rendre cet instant insoutenable.

— Alors, comment c’était ? Raconte-moi ! m’interrogea-t-il sur un ton curieux à l’amusement palpable. As-tu apprécié cette expérience ? Je suis sûr qu’elle a dû être très intense !

Malgré mes efforts pour rester de marbre, mon regard à demi dissimulé par mes cheveux et mes bras fit alors glisser sa terreur luisante en direction de la source de ses tourments. La lumière crue sous laquelle il se tenait maintenant immobile se révélait à ce point éblouissante que je ne pus distinguer davantage que la forme générale de sa silhouette.

— Hum… les traits de ton visage semblent me gémir tout le contraire. ajouta-t-il, quelque peu déçu.

Bien que le haut de son corps demeurait dissimulé dans la clarté aveuglante, je pus néanmoins affirmer qu’il était d’une constitution oblongue, à la limite de l’androgynie. Ce corps fantomatique à la détente élastique ne s’affublait que de noir, comme si délibérément il se désirait sinistre en tout. Son regard que je ressentais pénétrant semblait maintenant m’examiner de la tête aux pieds.

— Tu t’es blessée ? s’exclama-t-il aussitôt.

Déstabilisée par la gravité de son affirmation, je fis courir l’empressement de l’anxiété sur ma jambe dénudée. Là, j’y découvrais l’estampe d’une ecchymose au style abstrait tatouer mon tibia de nuances cobalts. Loin de me porter à m’affoler davantage, ce fut tout au contraire l’esprit tranquille que j’admirai la poésie visuelle de ce dégradé, sans doute causé par ma chute malheureuse dans l’escalier. Le peu de lumière disponible couplée à la somnolence de toute souffrance physique m’avaient laissée dans l’ignorance d’être revêtue d’une si charmante parure. Mais alors que ma contemplation m’absorbait au point d’avoir délaissé la terreur de sa présence, Kirlian s’empressa de parcourir la distance qui nous séparait encore. Il s’agenouilla alors à ma hauteur pour se pencher sur mon mal, m’arrachant par la même à la délicatesse de l’égarement. Mon regard se précipitant sur son visage tout à coup si proche du mien, ce qui n’était jusqu’ici que l’esquisse de ses traits se figea dans l’acrylique d’un lumineux portrait.

Alors, mes yeux écarquillés plongés dans les siens, je le reconnus.

Deux semaines plus tôt…

Vacègres était une petite ville rurale à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Budapest. Touristique, elle était bien connue pour son vin de Tokay. Louis XIV en fut friand au point d’avoir baptisé ce nectar « le vin des rois, le roi des vins » ce qui, plus de trois-cent cinquante ans après, faisait toujours la fierté de ceux qui en avaient conservés précieusement l’art et la manière.

Mais Vacègres la florissante possédait également une seconde particularité. Au milieu de la forêt, aux abords de la ville, se dissimulait ce qui était officiellement pour les gens extérieur, un centre de repos. Toute honte et malaise mis à part, il s’agissait en réalité d’une annexe de l’asile de la capitale.

« ma maison… »

Je ne m’y trouvais pas véritablement heureuse mais c’était le choix que j’avais fais, sept ans plus tôt, et même s’il m’avait souvent contristée, ce fut le seul qui me préserva de ce que je voulais fuir alors. Ici, isolée pour toujours du monde extérieur, l’existence réglée par la main même de l’horloger, deux vies discordantes s’offraient à moi.

A neuf heures précise, une infirmière venait quotidiennement m’extirper d’un sommeil sans rêve. Hardie, elle tirait tout d’abord les vieux rideaux orangés qui gardaient captif en ma cellule la teinte d’un soleil qui rechignait à se lever. Après m’avoir servi mon déjeuner qu’elle me faisait avaler à l’aide d’une cuillère jetable, elle me lavait pour aussitôt me vêtir d’une nouvelle chemise de nuit blanche. Allongée sur mon lit en un état végétatif, arrivait ensuite la visite éclair du docteur Kénard ou de ses assistants, en fonction de sa présence au sein de l’établissement. Attelés en vain à me faire prononcer quelques paroles, ces derniers s’interrogeaient et spéculaient sur la bizarrerie de mon état. Mais cela faisait des années déjà que je n’espérais plus être comprise en quoi que ce soit. Leurs visages, déconfits par une indifférence paradoxale, ne faisaient que renforcer jour après jour cette conviction. Une bête curieuse, épiée par des visages dénués de compassion, voilà tout ce que j’étais.

« Entrevoient-ils les larmes d’une souffrance silencieuse qui s’écoule de mes yeux hagards, comme les deux insondables gouffres de mon désespoir ? »

Elle retentissait alors de par tout le quatrième étage où les patients séjournaient, la sonnerie qui annonçait l’heure du repas de midi. La plupart du temps, la composition de notre bouillie se répétait au fil des jours. Mais pourquoi se soucier d’émerveiller le palais de pauvres déréglés mentaux ? Pourtant, en ce qui me concernait, c’était très bien ainsi. Tout le jour s’écoulant, je ne désirais aucunement prendre le moindre plaisir et comme pour rendre la pareille à ce monde, je m’enfermais dans une profonde indifférence de tout ce qui pouvait m’entourer. Certains diraient d’une telle obstination qu’elle était hautaine en plus de se révéler vaine.

« Mais comment faire… dés-lors où le décorum semble s’être évidé de cette essence que l’on nomme « la vie », qui se donne et se reprend elle même à l’envie ? »

Une fois le repas terminé, l’infirmière débarrassait le plateau et m’emmitouflait dans un peignoir rouge marqué des initiales du centre. Un A et un V qui se chevauchaient pour donner cette image de deux triangles qui s’interpénétraient. Elle me conduisait ensuite à la salle de jeux, une grande pièce aux nombreuses baies vitrées dont les volets étaient toujours gardés clos. Comme si la lumière nous était également confisquée, seule l’armée de néons agencés à la file indienne sur la surface des haut plafonds éclairait la multitude de nos visages livides. Là, ils entassaient les patients dans ce qui ressemblait davantage à une garderie qu’à un hôpital ayant vocation à nous guérir. Dispersés d’un coin à l’autre, d’âges et de sexes différents, mes congénères arboraient un visage blanc et sans expression, pétrifiés pour la plupart dans une torpeur malsaine. C’est là qu’elle me laissait jusqu’à dix-sept heures, assise sur l’une des vingtaine de chaises disséminées, ici et là, comme une forêt de souches mortes. De longues heures où il me semblait me perdre dans ce labyrinthe de douleur qu’étaient les méandres de mon cœur. Habitée par le tumulte de tourments inexplicables, seule la médication m’empêchait de désarticuler mon corps sous la terreur qui me martelait quelques fois cruellement.

« Une mer paisible dont de périodiques et violentes secousses sismiques défigurent longuement le paysage de ses profondeurs… »

Je me faisais ensuite reconduire à ma chambre pour le troisième et dernier repas qui précédait le débarbouillage, la prise de médicaments et la mise au lit. Arrivait alors ce moment dont l’imminence rallumait progressivement en mon être l’ardeur et la chaleur de la vie. Ainsi, à la tombée de chaque nuit, me remémorais-je ce désir ardant comme venant ponctuer son interminable journée. L’instant où la paume de mon infirmière pressait l’interrupteur de la lampe et verrouillait la porte derrière elle, à l’aide de l’une des nombreuses clefs de son trousseau.

« Le moment où, enfin, je m’éveille ! »

Le centre n’accueillant que des fous dociles, largement maîtrisés par leur médication quotidienne, presque tout le personnel finissait son service à vingt-heures. Ne restaient alors qu’une infirmière de garde et un agent de sécurité. Ce dernier s’occupait principalement de l’extérieur du bâtiment mais effectuait aussi une inspection des couloirs, deux fois par nuit. C’était un homme qui aimait par-dessus tout le travail bien fait. Il l’exécutait à la perfection au point même de me faire songer, parfois, à un robot mécanique que l’on aurait programmé puis remonté avec une clef.
Infatigable il était armé, pour satisfaire à l’acquittement de son office, d’une lampe de poche robuste et de sa jolie montre à gousset. Parfaitement à l’heure, celle-ci lui indiquait avec précision le planning de ses rondes.

« Trois heures trente et six heures trente ! »

Tous les soirs donc, animée par une exaltation grandissante, je me glissais hors de mon lit pour m’atteler à crocheter la serrure de la porte. Pour se faire j’avais déformé le crochet d’un cintre cassé, récupéré dans une corbeille à papier oubliée par la femme de ménage. Les serrures étaient vieilles de plusieurs décennies et forte de mon expérience, cela ne me prenait que quelques instants pour déverrouiller la porte blanche de ma cage. Déployant celle-ci, je longeais en silence l’interminable couloir des chambres, agréablement plongé dans la pénombre et les absences. J’endurais pourtant ici la première et la plus douloureuse étape de ma furtive escapade. Ma chambre se trouvant être la dernière, il me fallait passer devant les autres cellules où se trouvaient enfermés mes congénères. Et comme chaque nuit, je prêtai l’oreille au triste concerto de leurs pensées qui accompagnaient mon évasion.

Chambre 32, Brigitta Bartok, trente-sept ans. Cris plaintifs étouffés par la couette qu’elle mâchouille entre ses dents.

« … j’ai faim… juste un mot gentil… pitié… j’ai faim… »

Chambre 25, Amadé Pool, cinquante-huit ans. Prières incompréhensibles récitées, parfois en tournant sur lui-même.

« … qui a défait les trois Astres dans une augure funeste, ainsi débuta la mitose et l’apprentissage de la juste gnose, jusqu’à ce que son souffle rappelle à lui ses pensées et ses fruits… »

Chambre 13, Hélias Wols, dix-huit ans. Terreur nocturne et hallucinations chroniques.

« Je vais mourir, c’est ce soir, mon cœur va lâcher, ils vont m’avoir, pourquoi, pourquoi personne n’écoute, aucune porte ne les retiendra et c’est ce soir, ce soir, ce soir… »

Chambre 4, Adam Keilsch, dix ans. Autisme sévère, état végétatif…

« … maman… maman… maman… »

J’en avais le plus souvent le cœur déchiré. Ce dernier ne clignait même plus des yeux. Son infirmière lui administrait des gouttes toutes les heures en journée et le soir venu, elle lui posait un bandeau qui les gardait fermés jusqu’au matin. J’éprouvais beaucoup de peine pour Adam. Il n’avait même plus le choix des scènes sur lesquelles abandonner son regard. Bien souvent, je m’attristais de deviner à quelles pensées il pouvait bien s’adonner, toutes ces heures passées à fixer en continu le même morceau de mur effrité. Je préférais le plus souvent ne pas m’attarder. Ces âmes en peine et emprisonnées me rappelaient, de leurs murmures, que je n’étais qu’une intruse.

« Pourtant, si cela avait été possible, je vous prêterai mon corps afin que vous puissiez avoir la chance de vous évader quelques heures… »

Ainsi, à chaque nouvelle nuit, ce sentiment me déchirait profondément l’âme. Alors mon cœur débordait de l’envie de se répandre sur les plaies de ce monde pour en soulager l’affliction. Un cœur à son crépuscule qui s’enlisait, encore et toujours, dans l’amertume de sa risible insuffisance.

Arrivée au bout du couloir qui s’ouvrait sur la salle de jeux d’un coté et le comptoir des infirmières de l’autre, j’avançais droit devant moi pour rejoindre la cage d’escalier dans le couloir d’en face. Là, telle une ombre mouvante, je descendais du quatrième au troisième étage. Dès le début, les caméras à chaque recoin et tournant du bâtiment ne m’avaient pas échappé mais, fort heureusement pour moi, elles n’avaient jamais été activées. Averti depuis fort longtemps déjà, le docteur Kénard s’en plainait à qui voulait bien l’entendre, discourant tout en vaines longueurs sur l’insécurité du personnel.

Arrivait alors le passage le plus délicat. Pour poursuivre mon chemin, il me fallait passer devant le poste des infirmières. Une pièce vitrée arrangée par ces dames en une réplique de petit salon où elles pouvaient prendre leurs aises, tout au long de leur nuit de garde. Dans cet aquarium, un canapé usé était orienté vers une télévision où elles regardaient à la chaîne toutes sortes de séries à l’eau de rose. Bien souvent, je l’avoue, il m’était difficile de ne pas éclater de rire en surprenant leur tirade scandalisée ou larmoyante.

« Un coup d’œil rapide sur l’horloge ! Vingt et une heures dix-huit ! »

Profitant de leur attention rivée sur l’écran, je rampais avec prudence le long de la vitre, l’adrénaline en émoi. Une fois hors de vue, je me relevais avec face à moi un enchevêtrement de couloir aux multiples portes. C’était l’aile des employés. Une route interminable de bureaux et de pièces où étaient stockés les dossiers des patients et autres paperasseries administratives en provenance de la capitale. C’était également le seul endroit de tout le complexe où les volets n’étaient jamais tirés, de jour comme de nuit. Au-delà du verre invisible qui se dressait entre lui et moi, le sombre décor extérieur ne laissait deviner de lui qu’une vaste étendue d’ombres végétales qui ondulait sous la caresse du vent. Lorsqu’une ouverture dans la couche nuageuse m’accordait cette grâce, mon regard pétillant contemplait les constellations que mon père m’avait jadis appris à reconnaître. Orion, Pégase et la Grande Ourse dont le prolongement de la queue pointait sur Polaris. Cassiopée, la Lyre et jusqu’à la voie lactée quand celle-ci m’enivrait de son infinité.

Merveilleusement seule et exaltée par mon escapade, il m’arrivait souvent de parcourir ce dédale d’un pas sautillant, comme si j’étais redevenue cette petite fille, toute débordante de vie.
Après une longue et interminable journée, j’étais enfin libre. Éclairé par la douceur d’une lune qui distillait son aura induline au travers des vitres, ce labyrinthe de silence était mon royaume et mon terrain de jeu pour la nuit. A peine avais-je profité de l’exaltation de ma liberté que je me dirigeais, sans bruit, jusqu’à la porte 303 du couloir K. Créé tout spécialement pour le personnel de nuit, elle demeurait pourtant déserte d’un bout à l’autre de l’année.

« La bibliothèque ! »

Et quelle porte était la sienne. Unique de par son apparence, il n’en existait aucune autre semblable dans tout le complexe. Gigantesque et entièrement bâtie d’un bois sombre sculpté tout en finesse, elle était ornée d’une multitude de corps entremêlés. Au sommet de cet inquiétant spectacle trônait, telle une couronne, une paupière close qui se voulait indifférente aux cris de détresse de ces légions d’âmes en peine.

La contempler, je l’avoue, réveillait à chaque nouveau regard posé sur elle un écho lointain de cette angoisse qui me saisissait le jour. Et pourtant, malgré le sentiment qu’elle m’inspirait, j’en tournais chaque nuit la poignée pour pénétrer dans cette pièce qu’elle gardait, tel un cerbère. Sans doute faisais-je déjà partie des ombres, car pas une seule nuit ce colosse prétorien ne m’avait refusé le droit de passage. C’était donc en ce lieu que se fixait mon être pour les heures à venir. Ainsi découvrais-je les récits incroyables et les proses merveilleuses par l’essence desquelles s’échafaudait la cathédrale de mon âme égarée. Tant de consolation avaient été savourées en me promenant dans la closerie florissante de ces innombrables livres. Ils étaient la porte invisible par laquelle je m’échappais sans relâche, virevoltant d’une contrée à l’autre qui venait alors recueillir et modeler l’exaltation de mes pulsions de vie. Quand mes carences avaient achevé d’engloutir à satiété ce grand festin, alors je m’apaisais pour glisser dans la sérénité.

Ce temps de quiétude et de sublime solitude, je le partageais entre ces lectures et mon goût pour le dessin et l’écriture. Ainsi se peignait la toile de cet univers clandestin qu’était ma moitié de vie. Puis, quand six heures venaient à sonner, à mon grand regret, je regagnais furtivement ma chambre pour dormir quelques heures avant la venue de l’infirmière qui m’annoncerait un nouveau tour de manège.

Sept années passées ainsi, à infuser dans cette étrange routine, chaque jour étant irrémédiablement semblable au précédent. Jusqu’à cette nuit…

Je m’étais vouée à l’écriture d’une nouvelle histoire, cette soirée-là. Depuis un certain temps, déjà, ses contours s’étaient assemblés en mon esprit et elle n’attendait plus, pour prendre vie, que d’être couchée sur le papier déniché dans l’un des nombreux bureaux de l’étage. M’étant appliquée de longues heures à lui donner corps, je la relisais dans son intégralité pour juger du résultat avant de m’en retourner sous mes draps.

La triste histoire de Gretchen

Introduction

« … Gretchen, qu’est-ce que tu fais ? »

« Tu ne devines pas ? C’est une couronne de fleurs. »

« …Je vois que tu espères toujours qu’il se déclare… »

« Bien sûr ! Il me fera sa demande très bientôt, j’en suis certaine ! »

« Tu sembles si réjouie à cette idée. Qu’est-ce que cela peut avoir de si merveilleux… de se marier ? »

« Shen, ne sois pas jalouse, tu veux… Je ne t’abandonnerai jamais, tu le sais ? »

« … Si tu le faisais mon cœur se briserait… »

«  Chut ! Le voilà qui arrive ! »

Gretchen, mon cœur ne cesse de pleurer malgré les années. Quelquefois, quand je m’en sens la force, je me replonge dans mes souvenirs. A cette époque bénie où notre insouciance ne nous aurait jamais permis d’imaginer l’absurdité de notre commun destin. Aujourd’hui et par ce récit que j’espère assassin, je veux te venger ! Montrer du doigt l’éventail des coupables ! Le cirque grotesque de l’humanité !

Que soient damnés ceux qui par deux fois t’ont tuée, mon aimée…

Journal de Rimbaud, 14 mai 1885.

Pour saisir la trame d’une vie, il serait sans doute excessif de commencer par le début car le destin, flâneur, y trace doucement sa route à notre insu. Jusqu’à ce jour où il nous appartient enfin de choisir les nuances et les arômes qui viendront peindre cette toile tout juste esquissée.

Je m’appelle Rimbaud Fergus et j’avais alors dix-huit ans quand je ressentis pour la première fois l’envie d’être un homme. Cette obsession, nourrie par la fougue de mon cœur amoureux, me poussait à courir après la maturité comme si ma vie, soudain, en dépendait. La simplicité et l’humilité d’une vie de labeur, c’est cela qu’avait su inspirer en mon âme le prêtre de notre petite paroisse dont les sermons, toujours animés par l’éclat de sa ferveur, distillaient sa passion dans les cœurs des habitants de notre petit village. Ainsi, désirais-je perpétuer les valeurs de notre communauté au point de trépigner d’impatience d’arpenter sa route de pierre, solide comme les siècles.

Je revois la silhouette et les cheveux flamboyants de celle que j’aimais, assise en haut de la colline, sous cet arbre que les saisons s’amusaient à colorer avant que l’hiver ne vienne le déshabiller. Comment aurais-je pu me douter, à cette époque, qu’elle pouvait être la proie d’une ombre qui viendrait à s’acharner sur elle de la plus abominable des façons ? Je confesse aujourd’hui avoir été aveuglé par mes sentiments au point de m’être trouvé tout à fait incapable de lui venir en aide, lointains que nous étions l’un de l’autre quand, au contraire, je nous avais cru si proche…

Mais qu’aurais-je pu faire pour l’arracher à son destin ?

En m’approchant, je pouvais entendre le son de sa voix. Elle semblait rire joyeusement et le vent, qui glissait sous cette mélodie, la transportait jusqu’à moi pour m’enchanter.

« … Je ne t’abandonnerai jamais, tu le sais ? Chut ! Le voilà qui arrive ! »

Ma joie se dissipa instantanément en comprenant la fin de sa phrase.

« Évidemment, elle parlait avec Shen ! »

— Bonjour Rimbaud ! Tu es bien matinal ! me lança-t-elle avec entrain.

— Gretchen… soupirai-je. De ce coté, aperçois-tu cette énorme boule teintée de rouge ?

— Le soleil ? Bien sûr que je le vois ! Quelle question…

— Et que fait-il, selon toi ?

«  Je sens que cela va être très spirituel … »

Elle me regarda alors avec cet air malicieux dont elle semblait maîtriser toute l’harmonie, et en levant les yeux au ciel, elle répondit :

— Il s’en va se reposer après une dure journée de travail. C’est bien cela que tu voulais entendre ?

— Exactement ! Comme tout à chacun le fait et parce que c’est ainsi ! Je ne suis pas matinal, il est tard déjà et je suis épuisé ! Cela me désole que tu te moques de moi…

Ces dernières années avaient étés rudes pour ma famille. Mon père était mort à la suite d’un éboulement dans la mine où il travaillait, à l’est du village, et tandis que j’endossais le rôle de chef de famille, ma mère, elle, ne trouvait de réconfort qu’en la poésie. Inutile de préciser quel maître des mots avait sa préférence, puisque je m’étais vu décerné son illustre nom ce qui, à cette époque, faisait encore naître en moi tant de honte. J’aurais de loin préféré celui d’Arthur, pourquoi Rimbaud ? Ce n’est pas un prénom !

Les lubies d’une mère fantaisiste et romantique me firent progressivement développer une sorte d’allergie pour tout ce qui n’était pas du domaine du concret, du fiable et du réel. J’entrepris alors de cultiver la terre dont je venais d’hériter. Celle que mon père avait jadis délaissée, pensant bien naïvement faire partie de ceux que l’exploitation de la mine d’or enrichirait. Bien décidé à ne pas reproduire cette erreur, je me donnais corps et âme à ce dur labeur dont je tirais une grande fierté. Fierté que j’aurais voulue partagée par Gretchen. Que par le travail de mes mains, elle me voit comme ce que je croyais être alors. Un homme capable de la protéger. Pourtant elle se refusait obstinément à y accorder cette valeur qui m’était chère et semblait s’être égarée dans un tout autre monde que le mien. »

— Excuse-moi, Rimbaud… murmura-t-elle doucement. Je sais que ce n’est pas facile pour toi et que tu fais de ton mieux…

Elle semblait sincère, la tristesse de son regard s’éparpillant dans le vague. Il ne fit alors aucun doute pour moi que la soudaineté de ce chagrin fut causé par un soubresaut de lucidité à mon égard. Je m’empressai donc de la rassurer.

— Ne t’en fais pas, ma belle. Ce n’est rien. lui dis-je, espérant la renaissance de son sourire,

Au lieu de cela, son visage se décomposa davantage.

« Quel idiot ! Il pense que ce sont ses lamentations qui te mettent l’âme en peine ! »

— Shen ! Tais-toi ! s’exclama-t-elle soudainement.

A ces mots, je ne pus contenir mon agacement qui ressurgit de plus belle.

— Encore Shen ? Cela suffit ! Tu sais pourtant que je ne veux pas en entendre parler !

Mon agacement dégorgé, son corps se raidit d’un coup, comme elle l’aurait fait en prenant de plein fouet une bourrasque glaciale. Pourtant, loin d’être totalement assaille par ce sentiment, elle murmura d’une soudaine timidité.

— Rimbaud… tu ne peux donc toujours pas l’entendre ?

L’agacement laissa aussitôt place à la lassitude. Je soupirai alors.

— Non, Gretchen, je ne peux pas et sans vouloir te causer le moindre mal, je ne pense pas le pouvoir un jour !

Elle sembla mieux réagir à cette fatalité que je ne l’aurais imaginé tout d’abord. Mis à part son habituel regard mélancolique, elle ne donna pas d’autre signe de meurtrissure. Ce regard-là avait toujours anéanti tout sentiment de colère en moi. Pourtant, une question me brûla aussitôt les lèvres et dans mon laissé-aller, je la lui formulai.

— Et qu’a-t-elle dit, cette fois ? Elle ne semble guère m’apprécier ! Je trouve insultant que tu dissimules encore tes véritables pensées derrière cette bouche fantôme !

Sans attendre, elle me répondit sur un ton plus assuré.

— Je pense que tu as tort de considérer comme l’unique réalité le peu que tes yeux te laissent entrevoir d’elle !

Elle tourna alors son visage vers l’arbre fleurissant avant de sourire.

— Il y a une chrysalide juste là, bien agrippée à l’une des branches. De là où tu es, tu ne peux pas la voir et pourtant, elle existe bel et bien ! L’absurdité de ton discours est de vouloir me faire croire qu’il n’en est rien !

La finesse de son esprit m’éblouissant, je relevai volontiers ce défi que lançait son intelligence à la mienne.

— Ce n’est pas un bon exemple ! Regarde ! lui dis-je en me levant d’un bon énergique pour me diriger de l’autre coté de l’arbre. Il me suffit de me déplacer pour la faire exister !

La branche était apparue à mon regard et je la scrutai pour localiser le fameux cocon et mettre un terme définitif à ses inepties. Je ne vis rien au premier coup d’œil alors je m’approchai davantage, regardant avec toujours plus d’attention jusqu’au moment où l’évidence s’imposa.

— Mais… qu’est ce que tu racontes, Gretchen ? Je ne vois aucune chrysalide sur cette branche !… Gretchen ?

Je me tournai alors vers le rocher sur lequel elle était encore assise, il y a un instant, mais elle ne s’y trouvait plus.

Tournant sur moi-même, je la cherchai du regard, sans réussir à l’apercevoir.

— Gretchen, cesse tes enfantillages ! A quoi rime tout cela ?

Elle ne daigna pas me répondre et une fois l’écho de ma voix entièrement dissipé, l’unique son audible à mes oreilles fut celui d’une légère brise qui faisait danser les feuilles et les hautes herbes du pâturage.

— Gretchen… soupirai-je péniblement.

Alors que, tête basse, je vins à en perdre patience, j’aperçus son ombre mouvante sur la mousse qui recouvrait le sol à mes pieds. Je me retournai immédiatement, mais elle avait déjà sauté de l’arbre pour atterrir sur moi.

« Quels enfantillages ! » me répétai-je alors que nous étions tous deux allongés à même le sol sous le poids de sa chute.

— Tu vois ! me dit-elle en éclatant de rire. Selon ta logique, j’ai cessé d’exister l’espace d’un instant.

Je ne savais que répondre. Tout cela échappait à ma compréhension et n’avait, à mon sens, pas le moindre intérêt.

— Tes actes n’ont aucune logique, pas plus que tes paroles si elles ne se défient pas du mensonge ! Tu me désespères…

Face à son magnifique sourire qui n’avait en rien perdu de son éclat devant mon manque de souplesse, je ne pus m’empêcher de me sentir un peu idiot ou, en tout les cas, beaucoup trop borné pour profiter du bonheur que me procurait son corps étendu contre le mien.

— … Tu es une bien étrange créature, tu sais… lui murmurai-je en touchant sa joue du bout des doigts.

— N’est ce pas ce que tu aimes chez moi ? sourit-elle.

Sa question me ramena directement à l’objectif qui me taraudait jour et nuit l’esprit.

« Devenir un homme ! »

But ultime dont découlerait tout le reste, mon souhait face auquel Gretchen avait une forte tendance à se dresser, bien malgré elle. Ainsi allait-elle jusqu’à le mettre en péril en refusant de grandir puisque mon cœur, formel, ne pouvait en élire aucune autre. Je ne pouvais plus dès lors me détendre en respirant son parfum ni même simplement répondre à sa question. Sans un mot, je me redressai et, forçant un sourire rassurant, je lui dis :

— On devrait rentrer. Il est tard déjà…

— D’accord ! s’exclama-t-elle en se redressant à son tour. Le dernier arrivé est une deroceras !

Sur ces mots, elle détala à toute jambe en direction du village.

— … Hum ! Elle court vraiment comme un garçon… soupira mon sourire avant que je ne m’élance à mon tour.

Ayant rejoint son habitation, elle laissa éclater sa joie.

— J’ai gagné !

J’arrivai quelques secondes après elle.

— Bien sûr, c’est facile quand on part la première sans crier gare !

— Oseriez-vous insinuer que j’ai triché, monsieur Rimbaud ? Quelle audace ! Puisqu’il en est ainsi, je rentre chez moi ! Bien le bonsoir, monsieur !

Elle monta alors la petite marche qui menait au porche de sa maison tout en même temps que, de la paume, sa sobriété simulée tentait d’étouffer l’amusement. Avant de refermer la porte derrière elle et toute adoucie qu’elle fut en se tournant vers moi, elle m’accorda le trésor d’un dernier sourire.

— Bonne nuit, Rimbaud. A demain !

— Attends, Gretchen ! m’empressai-je de la retenir. Je voulais te dire quelque chose !

Son visage, tout d’abord surpris, se fit alors radieux.

— Je t’écoute…

Elle fixa alors toute son attention sur les mots que je m’apprêtais à prononcer, sans se douter un seul instant qu’ils allaient la décevoir.

— Ce n’est pas très important en fait, mais… il y a deux jours, j’ai entendu certains villageois parler de toi. L’un d’eux t’aurait aperçue, à plusieurs reprises, te glisser hors de chez toi à la tombée de la nuit.

Comme je m’y attendais, le pétillement de son regard se dissipa aussitôt

— Écoute, je ne te demande pas de me dire où tu vas ni même ce que tu peux bien faire la nuit, en pleine forêt… Seulement de ne plus jamais recommencer !

Elle se figea à nouveau. Sentant venir une réponse défavorable à ma demande, je poursuivis sans attendre.

— Enfin, Gretchen, ce n’est pas sérieux ! Tu ne peux pas faire l’inverse de tout le monde et espérer qu’il n’y ait pas de conséquences ! On se réveille à l’aube ! La nuit est faite pour dormir !

A nouveau, un regard triste assombrit son visage. Pourtant je n’eus pas le sentiment qu’elle méditait véritablement sur ce que je venais de lui dire. Au contraire, ses pensées semblèrent s’envoler dans l’obscurité grandissante de la nuit qui hâtait toujours un peu plus vite son avènement. Ainsi, laissant encore quelques instants s’écouler dans le silence, elle répondit enfin, d’une voix presque éteinte.

— Comment l’éveil de la Nuit ne pourrait-il être un matin ?

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir un si bel agencement dans mes écrits d’ordinaire bien plus abstraits.

« Ô, mon esprit par trop souvent absent, serais-tu enfin revenu vers moi pour ordonnancer mes émotions en faisant d’elles tes pensées ? »

Très satisfaite que je me trouvais de ce premier chapitre, je fus alors coupée dans mes rêveries par le claquement d’une porte lointaine. Absorbée dans l’écriture, il m’avait échappé que l’horloge indiquait déjà six heures vingt-huit. L’écho des pas du gardien annonçait sa venue d’une seconde à l’autre. En toute hâte, je rassemblai mes écrits pour les dissimuler, comme à l’accoutumée, derrière les livres de la planche du bas. L’adrénaline impulsée par mon cœur affolé me pressait à décamper au plus vite si je ne voulais pas qu’on me découvre, échappée de ma cellule.

A toute vitesse, je traversai le dédale de couloir au rythme effréné de mes pulsations. Dans la panique mes repères en furent troublés à tel point que j’aurais pu jurer, à cet instant, que le local de garde se trouvait deux tournants plus loin. Trop occupée à regarder derrière moi, je ne la vis pas arriver… cette personne qui s’avançait d’un pas décidé au détour de l’angle du corridor et ce fut ainsi, par une fâcheuse négligence de ma part, que nous nous percutâmes. L’élan de ma course nous avait tous les deux projetés sur le sol et avant même de comprendre ce qu’il venait de se passer je contemplai, dans l’effroi le plus complet, la stupéfaction du regard ombrageux de cet homme. Celui que je pouvais désormais nommer…

« Kirlian !… je me souviens de lui ! Comment oublier un visage à ce point atypique ? »

Il devait avoir la mi-vingtaine contrairement à ce que le timbre de sa voix et la manière dont il s’exprimait pouvaient indiquer sur son age. Quand à sa physionomie, elle n’était pas en reste pour stupéfaire celui qui viendrait à contempler celle-ci. Par-dessus un visage presque décharné mais d’une surprenante finesse de traits, s’ouvraient de grand yeux sombres comme une nuit sans lune dont les cernes profondes en étaient les nimbes taciturnes. Devant eux se balançaient, ci et là, de longues mèches de cheveux d’un noir impénétrable. Ainsi s’avançait la première ligne désordonnée d’un véritable champ de bataille capillaire, dont le haut de sa nuque éparpillait les troupes arrières. Semblable à la mienne, une peau blanche et fragile à l’aspect de porcelaine objectifiait l’antithèse des obscurités de cet être. Et comme si ce n’était point là suffisant pour lui conférer cette singularité toute particulière, il avait également, en plein milieu de son front d’albâtre, une cicatrice semblable à un petit cratère de chair. Une sorte de brûlure dont l’origine demeurait mystérieuse.

« Mais… pourquoi lui ? »

La stupéfaction imprimée sur mes traits, il comprit aussitôt que je venait d’être frappée par la souvenance des siens. Alors, dans un sourire presque gêné, il soupira.

— Je vois que tu n’as pas oublié notre brève rencontre, j’en suis ravi !

« Comment l’aurais-je pu ? » me remémorai-je qu’après cet incident, la peur des conséquences m’avait séquestrée pendant des nuits entières. « Je crus devenir folle ! »

A chaque visite des docteurs, je craignais que n’éclate le scandale de mes balades nocturnes.

« M’auraient-ils alors forcée à communiquer ou se seraient-ils contenté de tripler ma médication pour me clouer au lit de manière définitive ? »

Cette question demeurera à jamais sans réponse car mes journées se déroulèrent comme à l’accoutumée. Personne ne semblait en avoir été informé.

— Je devine que tu n’as pas le plus petit début d’idée sur le pourquoi du comment nous en sommes arrivé là, s’en amusa-t-il. Oserais-je te confier que beaucoup de chose se sont produites en moi suite à notre rencontre, ce matin-là ?

La bousculade de ces révélations avait étourdi mon âme.

« Pourquoi suis-je la captive de cet homme qui avait à peine eu le temps de distinguer mes traits ? Cela n’a aucun sens ! »

Épiant chacune de mes réactions avec un joyeux intérêt, Kirlian s’empressa d’apporter l’explication comme remède à ma confusion.

— Tu es partie bien vite après m’avoir brutalement renversé ! Une chance que l’infirmière censée me former se soit endormie. Elle ne s’est aperçue de rien.

Il se mit à rire alors.

— Je me souviens de ton visage ! Tout à la fois morte de peur et d’une confusion adorable… Après quelques secondes d’hésitation, tu as détalé sans dire un mot. Tu parles d’un premier jour… ajouta-t-il, consterné.

«  Il est donc un employé de Vacègres ? »

— Fraîchement engagé, c’était ma toute première nuit de garde.

Ce secret confessé, il sembla soudain mépriser de se le remémorer.

— Ennuyeuse à mourir… soupira-t-il d’une lassitude excessive. Cette idiote d’infirmière avait passé sa soirée à regarder d’horripilantes séries télévisées avant d’endormir la masse de son néant sur le canapé. Dès la première nuit, j’étais déjà certain de m’être quelque peu gouré de métier…

Il haussa alors les épaules avant de les faire retomber lourdement.

— D’ailleurs, pour la petite anecdote, la seule chose étonnante fut d’être le seul à ne pas m’en étonner. Ce n’était pourtant pas faute de clamer que je n’en avais rien à cirer ! s’agaça-t-il pour aussitôt sombrer dans la langueur et poursuivre ses explications sur ce même ton. Mais ma foi, cela aurait pu être une expérience intéressante que de côtoyer les imprudents qui s’étaient fait surprendre à battre la grelotte. Quelle ne fut pas ma déception de découvrir derrière ces murs un potager clandestin bichonnant ses p’tits légumes !

Son animosité se hérissa à nouveau mais il soupira finalement d’indifférence pour laisser à son calme le loisir de le reconquérir.

— Quand je me suis aperçu au bout de quarante secondes que mon passe-temps le plus stimulant serait de regarder pousser le ficus en plastique, mon peu de patience et mon instinct de survie tombèrent très vite d’accord. J’allais donc rendre mon tablier séance tenante quand, tout à coup, tu as débarqué dans le plus inattendu des fracas.

A ces mots, sa sobriété ne put contenir le débordement de son exaltation qui étira ses commissures.

— Alors je me suis dis que, tout bien réfléchi, ce travail ne serait pas aussi ennuyeux que sa vacuité le laissait présupposer.

Tout en l’écoutant et de manière progressive, son récit m’avait acculée à la lisère de l’épouvante.

« Mais… je ne comprends toujours pas… Pourquoi ? Pourquoi m’avoir enlevée au lieu de me dénoncer ? » implora mon être déboussolé tandis que Kirlian, qui contempla quelques secondes ma fébrilité, en fut égayé jusqu’au sourire.

— Ta surprise est naturelle ! J’ai fait preuve d’une grande discrétion à partir de cette nuit et c’est à pas de loup que je suis venu te voir à la salle de jeu, ce même jour. Hum ! Je n’ai eu aucune peine à te reconnaître, tu étais la seule fille aux cheveux roux de tout le centre.

« … quelle est cette folie ?… qu’est-ce que je fais ici ?… »

— J’ai ainsi obtenu ton nom et il ne me restait plus qu’à jeter un œil à ton dossier pour apprendre ta vie dans ses grandes lignes. Ta singularité me fascinait déjà mais, véritablement, mon intérêt ne fut comblé qu’en prenant connaissance de ton diagnostic.

Dans une détente soudaine, le corps émacié de cet escogriffe s’affaissa sur le matelas. Ayant dans un premier temps élevé le regard, l’air inspiré, il le fit aussitôt chuter jusqu’à le plonger dans le mien. Je pouvais alors lire sur ses traits qu’il se voulait à présent ravi de sa question à venir. Ainsi savoura-t-il de me la poser enfin.

— Qu’est-ce qu’une fille censée souffrir de psychose catatonique faisait à courir dans les couloirs en pleine nuit ?

A sa question, tout mon corps se raidit. Il afficha alors un large sourire visant à me témoigner que ce mystère l’amusait au plus haut point. Il poursuivit donc de faire la pleine lumière sur les zones d’ombre de ses va-et-vient dans le dispensaire.

— J’avais remarqué avec intérêt les caméras de surveillance disséminées dans tout le bâtiment. Si j’en crois les murmures, une mauvaise gestion du budget couplée à une probable folie des grandeurs du maître de ces lieux avaient fait capoter le projet en court de route. Alors, le soir même, je me suis rendu au local de surveillance pour constater très vite que le seul véritable problème à résoudre était de configurer la console de commande… Par tous les empotés, ce que les spécialistes peuvent être limités !

Un nouveau soupir lui fut alors nécessaire avant de poursuivre.

— J’ai donc programmé le système en me concentrant sur les zones qui plus précisément m’intéressaient, à savoir l’activation des caméras du troisième et quatrième étage.

A ces mots, il ne put contenir le rire nerveux qui échappa de manière furtive à la rigidité de sa retenue.

— L’observatoire opérationnel, il ne me restait plus qu’à attendre patiemment la venue de la petite souris !

Saisie de frissons à ces aveux, je réalisai l’extravagante dimension qu’avait prise à mon insu cette malheureuse rencontre.

— Je me suis longuement demandé si tu te montrerais à nouveau. Au bout de quatre jours, l’espoir de te revoir éveillée commençait à s’effriter quand, enfin, ta silhouette lactée apparut sur la caméra du couloir des chambres.

« C’est vrai… » me blâmèrent mes remords. « Rester confinée dans ma cellule fut au-dessus de mes forces, il fallait que j’en sorte ! »

Cet homme ne s’étant plus manifesté par la suite, j’avais conclus bien naïvement de l’exceptionnel de sa présence. Lacérée par mon âme paupérisée, je m’étais imprudemment laissée séduire par l’idée qu’il n’y avait plus le moindre danger.

« Comment aurais-je pu me douter qu’une toile sinistre se tissait en silence tout autour de moi ? »

— Je me suis alors amusé à observer tes faits et gestes. Tes petits passe-temps solitaires. Tes nuits de lecture et d’écriture dans la pénombre de la bibliothèque. Je trouvais cela réellement fascinant et très vite, il ne m’a plus suffi d’attendre que tombe la nuit. J’ai désiré t’approcher, me dévoiler… m’assimiler à cette intimité.

La confession de son obsession me terrifia à un tel point que si ma chair n’en eut été pétrifiée, elle se serait volontiers désarticulée. Pourtant, et contre toute attente, ma peur portée à son paroxysme eut cet effet d’atténuer ma perception de la gravité de la situation. Ainsi pris-je conscience que je me détachais progressivement de la réalité, sans chercher à lutter. Dédaignant de s’en préoccuper, sa préférence alla à marier le passé avec notre présent.

— Hum ! C’est alors que cette vieille réplique me traversa l’esprit et je peux désormais affirmer que n’importe quelle paire de pompes satisfait à cet office !

Son visage enjoué se tourna alors dans ma direction.

— There’s no place like home !

Sa raillerie à mon égard expirée, il délaissa soudain l’enthousiasme de son monologue pour soutenir mon regard avec une intensité toute moqueuse.

— Bien ! Et maintenant, dis-moi… puisque de toute évidence tu n’es pas un petit légume, pourquoi une telle mascarade visant à le laisser croire ?

Aussitôt sur la défensive, je fronçai les sourcils pour lui faire comprendre au mieux que cela ne le regardait en rien, à plus forte raison qu’il semblait m’accuser de simuler mon état. L’amplitude de mes craintes s’étant évaporée, je persistai à soutenir son regard perçant qui tentait de s’insinuer dans mon âme.

— Hum ! Ce n’est pas grave, Evy. sourit-il avec tendresse tout en abandonnant de disséquer mes pensées. Rien ne presse ! Tu as tout le temps du monde pour trouver la force de te confier mais sache que ta guérison qui vient de débuter en dépendra.

Je sentis alors une pointe de colère monter en moi et bien que ce sentiment m’était d’ordinaire étranger au point de m’en étonner sur l’instant, une toute autre question occupait mon esprit.

« Comment cet homme peut-il s’imaginer une seule seconde que je vais me confier à lui ? »

Mes interrogations sur ce qui pouvait bien motiver pareils agissements restant sans réponse, ma promesse de ne le satisfaire en rien me revint à l’esprit tandis que la montée d’une soudaine et salutaire indifférence me donna l’audace de le défier.

« Car il existe un endroit où tu seras incapable de venir me chercher ! »

Alors, dans l’abandon progressif de cet état de conscience, je laissai mes muscles crispés se détendre jusqu’à ressentir les prémices de l’état de transe. Afin qu’éclose en moi ce détachement souverain qui était désormais mon unique porte de sortie, je poursuivis d’immoler mon esprit qui se faisait alors grignoter par le vide. Je n’avais jamais été confrontée à ce genre de situation. Jusqu’à présent, il ne s’agissait que de quelques médecins imperméables et pour lesquels je n’étais, en dernière instance, qu’une pauvre folle frappée du sceau des parias.

« … loin s’en faut, probablement, mais là n’est pas la question… » m’embrouillai-je moi-même en ce repli dont les effets, déjà, m’avaient anesthésiée.

Le mécanisme enclenché, je pris incognito la clef des champs en me contentant de simplement me rétracter en le cœur de mon être.

« Kirlian se révèle être très différent… Vais-je réussir à faire abstraction de ce qu’il ce passera en ce lieu… quand il décidera d’agir à son tour ? »

Chapitre V

Le châtiment

— Evy ?… Holà, Evy ! m’interpella-t-il en claquant des doigts par-devant mon visage impassible.

Bien que la vivacité de ses sollicitations me fit tressaillir intérieurement, il était déjà trop tard pour me raviser. Alors, les yeux mi-clos, je me laissai me calfeutrer dans les bras de la transe, si familière et sécurisante.

— Quel regard ! lança-t-il en se gaussant. Si je ne te connaissais pas je pourrais penser que tu n’as qu’un petit pois à la place du cerveau !

Son jugement ainsi rendu, ses traits se décomposèrent.

— … Je vois ! murmura-t-il tandis que son front se plissa pour me signifier farouchement son déplaisir.

« … il a enfin compris mes intentions… » angoissai-je, même lointaine, de le découvrir à ce point irascible.

— Je connais ce regard ! gronda-t-il d’un timbre glacial. C’est celui de cette fille qui fuit la réalité et le temps en adoptant le comportement d’un zombie ! Cela a peut-être fonctionné avec cet imbécile de docteur Kénard qui ne crache jamais sur la pécune que rapporte un nouveau pensionnaire…

Son mépris dégorgé, il me foudroya du regard pour s’assurer que je comprenne bien le message.

— Mais pas avec moi, Evy !

Son agressivité m’aurait sans doute terrifiée, si seulement j’avais pu trouver en moi trace de vestiges qui témoigneraient d’un quelconque instinct de survie.

« Que tu connaisses mon secret ne change en rien la situation. » confortai-je ma tranquillité en cette pensée. « Car tu te trouves tout aussi impuissant à me faire réagir que les docteurs du centre ! »

Constatant que mon état psychologique échappait à toute emprise, il brisa le silence d’une voix sévère.

— Ça suffit ! Arrête tes enfantillages !

Mes yeux hagards se plongèrent alors dans les siens par provocation et je me sentis si résolue en cet instant que j’en oubliai la peur lointaine qui me tordait les entrailles.

« Quelle est donc cette attitude ? »

Si j’avais eu la capacité d’y réfléchir davantage, ma conclusion aurait sans doute été que je ne me reconnaissais plus soudainement.

— Es-tu vraiment certaine de vouloir m’imposer l’obligation de te faire du mal ? s’agaça-t-il jusqu’à se montrer de plus en plus menaçant dans son attitude. Sache que je n’hésiterais pas à te traîner, par la force s’il le faut, pour te reconduire à la frontière de ta raison égarée !

La tension était palpable, son visage crispé ne pouvait mentir sur l’effet désastreux que provoquait en lui mon insoumission.

— EVY ! hurla-t-il alors pour me faire réagir, sans succès.

Ses yeux emplis de fureur me fixaient d’une terrifiante intensité. Ma réaction contrecarrant ses ambitions, il se montrait bien décidé à m’extirper de la léthargie, d’une manière ou d’une autre. Ses traits se déridèrent alors, comme s’il venait de trouver la solution à ce contretemps qui malmenait son peu de patience. Aussitôt son sourire naissant me laissa deviner qu’elle ne pouvait être qu’odieuse.

— Très bien, ma petite ! Si tu veux jouer à celui de nous deux qui aura le plus de persévérance, je relève volontiers ton défi ! s’enthousiasma-t-il avant de se redresser pour me toiser de toute l’assurance dont il était naturellement doté. Cependant, permets-moi d’y imposer quelques une de mes règles. Après tout, il n’y a aucune raison que tu sois la seule à les établir, à plus forte raison que, quoi que tu sembles en penser, tu es toujours ma prisonnière !

Cela disant, sa commissure s’étira malgré le contrôle qu’il exerçait sur elle pour la retenir.

— Voyons voir si tu auras l’endurance de tes prétentions… quand les choses en viennent à se compliquer quelque peu !

De toutes mes forces, je repoussai la signification de ses menaces tant et si bien que, engluée dans le déni, mon existence se rétrécit à la manière d’un escargot se réfugiant dans sa coquille. M’enfuir, toujours plus profondément, toujours plus inaccessible jusqu’à m’être enfin immergée par-dessous la voûte océanique de mes pensées hurlantes. Un enfouissement tel que de l’extérieur ne m’atteignait désormais que la faiblesse d’un écho lointain. Dérivant dans ce bout d’éternité, la réalité, toute autre, avait fait de moi une marionnette attachée les bras en l’air à la tuyauterie de la sombre cave. Soutenue par des jambes en coton, la tête penchée de côté, je fixai le mur suintant à l’autre bout de la cave tandis que Kirlian s’installa sur la chaise qu’il avait traînée face moi. Les bras croisés, l’attitude décontractée, il brisa alors le silence qu’il avait intronisé dans sa volonté d’établir une pesante atmosphère.

— Il semblerait que tu n’aies pas compris cette idée, toute simple en soi. J’essaye sincèrement de t’aider. Tu dois me faire confiance !

M’appliquant à demeurer au plus profond de la narcose, je l’ignorai, lui et son discours qui me parvenait encore sans plus aucun pouvoir de m’ébranler. Ainsi, tels les derniers des butés que nous semblions être tous deux, il ne m’adressa plus la moindre parole quand, de mon coté, la transe me préservait d’afficher la moindre réaction. Se succédèrent alors les minutes, les dizaines de minutes puis, probablement, la première heure de notre petit duel. Sans cesse, Kirlian fixait cette statue de porcelaine à l’âme égarée en de vastes contrées lointaines. Pourtant, mon corps qui n’était point infaillible commença à transpirer les premiers signes de l’accablement. Les jambes courbaturées, j’avais de moins en moins la force de soutenir la verticalité de ma position et ce furent mes bras qui les soulagèrent dés lors, endossant l’étirement et la douleur d’y être suspendue. Bien évidement, celui qui poursuivait de scanner mon immobilité s’en aperçut dans l’instant, pour aussitôt soupirer une partie de son sentiment par-dessous un regard incisif.

— Tu sais… murmura-t-il pour rompre ce silence de mort qui, si bien installé, avait fait de la geôle son indiscutable royaume. Ton attitude est véritablement ridicule ! A quoi peut bien te servir pareil entêtement, dis-moi ? Tu nous éviterais beaucoup de peine si tu acceptais la main qui t’es tendue…

Ses paroles me parvenant comme un murmure profond, je retrouvai, me sembla-t-il, un soupçon de lucidité quand à mon état véritable.

« Tu peux toujours ergoter ! Je préfère me déboîter les bras plutôt que de te donner la plus infime satisfaction ! » grognai-je intérieurement pour aussitôt m’horrifier de cette pensée qui contrastait l’habituelle douceur de mon caractère.

Le choc en fut si violent qu’elle acheva de m’extirper du cocon où je m’étais réfugiée. Ainsi, accrochée pourtant de toutes mes forces à sa paroi de coton, je réintégrai la réalité quand s’évanouit la chaleur de mon abri. Mes craintes se précipitant sur lui, je constatai la même antinomie dans la soudaine attitude de mon tourmenteur. L’attention fourvoyée par la danse hypnotique du vide, sa posture affaissée trahissait le poids du désespoir qui accablait ses épaules. Les secondes s’envolèrent, emportant avec elles les morceaux de sa patience effritée. Quand cet état d’esprit gagna finalement en lui la bataille, son visage s’enlisa jusqu’à se laisser lourdement tomber entre ses mains. Là, d’une voix suppliante, il marmonna.

— Evy… s’il te plaît… arrête ça !

Ses cheveux voilaient la crispation de ses traits, conférant une sinistre nonchalance à sa silhouette. Puis soudain, sans que je ne puisse l’anticiper, il se dressa avec tant de virulence que la chaise qui le soutenait jusqu’alors manqua de se renverser. Lentement, l’exaspération à peine contenue, il approcha son visage pour épingler mon regard du sien.

— Très bien, petite maline ! Tu es très forte, je l’admets !

Aussitôt sa main se précipita sur ma taille tandis que la fermeté de la seconde empoigna l’arrière de ma chevelure. Intérieurement terrifiée, la paralysie qui s’ensuivit prit le relais de mon obstination brutalisée.

— Je vois que ta volonté est aussi étanche que résistante ! Mais penses-tu que je n’ai d’autres ressources que de rester assis là jusqu’à ce que tu te sois lassée de faire la forte tête ? Ne doute pas que je fasse preuve, pour l’heure, d’une grande délicatesse à ton égard ! Si tu m’y obliges, je peux très vite cesser d’être aussi gentil !

L’agressivité qu’il déployait dans ses menaces me terrorisa et très vite, les murs de mon âme semblèrent se fissurer comme du verre. C’est alors qu’une sensation étrange fit tressaillir mon être. Tout d’abord la proie du déni, je fus bien obligée de conscientiser que ses doigts remontaient lentement le long de ma cuisse. Son visage se pressa aussitôt contre le mien jusqu’à s’enfoncer dans ma chevelure. Là, d’une voix lascive, il murmura :

— Nulle muraille n’est absolument hermétique, chérie… Penses-tu qu’il n’existe en toi aucune brèche dans laquelle me faufiler pour aller et venir ?

Mon rythme cardiaque s’accéléra et chaque pulsation, gorgée d’adrénaline, me faisait l’effet de distiller en moi son poison. Paralysée par la terreur, cette tempête intérieure y resta confinée pour me lacérer jusqu’à faire progressivement trembler ma souveraine immobilité.

« … quelque chose d’atroce va arriver… » m’horrifiais-je en contenant encore en moi ce cataclysme. « … non… non, je ne veux pas revivre ça ! »

Mais alors que ses doigts s’apprêtait à se glisser par-dessous l’élastique de ma culotte, la volonté de Kirlian à transgresser davantage parut l’abandonner, expulsées hors de lui dans un long soupir de résignation.

— Tu as tort, Evy ! gronda-t-il, la frustration à son paroxysme. Et tu ne sais pas encore à quel point ! Je trouverai bien le moyen de te faire réagir et pour cela, j’ai tout mon temps !

Dans un empressement soudain, il vint défaire le nœud des liens qui me maintenait encore, condamnant mes jambes engourdies à fléchir jusqu’à ce que je m’écroule par-dessus la pierre gelée. M’abandonnant ainsi, il remonta les escaliers d’un pas rapide jusqu’à rejoindre l’étage où la vivacité de sa paume pressa l’interrupteur de l’éclairage.

— Gamine insupportable ! lança-t-il avant de laisser le soin à sa colère de claquer la porte.

« … j’ai réussi… » expirai-je en pensée. « Cela m’a coûté l’intégralité de mes forces mais j’ai gagné… contre lui !… et contre moi… »

Cette pensée me réconfortant la première minute, l’escalade progressive du sanglot me fit glisser dans l’amertume d’une victoire en vérité bien dérisoire. Épuisée, je rampai sous la lueur résiduelle des néons jusqu’à rejoindre la couverture dans laquelle je m’emmitouflai. Avide de réconfort, la chaleur de mon corps dorloté par les fibres combla ce vide tandis que je sentis s’effondrer les murailles de ma volonté, en un grand fracas intérieur. Ma faiblesse formula le vœu de me montrer toujours aussi forte que ce soir, quand l’épuisement me fit aussitôt défaillir.

Mon sommeil fut profond cette nuit-là car au petit matin, quand je m’éveillai le ventre creux, je voulus aussitôt faire taire ces entrailles, toujours insatisfaites. Tâtonnant dans l’obscurité jusqu’à rejoindre la table qui me servait jusqu’ici de garde-manger, mes mains empressées parcoururent l’étendue de ses nervures.

« … mais… la nourriture ? » m’étonnai-je de ne plus l’y trouver.

La surface avait été proprement débarrassée. Impossible pour mes doigts d’y déceler la moindre petite miette de pain.

« Kirlian a dû venir tôt ce matin pour tout emporter… C’est donc de cette façon qu’il compte me faire réagir ? En me laissant mourir de faim ? »

Cette pensée ne fit pas trembler ma soudaine indifférence. Je me dirigeait alors vers le robinet de l’évier où je pus constater que l’eau ne m’avait pas été confisquée. J’en bus rapidement trois gorgées avant de retourner sur mes pas, d’une démarche fragile. Économiser mes forces me paraissait être, pour l’heure, la meilleure des choses à faire. Mon esprit se laissant vaincre par la fatigue nerveuse, je me sentis repartir loin d’ici, mélangeant pensées et divagations jusqu’à sombrer dans le théâtre des songes. Une fois de plus, je venais de perdre toute notion du temps. De manière régulière, je me relevais pour me désaltérer, guettant la douleur du ventre vide qui se rappellerait bientôt à mon bon souvenir. Toujours aucun signe de Kirlian. De temps à autre je l’entendais marcher à l’étage ou claquer une porte. J’avais alors la sensation que plusieurs jours déjà s’étaient écoulés, et ce temps d’inertie prolongé me donna tout le loisir de faire cent fois le tour de la question.

« Comment tout ceci a-t-il bien pu se produire ?… dois-je accepter qu’il m’arrache à l’illusion de mon ancienne prison pour me châtier d’une réalité bien méritée ?… est-ce que je suis à ce point lâche ?… vais-je rendre mon dernier soupir dans les entrailles de cet horrible endroit ? »

Toutes ces vaines questions semblaient perdre de leurs significations à mesure que le temps dévorait les heures. Étrangement, la douleur de la famine sembla vouloir m’épargner. L’eau dont je me désaltérais de manière régulière n’y était sans doute pas étrangère.

« … mais qu’importe ce qui retarde sa venue quand elle s’avère inévitable … tôt ou tard, elle me rongera de l’intérieur… »

Curieusement une autre faim, plus lancinante encore, torturait davantage le cœur de mon être. La solitude et la misère en mon âme avaient achevé de consommer ce qu’il pouvait y demeurer d’indestructible. Pourtant… quelle douce sensation éleva sa gloire en ces ruines effritées. Le goût et l’odeur d’une pensée dont mes rêveries et mes fuites m’avaient depuis longtemps détournée.

« … pourquoi me débattre et désirer le retour des contentements de la vie… quand l’absolu se dévoile si proche et si palpable que mon existence m’apparaît à nouveau comme la plus grotesque des fables… »

Loin de me porter au désespoir ou à un quelconque soubresaut d’ambition, ce sentiment jugula ce qui m’apparut alors comme la beauté méconnue de la résignation.

« Quelle paix inattendue vient de naître en cet abandon-là… »

Les larmes s’écoulaient, silencieuses, sur ma tempe enfouie dans l’oreiller. Je basculai alors mon corps engourdi pour m’allonger sur le dos et ainsi, le regard perdu dans l’opacité de mes obscurités, une nouvelle question vint à s’insinuer dans mes pensées.

« … qui donc pourrait comprendre cet invraisemblable sentiment… quand le triste spectacle de ma chair agonisante épouvanterait n’importe quelle autre âme vivante ? »

« Mais pourquoi désirent-ils à ce point vivre,

Leurs avidités précipitées sur les plaisirs dont ils s’enivrent ?

Qu’ont-ils de si exaltants, de si succulents, ces plaisirs-là,
Qu’ils se ruent sur eux comme des loups sur une proie ?
Qu’ont-elles de plus, ces plaisances et ces joies,
Qu’en cet ultime instant les miennes ne chantent pas ?

Ce qui fait mes délices au sens véritable de ce terme,
Ils le raillent…
Ils les appellent tantôt rêveries, tantôt folies,
Mais ils ne les connaissent ni ne les désirent…

Que cette solitude est pesante,
Et comme ses blessures sont charmantes…
Car c’est en ce désert-là, cet horizon de vide infâme,
Qu’une certitude étreint doucement la ferveur de mon âme.

Je n’ai jamais été seule !

Alors je Te cherche, Toi, présence énigmatique…
Grand Tout et petit rien fantomatique…
Car quand ce vide achèvera de tout dévorer pour qu’enfin…
… je ne possède plus rien…

Il me rappellera, encore une fois…
Qu’Il n’est jamais bien loin de moi… »

Focalisé sur cet unique désir, mon cœur sembla s’être noyé dans l’exaltation et voulut accueillir cette douceur dont la venue, déjà, se faisait pressentir. Allongée sur le dos, l’interminable élévation de mes mains dans un besoin d’union lévitaient par-dessus mon visage alangui.

« … Cette sensation qui tout contre mon être se presse… »

Mes propres bras m’enlacèrent tandis que ma pensée acheva d’expirer sa douce envolée.

« C’est comme la pure essence d’une tendre caresse… »

Je dus m’assoupir alors, emplie de la sérénité de cette ivresse-là. Pourtant, l’horreur de la réalité ne délaissait de pourchasser ma conscience, maculant de ses affres les inexprimables merveilles de ces absences.

Depuis un certain temps déjà, Kirlian semblait s’être activé à l’étage. Je percevais en continu un assemblage de sons étranges dont la musicalité agrémentait l’irréalisme de ma démence naissante. Apparemment, il avait un problème de plomberie car je pouvais entendre l’écho métallique de la tuyauterie résonner de part et d’autre de ma geôle.

« … où est-ce une nouvelle douceur visant à rendre mon séjour encore plus aliénant ? »

La réponse à cette question arriva sans attendre, au réveil suivant.

« … quelle est cette clarté qui m’éblouit ? »

Allongée sur le lit, mon regard nébuleux fixait la tache floue qui ondulait par-devant mon visage.

« … les néons… on dirait qu’ils sont allumés… »

Ma vue se précisant, une merveilleuse odeur de beurre fondu aguicha soudain mon odorat. Cette senteur malicieuse acheva de dissiper mon reste de somnolence et je pouvais maintenant le contempler avec netteté, ce grand toast encore fumant posé sur une assiette par-dessus le matelas. Je me redressai alors d’un vif sursaut impulsé par mes entrailles.

« … est-ce que… je rêve ? » murmurai-je, désorientée, quand un bruit près de l’évier arracha mes sens à leur dévotion.

— Ah ! Bonjour Evy !

Mon ravisseur était là, debout sur une chaise d’où sa condescendance louangeait son altitude. De ses bras malingres, il était tout occupé à scier énergiquement l’un des nombreux tuyaux du plafond.

— Désolé pour ces crissements. J’ai presque fini, rassure-toi.

« … qu’est ce qu’il mijote ? » s’interrogèrent mes craintes. « Il a l’air de bien bonne humeur malgré l’indifférence que je lui ai témoignée ces derniers jours… »

Mon regard fut alors attiré vers la trappe quand, stupéfaite, je constatai que son ouverture était maintenue béante par un crochet glissé dans les deux anneaux.

« Il… il a dû remarquer la ficelle ! » m’horrifiais-je sous la détonation de mon cœur affolé.

Mais alors que cet état de panique commençait à s’imprimer sur mes traits, un détail me frappa immédiatement. Bien que grande ouverte il n’en émanait plus la moindre lumière, comme si le passage de l’autre côté était désormais condamné.

— Je te félicite ! M’ovationna sa voix monocorde, attirant par la même mon regard sur lui. Cinq jours de jeûne, tu as battu ton précédent record !

« Cinq jours ?… » tentai-je vainement par les murmures d’une mémoire confuse d’estimer la durée de mon séjour.

Une sensation familière m’assaillit alors. Celle de ma perception du temps qui m’avait toujours paru être une notion bien fluctuante. Allant d’une brève seconde dénuée d’existence à celles d’éternités qui se succèdent en un instant, le temps se refusait obstinément à suivre la cadence imposée par un cadran. Ma pleine attention fixée sur les manigances de mon hôte, je remarquai qu’il y avait plusieurs objets récemment déposés sur l’étagère murale à sa droite. Une petite chaîne hi-fi portable, un cadenas et une grosse pierre carrée, comme celles qui bordent les parterres de fleurs.

« A quoi dois-je m’attendre, cette fois-ci ? »

Tout en s’attelant à sa tâche, il poursuivit.

— Mais tu es bien consciente que cela ne pouvait plus durer ainsi. J’ai longuement réfléchi et je pense avoir trouvé une solution aussi sensationnelle qu’infaillible !

A ces mots, le morceau de métal scié se détacha pour chuter sur les dalles où retentit le fracas de leur collision. De l’intérieur du tuyau qui disparaissait dans le plafond, une cordelette aux fibres blanches se déroula jusqu’à toucher le sol. Kirlian la fixa un bref instant, puis il se tourna vers moi, l’air ravi. Sans mot dire, il se saisit de la pierre sur l’étagère et enroula le fil autour de sa forme anguleuse. Tout affairé qu’il fut à cette tâche, il porta néanmoins son regard sur moi.

— Mange, Evy ! Nous allons commencer !

Mon attention se reporta sur le toast oublié. Je me mourrai aussitôt de l’envie de le savourer mais refusais pourtant tout aussi fermement de lui obéir. Ainsi je retins l’élan de ma main qui voulut s’en saisir.

— Je te conseille de ne pas faire la fine bouche et de prendre des forces, s’empressa-t-il de m’avertir. Tu risques d’en avoir besoin très vite !

« Peut-être vaut-il mieux faire ce qu’il dit… » le redoutai-je à nouveau, certaine qu’il ne me fallait pas prendre son avertissement à la légère.

Ne sachant pas à quoi m’attendre, j’optai pour la nourriture et avalai la tartine en quatre grosses bouchées.

— C’est bien ! me félicita-t-il d’un sourire affectueux.

Il descendit dans le même temps de la chaise, prenant un soin particulier à ne pas tendre la corde en soutenant la pierre avec prudence.

— Tu es prête ?

Je sentis l’angoisse se répandre en moi et se décupler à la vue de ses lèvres qui s’entrouvraient pour exprimer ma sentence. Mais alors qu’il allait parler, il détourna le visage pour dissimuler l’émergence d’un rire nerveux derrière sa main.

— Excuse-moi ! marmonna-t-il en tentant de maîtriser le débordement de son excitation. C’est tellement génial ! J’ai du mal à me contenir…

Face à cette réaction invraisemblable, tout le crédit que je lui avais pourtant accordé quelques secondes plus tôt s’envola en un instant.

— Je vais être sérieux cette fois ! dit-il sobrement en retrouvant le contrôle glacial de lui-même. Mais avant, donnons à ce moment tout le grandiose qu’il mérite !

Il sortit alors une cassette audio de sa poche et la plaça dans le lecteur. Il me lança alors un sourire espiègle, comme le ferait un petit garçon qui se réjouirait de sa farce à venir. Je le regardais, impassible mais néanmoins déconcertée par son attitude. D’un air inspiré, il appuya sur le bouton de mise en marche. Sur cette musique qui me sembla être un orchestre interprétant je ne sais quelle épopée grandiloquente, il prit une profonde inspiration.

— Le défi que je vous propose, jeune demoiselle, consiste à maintenir cette pierre en suspension. Elle est reliée par ce fil à la chaîne de la chasse d’eau des toilettes, juste au-dessus de nos têtes.

Sa machination à peine dévoilée, il soupira sa lassitude récurrente.

— Inutile de te préciser qu’il m’a fallu faire un peu de bricolage pour arriver à ce résultat. Cette opération ne fut pas des plus faciles, mais j’ai finalement réussi à rebrancher les toilettes sur l’ancien système d’évacuation. Regarde un peu ça !

Il laissa alors la pierre tendre la corde jusqu’à ce qu’elle pendre dans le vide et, aussitôt le bruit de la chasse se fit entendre depuis l’étage. L’eau passait à grande vitesse dans l’un des nombreux tuyaux qui tapissaient le plafond que je parcourrai du regard pour tenter de suivre sa progression. Il me sembla alors que le tintamarre de son écoulement s’était atténué quand, à ma grande surprise, l’eau jaillit brusquement par la trappe pour finir sa course effrénée dans l’évier.

« Il a probablement dû relier les deux tuyaux par un conduit situé à l’extérieur de la maison » conclus-je, perplexe quant à sa motivation à s’être décarcassé à ce point.

— Astucieux, non ? se flatta-t-il, vraisemblablement très fier de lui.

Je le fixai, pantoise, ne comprenant vraiment pas où il voulait en venir quand soudain, il s’exclama de sa plus grave expression.

— Vous n’avez d’autre choix que d’accepter !

Là-dessus, il sourit une nouvelle fois ce plaisir qui semblait le griser en contemplant la confusion qu’il suscitait en moi. Cela ne fit alors plus aucun doute pour mon cœur qui en accéléra la cadence de ses battements.

« … Cet homme est complètement fou ! »

Ses intentions véritables m’échappaient encore et, pourtant, je tremblais à l’idée qu’il me les avoue.

— Evy… tu manques cruellement d’imagination ! soupira-t-il.

Il baissa ensuite quelque peu le volume de la musique tout chassant de son visage les dernier traits plaisantins qui y siégeaient encore. Ainsi laissèrent-ils la place au plus glacial des sérieux.

— Je vois qu’il va me falloir être plus clair !

Il se tourna alors vers la porte des toilettes pour l’entrouvrir délicatement.

— Minou, minou !

Saisie d’effroi, mon sang se cristallisa dans mes veines quand la dernière pièce du puzzle dévoila l’horrible dessein de tout cette mise en scène. Je refusais encore d’y croire jusqu’à ce que le chat, mon ami, sortit avec entrain de la petite pièce.

— C’est un gentil chat ça, oui ! Très gentil le chat ! dit-il mièvrement en le prenant à bras sous mon regard sidéré.

« … non… ne reste pas près de lui… va-t-en !!! » tentai-je de murmurer de mes lèvres tremblantes.

Fort de son otage, Kirlian me lança alors un sourire suffisant tandis que cette fatalité me frappait de plein fouet.

« Finalement, c’est lui… malgré tout ce que j’ai pu tenter jusqu’ici pour résister… l’indéniable et grand vainqueur de notre affrontement… »

— Tu pensais que je n’étais pas au courant ? se moqua-t-il en faisant ronronner le chat sous la douceur de ses caresses. J’ai pris beaucoup de plaisir à t’observer sur les caméras du centre, il aurait été bête de me priver de cette distraction après avoir fait de toi mon invitée.

Son regard se détourna aussitôt du mien pour venir fixer quelque chose en hauteur derrière moi. Je me retournai immédiatement pour découvrir l’existence d’une caméra accrochée dans l’angle du plafond.

« … je …je ne l’avais pas remarquée ! » m’épouvantai-je. « Il m’a donc espionnée tout ce temps ? »

Braquée sur la majeure partie de la pièce, il avait eu, en effet, tout le loisir de contempler mes faits et gestes à sa convenance. Sans attendre que je m’enfonce davantage dans l’ébullition du désarroi, il poursuivit ses explications.

— Comme il était impératif que je m’absente, tout a été enregistré et ce ne fut que le lendemain de mon retour que j’ai pu tranquillement visionner tes péripéties.

Il sembla alors se perdre quelques instants dans ses pensées avant d’être emporté par l’hilarité.

— Ce n’était donc pas simulé, tu as vraiment très peur du noir, ma pauvre chérie ! ajouta-t-il dans un sourire désolé.

Submergée par une peur indescriptible, tout mon corps se trouva pétrifié sous son joug.

« … Cet homme est le diable incarné ! »

— Et voici donc ton sauveur ! proclama-t-il, la main courant une dernière fois le long de sa toison avant de faire glisser le narquois de son expression dans ma direction. Nous allons voir s’il peut l’être à nouveau car, si tu sembles insensible à ton propre sort, je doute qu’il en soit de même pour celui des autres…

Sur ces mots ses lèvres se scellèrent et, d’un geste ample, il attrapa le cadenas. Là, d’un pas d’une lenteur effroyable, il s’avança irrévocablement vers la trappe. La perspective qu’il puisse mettre à exécution son odieux projet m’extirpa dans l’instant de la paralysie qui m’enserrait.

« Je ne peux pas le laisser faire ! Tant pis pour ma promesse ! »

D’un bon impulsé par un refus absolu, je me dressai pour me saisir de son bras et tenter de lui arracher mon compagnon. Il se montra aussitôt très satisfait de ma réaction.

— Enfin, Evy ! Tu te décides à réagir ? On dirait que cette idée était la bonne, en fin de compte !

Ne prêtant aucune attention à ses paroles, tous mes efforts se conjuguèrent pour agripper le chat qu’il maintenait hors de ma portée quand, de son autre bras, il me repoussa avec tant de force que je fus éjectée sur le sol. Il s’exclama alors, d’une voix si sévère qu’elle fit tressaillir l’entièreté de mon être :

— Je suis désolé mais ce n’est pas aussi simple, petite girouette ! Ces enclaves qui sont les tiennent doivent être brisées et toute naissance doit au préalable endurer les douleurs de l’enfantement !

Sous mon regard médusé, il plaça ensuite le chat dans le passage par lequel il était entré la première fois. Cela fait, il referma la porte de la trappe qu’il scella aussitôt à l’aide du cadenas glissé dans les deux anneaux.

— Tu vas devoir faire preuve de volonté pour le sauver mais tu n’en manques pas ! Tu l’as déjà largement prouvé.

Il se dirigea ensuite vers la pierre qui pendait dans le vide et la souleva à la force de son bras. J’entendis alors la chasse se remplir d’eau. Le piège était en place. J’étais tétanisée. Constatant que la peur me gardait à nouveau entravée, il s’empressa de m’en délivrer.

— Je te conseille de ne pas traîner à venir prendre ma place. Comme tu l’as sûrement déjà constaté, je ne suis pas ce que l’on appelle communément « un homme bien bâti » !

Aussitôt, la détente de ses muscles menaça de déclencher l’arrivée d’eau. Sans réfléchir, je me précipitai en le frôlant au passage pour venir la soutenir de mes deux mains. Il recula immédiatement de quelques pas en arrière, mais non sans s’être saisi de la chaise qu’il lança à l’autre bout de la pièce.

— Tu peux le sauver, Evy, c’est très facile. dit-il froidement. Il te suffit de crier mon nom et j’accourrai pour le délivrer, je t’en fais la promesse !

Loin d’exprimer tout le désespoir qui envahissait mon âme, mon regard terrifié se tourna alors vers lui.

— Ne me regarde pas comme ça, tu es la seule responsable ! Tu nous as fait perdre un temps précieux en te renfermant sur toi-même.

Sur ces mots, il me tourna le dos et tout en glissant les mains dans ses poches, il achemina nonchalamment ses pas vers les escaliers.

— Un traitement de choc devrait remettre tout en place !

Je le regardais s’éloigner dans le désarroi le plus insoutenable, sentant naître en moi des mots que je n’aurais jamais imaginé désirer lui crier.

« non… ne pars pas… reviens !!! » implorai-je, les larmes inondant mes joues.

Comme s’il avait senti fondre sur lui les rafales de la tempête qui me lacérait, il s’arrêta soudain devant la première marche et sans même se retourner, il murmura d’une voix presque peinée.

— Je ne suis pas un monstre, tu sais… Un mot… un seul mot de toi et je mettrai un terme à tout ceci !

Son unique condition verbalisée, mon visage se décomposa.

« mais… j’en suis incapable ! »

Alors il referma la porte une fois encore, me laissant seule face à ce qu’il avait l’air de concevoir comme ma seconde épreuve.

Chapitre VI

Et le silence se brisa

« Dans ces heures sombres passées, aurais-je pu imaginer qu’il puisse faire preuve d’une telle cruauté ? »

Enlacée par ce nouveau tourment, le temps sembla tout à coup ralentir sa course pour m’en faire ressentir chaque seconde. Toutes mes pensées étaient intensément dédiées à mon ami, prisonnier dans la bouche de fer.

« Sait-il qu’à quelques pas de lui seulement, je tiens sa vie entre mes pauvres mains ? »

Je l’entendis alors pousser ce miaulement angoissé qui fit immédiatement couler de nouvelles larmes. J’aurais tellement désiré pouvoir l’appeler… lui dire de ne pas avoir peur… que tout se passerait bien. Mais cette pensée sonnait faux en mon âme. Je savais que Kirlian ne le délivrerait qu’à l’unique condition d’entendre ma voix l’en implorer. Ma certitude était qu’il irait jusqu’au bout de son projet. Il l’avait si bien préparé. De son horrible mise en scène à la corde parfaitement réglée pour m’obliger à tendre les bras au maximum et m’empêcher de me mouvoir à mon gré, cet esprit méticuleux n’avait rien abandonné aux caprices du hasard. Déjà la fatigue arasait la musculature de mes bras qui se vidaient de leur force de plus en plus rapidement. Afin d’économiser mes efforts, je soutenais tour à tour la pierre d’une seule main, laissant l’autre, ballante, récupérer quelques instants.

« … il fait si froid… je suis gelée… »

Très vite, je dus me résoudre à regarder les choses en face. Je ne tiendrais plus très longtemps dans mon état. Il me fallait absolument libérer ma voix.

« …mais comment lever le scellé imposé par un traumatisme ? »

C’est à ce moment-là que je l’aperçus. Posé sur la table se trouvait un réveil argenté dont le mécanisme battait faiblement la mesure des secondes. Kirlian avait poussé le vice jusqu’à m’imposer la vue du temps qui passe dans sa probable volonté de fixer ma conscience dans la réalité. Mon désespoir fut alors de constater que la torture s’écoulerait désormais au rythme aliénant du tic tac sans fin. Cette charmante intention me rappela aussitôt que, quelque part derrière son écran, Kirlian m’observait en se régalant de mon tourment.
Je jetai alors un coup d’œil en direction de la caméra. Dissimulée dans la pénombre du recoin, ses contours effacés se laissaient à peine deviner. Tout ce qui témoignait de sa réelle présence résidait dans un minuscule point rouge qui clignotait faiblement.

« …comme le battement de cil d’un regard de feu braqué sur moi pour me sonder sans relâche… c’est insoutenable… »

Une point de colère me brûla les joues et les réflexes de mon corps précédèrent aussitôt ma volonté qu’aucunes pensées n’avaient impulsée. Ainsi, en lui tournant le dos me dérobai-je à ce cyclope qui me lorgnait. J’espérai à présent lui gâcher son plaisir tout en même temps que de faire taire en moi le supplice d’être épiée. Mais à peine m’étais-je repositionnée qu’un étourdissement manqua de me faire chavirer. Le front soudainement en sueur, une vague de chaleur m’avait escaladé jusqu’aux joues.

« Ai-je de la fièvre ? »

Quel plus inopportun des moments pour tomber malade. La faim, la fatigue et le froid étaient déjà sur le point d’avoir raison de moi.

« … que vais-je bien pouvoir faire ?… »

Sans attendre davantage, j’entrouvris les lèvres pour m’appliquer à en faire sortir le son le plus infime. Mon estomac se contractait à mesure que s’ouvrait ma bouche mais rien, pas même un murmure. Encore et encore je multipliais les tentatives de délivrer ma voix, en vain. Il n’était pas en mon pouvoir de me faire entendre et j’endurai cette impuissance avec amertume, quand une idée me traversa soudain l’esprit.

« … une douleur assez vive pourrait peut-être me faire rompre le silence ?… mais comment faire ? »

Mon regard se porta alors sur l’angle de la planche, solidement fixée à la paroi du mur en granit. Planche de l’étagère sur laquelle trônait la chaîne hi-fi qui n’avait délaissé de rendre mon enfer mélodieux. Je portai alors la main à hauteur de mon visage, laissant s’évaporer quelque seconde supplémentaire avant de serrer résolument le poing. J’eus malgré tout un instant de réticence en anticipant sur la peine qui m’attendait et qui, je le savais, achèverait de m’accabler si par malheur cette tentative échouait.

« … peut-être y a-t-il une autre solution… » me ravisai-je encore, terrifiée à l’idée d’aggraver une situation déjà désespérée.

A cet instant, le chat miaula pour la seconde fois. Sa plainte me laissait deviner sa détresse et je pouvais maintenant entendre ses griffes attaquer le métal de sa minuscule prison. Son appel à l’aide me délivra de toute hésitation et je fermai les yeux pour projeter le dos de ma main sur l’angle de l’étagère. Fulgurante, une souffrance aiguë se propagea comme un torrent d’eau brûlante dans mon bras. La bouche douloureusement distordue, je m’efforçai de conserver mon équilibre, priant pour m’entendre m’égosiller avant que la souffrance ne s’atténue.

« Je ne dois pas m’écrouler !… il ne faut pas que je vacille !… allez !… crie ! » m’intimais-je en endurant dans ma chair ce feu crépitant.

Tremblante des pieds à la tête, je posai finalement ma vue troublée sur la blessure que je venais de m’infliger. Profonde, une entaille laissait se déverser un long filet de sang sur l’albâtre de ma peau qui se colorait d’écarlate et de turquin. Demeurant toujours très vive, la douleur avait néanmoins atteint son paroxysme et commençait à perdre de son intensité.

« … et aucun son ne s’est échappé de moi… »

Je laissai alors ma main blessée retomber jusqu’à ce qu’elle pende dans le vide.

« … j’ai échoué… » s’effondra mon âme. « Combien de temps avant que ne s’évanouisse le semblant de vitalité contenue en mon seul bras valide… »

Un bref instant de silence s’ensuivit où je ne me trouvai plus capable de distinguer la réalité du cauchemar. En ma citadelle de cristal fissuré, il me sembla me dissocier pour flotter par-dessus mon corps figé dont le sang tachetait le sol à mes pieds.

« … sans doute n’y avait-il rien de véritablement très important… » murmura l’émanation qui était tout ce qui subsistait encore de moi. « De cette hauteur… je pourrai presque arriver à en convaincre mon cœur… »

Désirant me dissiper dans cet apaisement, à nouveau je perçus le miaulement de mon ami dont le rappel à sa présente adversité fit brusquement redescendre mon âme dans cette chair harassée.
Le regard tourné en direction de l’horloge, je cherchai un repère temporel pour mesurer l’étendue de notre calvaire. Cela faisait plus de vingt minutes qu’il était enfermé là, son existence en sursis. Aussitôt je fus prise d’un sanglot lancinant dont l’écoulement se faisait absorber par le tissu de ma chemise de nuit. Le second fluide à témoigner de l’atrocité du supplice. Broyée par cette souffrance, je serrais les dents pour aussitôt maudire le premier jour de notre rencontre qui avait précipité la vie de mon cher compagnon. A bout de nerf et comme saisit d’un spasme, mon pied se projeta sur la surface de la porte des toilettes. Sous la brutalité du choc qui sembla presque réussir à la faire bondir hors de ses pauvres gonds décrépis, le son aigu d’un cliquetis vint ponctuer mon dernier élan de vitalité. Lentement et dans un grincement interminable qui acheva de m’assurer que toute lucidité en moi s’en était allée, la porte se déploya jusqu’à être arrêtée par l’obstacle de mon épaule affaissée.

Levant le visage vers son sommet pour y laisser mourir le dernier soupir d’un dépouillement absolu, ma vision absente conjecturait sans aucun soubresaut de vie la compacité de ses fibres de bois.
Mais alors que ma conscience appelait de ses vœux le néant qui l’effacerait, une pensée sereine se chuchotait en moi jusqu’à se rendre intelligible.

« Regarde… la hauteur de la porte… elle est à peine supérieure à celle de la pierre suspendue… »

J’en repris aussitôt mes esprits et une lueur d’espoir enflamma mon regard.

« Si je pouvais arriver à déposer la pierre sur sa tranche et à la faire tenir en équilibre, le temps me sera peut-être donné de courir attraper la chaise ! Ainsi, disposerai-je de la hauteur suffisante pour atteindre et dénouer la corde ! »

J’accueillis ce miracle avec inquiétude mais je n’avais plus le choix. La fièvre et la douleur menaçaient de me terrasser, c’était une question de minutes. Tout mon corps me le criait. Ma main blessée s’avérant absolument nécessaire pour ce faire, ce fut non sans grande souffrance que je la hissai en renfort de la première. Je me tournai alors vers la caméra, craignant que cette espionne n’avertisse le bourreau de mon intention et comptai, dès cette seconde, sur ma rapidité d’exécution. Alors, tout en prenant une grande respiration, je tentai le tout pour le tout en utilisant les forces qu’il me restait encore pour soulever la masse rocheuse et lui faire atteindre le dessus de la porte. Les bras raides comme du bois, j’ignorai les multiples courbatures qui les parcouraient. Il ne manquait plus que quelques centimètres. Pour les combler, je me mis sur la pointe des pieds et, m’étirant au maximum, la pierre prit enfin son appui sur la porte.

« J’y suis presque… » soupira mon âme à deux doigts de défaillir.

Mais alors que j’allais réussir, une violente douleur vint me tordre atrocement le mollet. En m’étirant, j’avais sans doute provoqué une crampe et saisie par cette peine supplémentaire, la pierre m’échappa des mains. Je n’eus même pas le temps de réagir qu’elle m’était déjà lourdement tombée sur le front. L’instant d’après, mon corps était écroulé sur le sol. La vision trouble rivée sur la pierre qui se balançait dans le vide, l’interminable vacarme de la chasse d’eau m’accompagna dans l’inconscience.

« Les cauchemars nous réveillent en sursaut.
L’âme timorée semble vouloir s’en extirper sous l’empressement de la raison dont ils viennent d’ébranler les fondations.

La plupart du temps, âme et raison par cet éveil forcé abreuvent leur soif de sécurité.
Pourtant, quelquefois, le Spectre dont la brutalité nous arrache à nos chimères opère en substance dans la réalité même.

Ainsi attend-il avec patience l’instant propice de nous remémorer qu’il vit. »

« Je ne t’entends plus… pourquoi as-tu cessé de pleurer ? »

Les yeux écarquillés depuis un certain temps déjà, mon esprit revenait doucement à lui accompagné du nébuleux souvenir des dernières heures.
Déboussolée, je décollai péniblement ma forme écrasée des dalles gelées. Saisie par un intense tournis, je portai la main à mon front endolori quand ma paume meurtrie me revint imprégnée de sang.

« … suis-je blessée ? » murmurèrent mes pensées. « je… ne sens plus rien… »

La pierre se balançait encore légèrement par dessus ma tête où la corde de sa pendaison gémissait un râle sinistre.

« … la pierre ?… le chat… »

Foudroyée, un unique battement de cœur me força à me tourner vers la trappe. L’éternité à nouveau confinée entre deux secondes, mon ignorance m’y lacérait, terrifiée à l’idée d’emplir son vide d’un drame horrible. Ainsi avais-je dû mourir cent fois avant que mes yeux ne daignent enfin me dire ce que leur obsession contemplait.

La trappe était toujours maintenue fermée. Je pouvais entendre le bruit des gouttes d’eau s’écouler et tomber une à une dans ce précipice qu’était l’évier en contrebas. Engourdie jusqu’aux confins de ma chair, je me redressai davantage, les yeux écarquillés braqués sur la petite porte. Lentement, les gestes saccadés, je réussis à prendre appui sur le rebord de l’évier. Quand j’aperçus le cadenas, ma conscience évaltonnée vint finalement constater l’impensable. Il n’était que glissé dans les deux anneaux de métal pour les garder soudés.

« … il n’est pas… verrouillé ?… »

La main tremblante, je le fis pivoter jusqu’à ce qu’il s’enlève totalement. Après l’avoir laissé tomber sur le sol où il s’écrasa, l’interminable élévation de mes doigts vers la trappe se joua sur le tempo indolent de mon cœur en suspension. Refermant ma faiblesse musculaire sur sa poignée, je la tirai vers moi jusqu’à ce qu’elle s’ouvre brusquement pour laisser se déverser une cascade d’eau glacée dans la profondeur de l’évier. La chemise de nuit trempée, je distinguai alors une toison blanche gorgée d’eau remonter doucement à la surface encore agitée de ce qui fut un raz-de-marée. Saisie d’effroi, je reculai maladroitement de quelques pas en arrière, à la recherche d’une échappatoire introuvable à cette vision qui me poignardait de sa sauvagerie.

« … non… il n’est pas encore mort… peut-être… qu’il est encore temps… de… je peux … peut-être… »

Effaçant mon recul d’une grande enjambée, je précipitai mes mains pour extirper son corps de cette eau glacée. Je serrai alors tout contre moi sa forme souple et inanimée quand je sentis sa petite tête retomber sur mon bras où elle ploya pesamment vers le bas.

« Il est… il est encore chaud ! » me répétai-je en boucle comme pour mieux me convaincre moi-même et détromper cette sensation de froid qui me mordillait le bout des doigts. « Dépêche-toi ! Dépêche-toi ! »

Après l’avoir déposé sur le sol, je m’empressai dans une panique frénétique d’accoler ma bouche tremblante tout contre la sienne. M’écorchant sur ses canines dans ma précipitation, je soufflais encore et encore, priant pour que la vie en lui y soit toujours contenue captive.

« Réveille-toi ! Réveille-toi !… reviens… s’il te plaît… »

Sa cage thoracique s’emplissait et se soulevait à chacune de mes expirations désespérées, mais son corps demeurait inerte. A bout de souffle, je me redressai pour finalement poser le regard sur son visage.

« Ses yeux… » vins-je constater dans la soudaine accalmie de mes agitations vaines.

La lueur qu’ils avaient jadis contenue s’était évanouie. Sa rétine désormais opaque s’était brouillée d’un voile grisâtre qui s’y était superposé pour dissimuler le vide statique de ce que l’on nomme « la mort ».

« La mort ?… non… t’es pas mort… ce n’est pas arrivé, je… je veux pas ! »

Le déni s’emparant de mon être, je me redressai pour m’éloigner à nouveau de quelques pas égarés. A cet instant, me sentant mise en pièces de l’intérieur, j’enlaçai mon buste des bras comme pour retenir mon corps qui menaçait de dégringoler vers l’avant. Le poids de la tristesse qui venait de s’insinuer sournoisement me fit chavirer malgré moi jusqu’à ce que je sente, à peine, mes genoux s’écraser par-dessus les dalles détrempées. Ma tête chuta face contre terre quand un spasme foudroya mon échine qui se dressa. La marionnette que j’étais hurla longuement sans un bruit. La première vague expirée, je rechutai sous une pesanteur accablante jusqu’à plaquer mon front sur la pierre gelée, le souffle à nouveau bloqué.

Cela dut ressembler à la scène déchirante d’un film muet. A la photographie animée d’une tragédie. Au mime effrayant de l’affliction.

Courbée, presque distordue, je sentis alors un écho sans force résonner des profondeurs de ma trachée et quand mon corps se redressa pour la deuxième fois, le hurlement strident de mes peines à l’unisson déchira la septaine du silence. Cette agonie abominable n’expira que pour reprendre son souffle. Ainsi dégorgeais-je la souffrance par vagues successives quand, de râles en gémissements, ma forme verticale se décomposa pour s’appesantir dans ses fragments éparpillés.

— Evy !!

A cet appel qui venait de retentir, je redressai péniblement le visage pour apercevoir Kirlian au pied de l’escalier, l’air affolé.

— …toi… murmurai-je d’une voix fragile.

Tant bien que mal, je me hissai jusqu’à me remettre debout sur mes jambes vacillantes. Incapable de se stabiliser, ma silhouette tituba maladroitement pour l’approcher. Me tenant à présent si proche de lui que je pouvais sentir la chaleur dégagée par son corps, je me figeai, le regard inexorablement attaché sur le sol. L’instant d’après, il se répandit de par toute la cave, ce sanglot inconsolable qui résonna de ma voix nouvelle et qui, à peine éclose, propulsa sa terrible affliction en direction d’un visage morose.

— Tu… l’as… tué… gémis-je en m’en transperçant davantage le cœur.

J’élevai alors les bras par-dessus ma tête et les laissai retomber de tout leur poids, ainsi frappai-je son torse de mes poings à peine serrés, tant la force me manqua pour l’accabler comme il le méritait. Sous les secousses des impacts, le sang avait reprit de s’écouler de ma plaie pour abreuver timidement les fibres entrelacées du sous-pull noir dont il s’affublait.

— Tu l’as tué… tu l’as tué… tu l’as tué…

Kirlian ne bougeait pas d’un iota sous le pathétique de mes assauts, ne cherchant pas à s’en protéger ni même à me maîtriser. Immobile, comme enraciné dans la pierre, il se contentait de me fixer du regard en fronçant légèrement les sourcils.

— Evy, calme-toi. Tu vas te blesser davantage… murmura-t-il avec sang-froid.

L’âme évaguée, je n’accordai aucune attention aux mots qu’il prononça tant je n’étais plus véritablement certaine de pouvoir en comprendre le sens. Mécaniquement, je gardais ininterrompue ma riposte quand une brusque bouffée de chaleur me submergea. Le décor autour de moi se mit alors à tourner de plus en plus vite et privée de mes toutes dernières forces, je chancelai.

— Evy !

Soutenue dans ma chute je pus, me sembla-t-il, sentir s’enlacer tout autour de moi l’interminable longueur de ses bras. Les ténèbres effacèrent alors doucement l’image de son visage penché sur le mien. Ma conscience et tout ce qu’elle me permettait encore d’endurer de souffrance s’en étaient allée.

« Enfin… »

Chapitre VII

Quand la folie nous lie

« … je me sens si mal… qu’est ce qu’il m’arrive ? »

La vue brumeuse, je ne distinguai qu’une vague silhouette s’agitant à mon chevet.

« Evy ! Comment es-ce que tu te sens ? »

— Où suis-je ? murmurai-je… j’ai tellement froid…

D’une délicatesse empressée, une main fraîche se posa sur mon front en sudation.

« Tu es brûlante ! » m’affirma cette voix teintée d’anxiété. Ne t’inquiète pas… je m’occupe de toi ! »

— … c’est toi… papa ?

J’y reconnaissais sa présence, enveloppante et rassurante. Je pensais alors être tout à coup revenue en arrière, dans ces jours heureux. Elle m’apparut nébuleusement… la silhouette majestueuse de mon père assise derrière son bureau d’acajou, l’attention rivée sur le dossier de l’un de ses patients. Je pouvais la voir… l’immense bibliothèque où s’étaient trouvées réunies les plus grandioses épopées, les plus impensables tragédies et toute l’infinité de vers des plus sublimes poésies.

« J’aime la poésie… »

Dès l’enfance je m’y étais bien maladroitement essayée, sans cesse inspirée par un amour presque irréel… et quand je pénétrais dans son sanctuaire, je venais les lui offrir à lui, mon père.

« Dans ce beau jardin en fleur,
Doux rivage de notre bonheur,
Il m’arrive, quelques fois,
De ne pas sentir que tu es là,
Et pourtant, ce témoignage,
En est toujours le meilleur gage,
De ton amour qui me revient,
En ces nuits où il me semble éteint,
C’est pour m’offrir la joie de t’apercevoir,
Quand la tienne est de combler tous mes espoirs,
Ne doute jamais que, pour ta fille,
Nulle autre lumière ne brille ! »

— Papa… je suis désolée… sanglotai-je, abondant de larmes ma peau bouillonnante.

« … Ce n’est pas grave, Evy… dors maintenant… »

Je sentis alors se déposer sur mon front la fraîcheur d’un tissu humide qui y apaisa le brasier ardent. Aussitôt, je voulus saisir la main dont la caresse sur mon cuir chevelu me réconfortait, mais le délire de la fièvre me fit à nouveau sombrer.

« Mon corps… je ne peux plus le sentir… comme s’il avait cessé d’exister… »

L’énergie vaporeuse qui semblait être tout ce qui reste de moi flottait, quelque part, au royaume de la nuit.

« Suis-je encore vivante… ou puis-je enfin me réjouir d’être morte ? »

La lumière aveuglante qui me parvenait de temps à autre portait en elle la fugace silhouette de celui qui me veillait sans relâche.

« La douleur m’assaille à nouveau… l’oxygène est brûlant… je suffoque… »

Ma chair marquée de son emprise, l’avidité de la fièvre me consumait et sa langue de flammes caressait ma chair d’écorce, sacrifiée à ses appétences.

« Les flammes… »

Je revis soudainement le bureau de mon père, tapissé de feu et de fumée… Les livres de sa bibliothèque s’effriter comme goulûment digérés… Les millions de mots qu’ils contenaient s’effondrer sur eux même pour mélanger leurs spectres à tout jamais… La peinture des tableaux… bouillonner et s’écouler le long des murs telles des plaies sanglantes dont la douleur perdure. Je me souvenais avoir vu tout l’univers de ma jeune vie disparaître en quelques minutes, avalée par l’enfer même. Je l’entends encore… ce cri atroce et le carnaval de sons difformes… de tout ce qui me fut ravi et dévoré par le feu. Le bruit d’un corps sans vie… tomber lourdement sur le sol…

« Et enfin, le vide… ce vent glacial qui m’emplit… Je me sens parfois comme ces interminables corridors dans lesquels s’engouffre, inlassablement… le souffle de la mort… »

Les images se diluaient et reprenaient forme tour à tour dans les affres de ma divagation. Tout n’était que confusion, un vaporeux mélange de ce qui est… de ce qui fut. L’écho d’une souffrance lointaine corrodait le silence où des fragments de sensations élevaient de l’accalmie la violence d’un cyclone. La terreur s’emparait alors de ma chair endormie dans ce lit de flammes brasillantes. Pourtant demeurait, toute proche, cette présence bienveillante qui se dévouait à m’apaiser sans jamais s’éloigner et, un matin, je m’éveillai enfin.

J’avais l’impression d’émerger d’un long et pénible cauchemar. Les souvenirs revinrent peu à peu pour tirer de son sommeil l’angoisse qui était la mienne depuis le premier jour.
Je me redressai péniblement pour jeter un regard sur le décor alentours. Mes yeux semblaient baigner dans un brouillard sirupeux et je ne distinguai que d’étranges couleurs dont les textures allaient en se précisant. Une douleur me saisit à la main et m’empressant de venir la soutenir de l’autre, je découvris que ma plaie avait été bandée avec soin.

« … c’est vrai… je me suis mutilée… » se remémora vaguement mon esprit embrumé.

Une série de bruissements difformes me parvint alors et je relevai le visage pour en découvrir l’origine. Mon ravisseur était là et accrochait une sorte de câble en haut des murs avant de l’enrouler tout autour d’un tuyaux du plafond. La clarté de ma vision retrouvée, je remarquai que de grandes couvertures étaient venues recouvrir une partie de la moiteur écœurante des murs.
Bien que leurs teintes et matières différaient, l’ensemble de ces drapés qui se jouxtaient étalait sa palette dans les tons obscurs tels que le bordeaux d’un lainage, le bleu de Prusse d’une soierie et le vert impérial d’un velours. Ce patchwork qui habillait désormais la pièce suffisait à lui seul à rendre l’ambiance supportable, voir presque agréable. Mon attention se portant devant moi, une immense tenture s’offrit soudainement à ma vue. Cette imposante pièce de cotonnade à l’éclat alpestre s’étendait tel un rempart de lumière. Désormais séparée en deux parties bien distinctes, la cave abritait, de l’une, le matelas, l’escalier et la table derrière laquelle le tissu disparaissait en un drapé sculptural, de l’autre l’évier et les toilettes qui étaient dès lors, et pour aussi longtemps que perdurerait ce châtiment, condamnés à l’obscurité.

« Kirlian a fait cela… Pourquoi ? »

— Tu te réveilles enfin, Evy ! me dit-il avec une pointe de soulagement décelable autant dans sa voix que dans le regard qu’il posa sur moi. Toute sous-estimée que tu sois, tu as réussi cet exploit de me faire goûter aux affres de l’anxiété !

La complexité d’un tel assemblage de mots était de toute évidence prématuré pour ma pauvre cervelle embrumée. Je tentai alors de me redresser.

— Reste allongée ! m’ordonna-t-il fermement. La fièvre t’a fait délirer pendant plus de trois semaines ! Tu ne dois pas te refroidir au risque de faire une rechute brutale !

« Trois semaines ? » pensai-je tout en rallongeant mon corps endolori. « Cette éternité peut donc être mesurée ? »

Aussitôt il abandonna sa tâche mystérieuse et s’approcha pour s’asseoir sur le matelas, juste à côté de ma chair étendue qui se crispa. La première minute il demeura silencieux, se contentant de fixer le sol de la profondeur d’un regard absorbé. Puis, le sourire gagnant ses lèvres, il expira la légèreté de son amusement retrouvé.

— Tu as vraiment fait fort ! déclara sa consternation espiègle. Je t’immobilise à un endroit précis en ne te laissant pas la moindre possibilité de te mouvoir et pourtant… faisant fi de toute mes précautions, tu as réussis à te casser deux phalanges et à t’affliger avec brio d’une commotion cérébrale !

Son diagnostic verbalisé, sa gaieté le quitta quand il me dévisagea d’un air sévère.

— Ce qui me rassure néanmoins quand à l’effective présence d’une cervelle dans cette petite tête !

Ne prêtant aucune attention à ses propos, emplie de dégoût pour sa personne, je me roulai promptement sur le coté pour lui tourner le dos. Bien que le silence qui s’installa dès cet instant ne semblait pas lui déplaire, il ne mit pas longtemps à fournir l’effort de le faire disparaître, d’une voix transpirant sa grande inaptitude à se confondre en excuses.

— S’il te plaît, ne m’en veux pas… je n’avais pas le choix…

Indignée par la compréhension insensée qu’il me mendiait, je me résolus à lui accorder ce qui devait être l’unique et dernière parole que je lui adresserai.

— Tu as dérobé la vie de la seule créature vivante à laquelle je m’étais liée. Désormais, rien ne m’obligera plus jamais à me soumettre à tes injonctions, quelles qu’elles puissent être !

Aussitôt j’enfonçai le visage dans l’oreiller pour fixer ma douleur sur le souvenir de mon compagnon disparu.

— Evy… murmura-t-il, semblant quelque peu s’en repentir. Et si je te disais qu’à partir de ce jour, plus aucune souffrance ne te sera infligée ?

« Es-tu soudainement devenu sourd ou bien ne m’as-tu tout simplement pas écoutée ? Tu m’as déjà fait subir le pire ! »

— … cela m’est égal… fais ce que tu veux…

De toute évidence agacé par ma réponse, il s’emporta légèrement.

— Ne sois pas stupide et secoue-toi ! Ta vie et tes aspirations ne valent-elles pas plus que celles d’un animal ?

Offusquée par ses propos, je me dressai pour lui faire face.

— Non ! Elle ne vaut et ne vaudra jamais davantage ! J’aurais préféré mourir cent fois plutôt que…

Ma colère ne put dissimuler bien longtemps le chagrin qu’elle masquait avec maladresse et cette souffrance-là m’arracha deux longues larmes qui me brûlèrent les joues. Silencieux, Kirlian détourna alors le regard en fronçant fermement les sourcils. Les traits de mon visage se décomposèrent davantage à son absence de réaction. A présent, et contre toute attente, c’était à mon tour de lui mendier quelques paroles.

— … pourquoi… pourquoi tu as fait ça ? Réponds-moi ! lui intimai-je de tout le ridicule d’une voix fragile.

Il se tourna aussitôt vers moi d’un mouvement vif. L’intonation de sa voix se fit alors plus grave et, teintée de virulence, son sérieux s’empressa de rétorquer.

— Parce qu’il n’y a rien au monde que je ne ferais pas ! Rien qui ne me répugnerait ! Si cela pouvait te rendre ce que tu as perdu !

Face à cette affirmation qui libéra avec force son incompréhensible conviction, mon corps tout entier se figea tandis qu’il poursuivit d’en déclamer le bien fondé.

— Je mets mon existence entière et toutes les forces dont je dispose au service de ta guérison ! Et quoi que tu puisses en penser, te bornant aux apparences et ignorante que tu es, je ne puis m’interdire de t’infliger des plaies qui te seront salutaires !

L’expression de stupeur qui siégeait sur mes traits perdura. Sa réponse troubla à ce point mon être que je fus alors tout à fait incapable de concevoir une réponse appropriée.

— Mais… qui es-tu donc pour faire cela ? murmurai-je, décontenancée avant d’élever quelque peu la voix. Qui t’a demandé de m’aider ? Aucun lien ne nous unit ! On ne se connaît même pas !… Qui donc te donne le droit de faire ça ?

Il baissa à nouveau le regard en expulsant un souffle profond.

— Je te connais bien plus que tu ne peux l’imaginer, Evy… m’assura-t-il en basculant dans la langueur. Mon seul désir à présent est de recueillir les paroles d’une âme dont la voix a été gardée si longtemps prisonnière. J’ai tellement attendu de pouvoir l’entendre… Tellement attendu…

Cette mélancolie que je sentais monter en lui me révulsa. Brusquement, ma chair inanimée se dressa comme pour se délier de l’angoisse qui s’était jetée sur moi. Aussitôt, il me dévisagea d’un air réprobateur.

— Je croyais t’avoir dit de rester au lit !
— C’est de la folie ! Tu … tu es complètement fou ! Tout ce que tu dis n’a aucun sens !

A mesure qu’augmentait mon emportement, les premiers signes de la perte de contrôle se manifestèrent pour m’en prophétiser la tempête. Kirlian m’écoutait sans mot dire, une expression d’étonnement gravée sur un visage moqueur, ainsi me donna-t-il l’impression de n’être, à ses yeux, qu’une hystérique pathétique. Ne disposant plus assez de la maîtrise nécessaire pour retrouver en mon âme un semblant d’accalmie, le débit de paroles sans cesse impulsé par mon agitation croissante continua son escalade.

— Tu ne sais pas qui je suis, tu ne sais rien, pas même que tu es un assassin !

Ces paroles prononcées, elles me pétrifièrent. En mon cœur épouvanté se rejouait la scène abominable. Celle de son corps inanimé tout contre ma poitrine trempée de l’eau qui l’avait asphyxié. Frappée par la douleur et suffocant à mon tour, je ne pus retenir ma voix chevrotante de s’en prendre avec violence au coupable.

— Parce que tu l’as tué, oui ! De la plus odieuse des façons ! Tu… l’as fait souffrir, tu… es un monstre, un assas…
— Evy ! s’exclama-t-il pour m’interrompre, une indéfinissable lassitude gravée sur ses traits.

Sa main venant aussitôt couvrir son regard, il resta ainsi un bref instant avant de soupirer ce qui ressembla à de la résignation.

— Je voulais attendre que tu te montres plus apte à pouvoir l’encaisser… mais au vu de ton attachement insensé à cet animal disparu et l’état chaotique dans lequel tu sembles t’enliser toujours un peu plus, je me vois dans l’obligation de te révéler qu’il n’était qu’une chimère !

Mon corps entier se raidit en l’entendant parler ainsi.

— … une chimère ? Qu’est-ce que tu veux dire ? lui demandai-je, mon cœur incompréhensiblement saisi par la crainte.

Il me répondit aussitôt de son timbre monocorde qui ne fit qu’accentuer cette étrange impression dont la naissance m’épouvantait.

— Ce que j’essaye de te dire, Evy… c’est que dans ta solitude extrême et l’état déphasé dans lequel je t’ai volontairement placée, tu t’es inventée un compagnon qui n’a en réalité jamais existé !

J’en restai muette. Mes oreilles ne pouvaient croire ce qu’elles entendaient.

« Est-il sérieux ? Pense-il véritablement qu’il peut me faire avaler une telle absurdité ? »

Cela m’apparaissait à ce point insensé que je ne pus contenir en moi le rire nerveux qui s’échappa de mes lèvres frémissantes.

— Tu me prends vraiment pour une idiote ! lui lançai-je alors, consternée. Je sais ce que j’ai vu ! Il est arrivé par la trappe qui…

Il n’eut point la délicatesse de me laisser finir ma phrase qu’il répondit à son tour, de son intonation la plus sèche.

— Evy ! Y a pas de trappe !

Je demeurai quelques secondes, bouche bée, à réaliser pleinement la signification de ces mots.

— … comment peux-tu espérer que je puisse croire à un pareil mensonge éhonté ! répliquai-je tout en me dirigeant, le cœur palpitant, vers la tenture qui séparait la pièce.

Derrière elle, j’en avais l’assurance, se trouvait la preuve irréfutable. Ma main s’emparait alors du tissu suspendu et je l’écartai vigoureusement pour me frayer un passage et mettre sa supercherie en pleine lumière.

— Regarde ! Elle est…

Un long silence cristallisa l’atmosphère. Cette malédiction étant venue frapper mon ébullition, je fixais désormais le mur de mon regard médusé.

« La… la trappe a disparu…  »

Déracinée de la terre de mes certitudes, je m’approchai lentement en laissant le rideau rabattre son drapé derrière mes pas.

— … mais… c’est impossible ! murmurai-je, effarée tandis que je parcourrais des mains la surface intacte de la roche glaciale. C’est lui… murmurai-je encore, en proie au déni.

Tout en revenant prestement sur mes pas, je regagnai l’autre partie de la pièce où se tenait, j’en étais convaincue, l’auteur de cette farce du plus mauvais goût. En ma courte absence, il s’était déplacé pour s’asseoir sur la chaise en bois qui le plaçait dos à l’escalier. Les bras et les jambes croisés, il ne daigna pas m’accorder un regard, trop occupé qu’il était, probablement, à se préparer aux assauts de mes accusations.

— C’est toi ! m’exclamai-je avec force. Tu l’as rebouchée pour me faire croire que je suis folle !
— Exactement ! répliqua-t-il d’un ton sarcastique. Je suis le plus brillant des artisans que la terre ai jamais porté car figure-toi que je possède ce fabuleux pouvoir de recomposer le granite !

Je me sentis soudainement prise d’un odieux tournis. Tout semblait se liguer contre moi pour me hurler cette impensable vérité qu’il m’était impossible d’entendre.

— … Non… tu ne me feras jamais croire ça ! lui lançai-je en repoussant violemment cette idée. Tu étais là ! Le chat… tu l’as pris dans tes bras et… tu l’as enfermé dans le passage, tu…

Sans attendre, il me coupa dans mon impétuosité qui se muait progressivement en une inexorable crise d’angoisse.

— Calme-toi ! m’ordonna-t-il avec autorité. Tout ce que j’ai fait en définitive c’est de me prêter au jeu ! Tu semblais y croire dur comme fer et il me fallait trouver le moyen de libérer ta voix afin de pouvoir établir un dialogue avec toi !

Il fit alors une courte pause dans ses explications pour jeter un coup d’œil rapide sur mon visage livide.

— Ce chat, ce tunnel de lumière… quand je m’en suis aperçu, ils se sont offerts comme la plus excellente des opportunités pour atteindre ce but !

Désorientée par cette révélation, je me tournai et me retournai en tout sens, espérant de toutes mes forces m’éveiller de cet abominable cauchemar.

— Ce n’est pas possible… je ne peux pas être… je serais… ?

Cette perspective me terrorisa. Le vertige croissant qu’elle induisait en mon âme ne fit qu’accentuer mon sentiment de n’avoir toujours été qu’une pauvre aliénée qui s’était jusqu’alors ignorée. Contemplant l’agitation désordonnée qui était la mienne et mon incapacité à y remédier, Kirlian trancha pour moi cette effrayante question.

— Evy, je conçois que tu aies du mal à y croire… mais tu sembles oublier un peu vite où je t’ai trouvée.

Lapidée par ce verdict, je cessai soudain de m’agiter quand mon visage dégringola pour disparaître dans ma chevelure. Le silence pesant reprit alors sa place, à tel point que je sentais la fiction de mon existence sur le point de se dissoudre dans son propre néant. Et si ne retentissait pas le vacarme assourdissant de mes pulsations pour me certifier qu’il n’en était rien, je me serais volontiers laissée glisser dans ce sentiment jusqu’à disparaître enfin.

— C’est donc ainsi ?… murmurai-je, la cruauté de cette révélation m’écorchant. Je serais… une démente ?

Pourtant, et contre toute attente, son manque total de tact avait eu cet étrange effet de me freiner dans ma chute. Comme si j’étais soudainement prête à accepter l’inacceptable, la tempête qui agitait mon intérieur apaisa ses rafales. Ne demeura alors en mon cœur anesthésié qu’un silencieux désespoir qui avait émietté ma volonté.

« Ma vie… qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui n’a été que simulacre ?… que dois-je faire ?… qu’est-ce que… »

A nouveau saisie de vertige, je déposai la main tout contre la surface du mur à ma gauche pour soutenir mon équilibre divaguant. Le silence reprit ses droits une fois encore. Le vide en mon âme me gardait clouée là et ce ne fut qu’au terme de quelques minutes que ma voix éteinte murmura finalement une complainte.

— Et que veux-tu donc savoir d’une pitoyable névrosée ? De ce grand songe qui a mélangé en mon cœur ses élans et ses terreurs ? L’ennui mortel de mes journées ? Ou bien peut-être les pathétiques escapades de mes nuits ? La composition chimique de la poudre aux yeux de mes illusions ? M’entendre gémir des évidences et aduler ta clairvoyance ?

Il ne me répondit pas, le regard fixé sur le sol irrégulier des dalles de pierre.

— … il n’y a aucun attrait à cette vie désormais révolue… elle n’est que vide et fantasmagories… Rien n’en a valu la peine ! Je n’ai rien appris non plus de mes réflexions dérisoires, vois où leurs cheminements ont guidés mes pas… J’ignore quelle rareté tu espérais y trouver… mais il n’y en a aucune…

Toujours un peu plus accablée, j’appuyai mon épaule tout contre la pierre pour soutenir mon corps défaillant.

— Une pauvre folle… voilà le fin mot de l’histoire… simplement…

Le son de ma voix désemparée résonna un bref instant, me rappelant ces jours pas si lointains où mes pensées s’évanouissaient dans un écho semblable à celui-là. Je remarquai alors que dans l’intensité de mon émotion, des larmes avaient été versées. Mon regard se porta aussitôt sur Kirlian, honteuse à l’idée qu’il ait pu le remarquer. Mais il n’avait délaissé de fixer le sol, comme si son esprit n’était plus véritablement présent.

— Tu te trompes, Evy. répondit-il en laissant son corps glisser nonchalamment sur la chaise où il reposait.

Il ferma aussitôt les yeux, comme s’il allait s’assoupir sous le coup d’une fatigue inattendue. Désespérée à l’idée que ma vie n’ait été qu’un vaste mensonge, je me laissai lourdement tomber sur le matelas. Le corps courbé dans cette position fœtale que j’affectionnais, il me fallait à présent mettre de l’ordre dans mes pensées disloquées.

« Si je suis bien obligée d’admettre que ma santé mentale laisse à désirer et que ce Kirlian a le réel désir de me venir en aide, cela justifie-il ses agissements ? Pour me guérir, fallait-il me faire endurer le pire ? En admettant que mon compagnon n’ait été que la création d’un cœur solitaire à l’agonie, cela n’atténue en rien la souffrance que sa perte m’inflige… Chimère ou pas… elle me fait encore tellement mal… »

Profondément, je m’enfonçais dans la gueule béante du désespoir et m’affligeai de me retrouver le jouet du destin dont la cruauté semblait vouloir railler ma naïveté. Mon hôte demeurait silencieux et, figés l’un comme l’autre dans une amère solitude, nous semblions tout deux désirer de la faire perdurer. Sans me soucier de ce qui pouvait à ce point assujettir les siennes, je laissai mes pensées converser avec le désespoir. Ma culpabilité me soufflait à nouveau qu’il me fallait me résigner à ce barathre et le chérir comme mon juste foyer. Une fosse où l’inexcusable avait été jeté.

« Captivité, sans doute suis-je ta propriété car, où que j’aille, tu ne cesses de m’enchaîner… et même quand tu te seras lassée de mon être, en tes entrailles je demeurerai ta prisonnière… »

Ainsi abdiquèrent mes aspirations quand, de cette adiaphorie qui m’avait affranchie de toute peur, mes lèvres désinhibées virent trahir ma léthargie.

— … je…
— Hum ? soupira-t-il en retour, le regard mis-clos perdu dans le vague.
— … je dois voir les choses en face… murmurai-je, toujours roulée en boule comme une petite créature avide de chaleur. Vacègres n’était rien de plus qu’une prison… celle que j’avais choisie entre toutes puisqu’il y a, ici-bas, une forme de servitude pour chaque créature. Elle me paraissait être la plus appréciable au vue de mes faiblesses… et de mes fautes… Cependant, je ne m’y sentais pas vraiment captive… il aurait été facile, si j’en étais venue à me lasser d’elle, de faire le jeu des docteurs et d’abandonner l’état végétatif.

Interpellée par mon propre discours, ma silhouette anéantie sembla désirer émerger de sa triste résignation. Doucement, je me dépliai pour entreprendre de reconquérir ma verticalité.

— Cela aurait pris un peu de temps mais, au final, je pensais avoir ce choix puisque je me croyais naïvement saine d’esprit… mais ma place véritable est bien celle où je m’étais enfuie jadis…

Le haut de mon corps à présent tout à fait redressé, mes deux bras virent soutenir cette nouvelle posture dont l’équilibre était encore bancal, de par le poids de ma tête qui se refusait à délaisser son désarroi.

— Mais ici, tout est différent… je n’ai jamais souhaité m’enfermer en ce lieu. La porte ici est cadenassée et pas question de la crocheter par quelques subtilités…

Cela disant, mon visage avait finalement trouvé le courage de se tourner vers son interlocuteur. L’ironie semblait l’avoir gagné et bien moins concerné que je ne l’étais par l’affliction qu’elle engendra, il laissa s’étirer ses lèvres pour en sourire le grotesque.

— C’est donc cela que tu veux me prouver au prix de tant d’efforts ? lui demandai-je alors, mes forces me revenant pour chasser de mon être toute trace de ce souverain découragement.

A cette question, son visage de profil se tourna légèrement pour laisser à son regard ténébreux le soin de poursuivre sa route jusqu’à moi.

— Me faire comprendre ce que c’est d’être vraiment privée de sa liberté ? Suis-je toujours ta prisonnière ? Qu’est ce que tu cherches à faire ?
— Mais, Evy… dit-il en souriant. Je veux que tu tombes amoureuse de moi, bien sûr !

Sa réponse me pétrifia. De toute évidence je n’étais pas la seule dans cette pièce à être dérangée et sa folie semblait allégrement outrepasser les frontières tracées jusqu’ici par ma pauvre imagination. Tandis que je ne savais que répondre à cette aberration qui m’avait laissée sans voix, Kirlian redressa son buste et se pencha jusqu’à déposer les bras sur ses genoux. A nouveau flegmatique dans sa position, il me toisa, presque amusé.

— Ne fais pas cette tête-là, ce n’est pas ce que tu crois ! m’assura-t-il aussitôt. Mais tu n’es pas encore apte à comprendre cette union absolue que j’espère de nous, alors contente-toi de la voir ainsi et applique-toi à te laisser séduire !

Ses yeux d’ébène plongés dans les miens, je ressentis une fois encore cette assurance implacable qui ridiculisait ma volonté. Un frisson me parcourut l’échine et, avalant prestement ma salive, j’arborai les traits de l’inquiétude. Il sourit à nouveau, toujours très amusé de me voir le redouter.

— Quoi ? s’étonna-t-il. Je pensais que les filles aimaient entendre ce genre de conneries…

Sur ces mots, sa sobriété ne put retenir plus longtemps sa jubilation de s’esclaffer. Je le dévisageai sans attendre, irritée tout autant que désarçonnée par son attitude lunatique.

« Ne peut-il donc être sérieux plus d’une seule minute ? Qui est cet homme étrange que tant de mystères et de sarcasmes amusent et qu’espère-t-il obtenir ? Qu’est-ce qui peut bien le motiver à s’encombrer d’une fille telle que moi ? »

Cette question me brûlait les lèvres mais je n’osais l’énoncer, devinant que sa réponse ne m’éclairerait pas davantage que la précédente.

— On t’a déjà dit que tu es la plus inconstante des créatures ? lui lançai-je, lassée de son petit jeu.

Il laissa alors s’échapper de lui une grande exclamation.

— Ah ! Ne m’en fais pas le reproche ! C’est bien à cause de toi si je suis ainsi !

Cette réponse culottée me déconcerta, à un point tel que je ne sus quoi lui répondre, encore une fois. Cette incapacité se révéla sans importance puisqu’il reprit ses explications sans attendre, d’une voix qui bascula dans la mélancolie.

— Seul, je ne sens que le flottement de mon esprit dans un vide cristallin qui ressemblerait vaguement au chagrin. Mais aussitôt que je m’approche de toi… une chaleur, un rire serein et une multitude de couleurs viennent embaumer la glaciale prison de mes pensées. Tout en toi glorifie la vie et cette mélodie aux multiples tempos ondule jusqu’au plus profond de mon être.

Il esquissa alors un sourire avant de poursuivre.

—Et voici qu’il danse ! Cet esprit à la dérive… Et cette danse est autant source de joie que de tourment car, près de toi, je ne suis plus véritablement moi même…

Son éloge amphigourique achevée, il leva les yeux en ployant doucement la tête et figea son expression dans un indescriptible agacement teinté d’espièglerie. Ne trouvant plus aucun mot approprié pour argumenter à de pareilles déclamations, j’en restais bouche bée, observatrice passive de cet improbable personnage. Mais alors qu’entre nos deux chairs le silence avait allégrement étendu son territoire, un long gargouillis le brisa dans la plus incongrue des lamentations. Pressant aussitôt la main contre mon ventre, je me sentis horriblement gênée par la trahison de mes entrailles affamées.

— Ah, oui ! S’exclama-t-il, blasé, avant de claquer légèrement la paume des mains sur ses cuisses. C’est vrai qu’il faut que je te nourrisse !

De toute évidence il me considérait comme un petit animal de compagnie dont les soins qu’il fallait à présent lui prodiguer avaient aussitôt fait de l’accabler. Il se releva donc avec mollesse pour se diriger vers la table et tirer jusqu’à lui la glacière qui était rangée par-dessous.

— J’espère que tu n’es pas du genre difficile ! soupira sa répugnance à l’effort. Tu t’imagines bien que durant mon enfance, je n’étais point collé aux basques de ma mère pour apprendre d’elle comment faire bonne pitance…

Cela dit, il se redressa à nouveau, sa main refermée autour d’un vieux thermos cabossé dont on devinait, à peine, qu’il avait été autrefois d’un bleu électrique.

« Lui, un enfant ? » m’étonnai-je en me demandant quel genre de gamin se destinait à devenir un homme tel que lui.

Tandis que je me perdais dans cette vaine réflexion, il dévissa la fermeture du thermos avant de remplir généreusement de soupe la tasse qu’il me destinait.

— Cela fait longtemps que tu n’as rien avalé d’un tant soit peu solide, alors bois par petites gorgées pour ménager ton métabolisme. Demain j’augmenterai ta ration et ainsi de suite, jusqu’à ce que tu puisses à nouveau manger normalement. Si tu suis mes instructions, tu te rétabliras très vite et sans désagréments.

« Quelle est cette étrange sensation ? » m’étonnai-je de la sentir naître en moi tandis que me choyait la bienveillance de mon geôlier. « Je me sens perdue et vulnérable… comme une enfant… »

Ce brusque changement de ma couleur intérieure m’effraya et ce fut en le contenant dans le secret de mon cœur anxieux que ma chair se mit à trembler.

— Ne reste pas figée là… me dit-il plus aimablement dès qu’il constata mon malaise. Viens donc manger si tu as faim !

Sans éprouver la moindre résignation à lui obéir, je me levai pour gagner le tabouret d’une démarche fragile, jugeant qu’il était fort peu sage de faire preuve de défiance à son encontre quant à ce besoin vital de m’alimenter.

« Avais-je encore l’envie de vivre, en fin de compte ? »

Il s’assit à son tour, nonchalant, en posant les avant-bras sur la surface de la table pour se délester du poids de son corps.

— Tu ne manges pas, toi ? lui demandai-je avant de m’étonner d’éprouver pour lui de cette inquiétude maladive qui m’avait toujours portée à me soucier du bien-être des autres.
— Très peu. me répondit son indifférence. Et juste ce qu’il faut pour que ce corps cesse de me harceler.

Cette étrange réponse qui fut la sienne fit naître en mon cœur une incompréhensible douleur. Elle dut croître jusqu’à s’imprimer sur chacun de mes traits puisqu’il se sentit aussitôt dans l’obligation de la commenter.

— Quelle triste mine tu fais ! Serais-tu donc inquiète pour ma santé ?

Sa remarque aurait pu me faire rire si elle ne me consternait.

« Au vu de l’extrême maigreur de son corps et de la pâleur fantomatique de sa peau, il devrait s’en inquiéter lui-même en tout premier lieu… »

— Ta sollicitude est touchante ! ajouta-t-il froidement. Mais rassure-toi…

Cela disant, il se pencha quelque peu par-dessous la table pour se saisir d’une bouteille de vin qu’il posa d’emblée sur sa surface.

— Il y a certaines choses que je suis plus à même d’apprécier !

« Vient-il de me faire l’aveu de son penchant pour l’alcool ? » pensai-je, mes craintes se déplaçant en un tout autre domaine.

Perplexe, je m’interrogeai.

« Quel genre de solution à mes problèmes peut bien m’apporter quelqu’un qui semble régler les siens de cette manière ? » m’inquiétai-je toujours un peu plus quand il déboucha la bouteille.

Se penchant une nouvelle fois vers la glacière, il en ressortit deux verres qui avaient probablement jadis contenu de la moutarde. Après avoir rempli le premier aux trois-quart de sa contenance, il versa une lichée dans le second qu’il tendit à la portée de mes mains. Je le saisis machinalement, sans vraiment réfléchir à si je le désirais ou non.

« Évidemment, c’est non… »

S’emparant alors de celui qu’il s’était réservé, son air renfrogné se mua quelque peu.

— Et si nous fêtions ce grand événement ! Qu’en penses-tu ? dit-il en levant son verre, l’air ravi. A ta voix enfin libre de se faire entendre !

A ces mots, mon regard ne se fit point complaisant et bien que je demeurais silencieuse face à cette idée méprisable, il persista dans son attitude. Aussitôt, il porta son verre à ses lèvres tandis que je déposai le mien sans même inhaler son parfum. L’idée même de célébrer le terme de mon mutisme m’apparaissait d’un suprême mauvais goût après tout ce qu’il m’avait fait endurer pour en venir à bout. Il sembla néanmoins quelque peu déçu par mon manque d’enthousiasme au point de se détourner pour se murer dans le silence de ses pensées.

« Les raisons de mon attitude ne sont-elles donc pas évidentes ? »

Toute occupée à l’observer du coin de l’œil tandis qu’il sirotait son verre, le regard éternellement perdu dans le vague, je m’étonnai une fois encore de son physique si singulier.

« Quelle est donc la raison d’une apparence aussi volontairement funèbre ?… Et cette cicatrice sur son front… comment se l’est-il faite ? »

Face à l’impossibilité de lever le voile derrière lequel il semblait aimer se dissimuler, l’angoisse qui ne m’avait jamais quittée s’alliait à la frustration que je ressentais d’avancer ainsi à l’aveuglette.

« Mais à la fin, qui est donc ce type et qu’est-ce qu’il me veut ?! »

M’accablant toujours davantage, je conservais intacte cette pesante certitude que la réponse à l’énigme, quelle qu’elle soit, se révélerait inévitablement déplaisante. Le visage de profil, son esprit me semblait s’être à ce point éloigné de notre réalité que le son inattendu de sa voix me fit sursauter.

— Qu’as-tu donc à me scruter de la sorte ? On ne t’a jamais dit que c’était grossier ? soupira-t-il sans même daigner m’accorder un regard.

Extrêmement confuse qu’il ait pu s’en rendre compte malgré son absence apparente, je lui avouai en cafouillant une partie de mon questionnement.

— Je… m’interrogeais sur la raison de cette manie que tu as… de ne porter que des vêtements sombres…

Sans me regarder toujours, il but rapidement une nouvelle gorgée de sa boisson, l’expression toute funeste.

— Plongé dans les ténèbres menaçantes, l’homme avisé s’habille de noir ! me répondit-il alors, le timbre monocorde.

L’âme chamboulée par une réplique tout aussi étonnante que profondément terrifiante, je sentis monter en mon être une anxiété bien familière. A cet instant, les vapeurs de la soupe s’élevèrent jusqu’à mon visage. L’attention capturée, mon regard glissa sur la tasse qui attendait sagement que je daigne enfin la considérer. L’arôme merveilleux qui s’en dégageait acheva d’appâter mon odorat qui se ralliait volontiers à l’opinion de mes papilles en effervescence. Sans attendre davantage, mes doigts se glissèrent dans l’anse de la tasse et, l’amenant jusqu’à elles, je déposai son rebord tout contre mes lèvres qui se réchauffaient. C’était le premier repas chaud que je dégustais depuis mon arrivée ici. J’en savourais chaque gorgée, si réconfortante. Cette simple soupe n’était en rien comparable aux saveurs des plats que l’on nous servait à Vacègres. Évidés de tout goût par je ne sais quel procédé, on aurait pu se demander si, dans un souci d’économie, cette bouillie n’était pas épaissie de leurs déchets de papier. Il y avait certainement quelques mystères en ces deux nourritures, l’une étant toute aussi délicieuse que l’autre totalement infecte.

— Tu as l’air d’apprécier. dit-il, son tour étant venu de m’observer à mon insu sans plus décrocher son attention de chacune de mes expressions.

J’en oubliai aussitôt mon plaisir, partagée entre celui-ci et la gène que je ressentais à lui donner satisfaction. Alors, sur un ton dont je forçai volontairement la sécheresse, je répondis ce qui me paru être à mi-chemin entre la vérité et le mensonge.

— Ce n’est pas mauvais…

Sans réaction aucune si ce ne fut un sensible étirement de ses commissures, il poursuivit de déguster tout à son aise le contenu de son verre. Mais alors que ses pensées l’avaient une nouvelle fois capturé, je fus frappée par l’expression furtive qui s’était imprimée sur ses traits.

« On aurait dit… de la tristesse? m’étonnai-je de déceler cette fibre chez lui.

En cette courte seconde et bien que, selon ses dires, il se faisait un devoir de me secourir, il m’avait semblé que c’était lui, tout au contraire, qui réclamait désespérément de l’aide… Malmenée par la confusion, je blâmai aussitôt la candeur de mon cœur qui désirait croire à cette fable.

« Il a toutes les raisons d’être triste ! » l’attaquai-je par d’inoffensives pensées. « Quand on a l’âme aussi noire que la sienne, on ne peut être que malheureux ! »

Ainsi étranglai-je en moi la sédition de mes convictions à son encontre. La dernière gorgée de ma tasse avalée, je la déposais délicatement devant moi. Mes mains se lièrent ensuite sur mes genoux et je les fixai sans plus pouvoir en détacher mon regard anxieux.

— Ne reste pas silencieuse. suggéra-t-il d’une voix radoucie. Maintenant que tu en as les moyens, parle !

Cette remarque m’agaça et relevant les yeux vers lui, je pris la décision de me lancer, peu importe quelle serait sa réponse.

— Qu’attends-tu de moi, exactement ?

Il leva alors les yeux au ciel pour aussitôt les faire retomber lourdement.

— J’ai déjà répondu à cette question ! Si tu ne m’écoutes pas que suis-je censé faire de plus, dis-moi ? Inventer d’autres raisons qui te seront plus agréables ?

Ne pouvant croire que ses intentions se limiteraient à attendre patiemment un consentement, très improbable de surcroît, je poursuivis de l’interroger à ce sujet.

— C’est que… tu ne fais montre d’aucune clarté… et j’ai le droit de savoir pourquoi je suis ici… murmura ma fragile assurance qui s’envola sous le vent de son soupir.
— Étant donné ton statut de prisonnière, je te trouve bien arrogante de parler de tes droits !

Il se tut alors, son visage n’exprimant désormais qu’une légère lassitude. Incapable de faire taire en moi cette angoisse toujours croissante pour la simple raison qu’il me paraissait impossible que l’on s’intéresse avec sincérité à mon âme, son débordement me fit lui poser la question qui me terrifiait. Celle qui était à mes yeux la seule explication plausible à ma présence auprès de lui.

— Tu… ne veux tout de même pas…

Je ne pus venir à bout de ma phrase tant la peur et l’embarras maintenaient ma langue liée. Il en devina pourtant aisément le fond et sa réaction ne se fit point attendre quand il s’appuya brusquement contre la table.

— Ne crois pas ça ! J’attends de toi une intimité bien plus profonde que celle de la chair !

Mon buste recula de quelques centimètres en arrière sous la déflagration de sa glaciale énergie.

— Que viens-tu gâcher par de viles pensées telle que cette image de deux corps s’engluant l’un dans l’autre, ce pur désir qui est le mien d’être tout simplement en ta présence !

Abasourdie, j’en demeurai pétrifiée. Bien que l’assurance qu’il me donnait de ne pas convoiter ma chair aurait dû venir soulager mes craintes, ce fut tout au contraire avec frénésie qu’elles s’amplifièrent. Nous nous fixâmes un moment dans le blanc des yeux jusqu’à ce que les tremblements de mon désarroi me deviennent trop pénibles à contenir.

— … je…

Ne pouvant soutenir plus longtemps ses fusillades, je quittai la table pour courir me dissimuler sous la couette. Au bout des quelques secondes de silence qui lui furent nécessaire pour dissiper sa consternation, il tourna finalement mon attitude en dérision.

— Quand on est une petite fille bien élevée, on demande la permission pour quitter la table !

Je laissai sa moquerie sans réponse, trop occupée que j’étais à tenter de calmer en moi l’agitation qui avait atteint le seuil de la crise d’angoisse.

« … je ne veux pas qu’on s’intéresse à moi !… je veux juste… qu’on me laisse seule… »

Faisant tout mon possible pour l’ignorer, je priai en mon fort intérieur pour qu’il s’en aille sans attendre. Un moment de silence s’écoula avant qu’il ne daigne enfin exaucer ce souhait. Je l’entendis alors remonter au premier étage où la lourde porte claqua sa forme sur son passage.

« Est-ce la proclamation d’une nouvelle guerre entre nous ? »

Chapitre VIII

L’écarlate

Cela se passa au milieu de la nuit.

Par oubli ou par choix, Kirlian avait laissé les néons de la cave allumés. J’aurais pu me réjouir de ne plus être châtiée par une nuit éternelle, si seulement l’agressivité de cette clarté ne m’avait empêché de trouver le sommeil. Je me retournais sans cesse sous la couverture quand se fit entendre soudain le grincement de la porte qui s’entrouvrait. Je me figeai, les sens en alerte et redoutant le tumulte d’un nouvel affrontement. Mais tout ce que je perçus alors fut le bruit d’un petit objet qui tomba sur le sol. La porte se referma aussitôt avant que le temps ne me soit donné de m’extirper de ma cachette. Je cherchai alors du regard l’objet en question quand je l’aperçus, au pied de l’escalier.

J’hésitai quelques instants puis me levai avec prudence pour m’en approcher et le ramasser. C’était une cassette audio ornée d’une étiquette sur laquelle on pouvait lire « L’Écarlate».

Je tournai alors le visage vers l’étagère pour venir constater que la chaîne-hi fi n’avait pas bougé de son emplacement. De toute évidence Kirlian désirait que j’écoute sa bande. Sans vraiment comprendre pourquoi, j’effaçai avec une certaine résolution la distance qui nous séparait pour en agripper la poignée. Mais alors que je m’en retournai machinalement jusqu’à la couverture, mon regard croisa la bouteille de vin à peine entamée qui se dressait encore sur la table. A nouveau, mon corps sembla s’animer d’une volonté propre qui venait de me pousser à m’en emparer de mon autre main. Je me figeai pourtant dans cet élan quand mon regard se précipita en direction de la caméra. Stupéfaite, je constatai qu’elle avait disparu du recoin où elle était suspendue. Kirlian m’avait fait cette grâce et, le connaissant, c’était sans doute parce qu’il n’en avait désormais plus l’utilité.

« … il a donc renoncé à m’espionner ? » pensai-je, soulagée d’enfin recouvrer mon intimité.

M’en retournant les bras chargés, je m’assis sur le matelas quand une étrange exaltation tira sur mes commissures dans son empressement soudain à s’épanouir. Une joie malicieuse semblait désirer de renaître en ces ruines et ce ne fut qu’en ouvrant le lecteur de la chaîne que la crainte me reconquit. La cassette dont la musique lui avait servi à agrémenter son odieuse mise en scène était toujours à sa place. Sans attendre et sous le coup de l’effroi, je l’extirpai pour la rejeter dans l’obscurité du fond de la pièce. Je me détournai aussitôt pour l’oublier à tout jamais et la remplaçai par celle qu’il venait de m’offrir. J’hésitai un instant, le doigt posé sur le bouton, redoutant qu’il ne s’agisse d’un autre piège tendu par Kirlian.

« Mais que suis-je censée craindre, au juste ? Il m’a déjà tout pris. De ma liberté à mon ami imaginaire et jusqu’à l’illusion que j’avais de moi-même… »

— Que peut-il donc me faire de plus ?

Forte de cette certitude, j’enclenchai la mise en marche. A partir de cet instant me conquit un enchantement dont je n’aurais avant cela soupçonné l’existence.

« Une voix si douce,
Une caresse addictive. »

Ainsi s’éleva en cette antre le charme d’une aubade dont la concupiscence tissait ses appétits dans un satin mortuaire.

« Quelle étrange histoire diluée dans cette lamentation.
L’horreur y côtoie l’extase,
La symphonie de nos mots se paraphrasent.
Une diablesse susurrant sa détresse,
Son ivresse est de morsures et de caresses…

Mais qu’arrive-t-il à ton âme ? »

La mienne en chavira et ma chair l’accompagna dans le délice indicible d’une nouvelle chute. Allongée, les sens exacerbés, je croquais comme dans un fruit mes propres lèvres pour contenir en moi rien de moins que l’éruption de l’Etna. Étourdie, conquise, j’expirais en mélodie la mélancolie de mes vieilles folies.

— Merveilleux chant de sirène ondulant sur l’empire de mes peines les plus délicieusement obscènes…

« Mais qu’arrive-t-il à mon âme ? »

Dés cet instant, le temps s’évapora de mon esprit.

« Ou est-ce mon esprit qui s’évapore de moi ? »

Je pensais ne plus jamais ressentir cette montée en mon être.

— Celle de mes belles nuits de Vacègres…

Le monde entier figé dans le néant, seule cette pièce était encore emplie de vie. Elle avait la chaleur et la magnificence d’un astre qui parcourait paisiblement sa route sempiternelle avec, pour terrain de jeu, l’immensité de son minuscule univers.

« … non, attends… »

Je n’écoutais plus que notre hymne, encore et encore, sans jamais me lasser de nous enlacer. Parfois les larmes m’échappaient entre deux soupirs d’un indéfinissable plaisir qui creusait en lui pour s’y faire engloutir. Attisant les flammes de ce cafouillage en l’arrosant de vin, langoureusement mon âme tournoyait.

« pourquoi tu fais ça ?… »

Divaguant jusqu’à dériver en de lointaines contrées où pouvait enfin se savourer cet absolu sans trépasser, c’était le corps fébrile que je m’étirai longuement de délectation, à la manière d’un chat, tout occupé à pétrir son coussin de velours.

« Arrête… »

« Cette musique… qui donc a forcé les portes de mon âme pour lire en moi ? Avec quelle aisance y a-t-elle déchiffré des mystères encore inavoués à moi même ?… Lointaine inconnue… rien ne nous sépare car nous sommes du même coté du miroir… »

« Arrête… arrête… »

Quand la cassette arrivait en bout de lecture, je la retournai pour en écouter l’autre face. Enfermée dans cette éternité, je redoutais pourtant le moment où la répétition atténuerait mon transport. Mais rien n’y faisait, rien n’en venait à bout, ma fascination pour ce sortilège qui me capturait toute entière semblait ne jamais pouvoir se ternir. Douloureusement, j’expirai dès-lors les soupirs d’un vide insipide comblé par le théâtre d’une présence invisible.

« Où est le Maître adoré de ma chair prise en otage ?… Je rêve éveillée la chevauchée de sa poigne serrée… Son absence insoutenable suscite en moi l’ineffable… »

« Mais que dis-je ?… je délire… où suis-je ?… »

Dans ce flot de sensations contradictoires, il me semblait me noyer dans les courants violents d’un plaisir inavouable.

« Ma dévotion ne m’a jamais quittée… »

« Arrête ! Arrête ! »

— Mais je ne veux pas que cela s’arrête ! Ne vois-tu pas que mon désir appelle cette agonie ? Lentement… lentement… j’aspire à être mise à mort par lui…

« Je goûte aux miasmes de l’enfer… pitié… que quelqu’un me vienne en aide ! »

La porte grinçante de l’étage s’ouvrit alors pour m’extirper désagréablement de mon nirvana, telle une bulle d’oxygène expulsée de force des profondeurs de la mer. D’un pas monocorde, Kirlian entama sa descente pour me rejoindre. Arrivé à la moitié de l’escalier, là où son visage apparut finalement de-dessus le plafond de pierre, il se figea. Ainsi me découvrit-il étendue, comme terrassée par l’extase qui m’avait piétinée et éparpillée sur l’immensité moelleuse du matelas.

— Te voilà donc dans cet état lamentable ! lança-t-il en se retenant de vomir. Bien que c’était le résultat attendu, je l’espérais moins pathétique…

Son regard se posa alors sur la bouteille de vin renversée par-dessus les dalles qui, patientes, attendaient de goûter à la dernière goutte suspendue à son goulot. Là, il ne put contenir plus longtemps sa joyeuse consternation.

— Houlala! s’exclama-t-il en libérant une brève hilarité. Je comprends mieux !

D’un petit saut, il atterrit avec souplesse sur le sol de la cave pour se redresser promptement tout en croisant les bras. De son regard altier, il me toisa à grand renfort d’une profonde pitié.

— On ne peut vraiment rien laisser traîner avec une vilaine gamine comme toi !

Ne prêtant aucun intérêt à ses moqueries, je lui répondis du plus serein des détachements.

— Ma présence te donne des insomnies ou t’ennuies-tu à ce point pour venir m’importuner en plein milieu de la nuit ?
— Pas le moins du monde ! répliqua-t-il avec assurance. Il n’y a véritablement que les imbéciles qui s’ennuient ! S’ils avaient plus de cervelle, ils se seraient vite aperçu de l’infini potentiel de la pensée !

Dédaignant d’un soupir son mépris par le mien, je m’affligeai quand il vint s’asseoir sur l’étendue soyeuse de mon territoire.

— Alors, ton petit chapardage en valait-il la peine ?

A sa question qui me rendit soudainement sémillante, mon corps se redressa et tout en croisant les jambes, je laissai éclater ma bonne humeur.

— Plutôt deux fois qu’une ! lançai-je, espiègle pour aussitôt glisser dans la langueur. Et cette musique… elle est si… délicieuse…

L’enthousiasme de mon affirmation le laissa de marbre.

— A t’entendre on dirait que tu la bouffes… se consterna-t-il en levant les yeux au ciel.

Patiemment, il attendit alors que j’énonce la question qui débordait
de mon regard avide.

— Es-ce que tu…

Face à mon interruption, son arrogance me sourit.

— Oui ?

Hésitante, je m’interrogeai sur ce curieux phénomène.

« Où donc est passée cette partie de moi qui jamais ne lui aurait demandé quoi que ce soit ? Celle qui n’aurait même pas été traversée par l’idée de lui mendier la moindre miette ? »

— N’aie pas peur voyons. ajouta-t-il, serein. Pose ta question !

Ne trouvant étrangement plus aucun obstacle en mon cœur, c’est avec joie et le sourire aux lèvres que je sollicitai sa charité.

— Est-ce que tu pourrais m’en faire écouter plus ?

Ses yeux se plissèrent alors, emportés par l’achèvement du doux sourire que lui inspirait sa réponse catégorique.

— Hors de question !

Offusquée de me faire jeter au visage ce refus des plus inattendus qui, de surcroît, manqua de peu de tuer mon allégresse, je cherchai à en comprendre l’injuste raison.

— Mais… pourquoi ?

Son regard se fit alors glacial comme pour incarner résolument l’antagoniste du mien qui bouillonnait d’exaltation.

— Parce que je ne suis pas ton dealer ! Je te voulais dans une certaine disposition, cela étant, sache que je ne compte aucunement alimenter ton délire !

Ses paroles m’agacèrent d’une manière fulgurante.

« Comment ose-t-il me gâcher mon plaisir ! »

Je sentis monter en moi une colère si brûlante qu’elle aurait très probablement échappé à mon contrôle s’il n’avait, hélas, poursuivi de me sermonner.

— Toi ! Petite boule toute formée d’un chaos d’émotions comme seul un enfant peut l’être ! Tu désires consommer sans retenue ce plaisir qui est le tien… mais tu ne fais que de te dévorer toi-même !

A cette description pourtant peu flatteuse, je ne pus m’empêcher de déployer un large sourire quelque peu gêné. Son immédiate réaction ne fut point complaisante puisqu’il fronça sévèrement les sourcils.

— Idiote ! Veux-tu que je t’apprenne à apprécier véritablement la musique ?

Sans attendre de réponse de ma part, son débit de parole reprit de m’assommer.

— A la place du seul ressenti pour critère d’appréciation, je veux que tu partes à la recherche de chaque note, de chaque son, de chaque intonation et que tu y analyses la raison de l’émotion qu’ils suscitent !

A ces mots, je soupirais de lassitude.

— Et pourquoi donc devrais-je faire cela ?

Face à mon désintérêt total, sa déception l’échauffa toujours un peu plus.

— Apprends que le compositeur est un marionnettiste dont l’humain est l’instrument véritable ! Sa partition se joue sur les innombrables cordes émotionnelles de nos êtres. Et quand il fait vibrer celles-ci au diapason de ce qu’il ambitionne à faire naître, l’ordre balisé qu’il met en place n’est rien de moins que la maîtrise suprême de son art ! Chef d’orchestre de la psyché, ainsi fait-il chanter nos âmes dociles, modulables à sa convenance et au gré de ses lubies !

Ne comprenant définitivement pas l’intérêt de telles paroles, je les écoutais à moitié sans chercher à le lui cacher.

— Sans doute… et après ?

Très contrarié qu’il se trouvait de la légèreté de ma réaction, il me dévisagea.

— Tss ! Petit rat d’Hamelin ! Cela ne t’effraye donc pas de conspirer contre toi-même pour y planter l’étendard de ta gangrène ? me lança-t-il avec une certaine animosité. Sais-tu ce que ta propre main écrit en grosses lettres sur ton front d’écervelée ?
— … quoi donc ? murmurai-je, mourant d’ennui jusqu’aux bâillements.

Il s’approcha alors jusqu’à ne laisser que quelques centimètres d’écart entre nos deux regards, tandis que sa soudaine proximité fit courir sur mon épiderme le délice d’un frisson brûlant. L’attention capturée par mon dévolu ainsi jeté, je me suspendis à ses lèvres dans l’attente qu’elles m’enseignent.

— Mange-moi !

Aussitôt mes joues s’enflammèrent sous la montée d’une puissante exaltation. L’émotion que ces simples mot venaient de susciter en moi m’avait à ce point troublée que je dus envelopper ma bouche de mes mains, afin de ne pas expulser l’hilarité de mes entrailles affamées. L’agacement tout aussi virulent, Kirlian me dévisagea avec toujours plus de sévérité, comme s’il eut été mon père.

— Très bien ! lança-t-il, définitivement exaspéré. Je constate que toute discussion avec toi ne mène nulle part !

Il se redressa alors d’un élan véloce pour me surplomber de son dédain.

— Puisqu’il en est ainsi, je ne perdrai pas plus de temps qu’il n’en faut ! Apprends donc que je t’ai faite venir ce soir pour une raison, une seule !
— Laquelle ? lui demandai-je, toujours affairée à contenir mes élans irrépressibles.
— Immédiatement, sans discuter et avec le sourire, c’est toi qui vas m’inviter à m’installer de façon permanente dans cette cave !

Son unique exigence verbalisée, je ne pus contenir plus longtemps l’euphorie. Sans aucune retenue alors, j’éclatai de rire.

— Comme tu es drôle, m’sieur l’iceberg ! Et pourquoi ferais-je une chose pareille ? lui lançai-je, riant de plus belle.

L’attitude confiante, il sortit alors une cassette audio de sa poche arrière.

— Pour ceci ! dit-il, un léger sourire aux coins des lèvres.

A sa vue, l’hilarité me quitta.

— Sur cette cassette se trouve un autre album de cette chanteuse que tu aimes tant !

Mon regard s’illumina.

— Alors, petite dépendante, esclave de tes sens… C’est entendu ? me nargua-t-il tout en l’agitant comme un sucre par-dessus mon visage.
La question ne se posa même pas et ce fut avec un air complice que je lui répondis :

— C’est entendu !
— Parfait ! déclara-t-il, satisfait, avant de laisser tomber devant-moi le précieux objet de ma convoitise.
— Je peux avoir une autre bouteille de vin, aussi ? m’empressai-je de lui demander en offrant mon plus charmant sourire à son éternel mépris.
— On ne rajoute aucune clause sur un contrat déjà signé, très chère ! C’est en amont de pactiser qu’il te fallait utiliser ta cervelle présupposée !

Sans plus attendre, il me tourna le dos pour remonter quatre à quatre l’escalier jusqu’à l’étage.

— Amuse-toi bien et à demain !

Dés qu’il eut refermé la porte dont le cliquetis de la serrure résonna entre les murs, je posai le regard sur la cassette avant de m’en emparer. Faisant alors l’échange avec l’autre, je m’allongeai à nouveau de tout mon long par-dessus la couverture, mais non sans avoir exprimé une dernière fois mon agacement.

— Vraiment ! Quel relou celui-là !

Chapitre IX

Colocataire indésirable

Le lendemain matin, un terrible mal de crâne vint m’accueillir au réveil.

Dés la première seconde de reprise de conscience, je poussai une longue plainte dont l’existence ne trouva sa fin qu’entre les replis froissés de l’oreiller. Je redressai la tête qui retomba aussitôt lourdement contre lui. Alors, d’entre la nausée et le vacarme insupportable de mes pulsations, s’éleva cette voix hautaine qui se réverbéra en tous sens.

— Alors, petite gourmande ! Voici venir l’heure des remords ?

A cette exclamation toute proche, mon corps se redressa vivement. J’aperçus alors le coupable assis sur la chaise retournée, les bras croisés par-dessus son dossier, un sourire idiot gravé sur le visage. Le cerveau assailli par d’insupportables cognements, je retombai aussitôt et de tout mon poids vers l’avant. Mes deux mains enserrèrent alors ce crâne qu’une force invisible s’amusait à tambouriner, quand une deuxième plainte s’échappa des tréfonds de ma trachée.

— Aie… ça fait trop mal…
— J’espère que cela te servira de leçon ! répliqua-t-il, fort de contempler ma pitoyable agonie.

Tout en lenteur alors, il se releva de son siège pour le remettre dans le bon sens avant de s’y rasseoir, profitant du dossier pour laisser tout le loisir à son flegme de prendre ses aises. Si de son coté il semblait se porter comme un charme, je ne pouvais en dire de même tant je me sentais empoisonnée de par tout mon être. A ce malaise généralisé vint s’ajouter celui de ma peau qui, de par chacun de ses pores, me laissait humer les vapeurs écœurantes de l’alcool. Ainsi, trouvai-je soudain à ma chair un certain nombre de points communs avec les murs suintants de ce qui était ma cage, tant par sa moiteur que par son répugnant encrassage. Il est vrai que je n’avais guère eu le loisir de pratiquer une quelconque toilette depuis mon arrivée en ce lieu et le besoin se faisait sentir d’y remédier au plus vite. Déployant alors tout ce qu’il me restait de force pour ce faire, je redressai ce corps de plomb qui souhaitait pourtant demeurer statique jusqu’à la fin des temps.

« La fin des temps… Elle aura sans doute fait retentir le son de ses trompettes bien avant que je ne réussisse cet exploit de simplement relever la tête… »

Et pourtant, dans son infinie patience, mon Créateur daigna m’épargner la honte de me faire surprendre par elle dans une si lamentable condition.

— S’il te plaît… implorai-je à mon geôlier, la voix défaillante. Je suis sale… il faut que je me lave…

A ma demande, il s’adossa plus confortablement et sur un ton désinvolte, il y apporta volontiers une réponse favorable.

— Il y a une douche dans les toilettes au fond de la pièce. Dans la petite armoire accrochée au mur tu trouveras des serviettes, du savon et du shampoing.

A cette révélation qui sembla me restituer une partie de mes forces, je m’offusquai de ne pas avoir été, dés le départ, mise dans la confidence de son existence.

— Mais… pourquoi est-ce seulement maintenant que tu me le dis ? Ce n’est pas ainsi que l’on traite les gens !
— Je traite ma prisonnière de la manière qu’il me plaît ! me répondit-il avec sérieux. De plus, et si cela peut te faire relativiser, tu te doutes bien que durant ta longue convalescence, il m’a fallu procéder à ta toilette à de nombreuses reprises.

Face à ce nouvel aveu qui m’emplit d’un insoutenable malaises, mes traits se décomposèrent. Souriant avant de venir loger la joue dans le creux de sa paume, il tenta péniblement de me rassurer.

— Cesse donc de t’épouvanter d’un rien… Je suis un homme très professionnel dans mon travail. Tout cela pour dire que…
— Non, non ! Tais-toi ! Je ne veux rien savoir ! m’agitai-je en posant les mains sur mes oreilles.
— Ce que j’essaye simplement de t’expliquer… reprit-il aussitôt, bien décidé, malgré mes réticences, à mener la verbalisation de sa pensée jusqu’à son terme. C’est que tu n’es pas aussi sale que tu le crois !

« C’est vite dit ! » pensai-je, horrifiée à l’idée qu’il ait été amené à poser la main sur moi, même au travers d’un gant de toilette.

Fronçant les sourcils pour masquer mon embarras, je me levai pour rejoindre prestement la salle de bain. Arrivée à deux pas de la porte, mon équilibre se troubla sous le vertige de l’ivresse et il s’en fallut de peu pour que je ne vole littéralement dans le décor.

— Attention à toi ! se gaussa-t-il tout en m’observant avec une certaine affection. Tu ne voudrais pas me voir redevenir ton infirmier, si j’ai bien compris ?

Honteuse, je l’ignorai avant de refermer la porte sur mes pas empressés. Je pus alors l’entendre rire au travers, toujours disposé qu’il était à m’assaillir de ses moqueries. La douche était bien là, tapie au fond de cette pièce minuscule. Tellement petite par ailleurs que la honte m’accabla davantage de ne pas l’avoir découverte, même plongée dans l’obscurité. Heureuse que je fus de le trouver là, je m’empressai de tirer le verrou vissé dans le bois de la porte.

« Hors de question de laisser à ce malade la moindre possibilité de venir m’importuner ! »

Ainsi me sentais-je en sécurité et après m’être rapidement dévêtue, je me glissai en toute hâte derrière le rideau bleu de la douche. L’eau qui s’écoulait sur ma peau réchauffait mon être et je souris à cette image loufoque d’un glaçon géant tout occupé à fondre sa forme. La pesante emprise de l’alcool s’était dissipée et je repensai à présent au déroulement de la veille.

« Est-ce une divagation de mon esprit enivré ou ai-je accepté qu’il s’installe ici avec moi ?… Je ne me sens pourtant pas au point de lui mendier quelques douceurs… La peur et le dégoût qu’il m’inspire encore me donnent assez de force, me semble-t-il, pour les dédaigner suprêmement ! Quelle est donc cette attitude pitoyable qui me revient en flash ? »

Ébranlée à cette idée, je fus bien obligée de reconnaître que cet étrange impression ne m’était pas inconnue. C’était comme si deux personnes bien différentes avaient toujours cohabité en moi, l’une et l’autre vivant selon leur caractère respectif. Tout en saisissant la serviette avec laquelle j’entrepris de me sécher, je ne cessai d’interroger les souvenirs brumeux de la veille pour tenter d’apporter une réponse satisfaisante à mon questionnement. Mais rien n’y faisait, pas même la concentration extrême avec laquelle je m’y appliquai. Cette sensation d’une mémoire nébuleuse m’était pourtant familière et n’avait point besoin des étourdissements de l’alcool pour se révéler être un vaste gruyère. Ce que j’entrevoyais de mes souvenirs était semblable à du verre brisé qu’il s’avérait impossible de maintenir assemblé. Je me remémorai alors ma longue existence dans cet asile où j’avais grandi. Une partie de moi jurerait que toute une vie, plusieurs même, s’étaient écoulées depuis l’époque où ma silhouette arpentait furtivement les couloirs de Vacégres. C’était désormais comme le souvenir d’une vie vécue en rêve. Floue, lointaine et s’effritant jusqu’à disparaître.

« Quel étrange brouillard tout à coup… »

Face au petit miroir suspendu au carrelage suranné, j’achevai d’éponger mes cheveux quand je découvris avec dépit leur entremêlement.

— Stupide tignasse… soupirai-je. Même un épouvantail est mieux peigné…

Je souris aussitôt de la légèreté de ma remarque. Ma chevelure rebelle était sans nul doute le moindre de mes soucis. Ce genre de réaction me rappelait à quel point j’avais du mal à intégrer la réalité. Elle semblait quelque fois glisser sur moi tel un interminable filet d’eau sur une surface imperméable. En y pensant sous cet angle, ce serait presque effrayant si aujourd’hui, ce détachement n’était pas mon principal atout contre Kirlian.

Ma toilette achevée, un élément dont j’avais omis de m’inquiéter m’apparut finalement dans toute son importance.

« Je… n’ai pas pensé à lui demander de quoi m’habiller ! » me fustigeai-je, ne voulant me résoudre à enfiler de nouveau la chemise de nuit de Vacègres dont la blancheur d’autrefois avait disparu sous les assauts de la poussière.

Faisant courir anxieusement mon regard tout autour de moi, je poussai un gémissement de surprise teinté de stupeur. Suspendue sur un cintre de bois, une chemise de nuit au tissu lilial semblait n’attendre que de venir couvrir ma silhouette. S’il est vrai que le soulagement l’emporta sur tout autre sentiment, je ne pus du moins refréner le désappointement que je ressentis à me la faire imposer.

« Suis-je donc condamnée, pour le bon plaisir de l’une de ses lubies, à ne me vêtir que de la sorte ? »

Offusquée de prime à bord, je m’étonnai aussitôt d’une telle réaction.

« … Que pouvais-je donc désirer de plus ? »

Après tout, cette tenue m’avait quotidiennement vêtue depuis l’age de dix ans. Elle était pour moi presque comme une seconde peau et faisait partie intégrante de l’image que je pouvais avoir de moi-même.

« Un fantôme furtif en chemise de nuit lactescente qui lévite au dedans des sombres couloirs de l’asile qu’il hante ! » m’amusai-je intérieurement avant de poser à nouveau le regard sur l’habit que je venais de consentir à revêtir.

Ma foi, le modèle étant chaste, je ne trouvai en fin de compte pas grand-chose à y redire. A nouveau perdue dans mes pensées, j’enfilai mon vêtement quand un bruit sourd en provenance de la cave attira mon attention. Hésitante, saisie par l’angoisse, je collai finalement mon oreille tout contre la porte pour tenter de deviner ce qu’il se passait de l’autre coté. Kirlian semblait déplacer des choses d’un certain poids. Intriguée, je tirai le verrou avant d’entrouvrir timidement le battant. Il était bien là, tout affairé à empiler des caisses de différentes tailles les unes sur les autres.

— Enfin ! dit-il, en élevant son regard vers moi. T’es au courant que l’eau chaude ça coûte cher ?

J’ignorai sa remarque pour murmurer la question qui s’impatientait d’être formulée.

— Mais… qu’est ce que c’est que ça ?

Tout un bazar était désormais éparpillé aux quatre coins de la cave. Un désordre tel y régnait à présent qu’une chatte n’y aurait jamais plus retrouvé ses petits. Kirlian me répondit alors, avec toute l’intonation de son calme inaltérable.

— Et bien, ça me parait évident. Selon l’accord que nous avons passé hier soir, j’emménage avec toi.

J’en restai muette.

« Ce n’était donc pas une hallucination ? Je lui ai véritablement donné mon consentement en échange d’une stupide cassette ?… »

— Ça y est, tu les sens enfin émerger ? Ces affreux remords… se moqua-t-il, très amusé par mon expression.

Son attitude résolue m’effraya et je suffoquai à l’idée de souffrir cet homme de façon continue. Submergée puis emportée par les cris de détresse, les mots s’échappèrent de ma bouche.

— Hier soir, je n’étais pas moi-même ! J’ai changé d’avis, je ne veux pas…

Abandonnant sa tâche sur-le-champ, il se redressa pour m’approcher d’un pas rapide. Effrayée, je me pétrifiai quand il me saisit par les épaules pour me faire reculer jusqu’à accoler mon dos contre le mur. Ses yeux emplis de froideur me fixaient avec intensité.

— Comment, dis-tu ? Tu oserais revenir sur ta promesse ?

Sa présence avait envahi tout l’espace environnant, à tel point que je me sentis comme emprisonnée entre elle et les pierres gelées.
Pourtant, malgré l’apparente violence de son geste, je n’éprouvais plus la moindre peur pour justifier mes tremblements. Cette aura ne se montrait pas agressive mais s’apparentait davantage à l’assurance sans faille d’une autorité légitime et souveraine. Cette autorité, il m’était impossible de la défier, tout à fait incapable que j’étais de m’imposer de la sorte pour espérer me dresser contre elle. Loin de me porter à succomber davantage sous l’ampleur de mes craintes, cette fermeté m’apaisa tout au contraire profondément.
Certes déboussolée, je fus bien obligée d’admettre que mon agitation intérieure en fut balayée dans l’instant. Pacifié par cette force, mon cœur m’affirmait contre tout bon sens que cet homme était digne de ma confiance. Ma voix maladroite se teinta alors de douceur tandis que je lui murmurai ma réponse.

— … c’est que… je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée…

Son visage en retrouva son enthousiasme et il déposa aussitôt la délicatesse d’un baiser sur mon front.

— Ne t’inquiète donc pas ! Je sais ce que je fais ! sourit-il avec tendresse.

A ces mots et débordant d’une énergie nouvelle, il se retourna pour déballer la caisse en haut de la pile qui lui faisait face. Mes esprits retrouvés, je m’empressai de frotter mon front pour y dissiper le contact résiduel de ses lèvres. Son emprise évanouie, j’aurai pu m’opposer une nouvelle fois à son installation en ce lieu.

« Mais enfin, ce qui est dit est dit… » pensai-je, résignée. « Cela m’apprendra à me mettre dans ce genre d’état… Il ne me reste plus que mes remords pour me morfondre… »

Ainsi traînai-je ma forme jusqu’au matelas pour y asseoir le pesant fardeau de mon dépit. Dés-lors, mon silence l’observait prendre possession de ce territoire avec une méticuleuse patience. Une unique question taraudait mon esprit.

« Pourquoi venir s’installer dans cette cave minuscule et sordide alors qu’il a toute une maison, bien plus confortable, à sa disposition ?… »

Je n’y trouvais aucune réponse satisfaisante quand je me sentis soudain envahie par une fatigue si pesante que mon corps me commanda de l’allonger sur la couette. Rapidement, je m’assoupis sans y prendre garde. Cette situation et les forces qu’il me fallait sans cesse déployer pour la gérer m’épuisaient horriblement. Ce fut quelques heures plus tard, probablement, que Kirlian m’extirpa de la profondeur du sommeil qui m’avait emportée.

— Evy… réveille-toi !

Au son de sa voix, mes paupières se descellèrent. Aussitôt constatai-je que cet envahisseur faisait preuve d’une proximité bien trop familière. Cela balaya d’emblée les derniers restes de la torpeur qui m’engourdissait encore, quand je sursautai. Il leva alors les yeux au ciel et sourit l’amusement qu’il ressentait à la moindre manifestation de l’effet qu’il provoquait chez moi.

— N’aie pas peur, voyons ! Je ne vais pas te manger ! murmura-t-il sur un ton taquin.

La moue faisant, mon regard fut alors attiré par la lumière chaleureuse qui luisait par-delà sa silhouette. Il s’écarta alors pour me laisser me redresser tout en étalant sans retenue sur ses traits une profonde satisfaction.

— C’est pour ça que je t’ai réveillée. J’ai terminé !

Mon âme en fut étourdie. Un tout autre décor s’offrait à mon regard qui ne pouvait y reconnaître la sombre prison de mes cauchemars. Entièrement revêtue d’une toute nouvelle parure, cette pièce autrefois morbide avait abandonné la triste laideur de ses murs. Une garde-robe était montée juste à la droite du lit et de ses boiseries effleurait le plafond et ses boyaux métalliques, évanouis dans la pénombre. Plus loin vers la droite et adossés à l’escalier étaient désormais parfaitement ordonnés chaîne hi-fi, cassettes audio et CD, sur un petit meuble fait de deux colonnes de trois tiroirs chacune. Sur ce qu’il restait de sa surface était posée une bouilloire argentée accompagnée d’un nécessaire à thé, de sucre et de poudre chocolatée. Tout en face, une étagère effilée se dressait tel un mur, tapissée qu’elle était de livres dont je fus réjouie à la simple vue. Seul un passage étroit offrait encore un accès au renfoncement sous l’escalier, masqué par une tenture bordeaux assortie à la plupart des tranches des nombreux ouvrages. Au devant de cette bibliothèque s’érigeait fièrement un large fauteuil de cuir vert, paré de grands accoudoirs, et qui s’avérait être sans conteste le siège impérial de mon colocataire. Enfin, accolée toute contre l’entretoise de ce trône démesuré, une desserte d’un bois sombre soutenait sur son plateau inférieur une série de bouteilles diverses.

« La réserve à vinasse qu’il a disposée à sa portée… » s’inquiéta cette pensée qui sonna comme une fausse note en mon lyrisme.

Sur le plateau supérieur, une lampe de chevet faisait luire son éclairage tamisé au travers de l’abat-jour ambré dont elle était couronnée. Une si prodigieuse transformation de ce lieu, sordide hier encore, m’émerveillait quand un dernier détail éleva mon regard. Tout le long du plus large tuyau du plafond serpentait une guirlande lumineuse. Sa douceur colorée achevait de sublimer la pénombre chaleureuse qui faisait désormais toute l’ambiance agréable de la pièce.

« La façon dont il a arrangé la cave… cela ressemble à un abri, un cocon qui mature sous la terre, loin de tout, empli du charme des âmes solitaires. »

Pour une raison insaisissable, Kirlian m’avait fait quitter la grotte lugubre de mes tourments pour m’offrir, toute aussi belle qu’étrange, la féerie d’un nouveau foyer. Au bout de quelques instants à contempler la douceur de ce décor, la fascination se dissipa soudain pour me faire redescendre sur terre. Je tournai aussitôt mon regard interloqué dans sa direction.

— … pourquoi avoir fait cela ?

Satisfait de ma réaction, laquelle infusait encore sur mes traits, il me répondit avec une inhabituelle vitalité.

— Apprécies-tu l’humour noir ? Parce qu’il serait cocasse de te répondre que la crasse, c’était bon pour toi, et que ce confort ne se justifie que parce que je suis là !

Mon expression se décomposa en moins de temps qu’il n’en fallut pour être assurée de ne pas goûter la plaisanterie quand sa saveur était de malice. La déception atrophia aussitôt son sourire enthousiaste, et il se décida enfin à m’en donner la véritable raison.

— Plus sérieusement, il était temps de donner à cet endroit un peu d’ordre et d’harmonie ! Cela faisait longtemps que cette idée trottait dans mon esprit et aujourd’hui, nous sommes à l’aube d’un tout nouveau chapitre !

Cet aveu formulé, mon expression se fit perplexe.

— Cela fait longtemps que tu songes à décorer ta cave ? Tu n’as donc jamais eu rien de mieux à faire ?

A ma remarque, il resta muet un court instant, comme si ma question inattendue l’avait quelque peu déstabilisé. Puis, aussitôt, il me soupira au visage.

— Si, bien sûr ! Raison pour laquelle ça m’a prit autant de temps ! Idiote !

« Effectivement » me fustigeai-je de ma bêtise, avant de me focaliser une nouvelle fois sur ce qui était désormais notre lieu de vie.

Un détail me frappa tandis que je cherchais du regard un quelconque cadrant qui aurait pu m’indiquer l’heure dont mon sommeil disparate m’avait fait perdre la notion.

— Il n’y a pas d’horloge ?

Ravi que je lui pose cette question, il se laissa emporter par ce sentiment dont il teinta sa réponse.

— Non ! J’ai décidé qu’ici le temps n’existerait plus. Il ne fait que nous donner la fausse impression d’être toujours pressé… Considère qu’à partir de cet instant, l’éternité déroule son festin de l’horizon jusqu’à nos pieds ! C’est à la fois copieux et si peu, en somme c’est parfait !

Je le fixais du regard, presque charmée par l’improbabilité d’un tel discours dans une bouche humaine. Pourtant, je me défiai aussitôt de ce sentiment avec violence. Je ne pus m’empêcher alors de lui en adresser quelques reproches.

— Cette manie que tu as d’étaler des tirades interminables serait-elle une maladie incurable ?
— Que veux-tu ? Sans doute suis-je tombé dans cette marmite quand j’étais petit ! me répondit son glacial sérieux qui l’avait reconquis tout entier. Bon, assez parlé !

Ce disant, il se dirigea vers la chaîne hi-fi pour en presser l’un des boutons. Un air de piano se répandit alors dans la pièce, transcendant aussitôt les angoisses de mon être en une allégresse qui prit ma conscience de vitesse.

« De la musique… cela fait si longtemps… » soupirai-je pour m’alanguir d’un tel bonheur.

Me désintéressant de toute autre chose qui ne m’entourait plus qu’en chimère, mon attention se fit tout bonnement capturer par l’enchaînement des sonorités. La brise d’une douceur mélancolique entrecoupée par le fracas des frappes, fermes et tragiques, des doigts de l’interprète. L’ensemble semblait me raconter d’elle-même cette histoire sempiternelle. Celle d’un regard avide de couleur qui posait tristement son deuil sur les seules nuances de gris que le monde avait à lui offrir…

« Alors dites-lui qu’elle a rêvé les couleurs,
Et plus douce sera sa résignation à la laideur.

Elle les avait autrefois touchées des yeux,
Goûtées par l’étreinte d’un parfum savoureux,
Ainsi naît cet élan qui semble se révolter soudain,
D’avoir été châtié de cécité par un jugement lointain.

Sa furie se découvre balafrée et orpheline,
Sans avoir conservé le souvenir de son crime.
Alors la justice en elle se dresse !
Sa rage s’élève pour détrôner la détresse !

Je peux l’entendre encore…
Hurler que les secours sont de silences et de morts…

Alors elle traîne sa peine, sa colère et ses pensées,
Cette âme irrémédiablement égarée.
Elle tombe, elle se dresse,
Le manège est de nausée et d’ivresse.

Sa vie et sa mort en dépendent…
Trouver un sens à l’enfer de ses tourments. »

« Magnifique… » soupirai-je tandis que s’ouvrit lentement mon regard, humide et absent.

— Erik Satie, gnossienne n°1 ! s’empressa-t-il de m’instruire, sa pleine attention fixée sur le transport qui m’avait évaporée.

Émergeant de cette brève amnésie, mon âme désorientée de retrouver si brusquement la réalité de son état fut aussitôt envahie par l’embarras d’avoir été épiée. Ce sentiment dut marquer mes traits de son emprise et Kirlian ne put s’empêcher, dans un premier temps, de sourire le plaisir de son divertissement pour ensuite accroître, de par l’insistance de ses regards, la confusion de ma pudeur qui en piqua un fard. Ce fut sans attendre alors qu’il me fallut trouver le moyen de me soustraire à cette torture qu’était d’être inlassablement scrutée par sa curiosité.

— Je ne connaissais pas ce compositeur ! m’empressai-je d’articuler, incapable de trouver la moindre diversion qui me sauverait de cette situation.

Il se montra alors clément et détourna le visage pour en chasser toute trace d’affection. Il retrouva dès lors tout le sérieux qui accompagnait ses grandes exclamations.

— Apprends donc qu’il fut déprécié en son temps et que, loin de le détourner de son art, ce héros dédaigna suprêmement ses détracteurs et s’enferma chez lui pour composer ses plus grandes œuvres !

La courte description qu’il me fit de ce personnage m’interpella vivement. Bien sûr, je méconnaissais encore la tendance de Kirlian à se voir dans chaque homme dont il affectionnait l’esprit, et ne me doutai pas un seul instant qu’il caricaturait quelque peu la réalité pour la mettre en parallèle avec la sienne.

— … c’est vrai ? lui murmurai-je, pensant aussitôt que je partageais cet avis de ne point se conformer au desiderata du monde en matière d’inspiration.

Quelque chose dans ce genre de vie, si hautement absolue, me fascinait profondément et suscitait chez moi l’ardent désir d’en faire de même dans mon domaine.

— A-t-il été reconnu, finalement ? m’empressai-je encore de le lui demander.

Il répondit alors sur le plus désinvolte des tons.

— Pas vraiment… il vécut le reste de sa vie dans la plus grande pauvreté et même s’il est aujourd’hui considéré comme un génie et le père de nombreux courants musicaux, certains murmurent encore qu’il mourut rongé par la fée verte de la folie…

Son explication achevée, il tourna vers moi le plus névrosé des sourires qu’il put simuler. Mais je ne me souciai en aucun cas de sa pitrerie, trop préoccupée par tout autre chose de bien plus perforant.

— Pourquoi est-ce toujours quand il est bien trop tard que justice est enfin rendue ?… Est-il si sage que cela de se conformer aux dires de ceux que le temps détrompe si souvent ?

A ces mots, son rictus fondit de sur son visage qui se voulait à présent inexpressif.

— Si l’un de nous deux partageait l’avis du monde, crois-moi bien que tu ne serais pas ici !

« C’est bien ma veine… » pensai-je, incapable de me convaincre qu’il s’agissait là d’une chance pour la suite de mon existence.

Les pensées tout aux antipodes des miennes, il tourna soudain son enthousiasme retrouvé dans ma direction.

— Sans doute serait-il amusant pour toi de clore cette conversation sur Satie par une anecdote ! Figure-toi qu’il s’était fait faire plusieurs exemplaires du même costume excentrique qu’il portait toujours, et qu’il n’en prenait un neuf qu’une fois l’ancien totalement usé !

A ces paroles, il effleura ses lèvres des doigts pour interdire à son rire d’en forcer les portes. Son effervescence ainsi contenue, il put alors en marmonner quelques brides.

— Hum… C’est tout bonnement improbable ! La quintessence du pragmatisme au service d’une identité des plus obstinées ! Génialissime !

Son exaltation expirée, il se laissa s’enfoncer dans le cuir du fauteuil. Ma curiosité s’empressa de courir sur lui. J’observai quelques instants l’admiration qu’il lui portait luire dans son regard, éteint d’ordinaire. Je ne pus m’empêcher alors de m’interroger une nouvelle fois sur ses motivations véritables. Bien que je me trouvais incapable d’identifier la raison de cette étrange impression, je devinai pourtant que Kirlian me dissimulait quelque chose d’important.

« Et maintenant, que va-t-il se passer ? Quelle est donc la prochaine étape de cette singulière colocation ?

Chapitre X

Premiers échanges

— Bien ! Nous avons de la musique, un environnement calme et bien en ordre ! La seule ombre au tableau désormais, c’est la température !

Il m’accorda aussitôt l’inhabituelle douceur d’un sourire, désireux qu’il semblait se montrer de recueillir mon impression.

— Est-ce que tu as froid ?

Étonnée sur l’instant, ma réponse ne se fit point attendre.

— Pourquoi me demandes-tu mon avis ? murmurai-je tristement quand je m’appliquai au contraire à me montrer insensible. Tu t’en passais bien jusqu’à présent…

Diverti par cette réplique, il soupira malgré tout.

— Tu es beaucoup trop tendue ! A quoi cela te sert-il de te braquer ainsi ? Ton attitude ne changera pas le moins du monde ta situation.

Là, il détourna légèrement le visage.

— Je dirais même qu’elle ne fait que de te la rendre plus compliquée encore…

A ses mots, il durcit soudainement le ton de sa voix tout en même temps que s’assombrit son regard.

— Et s’il y a bien une chose que je déteste, c’est quand ça se complique inutilement !

Bien qu’en apparence il sembla une nouvelle fois user de son autorité sur sa captive, je n’avais pas le sentiment que ces dernières paroles m’étaient adressées. Sa pleine attention semblait s’être focalisée sur tout autre chose, au point de laisser deviner de son esprit qu’il s’était égaré. Sans aucun désir d’entrer en conflit avec lui, j’enroulai les bras tout autour de mes jambes et consentis à lui répondre.

— Oui, il fait très froid… je suis gelée…

Au son de ma voix se dissipa l’apathie habituellement tapie dans les tréfonds de son regard.

— Et bien voilà la réponse que j’attendais ! s’exclama-t-il, satisfait. Dans ce cas, je vais faire du feu !

Un battement de cœur frappa ma poitrine quand l’essence de ce mot enflamma mes plus intimes terreurs. Pourtant, et contre toute attente, l’intensité du choc me fit aussitôt basculer dans l’anesthésie émotionnelle.

— … du feu… ici ? murmurai-je d’une voix cristalline qui contrastait ma précédente épouvante.

Sa bonne humeur retrouvée, ses traits s’en furent à présent tout à fait déridés.

— Si le monde est plein de secrets et de mystères, sache que cette cave l’est tout autant ! m’enseigna-t-il en demeurant des plus énigmatiques.

J’allai reformuler la question à laquelle il n’avait pas répondu clairement, quand il quitta son fauteuil avec entrain. D’un pas nonchalant, il se déplaça jusqu’au mur qui encerclait la salle de bain. Là, il se pencha pour dessiner des doigts les contours encrassés d’une grille en métal épaisse, encastrée dans le mur. Je m’étonnai dans un premier temps de ne pas l’avoir remarquée par moi-même. Mais en la scrutant avec plus d’attention, il s’avéra que ce n’était guère surprenant, tant la suie l’avait camouflée jusqu’à ce qu’elle se confonde avec la brique noircie.

— Qu’est ce que c’est ? lui demandai-je, peinant à donner la réplique à cette intrigue.

— Ceci, chère petite, est une cheminée centrale. Elle avait autrefois pour tâche de chauffer l’entièreté de la maison. Cela fait bien longtemps déjà qu’elle fut laissée à l’abandon, condamnée à ne plus jamais ranimer personne…

Il se tourna ensuite dans ma direction jusqu’à croiser mon regard qu’il fut satisfait de trouver attentif à ses explications.

— C’est l’occasion ou jamais de la faire s’embraser à nouveau ! Qu’en penses-tu ?

« Du feu ?… des flammes ? »

L’idée m’aurait laissée de marbre si la tristesse que je ressentis soudain n’avait étendu son emprise jusqu’à éteindre en moi l’envie même d’être enfin réchauffée. Kirlian sembla ne rien soupçonner de mes états d’âme et, de façon monocorde, se mit à siffler le peu d’allégresse dont il semblait pouvoir jouir. Ainsi s’attelait-il à décrasser minutieusement la grille de la cheminée à l’aide d’un vieux grattoir en bois. Cette mélodie, qui saupoudrait l’atmosphère d’une touche frelatée, acheva de me plonger dans le chagrin de la morbidité. Bien malgré lui, Kirlian avait cette tendance à répandre, comme l’émanation de son être, une ambiance des plus saumâtres dans laquelle il se mouvait à son aise. Persistante, elle allait jusqu’à gâcher les efforts qu’il semblait vouloir fournir pour me redonner l’envie de sourire. L’infécondité de ses touchantes attentions ne fit, hélas, qu’accentuer ma peine. Ainsi, je culpabilisais à l’idée de le blesser par cette incapacité soudaine à pouvoir y répondre avec les égards mérités. Dans la pureté de sa tendre intention, la maladresse de cet esprit d’ordinaire solitaire acheva de me broyer l’âme. J’aurais pu pleurer abondamment en cet instant où je demeurais imperméable à ce qui m’avait tant manqué par le passé.

« La sincère gentillesse d’une main tendue… »

Cette pensée devenant insoutenable en mon cœur, il fallait que j’en détourne la méditation si je ne voulais pas fondre en sanglot devant celui qui tout au contraire s’attelait, bienveillant, à chasser tout ce qui pouvait me causer du mal-être. Fort heureusement, son travail de nettoyage toucha à sa fin dès cet instant. Il se redressa alors pour se diriger vers l’escalier, ce qui me donna l’occasion inespérée d’oublier ma douleur, dans une contemplation toute extérieure. Mon regard l’épiait déplier la tenture bordeaux pour se pencher dans les ténèbres de sous l’escalier.
Quand il revint finalement sur ses pas, ses bras étaient chargés de quelques bûchettes de bois sec avec lesquelles il comptait, sans nul doute, allumer le feu qui devait me raviver.

« Ces bûches… les a-t-il descendues en même temps qu’il s’est installé ici ? Nourrit-il ce projet depuis le départ ou bien, tout comme la cheminée, suis-je passée à côté sans m’en apercevoir ? »

Je me posais encore et toujours la question sans y trouver sa réponse inutile, tandis qu’il aspergeait d’essence le bois disposé dans l’âtre. L’allumette craquée, il la jeta aussitôt sur son bûcher pour le faire s’embraser. Pourtant, et bien qu’il n’ait pas lésiné sur le combustible, ce fut à peine si la flamme daigna émerger d’entre les branches imbibées. Il ne s’étonna aucunement de ce curieux phénomène mais soupira néanmoins sa lassitude de ne récolter qu’un maigre fruit de son labeur pénible. Quand il décida finalement que de plus amples efforts s’avéreraient superflus, il abandonna d’y accorder plus de temps et se redressa pour acheminer ses pas dans ma direction. C’est à cet instant que je les aperçus, les deux bandes noires tracées volontairement de chaque coté de ses joues par ses doigts tout enduit de suie grasse. Feignant de ne pas s’en être rendu compte, il s’approchait désormais dans le plus grotesque des sérieux.
Sans véritablement m’en soucier, je me demandai tout de même s’il comptait se laver les mains et le visage, ou si cette noirceur fut à ce point à son goût qu’il projeta d’en maculer le reste de sa peau. Ainsi pourrait-il se fondre définitivement dans la pénombre. Aucune de ces options n’ayant sa préférence, il vint s’asseoir sur son siège qu’il orienta face à moi. La première minute il ne dit rien puis, amusé, il se pencha vers moi.

— C’est un anglais et un français qui discutent ensemble. L’anglais dit au français : « Ah ! Vous les français, vous vous battez pour l’argent ! Nous autres, anglais, nous battons pour l’honneur ! »

Là-dessus, le français répond à l’anglais : « Et oui monsieur ! Chacun se bat pour ce qu’il lui manque ! »

Sa blague n’eut pas le moindre effet tant mon cœur léthargique macérait dans le désenchantement. Face à son échec, il se lança dans une intense recherche sans s’en affliger le moins du monde.

— D’accord, ça ne marche pas… murmura-t-il en promenant son regard de droite à gauche. Qu’est ce que je peux trouver d’autre…

Quelques seconde à peine s’écoulèrent quand il sembla avoir fait son choix.

— Essayons celle-ci ! Qu’est ce qu’un canif ?

Perplexe face à une question si facile, je m’affligeai davantage.

« Me prend-il à ce point pour une imbécile ? »

— Et-bien, c’est un petit couteau. lui répondis-je, sans exaltation aucune.

— Perdu ! lança-t-il, enthousiaste.

Là, il se pencha à nouveau vers moi, le visage paré d’une grimace saugrenue.

— Un canif c’est un petit fien !

Interpellée, il me fallut quelques instants pour comprendre le sens de cette blague. D’abord timidement, je déployai toutes mes forces pour empêcher mes lèvres de s’étirer, jusqu’à ne plus pouvoir contenir le rire qui se démenait pour sortir. Ainsi, et bien malgré moi, fis-je éclater ma joie en ce lieu pour la toute première fois.

— Bingo ! sourit-il, le regard attendrit.

Son exclamation dissipée, les petites braises qui rougeoyaient faiblement dans l’âtre s’embrasèrent tout à coup. Agressives, leur flammes léchaient de leurs formes dansantes chaque recoin de la prison de fonte. L’avidité de cet incendie des plus imprévisibles me terrifia l’espace d’un instant où mes souvenirs vinrent agiter mon cœur traumatisé.

— L’ambiance se réchauffe on dirait ! lança-t-il avant de goûter tranquillement sa satisfaction.

Mon regard terrifié ne pouvant se décrocher de ce brasier, les tremblements de l’angoisse avaient d’ores et déjà gagné mes membres crispés.

« les flammes ont toujours faim et… si elles s’échappent… si elles s’échappent ! »

— N’aie pas peur ! m’adressa-t-il pour me délivrer de la paralysie.

D’un coup sec, il vint alors frapper du pied les barreaux en métal de l’épaisse fermeture.

— J’ai emprisonné le monstre dans sa cage !

Cette proclamation se vouait à me rassurer sur ce qui ne se déchaînerait pas en ce lieu et, bien qu’il m’était d’ordinaire impossible de rationaliser une phobie, aussitôt mon cœur s’apaisa. Kirlian se mura ensuite dans le secret du mutisme pour y savourer intérieurement les joies de son contentement. Cet indécrottable asocial souleva une fois de plus la question de ma réelle utilité en tant que compagne de ses silences interminables. En vérité cela ne m’indisposa pas le moins du monde tant il était superflu en cet instant de saturer la pièce de nos discours, quand elle s’emplissait progressivement de la plus agréable des chaleurs. J’avais souvenance de la cruauté de son absence, mais il me fallut être cajolée en cette étuve pour en prendre la pleine mesure.
Ce seul réconfort me combla. Je laissai alors mon cœur s’alanguir jusqu’à sentir naître la plus désirable des fatigues. Dans une gestuelle fragile, ma main se déplaça par-devant mes lèvres pour venir atténuer la profondeur d’un premier bâillement. Je savourai cette quiétude quand mes paupières se fermèrent sous la pesanteur de sa légèreté. Mon seul et unique désir fut alors de laisser la faiblesse achever de me terrasser. Mais alors que, tout en lenteur, mon corps glissait pour se blottir contre la douceur de la couette, une brusque secousse m’extirpa sans ménagement de l’étreinte du sommeil.

— Tu dors déjà ? me lança Kirlian qui s’était laissé tomber de tout son poids sur le matelas.

Mon regard inexorablement mi-clos se tourna vers lui et je bâillai pour la seconde fois, avant de trouver une quelconque réponse qui satisfasse à sa soudaine et inopportune envie de converser.

— Tu ne dors jamais, toi ?

— Très peu ! me répondit-il fermement.

Toute lointaine que je fus, il me sembla pourtant être interpellée par une sensation de déjà entendu. La fatigue m’imposa la fragilité d’un timbre monocorde, ainsi parachevai-je sa phrase.

— Et juste ce qu’il faut pour que ce corps cesse de te harceler ?

Il posa aussitôt sur moi l’étonnement qui siégeait sur ses traits avant de déployer un large sourire.

— Exactement, mon petit sucre roux ! lança-t-il en m’ébouriffant les cheveux. Je constate avec plaisir qu’il ne faut point se fier à ton air évaporé pour poser un jugement définitif sur tes facultés !

L’impétuosité de son élan d’affection troubla mon équilibre et je dégringolai sur le lit sans chercher à me retenir. Enveloppée d’une agréable chaleur, il me sembla que Kirlian me couvrait délicatement de la couette, ce qui acheva de sublimer mes dernières secondes de lucidité.

« … cette sensation, c’est… papa qui me caresse les cheveux… »

Le lendemain je m’éveillai comme une fleur, emplie de l’énergie et de la bonne humeur d’un sommeil paisible et réparateur. Mon horloge interne estimant qu’il devait être aux alentours de neuf heures du matin, heure habituelle de mon réveil à Vacègres, il m’apparut agréable d’être encore si bien réglée malgré tout ce qui avait pu venir mettre en péril jusqu’aux fondations même de mon équilibre. Mais alors que mon être comblé s’épanouissait dans la chaleur de la couette, une voix solennelle s’éleva soudain dans les airs.

« Ô, douce émergence de l’ivre pâmoison d’hier,
Voici que je respire les senteurs du printemps au milieu de l’hiver.
Sous l’indolence d’un charmant plissement de paupière,
Vie et chaleur me sont rendues par la grâce de ton être ! »

« De la poésie ? » m’émerveillai-je en savourant la douceur idyllique d’un tel réveil.

« Debout, belle endormie et contemple ton infamie ! »

A ces paroles soudainement abruptes, je me redressai d’une traite jusqu’à l’apercevoir. Assis dans son fauteuil, Kirlian déclamait, les yeux rivés sur le livre qui lui avait manifestement tenu compagnie.

« Te souviendras-tu, ectoplasme aphasique,
Du deuil de ce protecteur qui te veille et te guette ?
Dans le manteau de la nuit dont il est encore drapé,
Le sein de son âme n’est que solitude pétrifiée ! »

« Ô, ingratitude de l’enfance ! Existe-t-il fardeau plus lancinant ? »

La conscience stupéfaite par les élégantes vociférations d’un si vilain caractère, je repliai les genoux pour asseoir mon être interloqué.

— Tu as une bien curieuse façon de me faire le très matinal reproche de m’être endormie… murmurai-je, sincère dans ma peine d’apprendre que la nuit lui avait été pénible.

Le délice de ses propres galéjades s’imprimèrent alors sur ses traits et il sourit, le regard inexorablement fixé sur son ouvrage dont il tourna la page.

— Que veux-tu ? Tes interminables absences m’inspirent !

« Que répondre aux remontrances de son ire quant à ce besoin naturel et vital qu’est celui de dormir ?… »

J’espérais alors qu’il n’était pas sérieux et qu’il ne s’agissait que de la dernière en date de ses espiègleries.

— Par ailleurs ! ajouta-t-il aussitôt. Tu dors vraiment comme un bébé, ce qui en dit long sur l’age véritable de ta tendre et enfantine petite âme.

Je laissai ses sarcasmes sans réponse, consciente qu’il y avait à n’en point douter un fond de vérité dans ses paroles. Tout occupée à m’étirer pour chasser les derniers restes de l’emprise du sommeil, je bâillai en me frottant les yeux jusqu’à remarquer soudain ses œillades dont j’étais la cible. Ses lèvres se pinçaient pour contenir l’intensité d’un sourire. La raison d’un tel amusement m’échappait encore quand la main qui m’avait servi à délasser mon regard me revint, couverte d’une traînée de suie. Je devinai alors le petit jeu auquel s’était livré à mes dépens celui qui, l’instant d’avant, m’accusait de n’être qu’une enfant.

— Mais… Kirlian, idiot ! s’offusqua mon intégrité. Tu trouves ça drôle ?!

A cette exclamation, il fronça les sourcils et referma avec promptitude l’ouvrage qu’il déposa sur la surface de la desserte. Il quitta ensuite le siège de ses insomnies pour cheminer dans ma direction tout en lenteur.

— Comment ? Qu’est-ce que j’entends ? me demanda-t-il en jetant sur mon anxiété grandissante le poids de son déplaisir.

Ne pouvant endurer le supplice ses fusillades, je me résolus à lui répondre au plus vite.

— Je… je t’ai demandé si tu trouvais ça drôle ?

Cette réponse ne vint pas le satisfaire et il me le fit savoir, de toute la gravité de sa voix alliée à celle de son regard.

— Non, avant !

Embarrassée, je baissai la tête.

— … idiot ?

Une nouvelle fois insatisfait, il s’exclama.

— Encore avant !

« Avant ? » m’étonnai-je, persuadée que c’était ce qualificatif qui l’avait fâché.

Hésitante, il ne restait pourtant plus que celui-là.

— … Kirlian ? murmurai-je, décontenancée.

Aussitôt, il m’embrassa sur le front avec toute la spontanéité d’une joie fraîchement germée.

— C’est la première fois que tu m’appelles par mon nom ! s’exclama-t-il, presque euphorique.

J’en étais sans voix mais il ne me laissa pas le temps de prendre la pleine conscience de ce que cela signifiait, pour lui comme pour moi, qu’il se redressa avec légèreté pour s’éloigner d’un pas dansant. Il se pavana dès-lors tel un paon qui constellait le firmament de sa palette chatoyante, et alla asseoir sa fierté sur ce qui était désormais le trône de ses splendeurs.

— Ah ! Véritablement, il n’y a que la douceur angélique de ta voix pour sublimer, de mon illustre nom, toute la majesté de sa sonorité !

Douloureusement éblouie par un tel étalage de vanité, j’espérai de tout mon cœur que cette démesure était amplifié de manière délibérée pour en sourire le grotesque. Intérieurement, il me sembla que tout l’embarras et le repentir d’une telle immodestie se déversaient sur moi pour que je l’expie à sa place, ce qui m’apparut tout aussi souhaitable qu’impératif. Ainsi me serais-je dévouée à cette tâche, si seulement il avait jugé à propos d’y abaisser sa pensée.

— Ta mégalomanie est tout simplement effrayante… murmurai-je tandis qu’il s’en amusait. De plus, et sans vouloir te vexer, je n’ai jamais entendu prononcer ton nom de la sorte. Kilian, à la limite, mais pas avec un R au milieu…

A ma remarque, il me sembla que sa superbe se renversa de son siège doré et, s’étant elle-même élevée à une telle hauteur, la chute en fut naturellement des plus amères. Aussitôt, son regard s’assombrit aussi vite que la nuit tombante, quand son mécontentement me dévisagea d’avoir osé pareille offense.

— Sache que ce nom m’a été donné par celle qui n’a jamais cessé de m’aimer, tout aussi mégalo et insupportable que je puisse l’être !

A ces mots qu’il prononça et sans pouvoir en déterminer la cause véritable, mon cœur me frappa d’une unique pulsation. Mon être sembla alors se noyer dans une souffrance bien familière.

«  Sans doute parle-t-il de sa mère… »

— Et donc… reprit-il, sa vexation parée d’une moue désobligeante. Cette seule raison se suffisant à elle-même éternellement, c’est Kirlian avec un R, point final !

Son intransigeance acerbe m’induisit aussitôt à l’amusement. Je ne pus alors en retenir le sourire qui avait gagné mes lèvres.

— Tss ! Mon existence n’est point suffisamment pénible qu’il faille à présent endurer de se faire écorcher son nom par une climacophobique !

« Vient-il de m’injurier en langue savante ?… » m’interrogeai-je, soucieuse d’éclaircir ce mystère.

— C’est quoi une climacophobique ?

— Accroche-toi bien ! me lança-t-il avant de poursuivre. C’est une personne saisie par la peur d’emprunter les escaliers !

A ses mots, le sourire timide qui venait de croître s’évanouit de mon visage.

— Au passage, nous pouvons d’ailleurs remercier ces grands aventuriers de la psychanalyse qui, par le dur labeur de leurs neurones sur-développés, éclairent chaque jour davantage les obscurités de l’âme humaine !

Poursuivant sur le ton du sarcasme, il n’afficha plus dès-lors que l’expressivité de sa nonchalance habituelle.

— Oui, parce qu’il faut bien dire ce qui est, à notre époque où les immeubles poussent comme des champignons, c’est ballot comme handicap… Mais rassure-toi, la paresse de notre espèce, couplée à la prise de conscience tardive de sa propre connerie dans le domaine de la démesure, a inventé les ascenseurs pour s’élever sur le point culminant de son ego ! Une aubaine pour toi, non ?

— Et qu’a donc inventé notre paresse pour venir en aide aux sociopathes ? lui rétorquai-je pour dissimuler ma peine sous une fausse vexation qui ne dut certainement pas le tromper.
Aussitôt, il approcha son visage et se gaussa avant de laisser à son arrogance le soin de me répondre.

— Le gouvernail, bien sûr ! Mademoiselle l’hypégiaphobique !

Bien que je n’eus pas la moindre idée de ce que pouvait être cette phobie dont il m’affligeait, je fis tout mon possible pour qu’il ne se doute pas de mon ignorance.

— Tu comptes faire le tour complet de mes pathologies ?

A nouveau consterné, il soupira.

— Uniquement dans la perspective de t’en guérir, ma chère petite ! Oserais-tu affirmer qu’un problème puisse se régler tant que sa cause première reste ignorée ? A moins d’avoir de la chance, tu vas tourner en rond pendant longtemps !

Mon effervescence à me défendre capitula sous la véracité de sa remarque. Sans conteste il avait parfaitement raison, bien que je n’avais pas la moindre envie de le laisser s’imposer comme le docteur de ma psyché, quelles qu’aient pu être ses douteuses compétences en la matière.

« Après tout, que peut bien m’apporter comme secours quelqu’un dont la facétie profite du sommeil des autres pour gribouiller sur leurs visages ? » me remémorai-je ce détail déplaisant.

Le désir de converser m’étant passé, je me levai pour me diriger vers la salle de bain où j’avais le dessein de faire disparaître les siens.

— Evy ! s’exclama alors sa voix qui cristallisa le silence glacial qui s’ensuivit.

Figée tout d’abord, je me retournai vers lui pour entendre la raison qui l’avait poussé à m’interpeller.

— Surtout ne te fais pas d’illusion ! Même si je te laisse assez de liberté pour que tu te sentes bien, c’est toujours moi qui mène la danse ! m’informa-t-il, un sourire narquois trônant par-dessus son menton qui s’était redressé pour me toiser.

Je le fixai un bref instant, ébranlée par cette réalité puis, sans lui accorder la moindre réponse, je refermai la porte derrière mes pas. Le verrou tiré, je me plaçai bien en face du miroir pour découvrir enfin le maquillage que son espièglerie avait peint sur mon visage. De son doigt, il avait dessiné une série de trois cœurs, l’un sur mon front, les deux autres sur mes joues. Sur celles-ci s’écoulaient une paire de larmes grossièrement tracées et qui venaient caricaturer chez moi, une tendance hautement expansive. Pour clôturer cette œuvre tout aussi splendide qu’essentielle, et comme pour en couronner tout le risible, il avait barbouillé le bout de mon nez pour faire de moi ce clown dont il s’était amusé.

« Idiot… » me vexai-je pour aussitôt me saisir du gant et de la savonnette qui s’offraient à moi comme arsenal pour renvoyer ses fadaises au néant. Ne pouvait-il pas se satisfaire de la traditionnelle moustache ? » argumentai-je encore en éprouvant toute les peines du monde à décrasser les pores de ma peau.

Comme je n’arrivais pas à m’en dépêtrer, il me sembla judicieux de profiter de la vapeur d’une douche bien chaude pour en venir à bout. Purification achevée, je réapparus peu après dans la cave, toute affairée à éponger mes cheveux. Face à la garde-robe, Kirlian se retourna à mon arrivée pour me laisser découvrir un grand miroir ovale qu’il venait de fixer sur la surface de la porte droite.

— Ah ! Tu tombes bien, Evy ! Regarde ce que je t’ai installé ! s’enthousiasma-t-il tout en me tendant une brosse à cheveux qui y semblait assortie. Tu auras plus de facilité pour te coiffer !

Sa phrase ponctuée par un sobre sourire, il s’immobilisa tandis que je l’observai en silence, hésitante quand à répondre favorablement à son présent. Quand il fit le constat de ma méfiance, il se résolu à se montrer plus agréable, confiné malgré tout dans les limites de ces possibilités en la matière.

— Rhaa ! Ne sois pas si bornée ! J’essaye de me faire pardonner…

A cet aveu dont je ne doutai de la sincérité décelable en son malaise, je ne pus rester insensible. Le moindre effort sincère, aussi maladroit soit-il, étincelait d’une valeur particulière que les yeux de mon cœur se refusaient à rabrouer. J’acheminai donc mes pas vers la chaise afin d’y étendre la serviette humide. Cela fait, j’entrepris de rejoindre Kirlian dans une série de pas intimidés. Arrivée à sa hauteur, j’élevai la main pour saisir délicatement la brosse à cheveux qu’il tenait toujours tendue vers moi. Aussi me fit-il penser à un galant qui attendait que sa dulcinée accepte la rose dont il la favorisait.

— Merci… murmurai-je, quelque peu gênée par le saugrenu de cette comparaison.

Ma silhouette fit alors les derniers pas qui la séparaient encore de la psyché, et dans le reflet de laquelle j’ordonnai les boucles de ma chevelure. Satisfait que je ne dédaigne pas son geste, il regagna son distingué fauteuil où il résolut de plus confortablement m’observer. Me faire ainsi épier induisit dans l’instant mon être à la maladresse. Ma chair crispée paraissait s’alourdir, à tel point qu’exécuter le moindre mouvement me semblait nécessiter la presque totalité de mes forces. Rien, pas même la musique qui répandait paisiblement l’harmonie de ses accords ne fut à même de chasser de mon âme ce silence de mort. Prisonnière de ce qui ressemblait à un écho lointain de l’enfer, une nouvelle piste succéda à celle qui venait d’expirer ses dernières notes. Dès les première secondes, le souvenir de sa mélodie secoua tout mon être.

« C’est… Agnus Dei de Samuel Barber ! »

Ce chant… comptant parmi mes souvenirs, il s’était si souvent répandu de par notre demeure, en ces jours de printemps où le soleil et ses effluves infusaient en notre paradis hors du temps. L’entendre à nouveau fut une blessure aimable… insoutenable… si pleine de charme. Le tissage sublime de ces sonorités dissipait l’oppression qui gravitait autour de moi. Cette vibration soufflait depuis l’enceinte de ma cage de chair et de pierre. Ses barreaux, sans consistance, se désagrégeaient. J’aperçus alors le reflet de celui qui se tenait silencieux derrière moi. Ses iris ébènes, contemplation omniprésente qui ne se détournait jamais de mon être, scrutaient les flots de jade qui dansaient dans les miens.

« Ce chant… ce chant… »

« De sa naissance en mon âme s’épanouit une corolle,
Un ravissement qui délivre des affres du schéol.
La douce effluve d’un baume aromatique,
Supplice et délice mirifique… »

Alanguies, mes jambes ne pouvaient soutenir davantage le poids de mon corps et commencèrent à fléchir. Lentement, l’âme chavirée, je glissai jusqu’à m’agenouiller à même le sol glacial. Loin d’être incommodant, ce tapis de Sibérie me donna par contraste de savourer davantage la chaleur de ce feu qui brûlait en moi. De la même manière, toute rigueur extérieure se faisait une vertu de me contenir en ce brasier intérieur. Très vite pourtant, la temporalité à laquelle je demeurais enchaînée reprit le court de ses successions de mouvements et de variations. Ainsi le glas de mon transport sonna de sa trompette de mort. Il ne fallut guère de temps alors pour que le frimas s’engouffre à nouveau dans mes corridors labyrinthiques. Assiégée par le froid puis grignotée par son étreinte, je quittai prestement les dalles gelées pour me réfugier sur la couverture qui en soulagea aussitôt les morsures. Hésitante, je n’osais venir constater la stupeur de Kirlian face au spectacle que je venais de lui offrir, bien malgré moi. Mon regard glissa alors vers le fauteuil où il siégeait. Mais alors que j’étais persuadée de le découvrir en train de grimacer ses interrogations, la surprise fut pour moi de le trouver sereinement les yeux clos. De ses lèvres qui esquissaient un sourire imperceptible, il semblait habité par une paix qui lui était si peu coutumière que son visage délassé m’apparut soudain comme étranger. S’installa dès cet instant un silence tout solennel émanant de sa profonde méditation et que je ne désirais rompre, étant moi-même la captive de cette altitude.

— C’est tout bonnement extraordinaire… murmura-t-il d’une voix adoucie quand il descella les paupières. Qu’une symphonie puisse véritablement élever ton âme dans les nuées inaccessibles, trépasser afin d’y goûter et revenir ensuite à la vie pour en mourir…

Saisie par la justesse de ces paroles qui venaient de faire battre mon cœur, je fus à ce point percée dans ma propre énigme que mon âme se sentit comme nue à ses pieds.

— Comme sont profonds les soupirs d’une agonie que tu appelles « vie »… murmura-t-il avant de ponctuer cette phrase par l’un des siens.

Venant ici me considérer de cette vision nouvelle, la bienveillance imprimée par-dessus la tendresse de ses traits, il me sembla à cet instant affranchi de toute colère, près à rendre les armes d’une guerre dont il découvrait qu’elle avait toujours été vaine.

— Hum… Pour un chercheur de vérité, cette anomalie que tu es fiche tous les calcules part terre…

Cette idée le crispa tout d’un coup et je devinai la rancœur s’agiter de l’abîme où elle avait été refoulée par l’accalmie. Quand ses yeux se plongèrent dans les miens, j’eus l’insoutenable sentiment qu’il en était venu à me juger comme l’unique responsable de ses tourments incessants.

— Régulière résurgence ! me dévisagea-t-il avant de radoucir son regard qui s’éleva pour se perdre dans notre ciel, de rouille et de pierre. Fascinante… tout autant qu’affligeante !

La façon dont ces mots sortirent de lui laissait à penser qu’il aurait pu en revendiquer la création, leur existence prenant vie au cœur même de sa dualité intérieur. La plus infime goutte d’esprit s’était écoulée hors de moi et j’ignorai de quelle manière argumenter à ses propos. Ainsi je demeurais muette, bâillonnée par la stupidité.

— Dis moi, Evy… murmura sa curiosité. Combien de temps t’a-t-il fallu pour abandonner tout désir de bonheur extérieur ?

Le silence ainsi rompu, je fus tout d’abord surprise par la justesse de sa demande qui semblait avoir une fois de plus touché le sujet véritable de mon être. Je me sentis alors comme s’il venait de pénétrer en ce lieu secret de mon âme, là où personne avant lui n’avait eu le désir ni même l’idée de s’aventurer.

— Quelle étrange question… murmurai-je en détournant le visage pour me protéger de ses regards.

— Pas plus étrange que la moindre de tes inspirations qui te laisse détachée de toute autre considération.

« Juge-t-il cela comme étant une bonne ou une mauvaise chose ? » me demandai-je, assurée que pour le monde une telle philosophie justifia amplement que les murs de Vacègres se referment sur moi. « Faut-il donc l’aduler, ce monde… pour qu’il cesse de t’accuser d’en être la folie et la honte ? »

— Je… je n’ai pas vraiment d’explication à te donner… murmurai-je, confuse. C’est juste que… parfois je me dis que le bonheur d’ici bas ne mène à rien… qu’il n’est rien d’autre qu’une colle visqueuse dans laquelle on s’englue, comme dans un immonde attrape-mouches…

Mon regard affligé se dissimula derrière mes boucles entrelacées et je vins soupirer ce que m’inspirait cette fatalité.

— N’est-ce pas étonnant… qu’elles continuent d’affluer en masse pour s’y faire mortellement emprisonner… alors que les cadavres de leurs congénères s’amoncellent là où les déposent leurs ailes ?

A ces paroles, Kirlian dont j’épiai timidement la réaction me souriait avec tendresse, comme pour acquiescer mon propos. Cela me soulagea pour aussitôt m’encourager à poursuivre sur cette voie.

— Peut-être m’y suis-je tout simplement accoutumée et pourtant… n’est-ce pas le malheur qui nous donne de chérir ce trésor ?

Surpris par la teneur de mon discours, je l’avoue, quelque peu décousu, il voulu s’assurer qu’on s’entende sur le mot.

— Le bonheur ?

— L’Amour ! m’exclamai-je aussitôt avec force et grande conviction. Cet élan insondable, incompréhensible, inimaginable, qui tombe sur le cœur malheureux comme une pluie de vie sur une terre aride !

Captivée par cet écho, je me perdais une nouvelle fois dans un infini qu’il était bien vain de désirer confiner par les limites de mon pauvre verbe. Je laissai donc mon cœur prendre le relais, là où mon peu de raison avait toujours avoué sa défaite.

— Un Amour sans tâche qui prospère dans l’intemporel et qui offre un instant de perfection où l’on goût en nous notre être immortel !

Mon âme ayant ainsi achevé de soupirer, j’en perdis aussitôt toute compréhension, incapable de me répéter si Kirlian avait fait mon malheur en étant dur de la feuille. Une confusion souveraine régnait en mon cœur, mais je pus néanmoins comparer ce curieux phénomène au reflet clair et parfait qui tapisse la peau d’un lac statique. Dans ce miroir se reflète ce qui est pour que je l’observe. Puis, par la chute en son sein d’une pierre venue frapper sa surface, celle-ci se trouble… et l’image originelle dont je peine à me souvenir n’est plus qu’ondulation d’un reflet qui se parodie.

« Dès cet instant, je ne perçois plus que l’agitation et les miasmes qui s’élèvent de la profondeur des eaux… »

Mon obscurité soudaine ne lui ayant pas échappée, Kirlian qui m’avait jusqu’ici patiemment écoutée, le visage déposé tout au creux de sa paume, semblait à présent perplexe face à son interlocutrice égarée.

— Dis-moi, Evy… est ce que tu comprends véritablement le sens de ce que tu dis ?

Sa question et la moquerie qu’elle contenait me laissa indifférente, attelée que j’étais à m’en poser une toute autre.

« Bien que l’assemblage de mes mots se trouve toujours maladroit et manque sans doute de clarté, pourquoi puis-je soudain m’exprimer verbalement avec tant d’aisance ? »

N’y trouvant pas le moindre début d’explication, je repris la conversation que mon questionnement avait laissé en suspens.

— Non, je ne comprends pas vraiment ce que je dis… me désespérai-je. Je ressens des choses qui me dépassent tellement et je suis si stupide… que je ne trouve aucun alignement de mot qui soit digne d’en exprimer quelques brides…

Constater une fois de plus mon impossibilité à épouser cette aspiration profonde à me communiquer, je me laissai glisser dans le vide du silence pour seule délivrance. Ainsi perdura-t-il jusqu’à ce que Kirlian ne le brise dans son probable désir de m’approcher.

« Depuis l’heure de l’enfance, je ne suis pas semblable aux autres,
Je ne vois pas comme les autres,
Je ne sais pas tirer mes passions à la fontaine commune,
Et tout ce que j’aimais, je l’aimais seul.
C’est alors, dans mon enfance, à l’aube d’une vie de tumulte,
Que fut puisé à chaque abîme du Bien et du Mal,
Ce mystère qui toujours me retient… »

Tout d’abord stupéfaite par ce texte qu’il venait de réciter, je m’exclamai.
— Oui, c’est ça !

Troublée par une réplique si bien parlée, je voulus sans attendre connaître le nom de l’auteur d’une si magistrale description. Kirlian y apporta la réponse avant que je puisse lui poser cette question, comme s’il avait deviné que mes lèvres s’apprêtaient à la lui formuler.

— Edgar Allan Poe !

Ce nom ne m’était pas inconnu. J’avais alors souvenance qu’il y a quelques années, ma curiosité parcouru un livre contenant nombre de ces histoires. Mais ce que j’y découvris m’avait profondément effrayée. J’en avais conservé le souvenir d’un univers sombre et angoissant, à tel point que je n’avais pas persisté longtemps à m’y promener. Ce fut une erreur, de toute évidence, puisque nous semblions avoir bien plus de points communs que ma sensibilité ne le supposa à cette époque.

— Mais alors, ça veut dire que l’on n’est pas les seuls à être… seuls ?

Il se désola à cette nouvelle question, quelque peu naïve je l’avoue, et comme pour combattre le poids de la consternation, il redressa péniblement sa silhouette famélique.

— Evy, voyons… Sais-tu combien il y a de fichus êtres humains sur cette fichue planète ?

J’y réfléchissais quelques instants mais dus bien vite admettre mon ignorance.

— Non…

A cet aveu, il croisa les bras par-dessus son buste et laissa une nouvelle fois son corps s’aveulir dans le cuir.

— Moi non plus ! lança-t-il alors, sensiblement blasé par cette question dont il se moquait éperdument de la réponse.

Aussitôt j’esquissai un sourire discret, amusée par cet humour pince-sans-rire qui était le sien. Mais la découverte que je venais de faire occupait encore toutes mes pensées.

— Edgar Allan Poe… murmurai-je, le regard étincelant. Comme j’aimerais pouvoir approcher cette âme-là pour qu’il me fasse part d’un peu de ce que lui seul a ressenti de l’existence !

Kirlian sembla alors jaloux de mon intérêt grandissant. Il l’exprima d’ailleurs sans attendre, tout d’abord en me faisant la moue, puis en flattant son amour-propre qu’il jugea diminué.

— Il y a des choses en ce monde que je suis le seul à connaître, moi aussi… murmura-t-il d’une voix solennelle comme pour se draper d’une aura énigmatique.

J’affichai aussitôt une mine sceptique.

« Que peut-il bien connaître que le monde ignore, cet homme terré dans sa cave, mis à part peut-être le nombre de toiles d’araignées qui en tapissent les murs ? »

— Quoi par exemple ? lui demandai-je, curieuse de le découvrir mais ne me faisant guère d’illusion quant à être illuminée par cette révélation.

Son regard se perdit alors sur le dédale de la tuyauterie et il sourit avec tendresse avant de daigner lever le voile du mystère qu’il aimait à laisser planer.

— Le joli son de ta voix !

Je m’en trouvai le sifflet coupé. Ma certitude était pourtant qu’il allait me faire part de l’un de ses coutumiers sarcasmes et son soudain sérieux, allié à la pertinence de son propos, m’avaient laissée sans aucune autre réaction si ce ne fut celle de mimer le silence. Ainsi, cette voix dont Kirlian me fit l’aveu qu’il l’aimait se déroba à l’hommage qu’on lui rendait.

— Bien sûr… reprit-il aussitôt, sourire aux lèvres. Ce détail essentiel ne peut avoir d’importance que pour nous. Le reste du monde s’en fiche bien royalement, comme à sa très appréciable habitude !

A ces mots, la marée montante de l’amertume me submergea jusqu’à effacer de mes traits toute trace de leur joie.

— Ce que tu peux être sarcastique, Kirlian… murmurai-je en glissant doucement dans la tristesse. De cette affligeante réalité, où donc trouves-tu la force de t’en amuser ?

Contrit par l’effet que venait de produire son indélicatesse involontaire, il tenta alors de nous faire dévier de ce sujet.

— Pardonne ma curiosité mais, puisque les ruines extérieures semblent te tenir à cœur et, à présent que tu peux enfin communiquer, dois-je t’ouvrir la porte pour satisfaire à ton désir de repartir à zéro et de mener une vie normale ?

« … manipulateur ! » m’offusquai-je tandis que sa question achevait de m’arracher aux bras du chagrin pour m’emmurer dans le bastion qu’il me fallait défendre.

A présent disposée à en découdre, je fronçai les sourcils pour lui exprimer mon désappointement.

— Est-ce donc cette promesse-là que m’offre le don retrouvé de la parole ? Une vie normale ? Ma voix ne se ferait-elle pas menteuse quant à l’état véritable de mon âme en obtenant ce grand trophée ?

Aussitôt, mon inhabituelle acidité lui arracha un sourire.

— Méfie-toi, Evy ! Tu deviens insidieusement sarcastique, toi aussi ! lança-t-il avant de laisser transparaître l’amusement qu’il en prenait.

Bien qu’en apparence je me voulais assurée, il m’était impossible de faire taire les gémissements de mon cœur terrifié. Telle une graine altérée, il tremblait de savoir que, pour germer, il lui faudrait un jour percer la sécurité de son enveloppe. Toutefois, si ses espérances prétendaient épanouir leurs fleurs. Ainsi glissai-je dans la mélancolie tout en poursuivant de me rétracter face à cette naissance prématurée.

— Repartir à zéro ? Aurais-je raté quelque chose ? Est-ce que l’on est soudain dépouillé de notre vécu si l’on décide de n’avoir jamais souffert, est-ce possible ? Il faut quelquefois beaucoup de temps pour se relever après la chute mais enfin dressé sur ses jambes, on reprend la vie où elle s’était arrêtée. Aucune peine ne s’est envolée, de nouvelles s’y sont greffées et je ne vois vraiment pas par quelle improbable équation leur nombre redescendrait jusqu’à zéro…

Kirlian me regardait du coin de l’œil, n’attendant plus que l’expulsion du dernier de mes soupirs qui se balançait sans doute à mes lèvres, ce que je fis, la mine déconfite.

— Mais bon, je suis nulle en math, c’est sans doute pour ça que je n’y arrive pas…

Mon interminable épanchement clôturé, il se mit à rire aux éclats.

— … qu’est-ce qui te prend ? lui demandai-je, déstabilisée par sa réaction.

— Rien de grave ! répondit-il avec affection. Tu es drôle, rien de plus, rien de moins.

Il ne me laissa pas le temps de réagir qu’il me posa aussitôt une nouvelle question.

— Ainsi donc, tu te serais relevée de ta chute ?

Interpellée et dans un souci d’être claire dans ma réponse, je pris le temps de réfléchir à comment la formuler avec justesse.

— En fait… non… Je pense qu’en tombant la première fois, j’ai dû méchamment m’assommer ! lançai-je en souriant pour mieux le tourner en dérision.

Rapidement, j’en vins pourtant à le déplorer jusqu’à goûter à la douleur encore lointaine de la désillusion qui assiégeait mes frontières.

— Elle est persistante… cette impression d’être toujours allongée, comme endormie pour l’éternité…

Ne désirant m’attarder davantage sur ce désagréable ressenti, je m’empressai de reporter mon intérêt sur celui qui, silencieux, semblait se promener dans le jardin de ses pensées.

— Et toi, Kirlian… lui demandai-je avec timidité. Est-ce que… tu t’es relevé ?

Il tourna alors la tête pour la laisser pendre en arrière jusqu’à ce que nos regards se croisent. Un bref instant de silence écoulé, il déploya un large sourire qu’il allia à sa soudaine et funeste attitude.

— A ton avis ?

Le voyant tenter de se soustraire habilement à mon interrogation, j’en ressentis comme une vive douleur dans la poitrine.

— Non… s’il te plaît… murmurai-je doucement. Ne réponds pas une fois encore à ma question par une autre question… Moi aussi j’ai envie d’entendre ce que ton cœur renferme.

Face à une telle demande, il en perdit sa bouffonnerie. Sa prompte réaction fut alors de se détourner pour fixer ses chaussures tout au bout de ses jambes étendues. Là, il soupira avant de se résigner à me répondre.

— Si tu veux vraiment le savoir, je ne me suis jamais relevé parce que le coup qui m’a fait chuter m’a tué.

Chapitre XI

L’esprit de colère

« Si tu veux vraiment le savoir, je ne me suis jamais relevé parce que le coup qui m’a fait chuter m’a tué. »

Mes yeux s’écarquillèrent quand j’entendis résonner ces terribles paroles qu’il proféra dans une complète indifférence. Le silence perdura de manière insupportable mais il consentit à nous en délivrer, en me dévoilant un peu de cette énigme qu’il était à mes yeux.

— J’ai agonisé, je me suis vidé de mon sang, mon corps s’est décomposé jusqu’à disparaître entièrement. Je flotte à présent, isolé inexorable qui contemple longuement la laideur du monde. Je ne sais guère rien de plus, mis à part que cette injustice me fait quelque fois bouillonner de colère jusqu’à crier vengeance.

Je fus tétanisée par sa révélation. C’était la première fois que Kirlian me faisait une confidence sur sa propre existence et cela réveilla en moi les mille et une questions qui n’avaient cessé de me préoccuper en filigrane. Tandis que mon trouble allait en s’accentuant, il se tourna à nouveau vers moi pour m’accorder l’improbable sérénité d’un nouveau sourire.

— Satisfaite ?

« Satisfaite ? » pensai-je, étreinte par une douleur croissante et arrosée par cette question d’une pluie acide.

Aussitôt mon être résonna avec tout à la fois force et impuissance. J’étais saisie de compassion pour l’ensemble des souffrances qui sévissaient dans l’âme humaine.

« Silencieux et solitaires, combien d’autres hères endurent en cet instant même l’exil et le calvaire ? »

— Je me sens tellement faible… murmurai-je alors, en proie au chagrin. Si j’avais le courage d’être à la hauteur de mes chères aspirations, j’aimerais être la confidente de tes souffrances et de celles de tous les autres.

A mes paroles, il éclata de rire d’une façon si odieuse et méprisante qu’il me donna l’impression de cracher à la figure du monde dans sa globalité. Mon être horriblement ébranlé par cette décharge d’agressivité, je tournai mon regard ahuri vers celui qui se montrait si virulent pour me contredire.

— La souffrance des autres ? Comme tu es drôle ! se gaussa-t-il alors, les traits parés d’amertume et le sourire acéré. A ton avis, ont-ils déjà enduré une terreur à ce point violente que tous leurs organes en furent intensément pénétrés ? Ont-ils déjà senti leur cœur, harassé d’avoir trop longtemps palpité son effroi qu’il se détend soudain pour pendre en eux comme un poids mort ? Leurs papilles connaissent-elles ce goût des toxines sécrétées par l’empoisonnement d’une overdose à l’adrénaline ? Ont-ils déjà tout simplement fait ce choix de mourir plutôt que de continuer à subir ?

« Mais alors… lui aussi a déjà enduré cela ? » m’affolai-je, saisie par l’émotion qu’avait provoqué en moi la justesse de sa description.

Elle fut si précise, si familière, que de l’entendre ainsi dépeinte provoqua presque son émergence en mon âme bouleversée. Mais il ne s’arrêta pas là, poursuivant de vociférer d’autres sentiments que je ne lui connaissais pas.

— Sont-ils habités par des cauchemars incessants qui leurs tordent les entrailles à chaque recoin et tournant ? Ont-il déjà été saisis par ce vide infernal qui éteint dans l’âme jusqu’à sa toute dernière lueur d’espoir ? Des ténèbres d’une sauvagerie telle que leur déversement ouvrage en ton être un spectre effroyable, qui s’arrache lui-même à sa prison capsulaire pour survivre au calvaire ! Agonie solitaire, l’enfer incarné dans la chair ! Une cause perdue, sans aucun secours possible ! Car qui aurait ce pouvoir d’arracher de toi les affres intérieures qui te dévorent telle une bête cannibale jetée sur sa propre carcasse ?!

Ce qu’il était en train de décrire avec tant d’acerbité me plongea dans l’horreur la plus insoutenable. L’émeute qui se soulevait en son être me terrifia tant elle fut virulente. Elle contenait la hargne de sa rancune, dont je commençai à peine à saisir la mesure, et qui n’avait point terminé de se déverser.

— Oh ils tombent quelques fois, oui ! Pour pleurnicher de s’être à peine écorché les genoux ! Et tandis qu’ils traversent la vie, comme emportés par la douceur d’une brise, tandis qu’ils vaquent à leurs insouciances en te passant tout à coté, hum…

A cette interruption, son sourire incisif balafra une nouvelle fois son visage pour fondre aussitôt sous le regain de sa rage.

— Tandis qu’ils calculent leur trajectoire pour t’éviter, toi tu es le bagnard à perpétuité d’une spirale de tourment et de douleur qui incise ton âme pour te mettre en morceaux, lambeau après lambeau ! Sa joie s’affaire à te charcuter jusqu’à ce que tu ne sois plus environné que de ta propre carne qui se décompose et empeste l’air que tu respires !

Dès cet instant, l’intensité de sa rancœur se mua en une fureur qui sembla jaillir du plus profond de ses obscurités.

— Et tu crèves ! Et tu crèves ! Et tu crèves ! Bordel ! Sans jamais finir par en crever !!!

Cette tirade de colère qu’il venait de dégorger avait achevé de me pétrifier, quand il se rendit compte qu’il en avait écumé le fluide sur sa lèvre inférieure. D’un geste de la main, il s’empressa d’éponger ce dernier reste de fiel, exsudé de son inépuisable ressentiment dont je regrettai amèrement d’avoir provoqué l’émergence. Son calme souverain recouvré dans l’instant, il me sourit avec tendresse.

— Veuillez m’excuser !

Abasourdie par une kyrielle d’aigreur à ce point véhémente, seul le silence cristallin qui s’ensuivit fut à même de lui donner la juste réplique. Pourtant… mon désir pressant eut été de lui rappeler que l’on ne peut connaître toute l’étendue de la souffrance d’un autre. De surcroît, elle se proportionne toujours en fonction des forces de son hôte. Ainsi, ce qui est intolérable éternité pour certains n’est qu’un instant désagréable pour d’autres. De la même manière, un adulte pourrait-il reprocher à un enfant de ne pouvoir porter le même poids qu’il endosse ? Comme tant de choses ici bas, la souffrance est relative et ne se hiérarchise pas.

— Kirlian… murmurai-je alors, meurtrie mais désireuse d’approcher son âme tout en redoutant d’être si téméraire. Je n’aurais pas la prétention de sonder les profondeurs de ton mal… mais sois assuré que les plaies de ton âme, et dont tu viens de me faire la confidence, me font tout autant souffrir que si elles avaient été les miennes…

La confusion s’emparant aussitôt de mon être tant ma maladresse m’apparut tout aussi coupable que grotesque, je tentai de me rattraper en lui précisant davantage ma pensée.

— Non pas que je prétende que mes propres blessures puissent entrer en concurrence avec le peu que je connaisse des tiennes et que tu…

— Petit sucre roux ! s’empressa-t-il de m’interrompre de toute l’involontaire crispation de ses nerfs. Je ne doute pas de l’intensité de ta souffrance, loin s’en faut ! Mais si je goûte et qualifie sa saveur de douce et charmante, c’est parce que la mienne s’est forgée dans le sang et la fange !

Je ne doutais pas de son affirmation et me sentis fondre sous le poids du ridicule de mes faiblesses.

— Ne te dévalorise pas, idiote ! s’exclama-t-il avec force, comme s’il avait deviné ce qui troublait mes pensées.

Il se laissa alors tomber lourdement en arrière jusqu’à s’enfoncer dans le large dossier de son fauteuil où il croisa les bras. Il détourna ensuite l’ombrage de son regard pour aussitôt murmurer, d’une voix toujours ferme bien que sensiblement radoucie.

— L’extrême sensibilité de ce cœur qui est le tien proportionne indéniablement nos afflictions respectives !

« Kirlian… »

Mon âme en fut émue d’entendre qu’il reconnaissait et prenait en compte la relativité des peines, quand sa colère délaissait de le brûler lui-même. Aussi bourru et impitoyable se montrait-il si souvent, il lui arrivait de faire preuve d’une véritable gentillesse, certes quelque peu rustique et bien malhabile, mais touchante et précieuse émanant d’une âme telle que la sienne. Je comprenais mieux, dès-lors qu’il eut craché un morceau du fardeau qu’il avait à porter, ce qui justifiait dans son regard et sa verve une telle acerbité. De ce pressant désir qui me submergeait soudain de lui procurer l’apaisement, je me triturai la cervelle pour écrire en esprit le discours qui viendrait réussir cet exploit de le secourir. Très rapidement, il me fallut admettre que je n’avais pas le plus petit début de capacité pour ce faire. Ainsi je me rongeai les sangs en me fustigeant d’être la dernière des bonnes à rien faire.

— Ne surchauffe pas trop, Evy ! me lança-t-il, très amusé qu’il était de lire la compassion sur mes traits. Quand on arrive au point où cela nous échappe, et cela nous échappe tôt ou tard, un sentiment de désespoir s’installe à la table de nos ardeurs pour en dévorer le labeur. Car ce chemin qui nous sépare de nos aspirations nous semble quelque fois interminable, sans doute à tout jamais inachevable…

Je le fixai, silencieuse, les yeux pleins de questions ô combien personnelles et auxquelles, je le savais, il ne désirerait répondre.

— Le dévoreur de mon labeur, hein ? marmonna-t-il avant de lever les yeux au ciel, comme quand une liaison se fait un nid entre deux fugaces pensées.

« Quelle nouvelle pièce de l’immense puzzle de ses interrogations vient-il d’emboîter à sa juste place ? »

Ce fut un mystère pour moi, tout comme ce sentiment d’admiration qui contrebalançait la crainte que j’avais à me tenir si près d’un corps habité par l’instabilité d’un tel esprit. Car cela ne lui confisquait en rien la sagacité avec laquelle il tissait la trame du monde qui était le sien.

« Comment fait-il… pour ordonner ce constant raz-de-marée qu’est le rivage de l’immatérielle pensée ? »

Me conjecturant à nouveau avec intérêt, il étouffa un éclat de rire sans aucun doute provoqué par la gravité de ma concentration.

— Ma pauvre petite chérie… s’amusa son affection. Tu me sembles patauger dans ta propre incapacité à mentaliser tes trop nombreuses exaltations.

« Mais comment fait-il donc pour deviner mon cœur avec tant d’aisance ? » m’étonnai-je davantage en ne pouvant réprimer l’admiration portée à une si magnifique faculté dont j’étais dénuée. Est-ce une coïncidence, une fois encore, ou bien est-il à ce point simplissime de lire en moi ? » m’interrogeai-je pour conclure qu’il était probable que tout ce qui s’y jouait s’imprimait comme des mots sur le théâtre de mon visage.

De cette énigme que j’étais incapable de résoudre, comme tant d’autres par ailleurs, Kirlian se redressa vivement et, les traits peints d’enthousiasme, il sembla vouloir mettre à exécution cette idée qui l’avait ranimé du semi-coma dans lequel il se vautrait allègrement.

— J’aimerais, si tu le veux bien, t’amener à réfléchir d’une manière plus méthodique !

— C’est vrai, tu ferais cela ? m’exaltai-je aussitôt, heureuse qu’il soit disposé à me faire l’aumône de son savoir en la matière, à plus forte raison que je ne doutais pas de la difficulté d’instruire quelqu’un comme moi.

— Je suis ravi que cette perspective provoque un tel engouement chez toi, parce que j’avais justement dans l’idée de te proposer une séance de réflexion.

« De réflexion ? » s’interrogea ma curiosité tandis que Kirlian m’offrait un sourire généreux avant de prononcer ces mots qui devaient tout à la fois me surprendre et me ravir.

— Prête pour une petite session d’écriture ?

Chapitre XII

Symposium

« L’écriture !»

Pendant sept années, je m’y étais adonnée sans aucune véritable occasion de pouvoir la partager. Écrire à nouveau ! Rendre palpable la fugacité de mes pensées qui s’évanouissent, comme empressées de me fuir… Rien jamais ne les enchaîna si ce ne fut par la pointe du crayon qui les emmurait sur les vierges étendues du papier.

Alors que je tissais la toile de mes interrogations sur ce qu’il préparait, Kirlian s’était joyeusement dirigé vers la chaîne hi-fi. Sans l’ombre d’une hésitation, il s’empara de la compil déjà choisie pour la glisser dans le lecteur. Aussitôt, une symphonie de piano se répandit, cristallisant l’ambiance à chaque sonorité des touches délicatement pressées.

— Parfait ! On va pouvoir commencer ! sourit-il, radouci dans l’instant par l’harmonie tirée de cet instrument qu’il affectionnait tout particulièrement.

Sous l’ondulation tranquille de cette vibration, il revint vers moi, deux cahiers vierges accompagnés de leurs crayons dans les mains. Il me donna un exemplaire de chaque. Réalisant l’ampleur de la tâche à venir, joie et assurance en moi fondirent comme neige au soleil. Une terrible anxiété venait de me gagner toute entière.

— Kirlian ! m’empressai-je de me rétracter. Je n’y arriverai pas… je… tu vas être tellement déçu si…

D’un calme olympien, il vint aussitôt mettre un terme aux craintes qui me submergeaient en y apportant, pour remède, la tempérance et la douceur qui avaient pour mission de dompter l’agitation de mon cœur.

— Ne t’inquiète pas ! Un bon ordonnancement consiste à rassembler, trier et classer ces petits éclats d’idées, à l’origine éparpillées. Quand vient alors l’instant de les assembler et que la première esquisse est tracée, on se rend compte que tout est lié et trouve sa juste place, comme les pièces d’un immense puzzle.

D’une maîtrise sereine trahie par son regard pétillant, il se pencha vers son élève, toute attentive à son instruction.

— Evy, donne-moi tes pièces et à mon tour, je te donnerai les miennes !

Troublée par son assurance et bien que de sa bouche cela paraissait être d’une simplicité enfantine, je ne pouvais que douter de jouir d’une telle facilité à mettre de l’ordre dans cette tempête d’idées brumeuses. Le crayon serré entre les doigts, je constatai que mon précepteur s’était d’ores et déjà mis à l’ouvrage. L’esprit captivé, il remplissait les pages en accrochant chaque murmure pour leur donner corps. Une ambiance éthérée emplit soudainement la pièce. L’intellection de Kirlian semblait en être la source incontestable, ainsi venait-il d’annihiler toute densité. J’accueillis en cette apesanteur la naissance de sensations nouvelles, comme des teintes inconnues dont la peinture appelait les mots qui la coucheraient sur le papier. Je ne saurais dire quels furent les siens au milieu des miens et peu importe… Car à ce moment-là, Kirlian et moi semblions être « un ».

« … Illusions, je tremble de vos Vérités !

Que mon âme soit un abîme où Pandore emprisonna l’espoir, afin que je me fasse Orphée qui délivre sa bien-aimée ! »

« Assoiffée de douleur pour regagner la vision perdue, peut-être nous sauveras-tu de cette mort prétendue… »

« … Horizon lointain, ne serais-tu qu’un songe qui s’évapore entre mes mains ?… »

« … Et lui, passé maître dans l’art, entasse de me faire succomber par mille romances… »

« …Il a fait couler le sang… »

« …Et à nouveau, ce sentiment de n’être plus qu’un esprit, une énergie prisonnière dans un cul-de-sac de chair.
Comment décrire à quel point elle désirait s’en extirper et briser les chaînes qui l’entravent ! »

« … Portraits inconnus de protecteurs disparus… »

« …La lumière m’aveugle tout autant que les ténèbres… »

« Puis un soupir s’échappa de mon âme… pourtant la fin n’arriva pas.
Elle n’arriva pas et l’horreur nous traqua suivant le chemin tout tracé par nos pas…
Un soubresaut de vie, quelques alvéoles qui respirent…
Mon cœur battait à nouveau … Le sien aussi ! »

« Je ne fais que dériver d’île en île, car ce continent merveilleux qui est le reflet de mon être n’existe pas… »

« …Son emprise est un effroi quand dans mon cœur, elle vit puis se meurt, comme je peux mourir d’espérance en cet ailleurs… »

« …Caché dans l’ombre… »

« Qui est celui dont la haine me hante… qui ne se satisfait que de mes cris d’épouvante
Quand je découvre, répandue sur mes mains, la graisse des viandes de son odieux festin… »

« …Sens-tu l’enfer et cette terre qui le reflète, gorgée du sang des siècles où la Mort règne encore, impitoyablement !… »

« Mais quand Sa voix descend sur moi telle une question qui fut toujours la même, inlassablement posée par sa peine insondable…
M’aimes-tu comme je t’aime et apaises-tu ce Cœur qui saigne ?… »

« Des sensations résonnent comme un écho,
Des débris de souvenirs qui émergent d’entre les flots.
La Vie, si belle en ce mot, si douce dans sa grâce,
Instaure un besoin de savoir en mon âme.
Je veux la connaître, m’approcher de son Être !
Sans cesse sa voix me murmure,
Qu’une amnésie jamais ne dure.

Comme un souvenir dont on me soufflerait le mot…
Ce Nom déjà entendu,
Mais qui fut depuis longtemps perdu… »
« …Une sensation comme un écho … qui soufflerait ce mot … »
« Ce mot… »

« Ce mot ??? »

La pointe de mon crayon s’enfonça dans le papier sous la pression d’une soudaine frustration. Ayant échoué à traverser le brouillard qui avait toujours tenu la clarté hors de portée de mes regards, la réalité de ma confusion me revint douloureusement en plein visage. Je n’avais pas le pouvoir d’y remédier, aussi me tournai-je, quelque peu déconfite, vers Kirlian. Assis non loin de moi, adossé à l’oreiller, il ne semblait souffrir aucunement d’une quelconque rupture d’avec l’inspiration. Cette machine à écrire qu’il me semblait être n’avait point encore terminé d’aduler le papier par la caresse de ses pensées. Cela aurait pu m’accabler davantage d’être égale à moi-même, la plus malhabile en tout, même en ce que je croyais être mon apanage.

Et pourtant… quelle ne fut pas ma stupéfaction tout en me relisant. Une limpidité de pensées qui s’ordonne dans une étonnante fluidité, toujours maladroite malgré sa grâce nouvelle. Mes émotions… Des mots venaient soudain les couronner de sens, nommer chacune d’elles de noms inexprimables par ce crayon qui leur faisait le don de se rendre observables.

« D’où me vient cette soudaine capacité ? Quel est ce prodige qui suspend la dispersion de mes pensées pour les rassembler avec force et clarté ? »

Bien que toujours absorbé, Kirlian se mit alors à sourire, étrange synchronicité qui me donna l’impression qu’il détenait secrètement la réponse à cette énigme qu’il avait lue en mon cœur.
Cette improbable perspective me reconnecta à la joie d’être en sa présence, et il me tardait maintenant d’échanger avec lui ces pièces de nos puzzles, comme il l’avait si joliment dit.

— Tu cont…

D’un geste vif de la main, il suspendit ma question pour me signaler sans ménagement qu’il désirait que je ne l’interrompe pas. Embarrassée, je ne le lâchais pas des yeux tandis qu’il venait ici terminer la phrase qu’il avait entamé d’arracher à son immatérialité. Sa tâche accomplie, son regard satisfait se plongea finalement dans le mien.

— … Je suis désolée. m’empressai-je de lui confier.

Sourire faisant, sa magnanimité vint aussitôt me rassurer.

— Il n’y a rien qui justifie une telle avalanche de honte sur tes traits ! Quelle était ta question ?

— …Tu continues d’écrire ? murmurai-je timidement.

— Oui. répondit-il en perdant son regard dans le vague. Je tiens à savourer chaque seconde de cette éternité qui succède à l’abandon de la raison. Par la diaspora de son règne, cette faculté, dissolue comme autant de graines jetées sur la terre, semble s’être à moitié assoupie avec l’espoir de renaître…

Son étrange réponse verbalisée, il se tourna dans ma direction, comme éperonné par un soubresaut de vitalité.

— Car elle s’impatiente déjà, dans la brume de son sommeil, d’analyser ce que l’âme a ressenti sans en comprendre le sens ! Tout est confus, beaucoup se perd, mais cela permet de voir les choses sous un autre angle et peut-être, d’en apprendre un peu plus.

C’est là que je perçus véritablement la grande différence qu’il y avait entre nos motivations respectives en matière d’écriture. Alors que je ne faisais qu’extérioriser mes débordements intérieurs, qu’ils soient par essence fait d’allégresse ou de terreur, Kirlian semblait chercher, avec le plus méthodique des sérieux, à résoudre coûte que coûte cette vaste énigme. Celle de son esprit et par extension, probablement, celle du sens de la vie.

— Et qu’est ce que tu écrivais à l’instant ? lui demandai-je, curieuse et sans méfiance d’être mise dans le secret de ses découvertes.

Sans se faire prier et de son éternel détachement, il amena à portée du regard le dernier jet de son esprit épars.

Le silence de la nuit en ce berceau, mon cercueil,
Ce monstre me dévore et personne ne me pleure.
Ma psyché, toute de chaos souillée,
Ne demande peut-être qu’à sombrer…
Trahi par celui qui jure puis se parjure,
L’âme danse d’une immonde perfection.
Le corps s’agite comme une marionnette,
Un cadavre souriant dont on tire les ficelles.
Couche de chair encrassée !
Je suis le témoin permanent de sa propre Mort !
Putride !
Et elle vacille… Sans force pour la retenir…
Ici, au plus bas, la face contre le pavé brûlant de l’enfer,
Je ne peux me dissoudre et encore moins me résoudre !
Trahis par celui qui promet puis se compromet !
La Terre est sa prisonnière…
Et elle meurt … Et je meurs …
Alors de mes mains je gratte,
J’arrache une par une les couches du mensonge !
Et mes doigts saignent…
Et la Terre avide boit ce qu’elle prit pour offrande,
Aspirant ma chair dans la fente de sa roche fumante !
Liquéfié, ce corps emprunté retourna nourrir sa mère,
D’une vie qui fut gâchée et gavée de chimère !

Il marqua ici une pause dans sa lecture quand l’intensité de son échauffement sembla s’atténuer pour emporter avec lui une partie de son énergie. Il me jeta alors un rapide coup d’œil quand son regard se teinta d’une sensible et bien étrange mélancolie.

Alors je te regarde parce qu’il n’y a toujours eu que toi…
Et enfin tu me vois parce qu’il n’y a plus que moi…
De cet alignement, une conjonction d’harmonie !
A l’unisson, voici la naissance de nos deux symphonies !
Et je me sentis m’étendre… Et ta force s’étendit…
Ici se trouve la Vie !

Indescriptible…

Son visage s’affaissa dans l’expiration de sa térébrante finalité et la main qui emprisonnait son carnet se laissa tomber par-dessus le couvre-lit. Je ne sus que répondre alors, tant m’avaient induite au malaise les affres de son âme qui posait son regard sur le monde. Pourtant, aussi noire que se révéla sa vision, cet interminable tunnel d’obscurité ne pouvait éteindre complètement la lumière de la sortie, aussi lointaine fut-elle.

— Kirlian… murmurai-je, encore chamboulée mais sentant naître en mon cœur les prémices de l’espoir dont il eut, lui aussi, entrevu la lueur. Si ton texte semble ne parler que du Diable, sur la toute fin… on dirait que tu parles de Dieu…

Il n’afficha pas la moindre réaction sur l’instant et tout en faisant preuve d’une surprenante retenue, son visage se tourna légèrement dans ma direction. Il ne daigna pas me regarder et esquissa un sourire pondéré.

— Dieu, dis-tu ? Hum ! Tout de suite les grands mots ! s’exclama sa voix qui venait tourner en dérision ce qui semblait l’avoir, en réalité, profondément embarrassé. Et bien, voyons voir ce que cela va pouvoir m’inspirer !

S’attelant aussitôt à griffonner le papier, il y déversa sa pensée comme l’eau qui s’écoule d’une source sur le rocher.

« Mais quel genre d’eau pourra bien émerger de cet esprit tourmenté sur un sujet qui lui est si peu familier ? »

A vrai dire, je m’attendais au pire et commençais à regretter amèrement d’être à ce point sujette à la bêtise qu’il fallut que le lance sur cette question. Mais comme cela arrivait souvent, il m’était bien impossible d’anticiper certaines de ses réactions, tant il pouvait se montrer inégal en fonction de ses dispositions. L’anxiété commençait à me gagner et je me désespérai d’endurer cette attente qui me parut interminable quand, à mon grand étonnement, il vint souligner son manuscrit d’un trait définitif. D’un geste ample, il me tendit alors son cahier, le regard inexorablement absorbé par le vide. Je le saisissais délicatement mais non sans éprouver une certaine impatience intérieure d’en découvrir le contenu. Pourtant, aussitôt que mes yeux se posèrent sur son texte, mon visage se décomposa.

— Kirlian… murmurai-je, la voix confuse. Ton écriture… est vraiment…

A ces mots qui le délivrèrent de son apathie, il tourna son visage dans ma direction avant de sourire sa soudaine délectation.

— Dégueulasse ? lança-t-il fièrement.

Ce qualificatif me paraissant tout de même exagéré, j’en restai muette, n’osant pas lui confier le fond de ma pensée.

— Oui, je sais ! reprit-il aussitôt, très amusé qu’il en fut avant de chasser de ses traits toute trace de ce bref divertissement. Mais pour ta gouverne, sache que la fulgurante rapidité de mes pensées ne me laisse guère le loisir de peaufiner ma calligraphie, comme le ferait une petite écolière évaporée ! Quand ça fuse il faut que ça suive, et si c’est la forme qui t’intéresse avant tout au point d’en oblitérer le fond, tu peux d’ores et déjà me rendre ce qui m’appartient !

— Non, non ! m’empressai-je de lui affirmer dans une totale confusion, avant de me replonger sans attendre dans ses écrits.

« Il exista une fois une âme pensive, obsédée et travaillant sans relâche à déchiffrer le plan divin du Maître de la vie. Cette âme absorbée, après maintes et maintes recherches, cloîtrée dans une pièce obscure, privée de sommeil et de nourriture, poussant ses forces jusqu’au seuil de la mort et cela en vain, tomba finalement à genoux et s’adressa à son Créateur.

Comment as-tu pu me faire cela ? Est-ce la folie de mon esprit engendrée par tes voies impénétrables qui te flatte ? Mes pensées se perdent en elles et en toi ! Tu condamnes mon humanité à la névrose quand, d’un sempiternel paradoxe, je découvre que le moindre détail, la moindre variation d’humeur peut changer toute ma conclusion dans d’incalculables proportions !

Chercher à comprendre et à mesurer ton étendue est tout aussi impossible pour un seul esprit que si son but avait été de boire toute l’eau, de tous les océans, de tous les mondes inconnus encore ! Qu’as-tu donc cherché à prouver tandis que cette fatalité m’écrases à tes pieds ? »

Effarée que je m’en trouvais de lui découvrir une telle irrévérence envers Celui qui nous avait sortit du néant, mon cœur qui en fut tout d’abord horrifié s’emplit d’une chaleur désireuse de le détromper. Sans que je ne veuille y résiste, une inspiration intense me poussa à me saisir du crayon pour répondre à la question posée par son personnage. Me voyant faire, Kirlian leva les yeux au ciel avant d’attendre patiemment, les bras croisés, que je termine de m’épancher dans son carnet. Quelques instants après, je le lui tendis résolument. Sans se faire prier, il s’en empara d’un geste sec et hautain. Posant le regard sur le papier, ses traits se décomposèrent lourdement tandis qu’il s’empressa de me dévisager.

— Quand je parlais d’écolière ! s’exclama-t-il, le timbre incisif. S’il est vrai que mon écriture manque quelque peu d’élégance, la tienne en est à ce point saturée que j’en ai la nausée !

Ses paroles me froissèrent et je lui répondis :

— C’est visiblement un effet inévitable quand on s’arrête sur la forme !

A cette réplique, il me sourit de tout son flegme suffisant avant d’enfin daigner se pencher sur le fond.

« Et tandis que son corps, harassé et vidé de ses dernières forces, s’écroulait de fatigue sur le dallage gelé de son antre, son esprit ne délaissait, dans la haine et l’attirance, d’embrasser la danse de ses tourments. Enfanté par cette colère insensée, un aveuglement qui se pouvait être éternel défigurait le bleu de son Ciel. »

A cet instant de sa lecture, sa condescendance se figea sur ses traits pour aussitôt disparaître.

« Quel assemblage de mot a bien pu réussir cet exploit d’ébranler ainsi ses certitudes ? » s’interrogea ma curiosité avant d’apercevoir que le visage de Kirlian s’affichait maintenant les sourcils froncés.

« Alors un court instant il la vit, de son regard meurtri. L’étendue de cette contrée où jaillit, telle une source intarissable de vie.... la réponse à toutes questions ! »

Sa lecture achevée, il fit courir sur moi le plus sceptique des regards.

— Et bien, et bien ! Voilà un ton des plus sentencieux ! s’offusqua-t-il, comme si le jugement était son entière prérogative.

— Je… je n’avais aucune intention de me prononcer contre toi… murmurai-je, désemparée qu’il ait pu l’entendre ainsi. Je me suis sentie comme pressée par une force qui avait manifestement le désir ici de t’instruire… pour ce qui est de moi, je ne suis pas certaine de comprendre ce que, de ton coté, tu qualifies de sentence.

L’idée de se faire ainsi donner la becquée eut aussitôt fait de porter son esprit à en être désagréablement gavé. Aussi me fit-il songer sur l’instant à un petit enfant qui, ayant pourtant grand faim, ne daigna pas enfourné la cuillère qui lui était tendue pour la simple raison que ce n’était pas la bouillie qu’il affectionnait d’ordinaire. Cette comparaison me désolant tout autant qu’elle était indéniablement amusante, j’attendais qu’il désire de poursuivre notre conversation qu’il avait abandonnée au profit de ses pensées.

— Une force, hein ? me demanda-il au bout de quelques instants tout en basculant dans son humeur dubitative.

A sa question et bien que son scepticisme ne fut guère encourageant, je me sentis désireuse de partager avec lui un peu de ce secret incommunicable, non sans en frémir par avance face à l’ampleur de la tâche.

— Oui… soupirai-je en posant la main sur mon cœur. Cette présence qui vit cachée ici, qui me murmure et me guide. Qui m’ouvre les portes de son oasis au sortir du désert où je me suis enfuie, solitaire…

Cela disant je l’observais d’un œil craintif et attendais qu’il me dévoile si ce que je lui confiais l’intéressait. Sans se faire prier davantage, il s’accouda plus confortablement comme pour me signifier qu’il m’accordait sa plus grande attention.

— Et que pourrais-tu me dire de plus sur ton petit paradis intérieur ?

Bien incapable de conceptualiser quoi que ce soit mais ne voulant laisser l’intérêt que Kirlian y portait sans réponse, je laissai à nouveau le soin aux inspirations de mon cœur de faire l’assemblage des mots qui, je l’espérais, devait la rendre intelligible.

— L’Éden est indéfinissable… Indescriptible est le transport de celui à qui il fut donné de s’éveiller un court instant du sommeil de sa vie pour goûter à la Vie ! Une seule bouchée de ce délice et toute autre saveur se transforme en supplice. Les fruits de ce monde, les mets et les délices ne sont désormais que déchets qui pourrissent. De ses obscurités dont le cœur est accablé, s’ouvre en son sein comme un joyau qui se dévoile de son écrin et, contenant tout en lui des beautés jamais imaginées, ce présent nous comble de tout ce que nous avions fait le deuil d’espérer…

Heureuse d’arriver à me si bien exprimer, je m’empressai de poursuivre avant que ne s’évapore une fois encore l’inexplicable inspiration.

— Aucune toile, peinte de mille et une nuances soit-elle pour en restituer la splendeur insaisissable, ne pourra communiquer la plus infime senteur qui émane de ce mouvement si délicat… Ainsi est constamment assoiffé celui qui ne veut vivre que de ce précieux breuvage, et dont il se languit de la venue comme l’on guette la pluie quand la sécheresse fait rage… Comme il est heureux de reconnaître aussitôt cet écho particulier, cette affection Cosmique qui se manifeste, emplie du désir de soulager, combler en son cœur la fosse creusée par la douleur !

Mes gestes se firent alors plus énergiques tandis que mon ardeur déversait ses convictions les plus intimes.

— Alors c’est la communion ! La rencontre immatérielle et improbable entre un petit rien et un Grand Tout ! Cet instant où tout prend un sens des plus admirables ! Quand les larmes silencieuses sont les débordements de l’extase qui marie la Vie à notre âme ! Quand l’Amour nous remémore que rien d’autre ne nous comblera que la tendresse de son Essence ! Existe-t-il beauté plus grande que ces retrouvailles-là ?

Ne pouvant plus me défaire de la douce volupté qui emplissait mon être, je penchai la tête de coté pour laisser délicatement se fermer mes paupières.

— Apaisante sécurité, absolue sérénité… je pourrais être nourrie de vous jusqu’à la fin de mes jours et pour l’éternité toute entière, si seulement vous daignez ne jamais plus me rendre à ma misère…

Un long soupir s’échappa alors de moi tandis que mon regard s’entrouvrait pour dévoiler le miroir de mon âme.

— Quand reviendras-tu raviver mon cœur par l’Amour d’une blessure parfaite, afin de me rappeler car, une fois encore, je vais l’oublier… qu’un tel Amour est Immortel…

Ainsi achevai-je de soupirer mon pauvre exposé qui ne contenait point le millième du quart de ce que mon âme se mourrait de communiquer. Pesamment accoudé et les lèvres scellées, Kirlian épinglait sur moi son regard incrédule tandis que je redescendais, silencieusement raillée du haut de ma tribune.

— Evy… à t’entendre on pourrait penser que tu penses converser avec Dieu…

Ce qui ressembla à une affirmation mais qui n’était que doute et perplexité, induisit aussitôt mon cœur au chagrin. L’incessant cumule de défaite venant ici me décourager de la moindre victoire à venir, j’entrepris néanmoins de lui répondre, d’un timbre monocorde qui fut tout ce que me permettait encore mon peu de force.

— Non… par ma faute ce privilège étant perdu, cela fait bien longtemps que le Cosmos ne me parle plus… cela remonte à cette époque d’innocence où je pouvais sentir partout sa présence, admirer les fragments éparpillés de ses innombrables beautés… le souvenir en reste étonnement vivace… pourtant, aujourd’hui, je me sens comme une coquille vide revêtue d’une cuirasse…

A cette allégation qu’il jugea mal à propos de ma part, il se mit à rire aux éclats.

— Une coquille vide, toi ? La bonne blague ! Ton pauvre cœur est le réceptacle à facette d’un tel bouillonnement qu’il en vient très souvent à déborder littéralement !

Il se mit alors à agiter les bras en tout sens pour me figurer l’ampleur de ce terrible événement qu’était, pour lui, l’une de ces éruptions.

La pensée de m’en vexer ne me traversa même pas l’esprit tant je fus à nouveau soucieuse de me faire comprendre.

— Ce n’est pas ce que je veux dire… j’opposai le vide à cette sérénité, cette paix inaltérable… cette souveraine unification qui calme mes tempêtes, apaise mes angoisses et me permet d’aimer sans plus vouloir en décrocher mes pensées… cela, je l’ai définitivement perdu…

— Aujourd’hui ou par le passé, peu importe ! s’exclama-t-il. Ce que tu me dis présentement, c’est que ce dialogue a existé ?

Il appuya alors fortement son avant-bras sur l’accoudoir pour laisser son buste se pencher vers moi. Alors, de l’appétence toute grotesque qu’il distilla dans sa voix, il voulu obtenir la réponse à laquelle il ne croirait pourtant pas.

— Est-ce vrai, Evy ? As-tu pu lui parler ?

S’étant laissé deviner à deux doigts de me lancer des cacahuètes comme on le ferait d’une bête curieuse, prisonnière de son propre cirque, la résignation m’épargna de m’en attrister davantage.

— Pas exactement… je dirais plutôt que c’est l’Univers qui venait me parler.

Le contenu de ma phrase m’apparaissant inexact, je m’interrompis un court instant pour tenter d’expliquer ce phénomène de manière plus conforme à ce que qu’il était véritablement.

— Non, ce n’est pas ça non plus… c’est plutôt comme s’il s’approchait… pour me toucher délicatement le cœur… et en l’essence de cette caresse, l’inexprimable est murmuré. Tu ne connais vraiment pas cela ?

A ma question qui ne fut saugrenue que pour lui, il ne put se retenir d’en rire.

— Ah non, je regrette mais je n’ai jamais eu ce privilège ! lança-t-il en riant de plus belle.

« A la vue d’une pareille mentalité, il ne faut sans doute point-là s’en étonner… » pensai-je tristement pour aussitôt me demander si cela pouvait signifier que de cœur il n’en avait pas le moindre.

— Pourquoi te montrer si moqueur ? Tu ne me crois pas, c’est cela ?

— Ma pauvre et candide petite chérie ! reprit-il sans attendre. Tu as choisi le seul et unique sujet sur lequel il m’est impossible de te suivre et pour cause ! Jamais ! Pas une seule fois ! Je n’ai trouvé trace de sa présence réelle !

A cette affirmation catégorique, l’étonnement qui me submergea tout d’abord laissa place à la stupeur.

« Est-ce possible ? Peut-on réellement vivre sans ces témoignages d’amour ? m’horrifiai-je sans oser imaginer quel genre d’insoutenable existence pouvait découler de cet abandon perpétuel quand, en posant le regard sur Kirlian, la réponse se présenta d’elle-même.

« La sienne, bien évidemment… »

— Mais alors, Kirlian… pourquoi avoir écrit ce texte ? Je ne comprends pas…

Il sourit aussitôt la joie que lui procuraient encore mes continuels effarements, avant de se résoudre à me l’expliquer.

— C’était une façon de souligner son absence en élevant vers un ciel vide les gémissements lamentables et inutiles de mon âme en colère.

A ces paroles, son timbre se durcit.

— Avons-nous entendu sa réponse ? lança-t-il avec aigreur avant de plonger son regard dans un recoin de la pénombre. Rien, hormis ce silence de mort !

— Mais, Il a répondu ! m’exclamai-je aussitôt. Ce que j’ai écrit à la fin de ton texte, qu’est-ce donc sinon une réponse ?

Son visage émergea alors pour fondre dans ma direction quand il retrouva tout l’agrément de notre conversation.

— Evy, Evy ! se désola-t-il avec affection. Tu te crois déjà capable de parler avec les anges et voici que maintenant tu affirmes pouvoir parler en son Nom ? Je veux bien croire en ta sincérité mais de toute évidence, tes sentiments te jouent des tours…

Ce n’était pas ce que je voulais dire, bien sûr.

« Mais comment lui expliquer que chacune des lettres qui composa cette réponse fut semblable à une pluie du Ciel tombée sur le jardin de mon cœur ? Suis-je réellement la seule à connaître ce phénomène ? »

Bien que ce fut là une question qui semblait contenir en elle-même la perspective de se révéler affirmative, cela m’apparaissait malgré tout invraisemblable.

— Kirlian… tentai-je de l’approcher une nouvelle fois. Tu le sais pourtant… qu’étant si malavisée, je ne serais pas capable de telles choses par-moi-même…

Bien obligé qu’il fut de le reconnaître, il acquiesça de ses traits tout accablés par ma sottise avouée.

— Ô, je le sais ! Mais pour tout te dire, c’est surtout ce que j’ignore qui me préoccupe présentement ! Une pénible question à laquelle il ne semble exister de réponse qui ne m’agace davantage !

Le sentant céder insidieusement aux assauts de l’exaspération, je ne désirais guère qu’il me fasse part de cette fameuse question qu’il se posait si seulement je ne me sentis pas l’obligée de la bienséance.

— Laquelle ? lui demandai-je alors, résignée.

Son regard roulant jusqu’à moi l’ampleur de ce qui fut à la limite du mépris, il en dégorgea une partie pour habiller s a verbalisation.

— Faut-il être à ce point dénuée de cervelle pour accorder tout le crédit de la réalité aux chimères de son cœur ?

Sa remarque me blessa en tout premier lieu avant de faire émerger d’entre mes lèvres un soubresaut de riposte.

— Je ne vois pas en quoi ton fonctionnement serait plus réel que le mien ! lui lançai-je en sentant mes yeux se voiler d’humidité.

Il souleva alors promptement son index pour le faire glisser tout à coté de son visage, avant de pencher vers moi son écrasante condescendance.

— La raison, ma chère ! La raison !

L’intransigeance de son entêtement acheva ici de me désespérer, tant et si bien que je laissai à nouveau le loisir au silence de s’installer durablement. Les bras croisés dans le fauteuil où il s’était enlisé, Kirlian me fixait de son regard dont je ressentais aisément l’insistance.

« Depuis combien de temps s’éternise cet instant ? Pourquoi ai-je le sentiment que tu n’as jamais cessé de me regarder ?… »

Interrompant soudain notre mutisme commun, il semblait s’être décidé à me démontrer, sur les sentiments, toute la supériorité de l’entendement.

— Très bien ! Prenons l’exemple suivant ! s’exclama-t-il avec froideur. Je suis indéniablement le plus intelligent de cette pièce !

« Il commence fort… » soupirai-je intérieurement tandis que son imperceptible sourire en coin tentait de contenir tout le plaisir qu’il avait ressenti à le dire.

— Dans un effort de générosité de ma part et bien que je n’ai nul besoin de toi dans l’absolu, j’accepte de me pencher vers toi pour t’élever. Par ce privilège, tu fais maintenant partie de mon existence. Penses-tu maintenant que je puisse me soucier de ce qu’il se passe au-dehors ? Que mon désir se porte sur les fantômes extérieurs qui s’évaporent dans le néant avant même d’avoir expiré leurs épouvantes ? Certes non ! Rien en dehors de cette pièce et de tout ce qu’elle contient n’attise mon intérêt et tel un pur esprit suspendu hors du temps, je me suffis à moi-même.

Le peu de joie exprimée par ses traits acheva ici de se décomposer quand il me livra finalement sa conclusion.

— Maintenant tu multiplies cet exemple par l’infini pour atteindre ainsi le-rien-à-branler absolu, et tu obtiens les sentiments que Dieu doit éprouver à notre égard.

En entendant la fin de sa glaciale équation mon cœur bouillonna, emplit d’une bonté qui se voulait sans limite et qui me vivifia toute entière. Ne désirant lui rétorquer que sa démonstration n’eut été recevable qu’en partant du principe que Dieu puisse être aussi infiniment imparfait que lui, j’optais pour ce que mon âme, sereine, me chuchotait.

— Oui, j’entends bien ce que tu me dis, Kirlian, mais… et moi alors ?

A cette question à laquelle il ne devait sans doute pas s’attendre, il me regarda, toujours empreint de l’impassibilité de ses propres paroles.

— Comment cela, toi ?

Sa pleine attention focalisée sur mon être, je me lançai, habitée par une étonnante confiance qui se faisait l’alliée de ma douceur.

— Et-bien, sur la base de ton raisonnement, on pourrait dire que si tu demeures un pur esprit, étant ce que je suis cela fait de moi… ton cœur, en quelque sorte.

A ces mots, il émergea soudain de ses pensées hivernales et son expression se teinta d’un grand sérieux.

— Et donc, demeurant dans cette pièce avec toi et bénéficiant de ton intérêt, selon ton propre aveu, mes sentiments d’amour et de sollicitude pour l’extérieur de ton être devraient, tout logiquement, susciter ton intérêt. Non ?

Sa bouche s’entrouvrit alors pour m’opposer un argument quand il se figea ce bref instant où il ne sut, probablement, pas quoi me répondre. Finalement il se pencha vers moi et tenta de me dissimuler, par un regard amusé, qu’il en avait été vexé.

— Et quand ai-je dit que je suis tenu de me préoccuper de toute la niaiserie qui enrobe ton cœur de confiserie ?

A sa réponse qui n’en était pas une, je me fâchai.

— Tu devrais t’abstenir de te montrer si hautain avec les autres car si tu ne trouves aucune réponse valable à mon argument, c’est que c’est toi qui n’y comprends rien !

A l’effervescence de mon exaspération se mélangea aussitôt une tristesse perforante. Cette incapacité qui était la mienne à communiquer ce feu me plongeai dans l’ineffable douleur des plus lointaines solitudes, brûlant pour qu’infuse en moi la délicatesse de ses inspirations

« Quelle idiote d’avoir pensé pouvoir partager cela avec lui ! Je devrais pourtant le savoir… »

«  Moi, Cassandre pour toujours,
Ma voix n’est que cendres car leurs cœurs sont sourds… »

Par pudeur, mon âme raillée refusa de fondre en larmes devant lui et je croisai les bras pour lui tourner le dos. Le silence se répandit à nouveau entre nous comme pour mieux figurer le gouffre qui séparait nos convictions quand, soudain, il reprit la parole.

— L’amour de Dieu ? me lança-t-il, l’agacement l’ayant gagné à son tour. Tu sembles en avoir la certitude la plus absolue, toi qui te montres si souvent bien incapable de mettre de l’ordre dans l’ébullition de tes charmants épanchements ! Toi qui n’as même jamais contemplé le visage du Diable, grand bien te fasse ! Mais n’exige pas de moi qui fut jeté si loin de toute espérance, un quelconque acte de foi !

Blessée tout d’abord, je me tournai dans sa direction pour le dévisager sans retenue et ne lui cacher en rien que sa virulence m’écœurait.

— Qu’y a-t-il, Evy ? Ma réponse ne te plaît pas ? gronda-t-il. Et-bien dans ce cas, écoute encore celle-ci ! A défaut d’être valable à tes yeux, sans doute, elle n’en sera pourtant pas moins catégorique et définitive !

Il plongea alors l’intensité de son regard orageux au plus profond du mien.

— Je suis le seul Maître chez moi !

La discussion close, de toute évidence, je détournai à nouveau le visage pour me murer en moi-même.

— Grand bien te fasse également !

Ainsi s’acheva notre débat.

Chapitre XIII

Rimes et Châtiment

Le lendemain de ce qui fut notre première dispute, je m’éveillai, le cœur ankylosé par une querelle si vaine.

Mon corps s’extirpait de mes draps quand j’aperçus la silhouette de Kirlian qui siégeait, inexorable, sur ce qui était de toute évidence le prolongement du bas de son corps. Une nouvelle fois plongé dans la lecture d’un nouveau livre, son assiduité à s’instruire paraissait l’avoir laissé dans l’ignorance de mon émergence. Méconnaissant ses dispositions intérieures, je n’osai pas même le saluer en ce tout début de matinée dont j’ignorais anxieusement quel allait être son déroulement.

Brassée par ce flot d’incertitudes, je pus tout du moins affirmer qu’il n’avait pas dormi de la nuit, comme cela semblait être une coutume chère à son esprit. Nul besoin de se demander dès-lors la raison des cernes profondes de ce veilleur infatigable qui jamais ne baissait sa garde, au sein d’une existence qui lui était tout autant redoutable que désagréable. Lentement, je me levai avec l’idée d’attirer son attention en me rendant à la salle de bain. Lecture faisant, il ne sembla pas me remarquer ou, tout du moins, il n’en laissa rien transparaître tandis que je refermai lourdement la porte sur ma déception.

Après une rapide toilette, je revins dans notre pièce et tandis que je passais une nouvelle fois devant lui en l’épiant du regard, il n’eut pas davantage de réaction. Désormais assise sur le bord du matelas, je ne détachais plus les yeux de lui. Je n’espérais qu’une chose alors, qu’il cesse de m’ignorer si grossièrement et rompe enfin son angoissante immobilité. Pourtant, le seul mouvement qui rendit un peu de vie à cette effigie de porcelaine le fit passer à la page suivante. Me faisant vite une raison, je me saisis du carnet qui contenait mes écrits et m’adossait contre l’oreiller, résolue à m’occuper silencieusement de mon coté. En mon cœur résonnait encore la teneur de notre propos de la veille et une phrase, en particulier, que Kirlian m’avait adressé dans le détachement de son analyse perpétuelle.

« Toi qui n’as même jamais contemplé le visage du Diable… »

Une unique palpitation m’induisit aussitôt à l’effroi du passé et je ne pouvais qu’acquiescer la véracité de son affirmation.

« Pourtant… s’il est vrai que j’avais eu la chance de ne jamais contempler la laideur de ses traits, il ne m’avait pas épargnée de me faire ressentir, tout contre moi et à d’innombrables reprises… l’épouvante de sa présence… »

Plusieurs heures s’étaient écoulées dès-lors et nous ne nous étions pas échangés un seul mot, absorbés tous les deux par nos occupations respectives. Prose calligraphiant, résonna soudain de par toute la pièce le son du livre que Kirlian referma dans un élan de vigueur. D’un coup d’œil rapide, je l’observai poser son ouvrage par-dessus la desserte avant de tendre les bras pour s’étirer avec intensité. Quand sa chair en vint finalement à se relâcher, mes yeux regagnèrent aussitôt la feuille de mon carnet appuyé sur mes jambes repliées.

— Tiens ! Bonjour Evy ! lança-t-il simplement quand il daigna enfin me remarquer.

— Bonjour… murmurai-je en retour, trop embarrassée pour me sentir véritablement soulagée qu’il m’adresse la parole.

Il quitta alors son fauteuil pour se dresser sur ses jambes et s’étira une seconde fois avant de venir faire craquer sa nuque. Cette tâche accomplie, il fit glisser l’indolence de ses pas jusqu’au matelas pour s’y laisser tomber.

— Qu’est-ce que tu fais de beau ? me demanda-t-il en déployant un large sourire qui visait à le témoigner désireux d’enterrer la hache de guerre.

Bien évidemment, je ne pouvais me montrer insensible à sa tentative de nous raccommoder.

— J’écris…

Lui ayant ainsi répondu de la plus simple des manières, je sentis le soulagement prendre naissance en mon être jusqu’à ce qu’il me gagne toute entière.

— Ah oui… marmonna-t-il avant de déployer les bras, comme sur le point de déclamer.

« La très chère poésie de ton âme… »

— Fleurie ? lui soufflai-je tandis que mon cœur apaisé s’ouvrait à l’amusement.

Il laissa aussitôt retomber la lourdeur de ses bras pour me dévisager.

— Qui m’ennuie, ça marche aussi ! me lança-t-il froidement avant de libérer le sourire qu’il ne pouvait plus contenir.

Heureuse que la tension due à notre conflit se soit évaporée, j’entrai avec joie dans l’espièglerie.

— Tu n’es manifestement pas très doué pour la poésie ! me moquai-je gentiment.

A ces mots il me toisa de toute sa hauteur et bien qu’il demeura d’humeur joueuse, je devinai qu’il en fut tout de même un peu vexé.

— Penses-tu que je puisse me trouver bien incapable de se faire terminer deux phrases par la même sonorité ? Quel cerveau sous développé ne pourrait donc y arriver ?

Là-dessus, il se gaussa.

— D’ailleurs je viens d’en faire une !

Abandonnant mes vers sur le champ, je me redressai vers lui.

— Il ne s’agit pas simplement de faire des rimes ! lui répliquai-je avec force et passion. C’est aussi et surtout, un état d’âme et d’esprit bien particulier !

A mon affirmation, ses traits se trouvèrent comme frappé par l’illumination.

— Ah, oui ! Je vois ! Tes paroles sont à ce point inspirantes que je sens la poésie se tisser en mon esprit ! Quelle beauté que celle-ci et comme je l’affectionne tout particulièrement !

— C’est vrai ? s’éveilla d’un coup ma curiosité. Dis, tu veux bien me la partager, s’il te plaît ?

Il me sourit alors, me laissant deviner qu’il allait accéder à ma demande. Là-dessus, il entrouvrit légèrement la bouche avant de se figer ainsi. Les secondes s’écoulèrent alors et la pesanteur du silence commença à devenir hautement gênante, aussi m’empressai-je d’y couper court.

— C’est quand tu veux, tu sais…

— Ben voilà, c’est fini ! affirma-t-il, presque outré que je ne l’ai pas encore ovationné.

Au grand retour de sa bouffonnerie, je me décomposai.

— C’était lamentable, tu n’as rien dit du tout !

— Ne dénigre pas mon œuvre, petite ignorante ! la défendit-il d’une voix hautaine. Cette magistrale interprétation, je l’ai intitulé « Ode au Silence ! ». Tu devrais t’en inspirer plus souvent, tu dirais moins de bêtises !

— C’est bien ce que je pensais… soupirai-je, déçue. La poésie, c’est bien trop subtil pour toi !

A ma réponse, il s’esclaffa avant de me toiser, faussement offusqué.

Mon silence boudeur en réponse, nous nous entêtâmes alors à garder les lèvres closes. Au bout d’un moment passé ainsi, il se frappa soudain les cuisses avec entrain.

— Bon ! Très bien ! lança-t-il en se levant, porté par une énergie inhabituelle.

Après s’être éloigné de quelques joyeuses enjambées, il se tourna dans ma direction en faisant glisser la semelle de ses chaussures sur le sol. Il ferma les yeux quelques instants, aspiré par la profondeur de sa réflexion. Quand il les rouvrit enfin, ce fut pour se lancer avec théâtralité dans sa narration.

« Au beau milieu de la pénombre qui abonde,
Je m’éveille, l’âme pesante et vagabonde.
Allongé sur l’immensité pourpre d’un lit de velours,
Alcôve nébuleuse aux vaporeux contours,
Je fixe du regard les arabesques en soierie du baldaquin,
Enlisé dans la brume d’un égarement lointain. »

Tout en me subjuguant par la beauté inattendue de ses mots, il entama d’effacer d’un pas tout en lenteur la distance dont il nous avait séparé.

« Par le vitrail illuminé de la fenêtre entrouverte,
Se distille, bleues, rouges et vertes,
La danse irréelle, envoûtante, d’une robe zéphyrine,
Qui fourvoie ma conscience, abreuvée de morphine.
Nymphes Anatidae orchestrent l’extase élégiaque,
D’une lune drapée de nuit tombée dans le lac. »

« Anatidae ? » m’arrêtai-je sur ce mot qui m’était inconnu.

Kirlian glissa alors la paume sur le côté de ses lèvres et me sourit, d’un air condescendant, pour clore ici cette parenthèse.

— Des canards… me souffla-t-il avant de reprendre aussitôt la droiture et le sérieux de sa posture.

« Et voici qu’elle redouble intensément de férocité !
La chaleur suffocante soufflée par la brise des alizés !

Je respire à m’en asphyxier le délice d’un oxygène brûlant,
Par la profondeur d’un souffle alangui, frémissant.
Captif heureux d’une transe dont je ne désir m’extraire,
Jaillit, brutale, une crainte farouche qui me la rend contraire !
Auprès de moi une sinistre compagnie se fait sentir soudain,
De sa forme qui se meut tout contre mon oreiller de satin.

L’obscurité qui jusque-ici m’avait bercé se fait menaçante,
Et par un éveil forcé me restitue cette faculté défaillante,
La foudroyante clarté d’un esprit qui revient à la vie,
Et souffle de sur ses pensées la brume appesantie !

Au mouvement de cette lugubre présence,
L’effroi me saisit d’une intensité grandissante.
La terreur m’entrave, semblable à des rameaux de lierre,
Qui grimpent, avides, sur ce qui est mon corps de pierre !
La poitrine assaillie par de terribles palpitations de folie,
Mon cœur, impératif, tente de m’extirper de la catatonie.

Figé dans l’immortel d’un terrifique instant,
Enlisé dans les profondeurs d’un silence aliénant,
Il me semble tout à coup sentir exploser l’adrénaline,
Dont la substance, enfin, me délivre et me ranime ! »

Les pas de Kirlian l’avaient finalement porté jusqu’à moi. Il s’accroupit alors pour se mettre à ma hauteur et monologue faisant, il ne décrocha plus son regard dramatique de l’angoisse contenue dans le mien.

« Inerte, je m’empare des rênes de ma chair,
Et de la gorge de mon terrifiant adversaire,
Qui d’une éloge grotesque à l’unisson,
S’égosille entre mes doigts comme un clairon.

Oh ! Que d’effroi bien vain… »

La tension portée à son comble, il effleura ma joue de son visage pour venir me souffler sa chute, d’une voix nasillarde.

« Coin ! Coin ! Coin ! »

Tout d’abord hébétée que je me trouvai, la libération d’un sourire irrépressible fut pourtant fulgurante.

— C’est… l’un des canards du lac… et… il est entré par la fenêtre, c’est ça ? lui demandai-je, désopilée quand il acquiesça d’un plissement de paupières.

Un premier éclat de rire s’envola quand la couette réceptionna mon dos. Là, je libérai allègrement ceux qui, derrière lui, se bousculaient pour sortir. S’accoudant alors avec nonchalance sur son propre genoux, l’auteur de cette improbable boutade me regardait avec tendresse sans mot dire, l’expression ravie d’avoir fait mouche.

— Kirlian… vraiment ! marmonnai-je, toujours emportée par le fou rire. Tu n’es qu’un idiot !

A cet adjectif qui devait forcément lui déplaire, il soupira son dédain coutumier.

— Un idiot, hein ? s’exclama-t-il en se dressant sur ses jambes.

Là, il fit quelques pas vers la droite pour accouder son bras sur la surface de la garde-robe.

— Que ne faut-il pas entendre sortir de cette bouche-là ! Toute aussi charmante quand la douceur de sa voix inspirée s’en échappe, sa posture la plus élégante est sage et close !

Je laissai là mon amusement pour le fixer, déconcertée, aussi se sentit-il dans l’obligation de préciser sa pensée.

— Vulgairement dit, taisez-vous donc, jeune fille !

Ses lèvres exprimèrent alors tout le plaisir qu’il prenait à nos échanges et laissa transparaître qu’il s’était laissé attendrir. Aussitôt je voulus lui rendre son sourire car, à cet instant, il m’enveloppa d’une douceur chaleureuse. Pourtant, une peur fulgurante précéda cette envie pour la dépouiller de sa spontanéité.

« Qu’ai-je failli faire ? » s’affola mon être.

Secouée, je me figeai dans cette anxiété. Kirlian le remarqua sans attendre et, tout en penchant la tête sur le coté, il laissa ses cheveux noirs zébrer la cire de son visage.

— J’aime te regarder quand un odieux problème moral te tourmente. C’est amusant de voir comme tu peux en être chamboulée. Ça doit être proche du chaos si j’en juge à ton expression solennelle !

Là-dessus, il étouffa un rire en plongeant le visage dans les replis du tissu qui couvrait son bras. Le voir ainsi, tendrement désopilé, fit émerger en moi une envie qui m’était bien étrangère. Celle de tisser davantage le lien qui nous avait d’ores et déjà amarré l’un à l’autre.

« Peut-être qu’un chocolat chaud lui ferait plaisir ? » pensai-je, surprise mais heureuse de me découvrir cette envie de faire voler en éclat les derniers vestiges de ce qui nous séparait.

Sans attendre, je me relevai pour me diriger vers la bouilloire quand il redressa le visage au moment où mon corps le frôla.

— Où vas-tu ? As-tu l’intention de t’échapper une fois encore de la conversation, petite fille ?

A ces mots, je me sentis humiliée dans mon désir de me rapprocher de lui. Cela acheva de démolir le peu d’assurance que j’avais réussi à assembler en rempart devant mon cœur vulnérable. Aussitôt, tout mon être se referma, comme prêt à fuir à toutes jambes. Kirlian le devina et, de ses doigts fuselés, il enserra mon poignet pour me retenir.

— Où est-ce que tu comptes t’enfuir comme ça, Boucles-Rousses ? Je tiens tout de même à t’avertir que si tu détales physiquement à la vitesse où ton cœur vient de le faire, tu vas t’assommer dans la seconde sur l’un des murs !

Le sens de ces paroles m’échappa sur l’instant, saisie que j’étais par la terreur de m’être faite capturée dans l’élan de ma fuite. Aussitôt, mon autre main se précipita sur la sienne dans un vif désir de me délivrer quand, tout à coup, ce fut la cataplexie dont j’avais délaissé le souvenir qui statufia mon corps. La violence de cette agitation lacérait ma prison de chair. S’ensuivit une secousse intérieure qui étouffa mon âme dans un effroi des plus abominables. Une fois de plus éjectée au loin de ce qui était le court normal du temps, je me retrouvai la prisonnière de cet interminable instant.

— Hé, oh ? Pourquoi te pétrifies-tu ainsi ? murmura-t-il d’une soudaine délicatesse qui me permit de reprendre mes esprits. Ce n’est que moi…

Apaisée par le calme de sa voix, mon regard se plongea alors dans le sien.

« Oui… ce n’est que toi… Kirlian… »

Des yeux noirs comme une nuit sans lune… observateurs immobiles dissimulés derrière une rangée de cils et déguisant, parfois bien mal, une souffrance silencieuse et abyssale. Malgré cela il ne délaissait d’apaiser mes épouvantes comme si rien, jamais, ne l’avait effrayé. Pas même les cauchemars terrifiants d’un enfer enfermé-là. Plus encore, son visage penché sur le mien me déclenchait d’étranges élans de tendresse qui se mouraient de leurs propres détresses.

« Se peut-il que je commence à apprécier sa compagnie ? Sommes-nous en train de devenir… des amis ? »

Ce sentiment me désarma tandis qu’une nouvelle forme de peur s’insinuait dans mon cœur. Une joie que je n’avais pas senti naître. Un espoir tué des mains de mon indignité qui en portait encore le deuil.

« Me lier avec une autre créature ? »

Je l’avais autant désiré que redouté et, à présent qu’une autre âme avait cette étrange idée de m’approcher, l’infinie patience de me supporter et l’incompréhensible folie de m’apprécier, il s’avérait que j’étais absolument incapable de gérer une pareille situation. Les lèvres telles deux feuilles qui tremblaient au vent, mon anxiété cherchait dans quel recoin de mon être s’était dissimulé la rancœur que je portais à cet homme. Il n’y a pas si longtemps, pourtant, elle était encore bien présente en moi.

« Mais qui est-il cet homme, au juste ? J’ignore tout de lui. Ce qu’a pu être sa vie jusqu’ici m’est inconnu… »

Devant la confusion qui persistait à m’habiter, Kirlian souleva un unique sourcil pour m’exprimer ses interrogations.

— Tu commences à m’inquiéter…

Dévorée par cette question dont la réponse m’ouvrirait la porte de son être, je m’armai d’un regard résolu pour la lui poser enfin.

— Je voudrais que tu me parles de toi… de toi et de la vie que tu as menée autrefois.

Il en lâcha instantanément ma main pour me dévisager d’un prompt agacement.

— Evy ! Je pensais que c’était clair en ce qui concerne ce sujet… soupira-t-il en se détournant.

— Je sais que tu n’as pas envie d’en parler mais je t’en prie… j’ai besoin de savoir !

D’une voix plus faible et fragile, je lui murmurai alors les prémices de mes nouveaux sentiments.

— Depuis quelque temps déjà je me sens bien… c’est étrange mais je passe des moments agréables avec toi et je ne pense pas m’être un jour trouvée si proche de quelqu’un…

Je marquais soudain une pause dans mes explications confuses quand l’évidence s’imposa à moi.

— En fait… la vérité c’est que je n’ai jamais eu d’ami avant toi.

Son regard radouci à cet aveu déposa sur moi ce qu’il contenait encore d’inflexible.

— S’il te plaît… j’ai besoin de savoir avec qui je partage ces instants…

Il prit alors un air sérieux qui me laissa supposer qu’il avait mesuré toute l’importance de ma demande. Avec une touche de résignation, il alla s’asseoir au milieu du lit et m’invita à le rejoindre, en tapotant de sa main la place à côté de lui. La joie s’empara de mon visage.

« Vais-je donc connaître enfin la vie de cet homme énigmatique auquel je me suis attachée malgré moi ? »

Je répondis avec promptitude à son invitation et me posai tout à coté de lui, tremblante d’impatience. Un bref instant de silence en préambule à son imminente confession, il prit une profonde respiration avant d’enfin se lancer.

— Il y a de cela plusieurs années, j’ai rencontré une amie que je n’avais plus revu depuis l’enfance. Nous nous étions jadis séparés, suite à une violente dispute. Hum… c’était un soir d’orage où la foudre frappait alentour.

Ne pouvant empêcher l’émergence d’une certaine nostalgie, son esprit sembla abandonner pour la première fois de la refouler.

— Je dois bien avouer avoir fait preuve d’une cruauté coupable à son égard et que, sans même chercher à la comprendre, je l’avais repoussée de toute la force de ma rancune.

Il imposa alors un temps d’arrêt à ce qui n’était encore que le prologue d’une révélation qui s’annonçait déjà tragique. D’une concentration intense, il semblait maintenant s’atteler à la construction de la pensée qu’il lui fallait verbaliser. Puis, soudain, il soupira ce qui ressembla à un sourire manqué.

— Et bien ma foi, puisque tu m’as placé dans cette humeur, autant continuer sur ma lancée !

« De quelle humeur parle t-il ? » me demandai-je quand il m’apporta aussitôt la réponse dès la première seconde de sa narration.

« Dans cet opéra pour éternelle demeure,
Sa vocation chantait les beautés de son Cœur.
Brise incandescente de sa voix en mon hiver constant,
Fille de Zéphyr expirée pour peindre mon firmament.
De la plus haute loge qui m’était réservée,
Elle me donnait généreusement de les imaginer,
Les quelques anges qui, de leur ballet volatile,
S’étaient empressés d’environner son être fragile.

Mais la symphonie aérienne de cette créature terrestre,
N’avait pas attiré à elle que son doux reflet céleste.
S’élevant des profondeurs d’une sombre tourbière,
Un monstre de chair se délogea de sa tanière.
D’un millier de noms murmurés naissent mille et une légendes,
Sa faim prométhéenne salive et convoite l’ultime offrande.
Fabuleux prodiges de ces belles manières,
Maître de son art, illusions mensongères !

Par la suavité d’une langue fourchue qui serpente,
Sa main fait valser la blanche mousseline tournoyante.
Éprise de cette emprise, d’un pas léger elle l’emboîta,
Pour glisser dans les bas-fonds obscurs de son opéra.
De mon balcon j’eus beau appeler, ordonner, supplier,
Elle n’avait plus d’ouïe pour écouter ni voix pour me parler.
Mais si les mots peuvent être un doux parfum que l’on hume,
La réalité rhabille des guenilles boueuses de l’amertume !

Car sous le charme qu’il peint habillement sur ses masques,
Cet artiste inégalable macule la pureté de ses frasques.
Il m’aurait été facile dès-lors de la laisser, de l’oublier,
Dans l’abîme où sa naïveté l’avait fait chuter !
Et pourtant…
De ces profondeurs où règne à jamais la plus abjecte puanteur,
S’élevèrent jusqu’à moi les rires de sa folie et le sel de ses pleurs.
Sans même y réfléchir, ce qui ne me ressemble guère,
J’abandonnai le trône insensé de mes atmosphères

Pour arracher cette pauvre môme,
À l’étreinte de son cruel fantôme ! »

Je me serais volontiers laisser ravir par le charme d’une si belle poésie, si seulement une désagréable question n’était venue m’en faire passer l’envie.

— Kirlian… ce que tu me raconte-là, on dirait… le Fantôme de l’Opéra ?

Il sourit légèrement à ma remarque.

— C’est vrai… murmura-t-il alors, son esprit semblant s’élever tout en douceur par-dessus la réalité. C’est vrai…

Il laissa alors ses épaules s’enfoncer dans l’épaisseur de l’oreiller en plaçant les mains derrière sa tête, pour se perdre dans l’interminable cheminement de ses secrètes pensées. Au bout d’un moment passé ainsi dans le silence le plus statique, il se tourna vers moi pour me chuchoter sa conclusion, sur un ton teinté de gravité.

— Et sais-tu ce que cela signifie ?

Je le dévisageai alors, pantoise, avant de me résigner à lui expliquer ce qui était pourtant d’une évidente clarté.

— Oui… que tu viens de me mentir…

— Pas du tout ! s’exclama-t-il aussitôt. Cela confirme simplement et une fois de plus que le monde entier n’ouvre la bouche que pour parler de ça !

A nouveau je ne sus que répondre aux élucubrations nées de son étrange logique, trop fulgurante pour mon esprit, probablement.

— C’est intéressant ! marmonna-t-il, amusé. Il faudra que je me penche là-dessus à l’occasion…

Mais si de son côté cette discussion semblait beaucoup le divertir, il n’en était pas ainsi pour moi. Une fois encore, alors qu’il avait enfin accepté de me parler de lui, il venait de se soustraire grossièrement à ses confidences. Je me sentais blessée par son attitude et, envahie par ce sentiment, je ne pris même pas conscience sur l’instant que ma bouche s’était déjà attelée à le lui soupirer.

— Pourquoi refuses-tu de me parler de toi ? De cette vie qui a été la tienne ? A la place tu me sers, brodé et de toute beauté, le plus culotté des mensonges…

Mécontent que je ne me sois satisfaite d’une explication à ce point abstraite, il étala aussitôt l’agacement sur ses traits.

— Qui j’étais n’a aucune espèce d’importance ! Ce mensonge comme tu l’appelles est en fait bien plus près de la vérité que tu ne l’imagines ! Cela devrait te suffire, toi qui répugnes à l’approcher !

Son entêtement venant alors vivifier mon assurance, je me sentis soudain comme emportée par l’émotion de mon cœur excédé.

— Tu me rabâches sans arrêt cette union que tu espères de nos âmes mais tu te refuses à ce partage qui en est l’enchevêtrement, quand tu ne t’amuses pas toi-même à en détricoter les quelques pauvres filaments !

Ébranlé par cette vérité, j’étais la première étonnée de l’entendre émerger d’une bouche d’ordinaire aussi malhabile que la mienne. Kirlian quant à lui s’était figé dans une incapacité soudaine à argumenter sa propre cause. Ainsi, je poursuivis de lui livrer l’entièreté de cette pensée, restée jusqu’ici insondée.

— Tu aurais tant à gagner à entrouvrir la pièce de ton esprit où tu garde enfermée la cause réelle de tes afflictions. Contenue en ton être, c’est toi qu’ils blessent encore et encore, telle une tempête piégée dans une jarre, les vents de tes ressentiments et les foudres de leurs représailles ! Je suis prête à tout entendre de ton existence et même à la pleurer pour toi si l’intensité de sa cruauté fait que tu n’y arrives pas… mais ne reste pas silencieux, s’il te plaît… parle-moi…

A mes paroles, il détourna le regard pour grimacer la terrible tension qui lui crispa la mâchoire. Le voyant se murer davantage en lui-même, mon cœur malheureux sembla s’en aller en traînant les pieds par-delà les obscurs sentiers de sa coutumière impuissance. Attristée de n’obtenir que tout le contraire du soulagement qu’il me brûlait d’apporter à son être, je ne pus que me mépriser de ne pas avoir su y faire. Me sachant maladroite, j’avais manqué gravement de la sagesse qui m’aurait conseillé de me taire.

— Pardonne-moi, Kirlian… tu dois sans doute penser que je n’ai aucun droit de me mêler de ça… mais je ne comprends pas pourquoi tu refuses obstinément de partager ta souffrance.

Sans attendre et sur un ton assuré, sa froideur répliqua.

— Parce que je ne ressens pas, comme toi, le besoin de me confesser à tout prix. L’absolution ne m’intéresse pas ! La culpabilité est la plus grande différence qu’il y ait entre toi et moi, pour ne pas dire qu’elles découlent toutes de celle-là. Tu ne peux te pardonner tandis que moi, je ne peux pardonner. C’est aussi simple que ça !

Je le fixai dans les yeux, à la fois horrifiée et ébranlée par ses propos.

— Ce que tu dis est absurde en plus d’être cruel !

Aussitôt ces mots prononcés, ses traits se crispèrent davantage.

— Que mes paroles te soient cruelles, j’en conviens, ne les rendent pas absurdes pour autant ! Si tu faisais l’effort, pour une fois dans ta vie, d’écouter au lieu de fuir, sans doute aurais-je un peu d’espoir d’arriver un jour à te guérir !

Il ne me laissa aucunement le temps de réagir qu’il se leva d’un bond énergique sous mon regard médusé pour se diriger, lui et sa furie, vers la salle de bain où il s’enferma.

Chapitre XIV

Mutilations d’âme et de corps

Notre dispute l’avait profondément agacé, à tel point qu’il ressentit le besoin violent de s’isoler. Ne pouvant rien faire d’autre que de lui donner raison quant à ma lâcheté, je demeurais figée dans le désarroi quand je l’entendis très distinctement s’exclamer.

— Evy !

Aussitôt la porte se déploya vivement quand il revint, le torse malingre découvert, le sous-pull jeté par-dessus son épaule comme interrompu dans son déshabillage. Ma réaction première fut de détourner le regard, envahie par la confusion de ma pudeur, tandis qu’il me semblait lancé dans l’intense recherche de l’objet qui avait suscité son retour.

— Il n’y a plus de serviettes sèches, tu exagères ! lança-t-il, ronchonneur, tout en prenant celle qui avait été disposée devant l’âtre chaleureuse.

Honteuse, je gardais le silence et attendais qu’il s’en retourne sur ses pas pour le regarder à nouveau. C’est là que je les vis pour la première fois dans un vertige qui me glaça d’effroi. Ses cicatrices… Comme ancrée dans sa chair, son dos portait de haut en bas d’affreuses marques de toutes formes et tailles. Par endroit l’on aurait dit des brûlures, à d’autre de profondes entailles cernées de griffures. Mon trouble décuplé, j’y distinguai maintenant des traces de morsures, comme s’il avait été torturé par le plus odieux des sadiques. La voix tremblante et fébrile, je ne pus la contenir plus longtemps.

— Kirlian… qu’est ce que…

Il allait passer la porte à nouveau quand il se figea au son de mon émoi. Il leva aussitôt la tête qui sembla vouloir basculer vers l’arrière, comme s’il se fustigeait lui-même de cette gaffe qu’il venait de commettre.

— Ah, oui… ça ? dit-il avec indifférence. Ce n’est rien, je me suis cogné contre une porte.

Cette réponse des plus absurdes me laissa tout d’abord sans voix et ce ne fut qu’une fois emplie par la détresse que mon esprit hébété put enfin lui mendier de venir m’éclairer.

— Mais… qu’est ce que tu racontes ?

Il laissa alors retomber lourdement ses épaules et soupira avant de tourner son visage agacé dans ma direction.

— La réponse que je viens de te donner à l’instant aurait-elle besoin de s’accompagner d’une notice ? En d’autres termes, c’est toi qui te prends la porte sur le nez puisque je ne souhaite pas en parler !

Son visage se détourna alors pour se poser sur le carrelage blanc de la salle de bain, puis il se tut.

— Kirlian… pitié, ne me laisse pas dans cette angoisse ! Ces marques… elles sont si monstrueuses ! m’affolai-je en portant la main à mon visage pour contenir derrière mes lèvres la douleur qui voulait s’en échapper.

Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne daigne me répondre.

— Écoute… je n’ai aucune envie de m’épancher sur mon passé. Laisse tomber !

Il s’empara alors de la poignée pour refermer la porte derrière lui.

« … que vient-il de se passer à l’instant ? »

Je me sentais à ce point désemparée qu’il m’était désormais impossible de penser à autre chose.

« Laisser tomber ? Ignorer sa douleur ?… Comment ose-t-il me le demander ! »

Cette pointe d’indignation ne s’éternisa pas car, très vite, la tendresse que j’éprouvais pour lui me lacéra de l’intérieur.

« Kirlian… toi qui te montres si souvent détestable, glacial et vaniteux… toi à qui je n’ai pas encore totalement pardonné la cruauté passée… En cet instant… intensément… profondément… j’ai mal pour toi… »

Alors que je me laissais envahir par la tristesse la plus perforante, ma main se déposa contre mon cœur blessé.

« Ma sombre compagnie… ainsi tu portes, bien visibles sur ton corps, les marques de douleurs qui chez moi sont cachées à l’intérieur… »

Une heure interminable s’écoula dès cet instant. Impatiente, je guettais le retour prochain de Kirlian qui ne mettait guère de temps à réquisitionner la salle de bain d’ordinaire mais qui, cette fois-ci, s’y était obstinément enfermé. Ce qu’il s’était passé semblait nous avoir secoués l’un comme l’autre et si, de mon coté, je désirai ardemment qu’il réapparaisse, lui en revanche ne semblait pas pressé de revenir occuper notre pièce. L’anxiété ne cessant de croître, toutes mes pensées se focalisaient encore sur cette abominable vision qui demeurait imprimée en mon âme.

« Que lui est-il arrivé ?… depuis quand les porte-t-il sur son dos ?Souffre-t-il ?… que puis-je faire pour le soulager ? »

Affolée par ces questions sans réponses, il en fut une qui s’avéra bien plus effrayante que toutes les autres.

« Quel genre de monstre a bien pu illustrer tant de cruauté sur sa chair…? »

L’imagination pour seule coéquipière dans cette investigation bien vaine, l’angoisse que je ressentis à me faire une représentation d’une telle scène la dissipa aussitôt, quoi que mon esprit tenta pour en garder les images assemblées. C’est là, au beau milieu de la dissolution de l’une de ces toiles ignobles, que la porte de la salle de bain s’ouvrit dans un long grincement. Quand sa silhouette apparut, mon regard plongea aussitôt pour se fixer sur mes doigts crispés dans la couverture qu’ils maintenaient emprisonnée. Je n’osais le regarder par peur de provoquer en lui le malaise d’être dévisagé. Immobile, je restais silencieuse en priant pour qu’il rompe cette insupportable tension au plus vite. Mais il n’en fit rien et étant venu étendre la serviette humide sur le dossier de la chaise face à la cheminée, il se dirigea mollement vers son fauteuil. Sa forme ainsi traînée jusqu’à lui, il s’y laissa tomber avant de venir glisser la main par-devant son regard. Dès-lors j’eus la témérité de faire gravir le mien jusqu’à lui pour contempler l’abattement dont il semblait être la proie.

— Bon ! s’exclama-t-il de manière si inattendue que mon corps en tressaillit. J’imagine que tu n’as nullement l’intention ni même la capacité de faire comme si tu ne les avais pas vues, alors je te le dis tout net… Fiche-moi la paix avec ça !

La brutalité de son injonction acheva de m’épouvanter le cœur. Je n’avais pourtant pas la force de faire ployer le raz-de-marrée du supplice qui se soulevait en mon être.

— Kirlian… ce que tu me demandes est au-dessus de mes forces… Ne me laisse pas endurer d’être à la merci de l’imagination qui me fait entrevoir le pire… je t’en prie !

Venant aussitôt soupirer l’irritation sournoise qui l’escaladait, il se refusait obstinément à soulager mon tourment.

— Même ici, reclus et profondément enfoui dans ce domaine qui est le mien, il se trouve encore une enquiquineuse qui voudrait me forcer à faire ce que je ne désire pas ?

Il daigna alors faire sortir de l’ombre l’agacement contenu dans son regard pour aussitôt verbaliser le terme de sa pensée.

— Dois-je donc te jeter dehors, toi aussi, pour jouir enfin pleinement de ma tranquillité ?

Désarçonnée, sa question y confronta mon âme pour la première fois.

« Partir d’ici ? »

Envahie par un sentiment jamais ressenti, cette perspective me bouleversa.

« Partir ? … non… je ne le veux pas, je veux… rester avec toi ! »

Sa menace m’avait induite au chagrin et très vite, j’abandonnai l’exploit d’en contenir le débordement.

— Ne dis pas ça… s’il te plaît… je… je voudrais simplement… comprendre pourquoi ces horribles cicatrices tapissent l’arrière de ton corps… et je ne peux pas faire autrement que de…

— Je te l’ai déjà dit ! s’agaça-t-il en me coupant la parole. Qui j’étais n’a aucune espèce d’importance, pas plus que ces plaies sanglantes ou que le bourreau qui me les a gravées dans la chair !

Son entêtement et mon trouble demeurant, il était évident que nous fûmes emportés tous deux dans une spirale descendante dont l’issue désastreuse se laissait déjà entrevoir. Kirlian ne pouvait m’octroyer ce remède dont j’avais un si grand besoin, le sien étant de garder sous scellé les obscurs secrets d’une âme inconfessable.

« Que faire ?… mon cœur est aux abois… mes lèvres en tremblent… je perds la maîtrise de mes mots… ma langue ne sait plus comment faire pour se taire… »

— Mais… Kirlian…

Il soupira alors pour la deuxième fois et l’intensité de ce souffle-là fut annonciateur du proche éboulement de son reste de patience. Sa main revint aussitôt lui cacher la vue et il s’enfonça dans le fauteuil, semblant désirer qu’il soutienne à sa place le poids de ce qu’il ne pouvait souffrir d’endosser davantage.

— Par cette tension qui s’élève rapidement dans l’air, ne le perçois-tu pas… que tu m’exaspères !

La nécessité de reprendre le contrôle de mon agitation m’apparaissait parfaitement claire, mais l’état de stress avancé dans lequel je me débattais rendait cette tâche insurmontable. Plongeant les premières eaux d’un sanglot à venir dans le creux de mes paumes, mon échine se courba sous le fardeau de mon incapacité à me dompter moi-même.

— Kirlian… je ne sais pas quoi faire, je… je n’y arrive pas…

— Bon, ça suffit ! explosa-t-il d’un coup tout en se levant d’un bond décidé pour se diriger vers l’escalier.

A son exclamation je redressai vivement le visage dont la peau était désormais couverte de larmes. Les battements de mon cœur jouaient leur tintamarre en mon pauvre intérieur.

— Non !… ne te fâche pas !… comprends-moi, s’il te plaît ! m’affolai-je en me redressant à mon tour pour le suivre de quelques pas maladroits.

— Oh ! Mais je te comprends ! me répondit-il avant de s’agenouiller devant la chaîne hi-fi. Je te comprends même si bien que je suis en mesure de régler le problème !

Là, il s’empara de l’une des nombreuses cassettes audio et l’enfonça dans le lecteur avant de le refermer d’une affreuse brusquerie. Il n’eut pas sitôt pressé le bouton de mise en marche qu’il se retourna pour avancer vers moi une série de foulées résolues.

— Kir…

L’un par-dessous mes jambes et l’autre glissé dans mon dos, ses bras me saisirent et il me souleva de toute la force effrayante que lui procurait son impulsivité. Sans se soucier de me ménager, il fit quelques pas et me déposa toute allongée sur le matelas, avant de s’y asseoir et d’adosser tout son poids contre l’oreiller. Ses bras venant aussitôt se croiser par-devant son buste crispé, il détourna les foudres de son regard ombrageux.

— Maintenant je ne veux plus t’entendre ! Tu restes là et tu attends sagement ! m’ordonna-t-il avec sévérité.

Timorée que je m’en trouvais, mon corps se recroquevilla pour mieux se cacher vainement. Le drapé de la tenture pour seul horizon à contempler de mon regard écarquillé, le mutisme semblait avoir fait sienne sa souveraine emprise passée. Puis, de la pesante tétanie qui me gardait écrasée-là, une voix cristalline vint à emplir la pièce pour en chasser le silence oppressif. C’était la musique choisie par Kirlian et dont l’air monotone réussit cet exploit d’être tout à la fois morne et languissant. Les minutes s’évaporaient et seule demeurait cette complainte qui paraissait savourer les joies morbides de sa propre agonie. Mais alors que le plus insoutenable malaise me torturait encore, un basculement de cette humeur prit naissance en mon cœur. Tout aussi radicale qu’instantanée, cette nouvelle disposition intérieure commença à émerger au dehors de ma chair. Je sentis aussitôt mon corps en fondre sa douloureuse crispation. La raison et la soudaineté de ce délassement m’échappaient, mais il m’apparut bien vite qu’il m’était égal d’en découvrir la cause, tant l’agrément fut savoureux. Ma conscience s’égarait. J’en oubliais tristesse et angoisses qui m’habitaient encore il y avait un instant, dans une étrange et vaporeuse moitié d’amnésie. Quel soulagement cela fut pour mon être de ne plus trouver trace du désarroi qui m’avait presque anéantie. D’entre les onctueuses cantilènes de cette voix mélodieuse, je perçus distinctement s’échapper de Kirlian le soupir d’une profonde amertume.

— Bonsoir, petit Chaperon-Rouge ! me lança-t-il alors, sans grande conviction.

A sa plaisante salutation, j’esquissai un sourire qui se serait bien passé de mon consentement pour émerger, si je ne lui avais donné volontiers. Mon intérêt se détourna ensuite de mon hôte et je m’en retournai sans attendre à mes étourdissements, tandis qu’il ne me quittait plus des yeux. Un long moment s’écoula où ni l’un ni l’autre ne manifestions l’envie de nous parler. Finalement, ses interrogations l’y poussant, il se lança.

— Je vais très probablement le regretter mais je suis décidément un incorrigible curieux ! Alors, dis-moi…

— Hum ? soupirai-je sans daigner bouger ne serait-ce qu’un cil.

— Que peuvent bien avoir à dire, en admettant qu’il y en aient, les pensées dissimulées sous ce regard désespérément lascif ?

A sa question qui suscita quelque peu mon intérêt, je redressai le haut de mon corps de mes membres engourdis. Un semblant de verticalité retrouvée, je tournai le visage dans sa direction, avant de souffler négligemment sur la partie de ma chevelure dépeignée qui me voilait la vue. Égarée dans la douceur du brouillard qui me gardait captive, j’abandonnai l’ennuyeuse idée d’y réfléchir pour lui préférer la facilité d’une soudaine inspiration.

— Je me sens amoureuse… murmurai-je, mélancolique. Non… je suis amoureuse ! Amoureuse par intermittence… de quelque chose qui n’est pas là…

Une nouvelle fois aspirée dans ma propre pénombre, j’en émergeai quand la saveur de sa présence se fit enfin toute proche.

— Si ! Il est là… Le fantôme de sa forme évanouie me suit en permanence… Il me parle, il me charme et puis m’avale… Sous le poids de ses délectables sévices voici que je m’effondre… et enfin je la sens, cette volupté qui sur moi vient de fondre… Alors, de mes lèvres brûlantes, je murmure… les soupirs d’une folie qui m’emmure… et de cette suavité funèbre… il y eut notre danse dans les ténèbres…

Tandis que mes propres paroles m’avaient envoûtée, je me laissai glisser dans l’ivresse de mes sens exaltés quand Kirlian, dont les traits mécontents me fixaient avec froideur, vint me frapper d’une claque sèche l’arrière de la tête. Surprise, je restai quelques secondes hébétée, sans réaction aucune.

— C’est donc bien vrai que la curiosité est un vilain défaut ! Ça m’apprendra ! s’exclama-t-il, profondément irrité.

— Mais… ça va pas ? Tu m’as fait mal ! m’emportai-je d’avoir été arrachée à mes langueurs d’une manière aussi désagréable.

— La douleur te déplaît, subitement ? rétorqua-t-il avec mépris. Maintenant que tu as émergé de sous la terre et ses miasmes, arrête de dire des âneries sinon je te les colle en série !

— Hum ! Tu es toujours très prompt à faire la leçon aux autres, Kirlian ! Le monde des ombres souterraines, qu’est ce que tu y connais de toute manière, toi qui plane par-dessus l’atmosphère ?

A ces paroles qui niaient la noirceur de son être, elle bouillonna dans son regard qui sembla alors désirer de la vomir sur moi.

— Mais ma petite Envy, ne vas surtout pas t’imaginer que tu aies davantage de connaissances que le plus abruti des habitants de cette planète ! Sache que je me baladais déjà par-delà les endroits sombres quand tu n’étais encore qu’un petit amas de chair recroquevillé sur lui-même !

De tout ce que contenu son discours, je n’en avais retenu qu’un mot et celui-ci attira sur lui toute mon attention.

— Envy ? Pourquoi tu m’appelles comme ça ?

A ma question, un ricanement comme les remous de ses avanies encore inassouvies s’échappa de lui et, agacé davantage, il me répondit sèchement.

— Quand cette humeur insupportable qui est en ce moment la tienne se manifeste, n’est-ce pas là l’exacte définition de ce que tu es ? L’envie personnifiée, dévorante, insatiable et mourant de se remplir, jusqu’à l’écœurement fatal, de tout ce qui peut venir flatter et enivrer ses sens !

Aussitôt s’imprima sur ces traits cette redoutable expression dont il avait le secret et qui m’inspirait de n’être, à ses yeux, qu’une méprisable criminelle dont le verdict allait être rendu par le plus éclairé des juges. Ainsi attendis-je que tombe enfin sa sentence dans une bien joyeuse impatience.

— Et ce jusqu’à la métamorphose d’une âme qui se laissa régresser au niveau de l’insecte ! Une créature des bas-fonds qui se meut dans la bouillasse et le noir pour ne plus vivre que de ses sensations décuplées ! Une jouissance telle que la douleur, elle aussi, en devient sa dose orgasmique. Et voici que j’entends à nouveau retentir depuis l’abîme ses cris extatiques ! Bête aveugle ! Te faire mettre en lambeaux ou te déchiqueter toi-même, ainsi se sont imprégnées de ton propre sang les papilles d’une éternelle et misérable agonie !

Sa tirade achevée, mon regard pétillait encore au doux son de ses mots si bien assemblés qui avaient ressuscité en moi l’obsessionnel désir de les vivre jusqu’à ce que mort s’ensuive. . Consterné face à ma réaction, il soupira, puis, de sa main grande ouverte, il vint me frapper l’arrière du crâne pour la deuxième fois.

— Aie ! m’écriai-je en couvrant de mes deux mains l’endroit de l’impact. Mais tu vas arrêter de me frapper, oui !

— Alors sois attentive à ce que je te dis, petite écervelée ! C’est parce que tu cesses de m’écouter que tu deviens plus vile qu’un paillasson !

Sourire faisant, je me drapai aussitôt dans l’arrogance pour affronter la sienne.

— Pff ! Si Monsieur Kirlian le dit, c’est que ça doit être vrai !

— Oh que oui ! gronda-t-il. Tu penses sincèrement que ça soit judicieux d’aller se balader dans les ténèbres quand, à tout moment, on peut se remémorer que l’on a peur du noir et de ses murmures bien trop bavards ? Que cherche au juste ta déraison si ce n’est la destruction ?

— Moi ? m’amusai-je. Sache que je n’ai peur de rien !

— Comme c’est navrant de l’entendre… et c’est bien cela qui te vaut, part ailleurs, ce surnom bien mérité ! Car même la peur la plus aliénante pour « elle », tu la désires avec avidité !

Sa vaine tentative d’assassinat verbal clôturée, il détourna son amertume furieuse pour se murer dans le silence d’une profonde lassitude. J’étais toute occupée à le parcourir du regard avec une grande attention, trouvant à son caractère acerbe tout un charme qui m’avait étrangement échappé jusqu’alors. Envahie par une joie malicieuse, une envie irrépressible de l’approcher m’avait mis les sens à fleur de peau. Ainsi, je laissai glisser le haut de mon corps jusqu’à déposer mon visage par-dessus sa jambe repliée. Il se crispa tout d’abord à notre contact, puis, son regard stupéfait dégringola pour s’enraciner profondément dans le mien. Ma joue lui caressa la cuisse et je lui souris de cet air mutin qui m’allait si bien, tandis qu’il analysait cette attitude qui était la mienne. Pouvait-il encore l’ignorer plus longtemps ? Son regard s’en alla alors à gauche puis à droite avant de revenir se fixer sur moi.

— Envy… je rêve ou est-ce que t’essayes de m’allumer ? me demanda-t-il, perplexe, comme s’il était tout à fait improbable que s’accomplisse mon ambition.

— Tu réfléchis beaucoup trop, Kirlian, ça te dépouille de tout ton charme ! lui lançai-je en soupirant.

— Hum ! se gaussa-t-il. Je n’ai pas besoin de réfléchir beaucoup pour savoir qu’entre ton cœur et mon esprit, il n’y a pas de place pour ça !

Ces paroles prononcées, il retira sèchement sa jambe de sous mon visage qui fit un plat sur le matelas. Loin de m’en affliger, son inaccessibilité n’avait de cesse de m’enjouer et, me redressant, sourire aux lèvres, j’abattis l’une de mes cartes.

— Cela tombe plutôt bien puisque je ne suis pas ce cœur dont tu parles et j’ai même un nom, si tu veux tout savoir !

Comme je m’y attendais, cette information suscita son intérêt. Sa suspicion me scrutant, il pencha quelque peu vers moi son visage dédaigneux.

— Et bien, si un assemblage de lettres existe pour te nommer… alors donne-le moi !

Satisfaite, je lui adressai un regard taquin.

— On dirait que c’est mon tour d’avoir une monnaie d’échange… m’amusai-je de voir ainsi s’inverser les rôles.

— Je suis au regret de t’annoncer que ton idole n’a pas sorti de troisième album ! rétorqua-t-il aussi sec.

— Oh mais j’ai trouvé bien plus amusant à savourer ! susurra ma concupiscence à son égard.

L’insistance de mes avances avait alors achevé de l’agacer.

— Tss ! Petite ignorante ! Ces choses là ne sont pas de ton âge, un point c’est tout ! lança-t-il en me toisant du regard.

Ravie qu’il m’eut tacitement lancé ce défi, je me fis par la même un devoir de lui prouver que j’étais bel et bien une femme.

— Cet homme au regard de loup, toujours persuadé de tout savoir sur tout… lui dis-je alors avant de le chevaucher pour m’installer par-dessus ses genoux.

Là, je m’emparais délicatement de son visage, du bout des doigts. Au contact de la chaleur de mon corps qui se pressait contre le sien, il se figea pour perdre en un instant l’assurance dont il aimait faire l’étalage, davantage encore quand ma main d’albâtre se glissa dans ses cheveux couleur de jais. Sa chair, en plus d’être crispée, était aussi froide que la mort, à tel point que l’aura de givre qui émanait de lui se faisait un rempart entre nous pour m’interdire de toucher et réchauffer son être. Malgré cela, je ne me décourageai pas de faire fondre de sur sa peau l’épaisse calotte glacière qui l’emprisonnait. D’une voix de velours, j’approchai lentement mon visage à mesure que la confusion déployait son regard.

— Et si je faisais de toi un ignorant… juste pour cette fois ?

Je m’empressai alors de profiter de son égarement pour déposer le brasier de mes lèvres sur les siennes.

Quel étrange baiser… de sa bouche d’où le blizzard prenait naissance, la chaleur de la mienne se mourrait sans réussir à pénétrer sa banquise. Mais alors que je redoublai d’effort dans l’expression de mes charmes, une impression étrange, comme un coup de tonnerre, émana de mon partenaire. L’essence de sa colère prit soudainement trait en mon esprit et, telle une gifle, cette irruption toute à la fois silencieuse et violente suffit à me décoller de lui. Mon regard surpris plongé dans la froideur inexpressive du sien je l’observai, non sans crainte, me fixer de son indifférence.
Jusqu’alors impassible, il me sourit avec tendresse en plissant les yeux. Puis, sans que je ne puisse l’anticiper, il emprisonna mes deux poignets d’une main ferme. Le décor tourna l’espace d’un instant quand mon buste, sans ménagement aucun, s’écrasa sur son genou. Déstabilisée et en très mauvaise posture, je m’écriai :

— Mais… Kirlian, tu me fais mal, lâche-moi ! lui intimai-je en gesticulant des jambes.

— Alors comme ça on veut faire de moi un ignorant ? lança-t-il du ton moqueur qui émergeait d’entre les foudres de sa vexation. Ma pauvre chérie ! La seule ignorance qui pourrait se répandre dans cette pièce, c’est celle qui dégouline de ta petite tête sans cervelle !

A ces mots, il déploya la paume de sa main pour m’offrir une série de fessées monumentales.

— Insolente ! Présomptueuse ! Inconséquente ! Concupiscente ! Concentré de bêtise ! Et irrespectueuse !

La fin de ma correction ainsi marquée, il me repoussa sans égard sur le matelas.

— Et ne t’avise plus de recommencer !

Ceci dit, il se leva d’une rare énergie pour se diriger vers la chaîne hi-fi. De mon coté, je me trouvai totalement déboussolée par le choc. Il n’avait pas fait semblant. La douleur qui brûlait ma peau meurtrie était encore si vive que mon corps en tremblait des pieds à la tête. Mais alors que j’encaissais tant bien que mal le contrecoup de ses sévérités, une chose étrange se produisit. Un vide abyssal semblait avoir empli l’espace de sa présence glaciale pour éteindre le feu monstrueux qui m’avait embrasée. La mélodie qui rythmait la lascivité de mon cœur s’était évanouie. Dressé face à la chaîne, Kirlian serrait dans sa main la prise qu’il venait de débrancher comme une injonction au silence. En mes entrailles, je sentis monter l’angoisse.

« Pourquoi ai-je à ce point dépassé les bornes ? Quelle folie a bien pu me pousser à agir de la sorte ? »

En mon cœur redescendu en ses tranquilles effarouchements, je ne pus en déterminer la cause. Tout cela s’effritait et, déjà, cette brume familière avait embaumé mes souvenirs d’une odeur de cimetière.

« Qu’est ce qui ne tourne pas rond chez moi… »

Le dégoût s’emparant de mon âme, je me tournai face au mur pour épancher mon désarroi aux creux de mes paumes. Mais alors que j’allais fondre en larmes tant était insoutenable ma propre répugnance, je sentis soudain la chaleur de son bras enlacer mes épaules. Ma voix bloquée quelque part entre mes lèvres et ma gorge, je ne pus en faire sortir le moindre son.

« Kirlian ?… »

— C’est fini, Evy… ne te torture pas…

Sa tendresse soudaine m’emplit d’une consolation si douce que je ne pus retenir plus longtemps mes pleurs. Alors, de cet apaisement incertain, mon corps s’écroula contre le sien. Ma conscience se brouilla aussitôt, à tel point qu’il me sembla m’être endormie dans le creux de son âme toute proche. Son être alors accessible, d’étranges sensations qui peignèrent en mon esprit l’esquisse de son essence me submergèrent. Ainsi, dans un demi-sommeil hypnotique, pouvais-je boire à son calice la lampée qu’il contenait de son supplice.

Diorama – Synthesize me

Dans un abominable sursaut, je m’arrachai à ce flot d’émotions comme au sortir d’un cauchemar. Mon visage affolé se décolla de l’oreiller où je m’étais pesamment assoupie.

« Kirlian ! » explosèrent mes pensées désorientées.

Mon regard anxieux se précipita alors tout autour de moi dans un besoin vital d’apaiser mes angoisses. Il était là, assis dans son fauteuil, un livre à la main et goûtant à la sérénité dans une semi-pénombre bigarrée. Le feu brûlait tranquillement dans l’âtre et, emmitouflée par sa chaleur, notre réalité acheva de me sécuriser. La fatigue m’envahissait à nouveau.

« … ce n’était qu’un cauchemar… un simple cauchemar… »

Épuisée, mes paupières se refermèrent doucement quand l’oreiller accueillit dans ses fibres moelleuses mon visage délassé.

« … tout va bien… oui… tout va bien… »

— Evy…

Ma conscience s’éveilla à peine en percevant le son de sa voix posée, et les mots qu’il prononça alors m’accompagnèrent dans la profondeur du sommeil.

— Pardon… je ne voulais pas t’effrayer…

Chapitre XV

Camélia chiffonné

Ce désagréable épisode passé, plusieurs jours s’étaient dès-lors écoulés dans une paix venue si fortement le contraster.

Dans ce besoin commun que nous avions de ne plus en faire la moindre mention, il me semblait que tout cela s’était évanoui comme un mauvais rêve. Mon désir de me rapprocher de Kirlian s’était concrétisé depuis cet égarement. Nos liens en avaient été resserrés. Aussi m’attelais-je à rendre notre quotidien des plus harmonieux, en y peaufinant chaque instant comme un souvenir précieux.

— Je peux savoir ce que tu fabriques, Evy ? me demanda-t-il en ce tout début de matinée.

Parée d’un tablier et le chiffon à la main, je m’étonnai qu’il me pose une question dont la réponse était à ce point évidente.

— Et bien il est temps de faire un peu de ménage, tu ne penses pas ? La poussière s’est accumulée à une vitesse…

Blasé, il balaya la pièce d’un rapide coup d’œil.

— Il ne faut guère s’en étonner… Après tout, nous vivons dans une cave.

Aussitôt ces paroles prononcées, il se laissa lourdement tomber dans son fauteuil avant de s’emparer de son ouvrage en cours.

Dépitée, je le regardai le bref instant qu’il me fallut pour lui poser la question qui me démangeait la langue.

— … tu comptes me donner un coup de main ou bien… ?

Il ne désira pas se fatiguer à faire preuve de la plus élémentaire des politesses, ainsi sa froideur me répondit sans même daigner me regarder.

— Tes initiatives sont grandement appréciées, mon petit sucre roux, mais elles n’engagent que toi !

Quelque peu vexée par sa réponse, je ne pus me retenir de lui confier le fond de ma pensée.

— Tu es vraiment un fainéant…

— Je ne suis pas fainéant. rétorqua-t-il aussitôt, l’humeur tranquille. J’aime demeurer immobile, ce n’est pas la même chose.

Son argumentation m’avait laissée perplexe, ainsi en marmonnai-je l’amertume du bout des lèvres.

— Je n’y vois pas vraiment une grande différence…

Son regard se perdit alors un bref instant dans le vague quand il me sembla qu’acheva de se dissiper son peu de motivation.

— L’agitation est un tourment en soi… soupira-t-il, empreint de lassitude avant de se plonger dans sa lecture.

Ne désirant me laisser abattre par son humeur maussade, je m’affairai à dépoussiérer les planches en bois de la bibliothèque tout en sifflotant ma gaieté.

Il dut me contempler quelques brèves secondes, probablement ravi que je ne me décourage pas le moins du monde.

— Allez, frotte Cendrillon ! Et en silence !

A sa réplique, une idée plaisante me vint à l’esprit.

— En silence ? Et pourquoi pas en musique ?

Ma proposition le fit sourire et il m’accorda un regard bienveillant.

— A ta guise, ça ne me dérange pas.

Son accord obtenu, j’abandonnai ma tâche pour me diriger joyeusement vers la chaîne hi-fi. Je farfouillais donc sans attendre dans la collection de cassettes empilées là, mais je dus bien vite avouer que la plupart des titres m’étaient inconnus. Pourtant, en y regardant mieux, il s’en trouvait une tout en bas de la dernière rangée sur laquelle était étiqueté le nom de l’unique morceau que semblait contenir sa bande.

« Aria, suite n° 3 de Bach ! J’aime cette mélodie ! Et comme cela fait longtemps que je ne l’ai pas entendue ! »

Heureuse, je glissai la cassette dans le lecteur avant d’appuyer sur la mise en marche. Aussitôt et dans l’optique de la savourer quelques instants avant de m’attaquer au ménage, je m’assis sur les marches de l’escalier quand la nostalgie fit fleurir mes lèvres. Les premières notes s’élevant dans l’air, j’allais expirer la douceur qu’elles suscitèrent en moi quand soudain, Kirlian se leva brusquement pour m’approcher dans une séries de grandes foulées. Je n’eus guère le temps de tourner mon visage vers lui qu’il avait déjà projeté son pied dans la chaîne hi-fi, éclatant sa façade dans un grand fracas. Une telle déflagration de violence me tétanisa jusqu’au plus profond de mon être. Mon regard terrifié s’éleva alors vers lui et je lui découvris des traits qui jusqu’ici ne s’étaient encore jamais emparés de sa physionomie. Une haine, profonde et intense, avait enflammé ses yeux d’ébène qui luisaient à présent par-dessus une expression de dégoût virulent. La respiration haletante et d’une gestuelle frénétique, il se saisit aussitôt de la cassette pour en dérouler la bande qu’il froissa jusqu’à s’assurer qu’elle ne ferait jamais plus ouïr sa mélodie. La jetant sur le sol avec mépris, il se laissa encore quelques instants pour reprendre le contrôle de son souffle et tourner vers moi l’ombrage de son regard.

— Pas celle-là ! me lança-t-il, intraitable, avant de tourner les talons pour regagner son fauteuil.

Hébétée, le corps tremblant, je demeurai ainsi dans l’ignorance totale de ce qui l’avait poussé à réagir si farouchement.

« Que vient-il de se passer ?… pourquoi ? » me harcelèrent mes pensées qui s’en trouvèrent encore à moitié engourdies, tandis que je ne pouvais détourner le regard de la chaîne hi-fi défigurée.

Au bout de longues minutes ainsi prostrée, je retrouvai doucement la faculté de me mouvoir tandis que la pétrification perdait de son souverain pouvoir. Je l’épiais à présent pour lui découvrir un visage serein, comme si rien ne s’était passé. Lentement, les jambes vacillantes, je me redressai pour tituber jusqu’à mon chiffon déposé par-dessus la planche de l’étagère. L’envie d’écouter de la musique m’était définitivement passée et ce fut le cœur lourd que je repris le ménage qui avait pourtant si joyeusement commencé.

Plus tard, mon œuvre achevée, je me réfugiais sur le matelas pour me cacher derrière un travail d’écriture. Le reste de la journée s’écoula ainsi, emmurés chacun dans nos prisons respectives, la sienne faite de mots déjà écrits, la mienne de particules en devenir. En vain j’avais tenté d’oublier la déflagration qui nous avait amenés à ne plus nous adresser la parole jusqu’au crépuscule. Adossée tout contre l’oreiller, je le regardai tristement s’être éparpillé dans l’infini de son esprit. Ne supportant plus ce silence de mort, je le rompis sans plus attendre.

— Kirlian… pourquoi sommes nous tout à coup si distant l’un de l’autre ? Nos différences sont-telles donc insurmontables ?

Il ne me répondit pas, égaré dans ses pensées au point de me laisser supposer qu’il ne m’avait tout simplement pas entendue. Le silence perdura et je glissai dans le chagrin de nous contempler ainsi, lointains l’un de l’autre malgré nos chairs toutes proches. Mais alors que je m’étais résignée à endurer le silence de son absence, ses lèvres s’animèrent enfin.

— Ce ne sont pas nos différences qui nous séparent, mais nos ressemblances…

Mon cœur s’emballa. Ces mots résonnèrent dans tout mon être et le regard stupéfait, je m’empressai de me tourner vers lui.

— Ces mots… c’est incroyable, je… je les ai couchés sur le papier par le passé… très précisément de cette manière… comment es-ce que tu… ?

Face à mon expression déconcertée, la sienne se fit aussitôt mélancolique.

— Je n’ai fait que soupirer ce que mon âme m’a murmuré et, de toute évidence, elle ne m’a pas trompé. Nous sommes si semblables, toi et moi…

L’espace d’une seconde, il me dévoila son affection et combien elle semblait être chère à son être. Toute aussi précieuse à mes yeux, la mienne s’empressa de jaillir hors de moi.

— C’est donc bien vrai, le hasard n’existe pas !

Son expression se fit alors plus sombre et il me dévisagea.

— Est-ce que j’ai la tronche d’un hasard ? me lança-t-il, le regard blasé.

Si ma première pensée fut de me dire qu’il se vexait définitivement d’un rien, sa réflexion, plus profonde qu’elle n’y parut de prime à bord, eut aussitôt fait d’élever la mienne vers les questions qu’elle soulevait.

— C’est d’autant plus parlant sur un visage comme le tien… murmurai-je, quelque peu intimidée par le simple fait de verbaliser mes pensées. De ce que peut être l’épreuve de l’existence quand elle s’affaire à nous modeler sans ménagement.

La morosité de ses traits s’accentua à mes paroles. Il roula alors ses yeux de droite à gauche, avant d’habiller sa voix d’une profonde perplexité qui le révélait davantage vexé.

— Je t’avoue que je ne sais pas très bien comment le prendre…

Horrifiée par mon inhabileté récurrente à exposer mon propos véritable, une fois encore je l’avais probablement blessé dans mon désir sincère d’établir un lien avec lui.

— Non, ce n’est pas ça ! m’expliquai-je, anxieuse. Ce que je voulais dire véritablement… c’est que je vois la souffrance sur ton visage… que j’ai perçu en tes mots un écho de mon âme et… j’étais heureuse de nous découvrir ça…

Mes explications maladroites l’amusant, il railla gentiment ma confusion.

— De toute évidence, certaines choses semblent déjà écrite à notre insu. Mais ma foi cela va dans le bon sens, pour changer, nous n’allons pas nous en plaindre ! De plus tu mérites une récompense pour être, une fois encore, ma surprenante et délicieuse inspiration !

Sur ce gentil compliment qui m’alla droit au cœur, Kirlian s’extirpa de son siège pour se diriger vers la commode.

Quand il s’agenouilla devant elle pour ouvrir le tiroir de droite, il souleva une pile de draps repliés pour se saisir d’un amas de feuilles dissimulées là.

— Tiens ! s’exclama-t-il en laissant tomber la liasse sur le matelas, juste à coté de moi.

Aussitôt il s’immobilisa tout en croisant les bras.

Submergée par l’émotion je reconnus, sans pour autant oser y croire, cette écriture qui était la mienne et dont la simple vue fit littéralement bondir mon cœur.

— Mais, c’est…

« Écrits de Lumière et de Nuit. »
La vie secrète d’une pensionnaire de Vacègres.

« Ce titre… »

Il m’avait tant plu de l’écrire ainsi et d’imaginer que, dans un futur lointain, quelqu’un les découvrirait pour faire ressusciter l’existence d’une pauvre lueur égarée. Comme j’étais heureuse de les retrouver. Je pensais ne plus jamais les tenir entre mes mains et en avais fais mon deuil douloureux dans le secret de mon être. La tendresse de mon visage reconnaissant se tourna alors vers celui qui m’avait procuré un tel bonheur, quand un détail m’interpella au point d’en effacer une partie de mon allégresse.

— Comment les as-tu trouvé ? murmurai-je, stupéfaite qu’il ait pu réussir à découvrir la cachette où je les avais dissimulés.

— Evy… soupira-t-il alors, consterné. Tu devrais sérieusement prendre l’habitude de réfléchir quelques instants, avant de laisser tes continuels bouleversements te faire poser des questions dont tu possèdes déjà les réponses…

A sa remarque, l’évidence me sauta aux yeux.

— … ah, oui… les caméras…

Il sourit alors la satisfaction que c’était pour lui de m’instruire avec fruit et s’accroupit aussitôt pour me faire face.

— Tu vois ! C’est facile ! dit-il avec tendresse tout en m’ébouriffant les cheveux, comme il le faisait à chaque fois que ma candeur le portait tout naturellement à m’infantiliser.

La confusion que j’en ressentis de me montrer si simplette ne parvint pourtant pas à chasser la joie que m’avait procuré le recouvrement de mes écrits. Sans attendre, j’ouvris grande la farde pour en parcourir les pages, le cœur à ce point heureux que j’en eus rapidement les larmes aux yeux. Pourtant, au bout de quelques nostalgiques instants écoulés à feuilleter mes émotions passées, mon regard se posa sur une phrase qui l’avait attiré.

« De mes doigts effleurer tes pensées,
Curieuse de toute les visiter.
Dans tes envies m’épandre,
Et souhaiter me perdre dans nos méandres.
Ce ne sont pas nos différences qui nous séparent,
Mais nos ressemblances.
Car désormais nous sommes deux,
Égarés en un même lieu… »

« Il n’aurait… pas osé ?… » m’horrifiais-je intérieurement à l’idée qu’il ait pu se servir de mes textes pour feindre quelques ressemblances entre nos deux âmes.

Mon regard médusé s’éleva alors vers lui et je le découvris, sourire aux lèvres, ravi que j’eus enfin pris conscience de la farce qu’il avait monté de toute pièce depuis le départ.

— Kirlian…

— Oui ? sourit-il davantage tel un vilain diablotin à l’esprit espiègle.

— Tu as lu mes textes et tu m’as laissée m’épancher sur ce sujet tout en sachant pertinemment de quoi il retournait ?

— Ah ! s’exclama-t-il. Ton petit discours, très vexant au demeurant, vient de trouver ici plénitude et simplicité auxquelles ta sagesse inexistante aurait dû le borner !

Le silence s’installa brièvement et je m’empressai de le rompre puisque, de toute évidence, ce n’était pas son intention.

— C’est-à-dire ?

Complaisant, il haussa les épaules dans une expression toute moqueuse.

— Le hasard n’existe pas !

Ayant ainsi repris mes propres mots de départ, il venait de boucler la boucle de son instruction. Incapable d’argumenter en quoi que ce soit, seul bouillonnait en mon cœur ma dignité qui se débattait avec l’humilité.

— Tu es… vraiment…

Il détourna alors le regard pour sourire discrètement les délices de sa victoire et laisser ses traits en exprimer l’intense satisfaction.

— Un excellent et dévoué professeur ?

— Un escroc ! s’empressa d’affirmer mon âme flouée.

— Tss ! Petite créature transparente ! me lança sa froideur tout en même temps qu’il s’assit sur son siège de cuir vert. Au lieu de t’offusquer, tires-en une bonne leçon et réjouis-toi qu’il ne s’agissait que de moi ! Ta naïveté est la seule responsable ! Apprends à te méfier des mots qui viennent flatter ton ouïe et de la bouche dont ils sont soupirés, comme par magie !

Ce fut véritablement à cet instant que je pris la pleine mesure de ce que Kirlian tentait en réalité de m’enseigner. Il ne se moquait pas de ma sottise qui n’avait sur mon esprit que bien trop souvent d’emprise. Tout au contraire, et comme pour tout ce qui concerna mes lacunes et mes faiblesses, il s’était montré, à sa manière, bien décidé à me fortifier.

« … pour me protéger ? »

— Oui… j’ai compris, Kirlian… murmurai-je en baissant la tête.

Aussitôt la tendresse réapparut sur son visage, comme pour couronner la bienveillance que mon aveuglement avait mis tant de temps à discerner.

— Bien ! Cette petite leçon clôturée, c’est à ton tour à présent ! m’intima-t-il en déposant la joue dans le creux de sa paume, comme il le faisait à chaque fois qu’il se montrait désireux de m’écouter.

— … mon tour ?

Son regard glissa sur les écrits que mes mains tenaient encore serrés contre moi, ainsi il me signifia ce qu’il attendait dès-lors de ma personne.

— Instruis-moi !

Sa demande raviva la joie en mon cœur honteux et j’en retrouvai le sourire. Sans me faire prier, je farfouillai dans la multitude de pages griffonnées pour y dénicher ce que j’avais pu écrire d’acceptable pour tenter de satisfaire ses oreilles exigeantes. Ce fut alors que je retrouvai cette ébauche dont j’avais gardé précieusement le souvenir du jour où l’inspiration l’avait fait jaillir de mon âme exaltée. Confiante, je pris aussitôt une grande respiration.

« Comme la sagesse s’habille de guenilles, la vérité n’a nulle besoin de parure et seule la poésie peut la sublimer davantage. C’est comme un écho qui se réverbère pour nous fait ouïr la justesse de son air… Il est ce tintement si particulier qui nous rassure et nous encourage, comme la caresse d’un père dans nos cheveux… J’aurais voulu le voir. Contempler les mille et une beautés d’une terre ressuscitée au cœur même de l’enfer, par-delà l’inaccessi… »

A peine avais-je commencé ma lecture que je m’interrompis tant j’appréhendais déjà la réaction de Kirlian. Mon cœur pouvait le deviner sans même le regarder. Trop de bons sentiments coulaient d’entre mes mots. Ce que le désenchantement de son regard nommait tour à tour niaiserie et hypocrisie. Un profond malaise venant alors m’entraver, je serrai la feuille entre mes doigts crispés et, incapable de poursuivre, je demeurai à présent muette, le regard désabusé. Il sourit alors tout en levant les yeux au ciel.

— Petit cœur tendre, est-ce là tout ce que tu me proposes ? Ce début de tirade inachevée me porte déjà à l’overdose !

« Gagné ! » me décomposai-je tandis qu’il me raillait.

— Ce n’est pas la peine d’être aussi narquois ! Si ce que je te lis ne te plaît pas, il ne fallait pas me demander de te livrer un peu de moi !

Il se figea quand disparut subitement le peu de joie qu’exprimaient encore ses sarcasmes. A chaque changement de ses humeurs, l’ambiance semblait s’alourdir ou s’alléger, comme s’il en contrôlait l’essence même. Une fraction de seconde alors, il me sembla être traversée par l’idée qu’il valait mieux mettre un terme à notre conversation. Mais l’évidence qu’il était déjà bien trop tard pour cela s’imposa quand je fus frappée par la vibration d’une rage irascible qui émanait de son être pour me glacer l’échine.

— J’exècre tout particulièrement cette hypocrisie niaise ! grogna-t-il, semblant littéralement la vomir. Elle englue l’esprit comme une mère abusive ! Elle prétend qu’il faut rire là où notre colère devrait fondre ! Hum ! Cette garce sournoise voudrait me faire gober que l’amour nous rassemble ? Je lui réponds que l’égoïsme nous sépare définitivement !

Une nouvelle fois, sa rancune avait bondi hors de lui. Malgré cela, il me sembla que tout ce qu’il me demandait alors était de le contredire, d’opposer à son verdict les arguments qui annihileraient cette réalité qui était en train de le dévorer.

« Kirlian… tes propos manquent de clarté… comment donc pourrais-je venir t’éclairer ? »

Sans voix pour le secourir, je le regardai, impuissante, monter d’un cran supplémentaire dans l’expression de sa haine.

— Tss ! Que ne s’écroule-t-elle pas dans l’heure, cette Babylone infernale, ce détestable piédestal ! Immondes petits vers, quand vous contemplerai-je, face contre terre ! Vous, votre effroi et votre reflet dans la poussière !

La démesure de son acrimonie déversée, il se tut pour se murer dans sa rancune. Son discours, bien que m’ayant passablement chamboulée, me parut néanmoins contenir un bien étrange paradoxe.

« Cette barbarie dont il vient de cracher l’abjection si vivement… elle s’est, au même instant, imprimée sur les traits de son visage… »

J’en fus aussitôt saisie d’une profonde compassion. L’intensité de sa fureur dont le noyau en était une plaie béante, l’avait transformé en ce qu’il méprisait par-dessus tout. Me mourant du désir suave et douloureux de l’apaiser, je tentai alors de le lui communiquer.

— Kirlian… il y a tant de haine dans ta voix… Tu sembles désireux de protéger éternellement colère et souffrance de toute guérison pour demeurer à jamais la Némésis du monde… murmurai-je quand son corps se raidit. Écoute plus attentivement ton cœur, il peut t’apprendre cette clémence qui te sauvera de toi. Dis-moi de quelle manière raviver chez toi cette envie, cet espoir… d’arriver un jour à pardonner ?

A mes paroles, son agressivité me parut alors se décupler l’espace d’un instant mais il la contenu avec force pour n’en libérer qu’un soupir. D’un calme tout olympien, il fit ensuite glisser l’inflexibilité de son regard jusqu’à moi.

— Evy, je conçois parfaitement que tu prônes la philosophie de tes douces illusions, de ton point de vue c’est légitime… même si tu n’aimerais guère m’entendre te dire que tu es la dernière des abruties !

Estomaquée, j’en eus le souffle coupé. Pour la première fois Kirlian venait d’abattre sur moi le fouet de son aura glaciale. Il ne jouait plus soudainement. Ses mots avaient pour mission de toucher leur cible, comme l’archer décoche sa flèche à la pointe imbibée de poison.

« Abrutie ? »

A peine un échauffement, prémices d’une cruauté qu’il se montrait capable de m’infliger encore et qui, déjà, me broyait le cœur. Abrutie, une insulte banale, risible même tant elle restait courtoise. Pourtant… de sa bouche, elle devenait tout à coup assassine.

« Abrutie, c’est être… sans intérêt… une déception… indigne de lui… »

Ne pouvant supporter davantage l’insistance et la froideur de son regard, je me retournai pour disparaître sous la couette afin d’y dissimuler ma blessure. La vérité c’est que je refusais de faire le deuil de mon tout dernier souhait. Contrairement à Kirlian, une partie inexprimable de moi m’avait toujours poussée vers l’espérance et, bien que j’en avais entrevu l’inarpentable chemin, je redoutais de m’en détourner car alors, cette lumière s’éteindrait pour de bon.

« Cela fait-il réellement de moi… une abrutie ? Est-ce que Kirlian a raison, une fois encore ? »

Mais alors que je laissais s’effriter mes rêves brisés, j’entendis l’escalier grincer puis la porte de l’étage se refermer lourdement. Inquiète, j’émergeai de mon terrier pour constater que Kirlian avait bel et bien quitté la pièce. Mon cœur meurtri se serra aussitôt dans ma poitrine au point de me faire fléchir.

« L’ai-je à ce point déçu qu’il ne trouve plus ma compagnie supportable ? »

Je me morfondais dans cette pensée quand la porte s’ouvrit à nouveau. Sa silhouette descendit les marches et, chemin faisant, ses pas le portèrent jusqu’à moi. Sans un mot, le regard confus, il s’assit à ma droite quand il me tendit une fleur dont la tige était emprisonnée entre ses doigts. C’était un camélia blanc aux pétales froissés, telle une mousseline tristement chiffonnée. Émerveillée, je la contemplai pour en déceler davantage de sa fragile beauté quand il entrouvrit les lèvres pour parler.

« C’est que la voix des mers folles, immense râle,

Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux,

C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle, un pauvre fou,

S’assit muet à tes genoux… »

Je dus en rougir, certainement, de recevoir de si jolies excuses. Les plus belles qu’on ne m’ait jamais faites. Il retrouva alors son sourire confiant tandis que je lui offrais le mien.

— Merci… soupirai-je, intimidée, avant de saisir délicatement son présent.

— C’est une partie du poème « Ophélie » de Rimbaud. Ses remords ne l’aurait-il pas jadis écrit pour toi ?

Son regard s’éleva alors vers la gauche et il déposa l’index sur ses lèvres entrouvertes.

— Ou bien est-ce à nouveau ce vieux sénile de monde qui radote ?

Il se plongea tout entier dans cette réflexion, délaissant la conscience de ma présence. Mais je ne voulais le laisser se perdre si vite, aussi m’empressai-je de nous reconnecter.

— Ophélie… ? demandai-je, soucieuse. Celle qui est devenue folle d’être délaissée et qui s’est jetée dans le fleuve ?

Ma question le fit redescendre sur terre dans l’instant et il fit glisser la hauteur de son regard jusqu’à moi. Bien évidement, il comprit tout de suite où je voulais en venir, aussi s’empressa-t-il de se montrer taquin le premier.

— Et pourquoi penses-tu que je te garde enfermée à double tour ? Avec cette fâcheuse manie que tu as de plonger sous la couette à chaque fois que tu te désespères, il est véritablement à craindre que tu ne rencontres une rivière !

Sa gaudriole me portant à rire allégrement, il en vint lui aussi à sourire, pondéré comme à son habitude.

— Evy…

Je n’eus guère le temps d’élever mon regard jusqu’à lui qu’il passa son bras par-dessus mes épaules pour me serrer contre lui. Désarçonnée par la confusion, je le devinai quelque peu mal à l’aise à son tour et, de toute la maladresse de son esprit rigide, il murmura :

— … Merci pour cette leçon !

Chapitre XVI

Le Vengeur et la Licorne

Depuis combien de temps étais-je ici ? Je ne saurais le dire… Il me semblait que cela avait été chez moi depuis toujours… J’y redécouvrais la chaleur de la sécurité… le parfum embaumant d’un antan lointain… La compréhension d’une complexité saisissante ainsi que la joie de m’en nourrir semblaient avoir fleuri. Alors que je sentais les murs de cette boite où je fus jadis enfermée se désagréger, le paradoxe d’un absolu de liberté en cette existence cloîtrée me fit songer que, si je ne pouvais plus apercevoir l’Alpha, en moi brûlait ce feu de l’Oméga !

Sans dire un mot, Kirlian s’attelait à sa tâche, le sourire en coin, comme à son habitude quand il exécutait quelques projets voilés de mystère. C’était avec une certaine affection que je l’observais tracer la première ébauche de son planning, guettant la révélation de notre très prochaine occupation. Probablement pour faire durer un peu plus longuement ce plaisir qu’il ressentait à chaque fois que mon attention se fixait sur l’enchaînement mécanique de ses actions, il prenait tout son temps, comme pour me décomposer le mouvement. Dans une succession de gestes maîtrisés, épurés de tout effort inutile, ainsi canalisait-il son plein potentiel au point de faire tomber dans l’oubli toute autre chose dispensable à la réalisation de son objectif.

« Le geste parfait au service de l’œuvre et de son accomplissement progressif… »

Appesantie d’admiration, j’imaginais ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais été dotée d’un tel contrôle sur moi-même.

« …Sans doute aurais-je évité bien de maladresses et de mésaventures… »

Craignant que ce songe fugace ne fasse remonter d’horribles souvenirs dont l’écho lointain suffisait à m’épouvanter, je reportai mon attention sur une nouvelle interrogation et dont la solution se trouvait plus à ma portée.

« Mais qu’est-ce qu’il manigance ? » me demandai-je tandis qu’il redescendait de l’étage, les bras chargés par-dessous son visage taciturne.

— Vas-tu enfin me mettre dans la confidence de ce que tu fais, Kirlian ? lui demandai-je en me désolant d’être systématiquement tenue à l’écart de ses initiatives.

A cette question il se figea tout d’abord, comme il le faisait à chaque fois que ma sottise percutait douloureusement son esprit. Sans attendre, il fit descendre sur moi sa consternation à deux doigts d’abandonner tout espoir.

— Evy… sérieusement… ça fait environ vingt-cinq minutes que ton silence m’observe te faire des cachotteries et c’est très précisément maintenant que tu me poses cette question ? Quand je me trimballe sous ton pif avec la réponse  ?

C’est à cet instant que mon regard se posa avec attention sur son chargement.

« Une télévision ? C’était donc là son idée… regarder un film ? »

Abasourdie de conscientiser de ma tendance à l’aveuglement, la honte m’envahit pour me pousser aussitôt à l’aveu contrit de mes perpétuels égarements.

— Excuse-moi… j’avais la tête ailleurs…

Tout d’abord saisi par l’envie d’éclater de rire, il ravala cette éruption pour se parer d’indifférence. Il me répondit alors sobrement.

— Ah, ça… je ne te dirai jamais l’inverse !

Le silence s’installa à nouveau tandis que, ne voyant guère rien de plus à ajouter, il délaissa ma présence pour se replonger dans son installation. Mon regard se promenait tout autour de moi pour tenter de combler le vide creusé par l’ennui. Puis, il attacha son intérêt sur la fameuse boite à outil rangée sur l’étagère et d’où elle n’avait plus bougé depuis que Kirlian l’avait placée là. L’intérêt se changea très vite en curiosité, non sans réveiller en moi une étrange et lointaine inquiétude. L’ennui s’évapora alors pour laisser place à mes interrogations. Mon regard glissa aussitôt vers celui qui était le seul habilité à m’éclairer et qui venait de déposer la télévision à la place qu’il lui avait attribuée. Les mots poussaient pour s’échapper de ma gorge où ils semblaient s’agglutiner sans force. Je demeurai muette, manquant probablement de l’audace nécessaire pour oser interroger cet esprit des plus retors.

« Mais, après tout… » tentai-je de me rassurer. «  Il ne va pas tout de même pas me mordre pour si peu… Dans le pire des cas, il me rappellera tout simplement que sa chère intimité ne peut être profanée. »

Forte de cette conviction bien qu’éternellement maladroite, je rompis le silence.

— Au fait Kirlian, qu’est-ce qu’il y a dans…

— Rhaa, parle plus fort ! Tu marmonnes dans tes cheveux, j’entends que dalle ! s’exclama-t-il, foudroyé par l’agacement de se faire ainsi parasiter par mes murmures.

Je relevai au passage qu’il paraissait dans l’incapacité d’opérer deux actions différentes dans un même temps, sa pleine attention jetant amoureusement son dévolu sur l’actuelle bien-aimée de ses pensées. Aussitôt, je me crispais quelque peu à l’idée de m’être rendue la cible de sa mauvaise humeur. Pourtant, et j’en fus la première étonnée, ce sentiment ne persista pas plus de quelques secondes. Je reformulai donc ma question.

— Je voulais te demander ce que contient la boite que tu as rangée sur l’étagère ?

Un long soupir en préambule, il sembla se désespérer sur l’instant que je l’interrompe dans sa tâche pour un espoir aussi dérisoire.

— Dites-donc, jeune fille, je vous trouve bien encline à poser des questions agaçantes aujourd’hui ! Dois-je me préparer psychologiquement à me faire harceler toute la journée par une petite fouineuse dure de la feuille ?

Sa tentative de couper court à toute investigation n’eut de toute évidence pas l’effet escompté. Il m’apparut alors que Kirlian ne m’effrayait plus comme cela avait été le cas par le passé. Aujourd’hui, après de longs mois d’une colocation tout aussi paisible qu’agitée, je le savais être de ceux qui grognent fort sans jamais véritablement mordre. Ainsi, même s’il est vrai qu’il me fallut quelques instants pour concrétiser cette envie, je ne m’étonnai pas le moins du monde quand mes lèvres se descellèrent avec une certaine assurance.

— Et ce tic-tac étrange que l’on peut entendre depuis son intérieur, qu’est-ce c’est ?

Un sourire amusé s’imprima sur son visage pour en chasser toute lassitude, quand il tira vers lui la rallonge électrique qui vint se loger contre le petit meuble où trônait désormais le poste de télévision. La souplesse de son esprit pétrie par le divertissement se rigidifia à nouveau et il daigna enfin répondre à ma question.

— C’est le système de défense de mes secrets. Si quelqu’un arrive à ouvrir cette malle, le contenu explosera, arrachant au passage la tête du petit curieux qui aurait eu la bêtise de croire qu’il puisse me la faire à l’envers !

Me dévisageant aussitôt de son air le plus sévère, il laissa transparaître son mécontentement quand à mes récurrentes disquisitions visant à mettre en pleine lumière son être sibyllin. Bien que sa menace battait le rappel qu’il ne me fallait pas aller jusqu’à sous-estimer son potentiel explosif, je me sentis malgré tout l’aplomb de lui livrer le fond de ma pensée.

— Tu me traites comme si je n’étais qu’un bébé, incapable de pouvoir t’aider…

— Entendons-nous bien ! me reprit-il avec entrain. Malgré ton corps aux courbes mûres, tu n’es encore qu’une enfant ! Mais chaque chose en son temps. Laisse-moi le soin de faire de toi une femme digne de ce nom. Ce rôle me revient !

En l’entendant l’exprimer ainsi, je sentis ressurgir une partie de mes frayeurs passées.

— Comment veux-tu que je ne m’inquiète pas de tes intentions après de telles paroles ?

Sans se faire attendre, il soupira sa consternation.

— Dans cette vaste contrée des possibilités de m’interpréter, tu t’arrêtes systématiquement sur la pire. Qui puis-je donc si les quelques jalons plantés ci et là dans ton esprit limité ne te laissent guère le loisir d’envisager d’autres éventualités ?

«  Mais quel mufle ! » pensai-je tout en constatant, non sans effroi, que si sa langue avait été un revolver, il m’aurait assassinée depuis longtemps.

— De plus ! reprit-il aussitôt tandis qu’il connectait la prise de l’écran, marquant par la même la fin de son ouvrage. Si tu n’as pas encore compris, après tout ce temps passé en ma compagnie, que la preuve est faite que je ne m’intéresse aucunement à ces choses-là…

Son argumentation mise en pause, il sembla ne pas trouver de suite qui ne se révélerait pas offensante envers moi. Il la clôtura donc ainsi :

— Et bien continue de me craindre et de trembler, pauvre petite effarouchée ! Peut-être finirai-je par changer d’idée ! déclara-t-il, le rictus volontairement vicieux.

Révulsée par sa grimace, je fronçai les sourcils avant de lui faire part de ce que ce sourire-là m’inspirait.

— Tu es dégoûtant…

— Exactement ! s’empressa-t-il de confirmer. Et sur cette analyse magistrale de ma personne, passons sans attendre, si tu le veux bien, à la suite de notre petit programme !

L’impatience marquée du sceau de sa détermination coupa court à ce qu’il jugeait désormais sans intérêt, et il se saisit d’une cassette VHS pour la glisser dans le magnétoscope. Sa main tendue m’invita alors à m’approcher en m’indiquant le caquetoire, orné de cousins, qu’il avait installé tout à coté de son imposant fauteuil. Heureuse qu’il ait pensé à mon confort pour ce moment de partage, c’était avec une joie non dissimulée que je pris ma place. Faisant de même, il semblait se réjouir tout autant que moi et, pour ne point faire durer plus longtemps le suspens, il pressa le bouton de la télécommande.

« Once upon a time in the west »

— Un western ? m’étonnai-je, aussitôt le titre apparaissant sur le petit écran.

— Ce n’est pas un western ! m’affirma son intransigeance. C’est un Sergio Leone !

Quelle ne fut pas ma déception. Ses films étaient, me semblait-il, réputés pour leur grande dureté, abordant des thèmes tout aussi tragiques que violents. La crainte s’était imprimée sur mon visage et je redoutai dès cet instant les heures à venir, quand Kirlian m’accorda un sourire serein.

— Ne t’inquiète pas, je connais ce film par cœur. Je te dirai quand je jugerai qu’il est nécessaire pour toi de détourner le regard.

Ces paroles me rassurèrent et je lui offris un sourire confiant tandis que mon attention fut aussitôt captée par le grincement qui accompagnait les premières images. Ainsi, tout au long du film, Kirlian me mit régulièrement en garde contre une scène à venir dont il supposait qu’elle m’effrayerait. La curiosité m’était passée et c’était avec empressement que je lui obéissais en dissimulant mon visage par-dessous la crispation de mes mains. Il fallut bien admettre qu’au moins la moitié de l’œuvre demeura obscure sur ce principe, la barbarie souveraine de cet univers me confinant régulièrement dans les ténèbres de mes paumes.

Au bout de deux heures et demie à faire ainsi se succéder le jour et la nuit, se faisaient sentir les prémices de la proche collision des personnages qui se voulait respectivement l’incarnation du bien et du mal. Balisé par le grandiloquent solennel de ce qui s’annonçait enfin comme leur terrible duel, les deux antagonistes, arboraient leur couleur d’ombre et de lumière, s’avançaient en se toisant sur ce qui était la symphonie sans doute inégalée de la revanche toute proche d’être savourée. Il m’apparut alors, sans en rien deviner sur son aboutissement, que c’était là la scène que Kirlian attendait avec grande impatience depuis le commencement du film. Son attention décuplée jusqu’à l’obsession, la fébrilité qu’il s’efforçait de contenir commençait à transparaître par tous les pores de son être. Mon existence comme étouffée par son exaltation démesurée, il me sembla que mon espérance d’une fin heureuse était tenue de garder le silence, ce à quoi je me résignai à mesure qu’approchait le dénouement. Face à face, leurs regards absorbés l’un dans l’autre, le flash-back récurrent du héros s’ouvrait enfin à la pleine connaissance de l’auditoire dont les interrogations n’avaient pas étés ménagées. Rien ne pouvait me laisser présager ce qui s’ensuivit alors. Mon effroi comme capturé par ce souvenir hypnotique, il faisait à présent trembler les fondations et la tour de mon être.

« Qu’est-ce qui m’arrive ? Quelle est cette sensation ? »

« keep your lovin’ brother happy ! »

« Mon cœur s’affole… ma respiration se bloque…
Qu’est-ce qui se passe ?
Qu’est-ce que je regarde ?
… c’est… insoutenable ! »

Cette scène venant ici illustrer l’horreur de sa révélation, un violent coup de feu retentit de part toute la vallée poussiéreuse. Mes mains se pressant une fois encore sur mon visage pour venir couvrir mon regard apeuré, je perçus la respiration saccadée de l’un des duellistes. J’écartai alors doucement les doigts pour venir découvrir lequel des deux avait été mis à mort, juste à temps pour voir le sombre personnage s’écrouler lourdement sur ses genoux.

« Ho… how are you ? »

S’approchant jusqu’à s’agenouiller, le héros vint apporter la réponse à cette toute dernière question formulée par la bouche de son ennemi agonisant. L’harmonica jouait à son tour ses toutes dernières notes et le bourreau s’écroula finalement pour rendre son ultime soupir dans la stupeur.

Mon visage se tourna en direction de Kirlian et je le découvris paré d’une indéfinissable expression. Comme si les délices de sa propre revanche venaient d’être consommés, il s’était laissé glissé dans la douceur des endorphines qui succède à toute forme de jouissance. A partir de cet instant, cristallisée dans une tristesse sereine, je visionnai la dernière partie du film de mon désormais regard de coquille vide. L’anesthésie de ma peine, telle une symphonie qui me berçait, épousa celle qui accompagnait les adieux de ce héros victorieux. Le rideau noir enfin baissé, le défilé de noms des acteurs sonna le glas de ce qui avait été jusqu’ici mon intemporel instant présent.

— Alors ? me demanda Kirlian, tout empli d’une ferveur qui touchait du doigt le ravissement.

Sa question me ramena quelque peu à la réalité de mon existence en ce lieu, quand la souffrance en mon âme se fit au même instant plus lancinante. Mes traits figés se décomposèrent aussitôt sous cet assaut violent et je baissai le regard pour égarer mon mal par-dessus le sombre pavement de la cave.

— C’est tellement triste… murmurai-je, anéantie par les maléfices d’une histoire à ce point tragique.

Ma courte conclusion ainsi expirée, Kirlian me dévisagea.

— Qu’est-ce que tu vas encore chercher ! s’offusqua-t-il de ne point m’entendre ovationner son chef-d’œuvre. Justice est faite ! Que te faut-il de plus ?

A cette affirmation qui contenait toute l’exaltation de son engouement, il m’apparut pourtant qu’elle contenait une regrettable erreur de jugement.

— Justice, dis-tu ? N’est-ce pas plutôt-là… une vengeance ?

Souriant, il se détendit à ma réponse que son affection jugea comme une adorable démonstration d’innocence.

— Quand bien même ! répliqua-t-il avec force. La justice n’a t-elle pas besoin de s’animer d’une envie de venger pour en venir à être rendue ? Ce mot, si péjoratif de ta bouche, est l’essence même et la voix qui appelle cette justice ! Oh je sais très bien à quoi tu penses, mon tendre petit cœur, mais sache que s’il n’existe aucun juge pour faire tomber la sentence méritée, il ne nous reste plus qu’à faire justice nous-mêmes !

— Dans ce cas tu ferais bien mieux de t’abstenir purement et simplement ! m’exclamai-je avec tant de force que l’intransigeance de son exaltation en fut refroidie d’une manière brutale.

Détournant aussitôt le visage, je poursuivis de lui dévoiler mon sentiment en murmures.

— Se faire justice soi-même… tu sembles te réjouir, exulter à cette idée et pourtant… c’est risquer de passé à coté de toute justice véritable, car tu oublies la notion primordiale d’impartialité. Celle qui rend la justice sans aucun parti pris si ce n’est celui du Bien, du Beau, du Vrai ! De ces lois qui stabilisent, pérennisent l’existence pour tendre, autant que faire se peut, vers la perfection de l’immuabilité pour seul rempart face à une destructuration inévitable…

Aussitôt ces paroles prononcées, je me sentis en perdre soudainement le fil.

« … pourquoi ai-je dit cela ?… quel était le terme de cette pensée au juste ?… je… ne sais plus où je voulais en venir… »

Une nouvelle fois la victime de mon insondable sottise, je ne pus poursuivre d’argumenter sur cette question désormais nébuleuse dont la pertinence était pourtant venue éclairer mon âme, il y avait encore un instant. Honteuse, je baissai le visage pour me murer dans le silence mais non sans avoir posé mon regard sur Kirlian, le court laps de temps que dura sa chute.

— Evy… soupira-t-il. Vas-tu à nouveau me parler de Dieu quand je ne fais que de te demander ton avis sur un simple film ? Tout aussi grandiose soit-il par ailleurs !

Le voyant se détourner du sujet véritable de notre conversation, je sus que nous n’allions pas véritablement nous faire entendre l’un de l’autre, une fois encore. Je me contentai donc de répondre à sa question.

— Je ne pense pas qu’il existe un seul sujet où l’on puisse se passer de le prendre en référence absolue… Et c’est précisément-là ce que je reproche à tes envies de vengeance…

Ses traits se crispant pour venir déformer son reste d’amusement, il soupira par avance de devoir écouter jusqu’au bout mes inclinations.

— Pourras-tu te protéger toi-même de ce feu brûlant ? Ce héros que tu affectionnes, l’âme évidée où ne souffle plus que la tempête du châtiment… sa revanche consommée, il fut dans le même temps achevé d’être consumé par elle et tout cela pourquoi ? Des cendres… voilà les restes et les miettes de ce grand festin à la table des flammes…

Perplexe, il me regardait fixement, tout occupé à décortiquer vainement mes propos.

— Accuser une vengeance légitime d’avoir tué l’âme alors que l’assassin véritable a déjà accompli cette tâche ? me lança-t-il d’un ton sec qui avait vocation à dissimuler les remous de sa colère qu’il désirait alors faire taire.

— L’âme ne meurt jamais… répondis-je timidement. Elle se cache… et c’est pour cette même raison que l’on devrait toujours s’attrister qu’une vie touche à sa fin, à plus forte raison si l’esprit y était criminel… Qu’y a-t-il de plus triste qu’une rédemption perdue… qu’une douleur qui ne guérira jamais plus ?

Certes interpellé mais de plus en plus perplexe, il laissa à sa réflexion quelques instants de plus avant de me livrer sa conclusion.

— Ton discours échappe à toute logique ! Tu prends le parti du bourreau ? Tu as pitié de lui ? C’est une blague ? Dans quelle improbable dimension t’es-tu encore égarée pour me revenir avec de pareilles idées !

Ainsi son esprit venait-il de mettre en lumière une réflexion que je ne m’étais jamais faite dans mon habituelle incapacité à intellectualiser mes sentiments.

« Pitié du bourreau ?… oui, c’est vrai… pitié de lui, pitié de ses victimes… pitié du monde entier où se joue presque sans début ni fin… la tragédie de l’être humain… »

Toute aussi soudaine que brutale, une souffrance insoutenable me transperça le cœur pour faire naître une inépuisable compassion dont l’impuissance torturait affreusement la vie en mon être.

« Une blessure originelle et puis… la transmission de ce mal, d’âme en âme… bourreau, victime, victime, bourreau… et puis… et puis… »

— Evy ? murmura-t-il en percevant mon regard luire les premières larmes d’une douleur inconsolable.

— Et puis… une fois sa vengeance assouvie, il est parti… il l’a laissée toute seule…

Mon visage s’écroula sur mes genoux et j’enserrai mes jambes par l’étreinte de mes bras, pour y déverser le sanglot que je ne pouvais plus garder confiné. Saisi par un profond malaise, Kirlian semblait incapable de se décider entre s’approcher pour m’enlacer ou demeurer stoïque face à l’ébullition de ce qu’il ne pouvait appréhender. Finalement, son esprit s’apaisa de sa propre incapacité à me soulager. Il fit alors ce qu’il jugea de plus adapté quand l’ignorance venait à l’emporter.

— Cesse donc de pleurer… et dis-moi plutôt ce que je peux faire pour te redonner le sourire ?

Sa question me toucha profondément. La douceur de son intention embauma l’oxygène dont s’emplissait mon être. J’élevai alors les deux cascades qui se déversaient de mon regard jusqu’à lui, pour le découvrir les traits affligés par un spectacle si triste à contempler. Mon essence ne désirait en réalité pas autre chose que de se communiquer à la sienne mais, toute incapable que j’étais d’accomplir cette tâche, sans doute pouvais-je utiliser la méthode qu’il avait lui-même employée. Cette idée m’apparaissait judicieuse et ce fut en séchant doucement mes larmes que je la lui murmurai.

— Peut-être… que je pourrai te montrer un film, moi aussi ?

Cette réponse inattendue l’étonna tout d’abord. Puis, une brève réflexion dont la funeste perspective fit fondre ses traits l’amena finalement à soupirer sa résignation.

— Bien ! Mon sens de la justice l’exigeant, je n’ai d’autre choix que de te céder ! Mais je te préviens quant à la qualité de ce que tu vas me montrer, sinon…

Un regard intense plongé dans le mien, il sortit un objet de sa poche pour l’amener à sa bouche. Aussitôt, le son mal soufflé d’un harmonica se réverbéra de part et d’autre de la cave.

— Gare à la vengeance !

Sa menace ainsi propulsée, il me toisa de son sérieux imperturbable qui aurait camouflé à merveille son secret désir de m’égayer, si je ne l’avais facilement deviné. Je m’étonnais alors de le découvrir en possession de ce qui était sans aucun doute un jouet pour enfant, ainsi lui posai-je la question qui se présentait naturellement à ma curiosité.

— Où est-ce que tu as trouvé ça ?

Il ne se laissa pas démonter le moins du monde et c’est avec un certain aplomb qu’il me répondit volontiers.

— Figure-toi que je l’ai depuis que je suis tout petit et, au-delà du fait qu’il soit associé à de relatifs bons souvenirs, ce qui ma foi est assez singulier pour venir le souligner, je clos cette petite conversation pour aller télécharger ton film !

Cela disant, il se dirigea vers l’escalier qu’il gravit en traînant les pieds. A mi-chemin, sa coutumière expression blasée m’interpella pour s’enquérir d’un détail dont il avait oublié de s’informer.

— C’est quoi le titre ?

Sa question me reconnecta à nos dissemblances inconciliables. L’anxiété de lui avoir une fois de plus donné le bâton pour me faire battre me submergea. Pourtant il m’était impossible de me désavouer, l’impatience dans son regard me pressant à le satisfaire et bien que je présentais l’humiliation prochaine, je fis ce choix de demeurer authentique.

— C’est… La dernière Licorne… marmonnai-je des tréfonds de mon malaise.

Il se figea aussitôt sans perdre un iota de son flegme éternel et, après avoir soupiré en baissant quelque peu le visage, il reprit sa pénible escalade jusqu’à disparaître en haut des marches.

« Comme l’embarras de son silence est insurmontable… » pensai-je tandis que mes doigts s’entortillaient de nervosité.

Épousant la certitude que l’absence d’idée me seyait bien davantage et m’aurait par la même épargné d’endurer le déshonneur, j’étais encore à cent lieux de m’attendre à ce que sa voix déchire soudainement le silence de ma honte.

— Evy ! s’exclama farouchement son timbre consterné. Tu te fiches de moi ? C’est pas un film, c’est une connerie de dessin-animé !

Mon silence pour toute réponse, je redoutai qu’il ne s’en agace davantage, aussi m’empressai-je de lui répondre la première chose qui me passa par la tête.

— En fait, c’est un long-métrage…

Sa verve ploya alors sous le poids de l’effort qu’il lui faudrait bientôt fournir en vertu de sa promesse.

— … me voilà rassuré !

Peu de temps après il redescendit rapidement, bien décidé à en finir au plus vite. Pour ce faire, il avait rapporté avec lui un petit lecteur dvd sur lequel se trouvait un port usb. Ainsi, en moins de temps qu’il n’en fallait pour me dire qu’il était indiscutablement efficace, l’écran affichait les première images de mon beau souvenir d’enfance. D’un air renfrogné, Kirlian se laissa tomber dans son fauteuil avant de venir croiser les bras. Je sus dès-lors qu’il risquait fort de ne point se dérider de tout notre visionnage, et qu’il serait sage de ne pas me faire trop de vains espoirs sur son opinion finale.

« Qu’à cela ne tienne, c’est à mon tour d’exulter sur ce que je perçois comme une beauté mystérieuse à contempler ! »

« Il y a bien longtemps qu’elles ont fui par-delà les chemins et le Taureau de Feu à leurs trousses a recouvert les traces de leur pas ! »

« Comme cette phrase a toujours résonné en moi… Son écho réverbère jusqu’aux oreilles de mon âme la certitude de caresser l’un des morceaux d’une vérité éparpillée… »

L’émoi tapissait d’ores et déjà son reflet brasillant sur mes rétines et je me tournai discrètement dans la direction de celui qui semblait juger de son sort comme celui d’un otage soumis à la torture.

« Kirlian… j’aimerais tellement que tes lumières viennent m’éclairer… Regarde attentivement, s’il te plaît… dis-moi ce que tu vois… et qui se dissimule face à moi… »

Ainsi formulai-je dans le secret de mon être ce vœu qui, je l’espérais, serait celui qui nous rapprocherait. Je replongeais alors sans attendre dans l’histoire, si chère à mon cœur, aussitôt absorbée pour ne plus faire qu’observer les mille et une couleurs d’un songe, familier en mon intérieur.

Dame Amalthea — Votre majesté…

Le roi Haggard — L’amour assoupit vos défenses, madame. Et si vous aimez autant que cela, je finirais bien par vous attraper, madame !

Dame Amalthea — Regardez, votre fils revient là-bas.

Le roi Haggard — Lir ? Ce n’est pas mon fils ! Je l’ai ramassé un jour devant une porte ! Il avait été abandonné. Je me disais que je n’avais jamais été heureux et que je n’avais jamais eu de fils… Ce n’était pas sans agrément au début, mais ce fut vite fini ! Il n’y a qu’une seule chose qui m’ait jamais rendu heureux !

Dame Amalthea — Laquelle est-ce ?

Le roi Haggard — Vous vous moquez ! Je sais ce que vous êtes venue chercher ici et vous savez aussi bien que je les tiens ! Essayez de les prendre, si vous pouvez ! Mais ne vous moquez pas !

Dame Amalthea — Mon seigneur… dans tout votre château, dans tout votre domaine, il n’y a pas une chose que je désire. Au revoir majesté…

Le roi Haggard — Je vous connais ! Je vous ai presque reconnue quand je vous ai vue sur la route de mon portail et depuis… pas un seul de vos faits et gestes qui ne vous ait trahi, non ! Un pas, un regard ! Votre tête ployée, l’éclat de votre gorge quand vous respiriez ! Cette manière que vous avez d’être parfaitement immobile, tout ne cessait de vous dénoncer ! Vous m’avez rendu perplexe quelques temps… mais votre heure est venue… La marée descend ! Venez donc la voir ! Venez !… Venez ! Là… les voilà !… les voilà ! Elles sont à moi ! Elles sont toutes à moi ! Le Taureau de Feu les a rassemblées pour moi, une par une, puis je lui ai ordonné de les repousser dans la mer ! Maintenant elles y vivent et chaque marée les ramène à portée de la terre ferme, tout près… et elles n’osent jamais plus sortir de l’eau… car elles craignent le Taureau de Feu !… J’aime à les regarder… tout mon être s’emplit de joie… lorsque je l’ai ressenti la première fois j’ai cru que j’allais mourir… J’ai dit au Taureau de Feu « il me les faut ! Il me les faut toutes ! Toutes celles qu’il y a car il n’y a rien qui me rende heureux… rien… que leur éclat… et leur grâce… » Et donc le Taureau de Feu les a capturées !… Chaque fois que je vois les Licornes… mes Licornes… je revois ce lointain matin dans les bois… et je retrouve ma jeunesse, envers et contre moi… Tu es la dernière !

Dame Amalthea — Mon seigneur, je… je ne comprends pas… je ne vois rien du tout dans ces flots…

Le roi Haggard — Oses-tu toujours te renier toi-même ? Oses-tu toujours faire semblant d’être un être humain ? Je te précipiterai parmi les autres de mes propres mains, si tu persistes à te renier toi-même !

Dame Amalthea — Mais… que dites-vous…

Le roi Haggard — C’est sûrement cela ! Je ne peux pas me tromper ! Pourtant… vos yeux… vos yeux sont devenu aussi vides que ceux de Lir ! Aussi vides que des yeux… qui jamais n’ont vu de Licornes ! … Ça n’a pas d’importance ! Je peux attendre ! Le dénouement sera le même !… Je peux attendre !

Dame Amalthea — Il est fou… fou…

Schmendrick — Non… non, non ! Tout ira bien ! On les trouvera ! Allez, viens… viens avec moi… Oh je t’en prie, non, ne… ne pleure pas… si tu deviens assez humaine pour pleurer, aucun sortilège ne suffira à te rechanger… Viens donc avec moi… chut… ne pleure pas… je te promets qu’on les trouvera !

Cette scène clôturée, péripéties et tragédies s’enchaînèrent jusqu’au dénouement final. Dans un adieu amer, la Blanche Licorne s’en retourna, solitaire, dans la forêt qui avait toujours été la sienne. La musique du générique emplit alors notre hâve silencieux et bien que je n’osai porter mon regard sur lui, je me demandais avec anxiété ce que Kirlian en avait pensé.

— C’était affreusement mal doublé ! lança-t-il au bout des quelques instants qu’il fallut à son esprit pour revenir à lui.

Certes, je ne m’attendais pas à ce qu’il l’apprécie à sa juste valeur. Lui qui pourtant prêche le fond plutôt que la forme, il était passé tout à côté du message qu’il fallait y déceler. Cette nouvelle défaite mélangeant son acidité à ma mélancolie, mon cœur en vint aussitôt à imprimer sa lypémanie sur la prostration de ma physionomie. Mon absence de réaction et le silence qui s’ensuivit semblèrent alors le pousser à la repentance, ainsi se résolut-il à s’en infliger la pénitence.

— Et bien… se ravisa-t-il à grand renfort d’une empathie bien trop étriquée. Je peux tout du moins concéder à cette œuvre d’avoir étonnement réussi ce mariage improbable entre le très glauque et le très neuneu, ce qui est un prodige en soi, il faut bien le reconnaître !

J’aurais désiré pouvoir sourire d’une telle incapacité à s’humilier dans son désir de me consoler, tant elle fut délicate dans sa maladresse coutumière. Pourtant, mon affliction dont j’ignorai la cause véritable de sa démesure achevait de faire dépérir la naissance d’une joie timide.

— C’est tellement triste… murmurai-je finalement, désireuse de ne pas laisser ses efforts sans réponse.

— Encore ? s’exclama-t-il, agacé. Tout est triste avec toi ! Par pitié, ne me dis pas que j’ai enduré ce film dans l’optique de te faire plaisir et que tout ce que j’en récolte c’est une nouvelle humeur chagrine !

Son exaspération m’avait ébranlée dans ma fragilité, aussi me refermai-je davantage sur moi-même, honteuse d’être une fois encore la source intarissable de ses contrariétés. Se fustigeant de son caractère rustique, il s’empressa de rétablir le dialogue interrompu par la rigidité de mes lèvres.

— Qu’est-ce qu’il y a de triste là-dedans ? Ça se finit bien, non ? fit-il l’effort de me ménager.

La douceur de son timbre me ravivant, j’enroulai mes bras autour de mes jambes repliées pour déposer ma joue tout contre mes genoux.

— Elle sera toujours seule… puisqu’elle n’est plus comme les autres…

La tristesse qu’engendra cette fatalité se cristallisa sur mon visage enlisé.

« Décidément… » pensai-je en sentant mon âme s’engourdir dans ce malheur charmant. « Ne puis-je donc me défaire de cette humeur qui a séduit éperdument mon pauvre cœur ? »

Le silence s’étendit à nouveau pour immortaliser ma peine dont je savourai tranquillement les morsures, quand il fut soudain brisé par une puissante détonation.

— Je te le concède volontiers ! s’exclama-t-il avec tant d’aplomb qu’il me délivra de l’emprise de toute agonie. Il n’y en a certes pas deux telles que toi et il fallait bien une licorne de dessin-animé qui se transforme en damoiselle évaporée pour te trouver un semblant de copine à qui t’identifier !

Ses sarcasmes accentuèrent la perforation de ma solitude intérieure, aussi le besoin vital d’en exprimer les couleurs et l’intensité me pressa à m’épancher.

— Tu sais, cette plaie… elle est sans doute la plus douce des…

— Houlala, je t’arrête tout de suite ! répliqua-t-il avec fermeté en me coupant grossièrement la parole. Je ne rentrerai pas dans ton petit jeu des « délicieuses souffrances » ! Je viens de me taper l’heure la plus longue de toute ma vie, il est hors de question que tu me balances ton laïus par-dessus !

Déstabilisée par une telle affirmation, ma voix s’en trouva emprisonnée le temps qu’il me fallut pour faire reprendre ses esprits à mon cœur, douloureusement meurtri.

— Mais, je…

Il s’empressa alors de m’interrompre une nouvelle fois, résolu dans son besoin urgent de me repousser.

— Et comme je devine par avance que tu seras incapable d’accéder à cette requête de me simplement laisser en paix, je m’en vais moi-même la conquérir sous le fier étendard de l’éthanol !

S’étant ainsi déclaré sur le départ d’une bien étrange croisade, son bras se faufila par-dessous la desserte pour revenir déposer sur sa surface une bouteille, pleine de ce qui m’évoqua un naphte immonde de la famille des eaux-de-vie. Ébahie, je l’observais dévisser le bouchon de ce dangereux poison pour aussitôt l’interpeller, dans une vive tentative de le ramener à sa chère raison.

— Kirlian ! Tu…

— L’alcool est interdit aux petits morveux ! vociféra-t-il avant de venir généreusement en emplir son verre. Pour les grandes personnes qui ne les supportent plus, en revanche, c’est autre chose !

« Quelle idée farfelue de se figurer que je puisse me montrer désireuse de réclamer ma part d’une pareille mixture ! » pensai-je tout en constatant que son but encore inavoué était de me confiner au mutisme forcé.

Cette éventualité ravivant mon éternelle culpabilité à exister, je dus m’assurer instamment que ce n’était pas là son cruel objectif.

— Kirlian… tu agis comme si tu voulais m’empêcher de m’exprimer…

A ce murmure, il sourit nerveusement avant d’y répondre sur le plus exaspéré des tons.

— Oh, mais tu peux t’exprimer à ta guise, mon petit cœur ! s’exclama-t-il en s’emparant résolument de sa coupe. Par contre, à chaque fois que tu le feras, je viderai aussitôt le contenu de ce verre, car il m’est cérébralement impossible de t’écouter, toi et tes ingénuités, doté d’un esprit toujours lucide !
La lumière ainsi faite sur le motif redouté du soudain retour de son ivrognerie, il but une lampée de son infect breuvage.

— … tu es en train de me dire que la faute m’en incombera si tu finis ivre mort ?

Exhalant la grande âpreté de ce combustible dont l’odeur me donnait des hauts-le-cœur, son regard qui se posait sur moi s’assombrit davantage.

— L’effet domino, ça m’a toujours éclaté !

— C’est un odieux chantage ! Peux-tu imaginer la peine que tu me fais en…

Sans même me laisser finir ma phrase, il porta le verre à ses lèvres pour le vider d’un vigoureux soulèvement du coude. Tout en grimaçant, il le reposa ensuite par-dessus la desserte avant de me dévisager, froid et résolu. Aussitôt, je me sentis déchirée entre la culpabilité de le pousser à s’enivrer et le besoin pressant qui me poussait à m’épancher. La première minute, ma langue ne se délia pas mais, très vite, l’absurde de la situation me fut trop insoutenable à tenir au silence.

— Kirlian… pourquoi est-ce que…

A nouveau implacable, il ne me laissa pas finir ma phrase quand sa main se saisit de la bouteille pour s’offrir le second service. Dès cet instant mon entêtement se résigna à abdiquer sans regret. Cette vision de mon sigisbée auto consacré qui arrosait son paradoxal triste sort me fendit le cœur bien plus qu’il ne le frustra. Ainsi consentis-je à rejoindre l’intime thébaïde en mon âme où la sienne m’exilait. M’étant armée de mon nécessaire d’écriture et d’une profonde indulgence, la tranquillité dont je le lassai jouir à présent ne semblait point le guérir de sa désagréable humeur. La première heure écoulée, ses commissures tombantes demeuraient encore crispées et ne s’ouvraient que pour laisser se déverser les gorgées de l’alcool dont il était résolu à s’enivrer.
Face à ce chaos qui bouillonnait silencieusement, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il n’avait pas été entièrement causé par une indigestion de mon caractère. Toute aussi agaçante que je puisse être, je le concevais, il devait sans nul doute y avoir autre chose.

« Quel secret dont il endure présentement le poids du fardeau laisse-t-il obstinément tourmenter sa conscience ?

Ainsi s’écoula la soirée, son être intraitable suivant la courbe de l’ivresse, le mien contraint à la patience La soirée était déjà bien avancée quand il en vint finalement à vider le fond de la bouteille dans son verre encore à moitié plein. L’épiant régulièrement de quelques furtifs coup d’œil depuis déjà deux bonnes heures, j’avais de mon côté toute les peines du monde à écrire trois pauvres lignes, tant les remous de ses silencieuses tribulations saturaient l’atmosphère au point de l’avoir insidieusement rendue des plus oppressantes. Ce fut au beau milieu de cette terrible asphyxie qu’il donna enfin le premier signe de l’ascendant de l’alcool sur ses troupes vaillantes. Ainsi s’annonçait la fin prochaine en son être des tristes ravages de la guerre. Péniblement, son dos se redressa pour se courber jusqu’à ce qu’il suscite son avant bras pour réceptionner la chute interminable de son visage. Ainsi, soutenu par le prompt renfort de ses cannes d’échassier, il soupira tout ce qu’il endurait de l’accablement dont le poids allait toujours en s’accentuant. Au bout de quelques instants à l’observer en silence, je me résolus à risquer de me faire à nouveau rabrouer.

— Est-ce que… tu aurais envie de me parler, Kirlian ? murmurai-je, anxieuse à l’idée de me faire frapper par ses foudres.

— Pff ! Te parler de quoi ? ronchonna-t-il aussi sec bien que sans grande conviction, son esprit hargneux sous l’emprise de l’ivresse.

N’étant pas dupe quand à son humeur véritable, je le sentais tout au contraire sombrer dans les affres de la déréliction. C’était là, me sembla t-il, le plus opportun des instants pour lui faire sentir la bienveillance de ma présence. Se débattant avec férocité pour la repousser encore et toujours, il poursuivit de rugir obstinément.

— Te parler de ce que ni toi ni personne ne peut comprendre ? De ce que peuvent être, en intensité, la douleur et la rage qui viennent t’emplir à chaque nouvelle collision d’un passé pourtant mis sous clef ? De cette même saloperie qui s’invite inopinément dans le présent ? De ce qui semble ne jamais vouloir prendre fin et qui serait probablement la plus coquasse des farces jamais inventée, si seulement elle n’avait à ce point le goût de la merde ? Quand il constata que je ne m’étais pas laissée démonter par son discours, volontairement mordant, et que je demeurais assez téméraire pour me prétendre sa confidente, ses traits se décomposèrent jusqu’à ce que le conquisse une inusuelle résignation.

Aussitôt, il se laissa tomber en arrière jusqu’à enfoncer le pénible harassement de sa lutte intérieure dans le cuir craquelant du fauteuil.

Chapitre XVII

Confessions

Son regard épuré de toute colère s’était perdu dans le vague. Il arborait son coutumier détachement qui, de sa sensibilité anesthésiée, avait détendu jusqu’au plus petit muscle de son visage adamantin. Ainsi délivré du besoin de protéger ce qui était désormais indestructible, son esprit fit desceller ses lèvres pour qu’enfin ses secrets se confessent.

— C’est comme se faire bombarder sa maison au beau milieu de la nuit, alors que l’on est encore paisiblement endormi…

« Il se confie vraiment ! » pensai-je, réjouie tout autant que préparée au pire.

— Une terrible explosion !… le corps désarticulé d’une poupée qui se fait violemment éjecter… Le réveil au milieu des cendres !… La contemplation de mon jardin… détruit, piétiné, ravagé, pas une fleur n’y fut épargnée… La désolation… le vide… l’abandon… le froid… le silence… le sang… l’évagation… l’errance…

Sans même prendre la peine de construire des phrases, ces simples mots choisis entre tous furent amplement suffisants pour me dépeindre les ruines et misères de son être. Aspirée dans ce décor des plus angoissants, il me sembla soudain manquer de la capacité à pouvoir pleinement respirer mais, ne voulant surtout pas l’interrompre, je fis tout mon possible pour demeurer tranquille.

— Puis, l’état de choc s’atténuant, la conscience qui émerge vient alors dissiper le brouillard de l’étourdissement… s’ensuit aussitôt le déni… la colère… l’affliction… les hurlements…

Saisi à son tour par le malaise, il reprit sur le champ une autre gorgée qui vint davantage exciter la fièvre de sa langue.

— L’insomnie ! La folie ! L’asthénie !

Désireux de reconquérir sa maîtrise, il marqua une pause dans l’accélération furieuse de son débit de paroles tandis que son corps s’affaissait pour suivre la décrépitude de ses forces.

— … l’appesantissement… le sommeil…

Il engloutit alors d’une pénible lampée ce qu’il restait encore d’alcool dans son verre, avant de faire glisser l’obscurité de son regard sur le sol.

— Les cauchemars !

Le silence ponctua l’écho de sa voix tandis qu’il s’apercevait enfin que le contenu de son verre s’était mystérieusement évaporé, aussi posa-t-il son regard interloqué sur la bouteille asséchée. Cette énigme retenant son attention quelques instants, il déposa finalement son verre sur la desserte avec une certaine amertume. Venant aussitôt croiser les bras, il se perdit quelques instants dans ses funestes pensées avant de se tourner mollement dans ma direction.

— Sais-tu quel est notre problème à nous autres, humains ?

Mon visage alla de droite à gauche pour lui signifier mon ignorance. J’attendis dès-lors qu’il énonce cette soudaine évidence.

— Nos cinq sens !

En premier lieu surprise par sa révélation, tout aussi inattendue qu’originale, je fus rapidement déconcertée quand il se pressa de venir m’éclairer.

— Sans eux, nous ne serions qu’une âme prisonnière d’une interminable pensée sans frontière, mouvant son infinité au-dedans d’une enveloppe de chair dont elle n’aurait même plus conscience…

Cette description me terrifia mais je ne fus guère étonnée de percevoir sur ses traits qu’elle lui était, tout au contraire, une agréable perspective. Son corps lui ayant toujours été le plus pénible des fardeaux, c’est dans l’affliction de le soutenir encore qu’il s’accouda sur son genou pour plonger l’inflexibilité de ses doigts crispés dans son cuir chevelu. Il enserra le crâne qui emprisonnait son esprit accablé et son échine se courba sous le poids d’un si grand tourment à porter.

— Le monde ! grogna-t-il avec mépris. Spectacle insupportable, répugnant et sordide ! Une joyeuse sauterie dont la foule de commensaux affamés n’a de cesse de me convier ! Parfois je désirerai me percer les tympans, pour ne plus ouïr ce tintamarre de beuglements et d’ingurgitations qui ne cesse d’y retentir, et que je continue de percevoir aussi profondément qu’il fut bien vain de m’ensevelir ! La pierre qui compose les murs de ma tanière suinte les miasmes qui s’infiltrent depuis la surface, distillant leurs puanteurs dans chaque atome de ma matière ! Parfois je désirerais coudre entre elles les narines qui inspirent cet oxygène ! Il m’emplit des pestilences dont il est saturé et m’apporte ici la preuve que, pour vivre heureux, sans doute ne faut-il point se cacher, mais avoir l’odorat affûté d’un porc qui se complaît à enfourner son groin dans ses propres déjections !

Bien que je ne fus pas étonnée de me repentir quelque peu d’avoir voulu sonder son âme, je me consolai en m’assurant que cela lui faisait sans aucun doute un grand bien d’être ainsi, écouté par quelqu’un. Ce fut sur cette pensée que mon âme chamboulée réussit à contenir son impétueux désir de se boucher les oreilles afin de ménager ma sensibilité.

— Le monde… reprit-il sans attendre, son être s’agitant toujours un peu plus au-dedans de ses méandres. Parfois je désirerais me cautériser des pieds à la tête, si cela pouvait annihiler toute sensation que j’ai d’y demeurer ! Mais il se tient encore et toujours face à moi, tant et si bien que parfois je désirerais me crever les yeux, pour ne plus jamais contempler les infamies interminables de ce monde crasseux !

A ces paroles qui avaient fait rejaillir son acrimonie, il se dressa vigoureusement sur ses jambes qui, aussitôt vacillantes, le firent tituber de quelques pas avant de le laisser s’écrouler en position assise. Sa dégringolade m’alarma. Pourtant mes mains tendues vers lui se figèrent cet instant où il me manqua le courage requis pour amortir son effondrement. Notre silence commun vint alors accueillir la faible émergence de sa voix.

— Je boirais bien un petit chocolat… marmonna-t-il avec la soudaine intonation d’un petit garçon, avide de réconfort.

Dévouée à la tâche de tout ce qui pourrai venir le soulager, je me redressai, prête à m’élancer vers la bouilloire.

— Je t’en prépare un tout de suite !

— Non ! s’empressa-t-il de freiner mon initiative.

Désorientée par une exclamation si vive, je me figeai avant de laisser la rigidité de mon corps reprendre sa position assise.

— … tu es mignonne et je te remercie… mais tout bien réfléchi, je n’en veux pas !

Sous mon regard tout à la fois interloqué et chagrin, il se mit à rire au-dedans de sa chevelure où son visage s’était perdu.

— Hum !… Parfois je désirerais me trancher cette langue qui si souvent me trahit… en maquillant de la boue son goût détestable, pour qu’à chaque nouvelle défaite je désavoue l’honneur de mon âme !

Ces paroles me touchèrent tout particulièrement. L’effervescence de la colère en moins, l’étau de la culpabilité y était sensible.

— Plus de langue c’est aussi… la fin définitive des paroles inutiles !Car tout aussi bavard que je puisse l’être… sincèrement… je n’aspire en réalité qu’à me taire…

Cet idéal se concrétisant le temps d’un soupir, je pus être alors le témoin de l’effective traîtrise de sa langue quand celle-ci le poussa à s’épancher encore.

— Et même ainsi, soulagé de m’être enfin irrévocablement emmuré… j’aurai malgré tout emporté, dans l’absolu de mon exil… de ce monde que j’exècre !… les images, les odeurs et les saveurs immondes ! Alors parfois je désirerais m’ouvrir le crâne à grands coups de marteau ! Extirper la boue qui n’a eu de cesse d’y pénétrer par le simple fait de l’avoir regardée… écoutée… respirée… touchée…

Son visage s’inclinant davantage pour empêcher que ne remonte sa bile en ébullition, il en vomit néanmoins l’amertume en murmure.

— Et bien malgré moi… de l’avoir goûtée !

Quand il expira ces paroles qui suintaient sa répugnance, il demeura quelques instants dans le silence où persista l’évanouissement de sa voix. Il quitta alors la pénombre insondable de son excavation pour ascensionner son regard jusqu’à moi. Persuadée que j’étais de lui découvrir les traits crispés par la nécessaire maîtrise de sa fureur éméchée, il était tout au contraire paré des ravages d’une triste désolation.

— Mais si je fais ça… je ne pourrai jamais plus contempler de ton âme la beauté… écouter de ta voix la douceur et les battements de ton cœur… toucher de mon front ton épaule et me faire consoler… respirer les senteurs d’une sincère naïveté… goûter le repos de ta présence qui me fait oublier que depuis longtemps, et encore à l’instant… je peux désirer, de ton être… ne plus jamais m’approcher !

A ces paroles qui me déchiquetèrent le cœur, je ne pus retenir mon imagination d’en peindre la toile atroce. Celle de le contempler, impuissante, se faire happer définitivement par les ténèbres où il désirait s’ostraciser lui-même, pour déserter jusqu’à la plus petite particule du souvenir de son être. Ainsi elle s’écoula sur ma joue, cette larme emportée dans sa chute par la pesanteur du chagrin qu’elle arrachait à mon âme. A sa vue, il en fut tout d’abord surpris avant de se décider à traîner son inconfort jusqu’à moi. Comme le plus insondable des mystères, il observait l’étrange humidité dont rien ne pouvait plus venir le distraire, quand son bras s’éleva vers mon visage, peint de tristesse. De son index, il vint alors freiner la chute interminable de cette larme. Il la recueillit et la porta lentement jusque sous son regard dans la profondeur duquel se mouvait, silencieux, un étrange brouillard qui dissimulait le vide.

— Cette petite chose-là… murmura-t-il d’un timbre soudain mélancolique. Je ne la comprends pas…

Ses paroles m’enserrèrent douloureusement le cœur et je déposai la main tout contre ses palpitations lancinantes tandis que, de son pouce, Kirlian effaça la goutte chagrine dans la plus triste expression de sa lointaine absence.

— Kirlian… expira ma voix cristalline. Tel un corps inhabité… je te sens parfois t’être infiniment éloigné…

Dans le glissement de sa chair engourdie, il s’approcha, comme entravé, pour déposer la chaleur de sa joue tout contre mon front qui s’était enlisé. Dans un effort palpable alors, il soupira avec tendresse ce qu’il me fallait entendre, une fois encore.

— … Je suis toujours là…

Nous restâmes ainsi un long moment, nos visages tout simplement blottis l’un contre l’autre, quand il se mit à rire soudain.

— Tu sais… chuchota-t-il alors, comme s’il était sur le point de me confier un nouveau secret. Tout à fait entre nous… parfois je me demande ce que ça ferait…

En me murmurant sa pensée, son visage glissait contre le mien, effleurant presque mes lèvres des siennes dans sa dégringolade.

— … d’être un mec normal !

Il libéra aussitôt un rire puéril, comme s’il voulait se moquer de sa propre facétie. Mais sa soudaine proximité, qui avait outrepassé les frontières d’une chaste amitié, éveilla en moi une angoisse fulgurante. Mes palpitations s’affolèrent et ma respiration s’accéléra, ce qu’il ne tarda pas à remarquer malgré son état d’ébriété avancé. Bien qu’une légère panique sembla l’agiter dès l’instant où il prit conscience de m’effrayer, il se voulut aussitôt rassurant.

— Non… non ! N’aie pas peur ! Moi je ne te ferai jamais ça !
marmonna-t-il, la cadence de la voix désaccordée, avant de glisser la main par-devant son regard. … parce que… parce que moi…

Tout en peinant à terminer sa phrase, ses épaules s’affaissèrent quand il déploya toute la force dont il disposait encore pour ne pas laisser sa confession inachevée.

— … je suis ton papa !

A ces mots des plus étonnants, l’alcool avait finalement remporté la bataille quand il s’écroula lourdement sur mes genoux pour rendre les armes. Je dus rester ainsi figée un certain temps, probablement, n’osant pas me mouvoir d’un pauvre millimètre de peur de le déranger dans sa soudaine sérénité. Ainsi m’adonnai-je à ce seul loisir qu’il me restait, celui de contempler longuement chacun de ses traits.

« Comme son visage est paisible. » pensai-je alors. « Épuré de toute autre expression, il ressemble à celui d’un ange… »

Mon regard glissa ensuite sur son corps étendu pas-dessus mes jambes, quand l’insoutenable souvenir des plaies qui y étaient gravées m’affola quelque peu. Aussitôt, je fus à nouveau envahie par ce vain désir de faire disparaître le recueil de ses sévices, par une privauté qui lui déplairait sans conteste. Hésitante, j’argumentai néanmoins qu’une telle occasion ne se reproduirait sans doute plus jamais. Je ne pus alors retenir ma main de se déposer délicatement sur son dos. Avec douceur et bienveillance, la caresse que je fis glisser sur lui m’offrit de sentir, malgré l’épaisseur de son vêtement, le relief enchevêtré de sa peau ravagée. Aussitôt, mon esprit fut frappé par la violence de quelque brèves images accompagnées de terrifiques sensations. Épouvantée et dans un gémissement qui s’échappa de mes lèvres tremblantes, ma main le quitta prestement pour se presser tout contre mon visage désemparé.

Je demeurai ainsi, la respiration haletante, envahie par l’insupportable certitude d’avoir fait une affreuse bêtise. Il fallut bien que s’écoule une dizaine de minutes pour que mon cœur s’apaise enfin et que j’ose à nouveau poser mon regard sur celui dont rien ne pouvait venir troubler la profondeur du sommeil. Résignée avec joie à passer la nuit ainsi, je me saisis de la couverture pour couvrir le corps de Kirlian avant de rabattre le peu qu’il en restait sur mes épaules. Penchée par-dessus son visage pour le contempler, mon âme fut alors embaumée d’une intense tendresse pour lui. Ce fut cette sensation si particulière. Éprouver en soi un indéfinissable bonheur à souffrir la douleur atroce que cela peut-être d’aimer ce qui se trouve anéanti…

« Cela fait si mal… cela est si doux… Je ressens en cet instant l’Alpha et l’Oméga de mon être se toucher tendrement pour cohabiter l’espace d’un salutaire instant… »

Je ne pus alors retenir mes lèvres d’exprimer ce délice par la suavité d’un sourire.

« Voici une pensée qui le ferait bondir sans aucun doute, tant elle se révèle paradoxale… »

Toujours plus amusée par cette perspective, j’imaginai aussitôt l’inévitable conséquence.

« C’est heureux qu’il se soit endormi… il en aurait probablement vidé une seconde bouteille pour me faire taire… »

Le lendemain matin, quelques heures après le lever du jour, la soudaine agitation de son éveil tout proche m’arracha à ce demi-sommeil qui avait été le mien. Un peu courbaturée, je décollai mon épaule de l’angle de la garde-robe contre laquelle je m’étais assoupie.

Mon regard glissant jusqu’à lui, je découvris le champs de bataille où se déroulait présentement le combat que l’émergence de son acuité livrait à la pesante emprise de la torpeur. Silencieuse et de toute mon affection, j’attendais avec patience qu’il remporte la victoire quand ses paupières se descellèrent péniblement. Ainsi, quoiqu’il ne s’en trouva pas moins embrumé pour autant, il me donna l’impression d’avoir enfin réalisé où il se trouvait effondré. Désorienté tout d’abord, il sembla se reprendre dès l’instant où la confusion s’empara de ses traits. Le haut de son corps se redressa, comme saisit par l’impérieux désir de me fuir. Il recula alors dans une série de mouvements saccadés avant d’asseoir sa maladresse à même le sol. Figé dans cette position, il parut enfin prendre la pleine conscience de son état lamentable. Aussitôt son visage grimaça la probable migraine qui l’accablait, au point où son échine ne pouvait en supporter plus longtemps le fardeau. Ainsi, ses coudes venant prendre appui sur ses genoux, il se courba vers l’avant jusqu’à ce qu’à disparaître dans sa chevelure dépeignée. Au son des quelques plaintes discrètes qu’il ne pouvait guère refréner, je ne pus davantage enrayer cette envie de gentiment chatouiller sa susceptibilité.

— Laisse-moi deviner… tu ne boiras plus jamais ?

Il se gaussa alors avant de sourire avec courage tout l’inconfort de son état.

— Hum ! Tu serais bien naïve de te figurer cela ! affirma-t-il tout en se redressant sur ses jambes pour se diriger, vacillant mais résolu, vers la porte de la salle de bain. A la prochaine occasion…

Figé, il marqua une pause dans sa phrase et, tout en élevant le regard vers la gauche, il vint ajouter une donnée oubliée à sa douloureuse équation. Une fois sa pensée à nouveau structurée, ce qui ne prit guère plus de quelques secondes, il se tourna dans ma direction avant de poursuivre.

— Plus justement, la prochaine fois qu’il te prendra ce sadisme de saturer mon esprit de tes niaiseries, je replongerai dans le goulot sans aucune hésitation !

Sur ces paroles intransigeantes, il se dirigea vers la salle de bain d’un pas titubant. Je le fixais alors avec attention, prenant garde à ne pas en rire, quand il tourna son visage vers moi pour me toiser de son arrogance, dépouillée de tout panache.

— Et sans l’ombre d’un regret ! s’exclama-t-il alors avant de claquer la porte.

Le silence presque burlesque qui s’installa dès-lors fut tout près d’être brisé par mon éclat de rire, quand je perçus très distinctement, au travers de la porte, la première vague de son dégorgement. L’hilarité me quitta dans l’instant quand mes mains se portèrent à mon visage pour y contenir mon effroi de l’entendre ainsi recracher le poison dont il avait étourdi son esprit. Sans attendre, je me précipitai jusqu’à la salle de bain, portée par le désir de lui venir en aide.

— Kirlian ? murmurai-je tout contre la porte close. Kirlian… est-ce que je peux faire quelque chose pour…

— Bon sang, Evy ! grogna-t-il au-dedans des obscurités de sa nouvelle tanière. Ça ne se voit pas que je suis un homme présentement très occupé ? Allez, déblaie !

Là-dessus, il régurgita pour la seconde fois. Mon corps recula alors de quelques pas maladroits avant de s’en retourner se cacher sous la chaleur des draps. Ainsi étendue dans la sécurité de la couette, je ne pus contenir bien longtemps en moi ce sentiment qui me submergeait.

« Idiote ! Pourquoi te caches-tu, une fois encore, alors qu’il a besoin que tu te montres forte ! »

Je m’extirpai aussitôt de mon rempart en duvet, pour constater le désordre de ce qui étaient les vestiges et les ruines de cette nuit agitée. Sans attendre, je me remis debout sur mes deux jambes, animée d’une force nouvelle à mettre au service de son bien être. A cet instant, le bruit du pommeau me parvint depuis la salle de bain. De toute évidence, Kirlian avait décidé de prendre une douche.

« Parfait ! » m’enthousiasmai-je. « J’ai encore du temps ! »

Armée d’un sac poubelle et d’un chiffon, je m’empressai de ressusciter notre havre, enseveli sous les cendres de nos maux. Cadavres de bouteille, mouchoirs qui avaient épongé mes peines et tout ce qui devait absolument disparaître. Cette tâche accomplie, il ne me restait plus qu’à réarranger meubles et bibelots que l’agitation avait quelque peu délogés de leur place attribuée par le maître des lieux. Le son de l’eau qui s’écoulait venait de laisser sa place au silence. Je sus alors qu’il ne me restait que peu de temps avant que Kirlian ne réapparaisse. M’emparant de la couette, je l’étendais jusqu’à ce qu’elle recouvre entièrement le matelas de sa parure azur. Je me retournai alors pour contempler mon travail et m’assurer que rien ne m’avait échappé.

« Que puis-je faire d’autre pour rendre son retour agréable ? » m’interrogeai-je quelques instants avant de sentir à nouveau mon cœur bondir. « Une tisane ! »

D’un geste sûr, j’enclenchai la chauffe de la bouilloire quand la porte de la salle de bain s’ouvrit enfin. Le dos tourné, je ne le vis pas s’avancer ni même ne pus goûter à la joie de photographier l’étonnement désarmé qui siégeait à n’en point douter sur ses traits. Malgré cela, en cet instant, je me sentais comblée. La victoire de son silence me suffisait amplement. Ainsi, je fredonnai ce bonheur discret tandis qu’il s’approchait de moi jusqu’à passer son visage par-dessus mon épaule.

— Qu’est-ce que tu fais ? me demanda-t-il, perplexe.

— Je te prépare une tisane. répondis-je aussitôt par la tendresse d’un sourire. Comment te sens-tu, dis-moi ?

Discernant dans sa voix l’embarras qu’il s’efforçait de maîtriser, il me répondit très habilement sur le ton du dédain.

— Tss ! Mon corps peut être faillible, cela va sans dire, mais rien, jamais, n’aura ce pouvoir de venir entacher la splendeur de mon aura !

A nouveau arrogant jusqu’au ridicule, je ne pus m’empêcher de sourire une partie de mon affection.

— Tout cela me paraît bien narcissique ! Serais-tu secrètement amoureux de toi ? lançai-je sur le ton de la plaisanterie.

Son étonnement me dévisagea sans tarder et, de son regard qui s’éleva vers la gauche, il sembla se pencher très sérieusement sur la question quand je l’interrompis par l’éclat de mon rire. La raison de cet amusement soudain le troubla et, aussitôt, il me toisa de son expression la plus blasée.

— Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour mériter d’ouïr pareils gloussements ? s’exclama-t-il, toujours partagé entre une joie décharnée et ses défenses.

De mon côté, le plaisir d’être en sa présence avait porté à son comble mon envie d’être espiègle à son égard. Sur un ton détaché et comme pour mieux l’imiter, je lui offris les paroles qu’il avait lui-même prononcées pour moi, dans un passé pas si lointain.

— Rien de grave, Kirlian. Tu es drôle, rien de plus, rien de moins !

Progressivement déridé, l’enjouement de ma bonne humeur semblait l’avoir conquis malgré lui.

— Mais c’est que tu commencerais à savoir te servir de ta tête, mon petit sucre ! déclara-t-il sans pour autant réussir à dissocier l’humour de l’arrogance. Vas-y doucement quand même et ménage-moi ! Guère habitué, j’en reste toujours commotionné !

— Je te crois très volontiers ! répliquai-je, guillerette. Rien ne peut égaler le choc que te procure ma cérébralité !

La docilité de ma contre-attaque le fit rire aux éclats et, tout en me caressant le cuir chevelu avec vigueur, il conclut.

— Je ne l’aurais pas mieux dit moi-même !

Sur ces paroles enjouées, il s’éloigna jusqu’à rejoindre son cher fauteuil dont il ne pouvait rester séparé bien longtemps. L’esprit apaisé, il demeurait néanmoins sur son visage les quelques traits d’une vexation dont je fus incapable de définir la raison.

— Tu dois être ravie, j’imagine ! lança finalement son timbre piquant.

— Pour quel motif ? m’étonnai-je aussitôt.

— Tu as finalement obtenu, pour ne par dire sournoisement substitué lors d’un tragique moment de faiblesse, que je te révèle quelques uns de mes secrets ! La justice que j’incarne attend de toi que tu en fasses de même !

— Des secrets ? m’étonnai-je une seconde fois. Je n’ai rien à te cacher, que veux-tu donc savoir ?

A ma réponse qu’il jugea naïve, il sourit avant de poursuivre sur un ton désinvolte.

— Oh, j’avoue que ma curiosité s’agite quelque peu… s’amusa-t-il en dodelinant de la tête. Quand je m’interroge, impuissant, sur ce jour nébuleux où ton foyer a pris feu !

Aussitôt ces paroles prononcées, elles furent ponctuées par un son strident qui se réverbérera en tous sens. Les mains pressées contre mon visage pour l’y dissimuler, je n’osai contempler le résultat de ma maladresse qui avait laissé s’échapper la tasse de Kirlian, brisée à mes pieds.

— Je suis désolée ! m’empressai-je de marmonner, le cœur serré.

Sa tasse en morceaux ne sembla pas le préoccuper tant il se montrait tout à coup soucieux de mon état d’âme.

— Ce n’est pas la peine de te mettre dans tout tes états… je plaisantais !

Face à mon absence totale de réaction, ma honte toujours plongée aux creux de mes paumes, il déploya plus d’efforts pour se confondre en excuses comme il le put.

— Et je confesse au passage que j’ai effectivement l’humour un peu noir, quelques fois !

Cet aveu ne portant aucun fruit, il décida de s’avancer davantage dans la réalité en y traînant les pieds.

— Souvent !

Loin de me laisser de marbre, ses efforts ne parvinrent pourtant pas à me porter secours.

— Bon d’accord ! capitula son orgueil. Je suis armé jusqu’aux dents d’un infâme humour noir ! Satisfaite ?

A cette autocritique qui avait écorché une partie de sa fierté, il se mua dans le silence tandis que je ne parvenais toujours pas à m’extraire de la tétanie.

— … Evy ? murmura-t-il de sa voix radoucie au bout d’un instant passé ainsi.

Ce fut cette amertume dans sa voix qui me délivra finalement. Imaginer qu’il puisse culpabiliser d’avoir quelque peu manqué de tact avait rompu la pétrification.

— Non ! Ne t’en veux pas… bafouillai-je tandis que mes mains glissèrent jusqu’à l’emplacement de mon cœur. Je… c’est juste que… je n’y pensais plus… j’avais oublié que c’est arrivé…

« … j’avais oublié… »

A nouveau, le silence s’installa pour durer et je redoutais que Kirlian jugeât de la stupidité de ma réaction, quand je sentis soudain sa main effleurer mes cheveux pour finalement ne pas oser s’aventurer davantage.

— … pardonne-moi, Evy… je ne suis qu’un imbécile…

A ces paroles, je me retournai vers lui pour me jeter dans ses bras. J’enlaçai sa taille avec force et pressai mon visage contre son buste pour y enfouir ma douleur. L’entièreté de son corps se raidit comme un piquet et je le sentis tout d’abord saisi par un profond malaise d’avoir été ainsi capturé. Puis, lentement, il se détendit alors que ses bras venaient s’enrouler par-dessus mes épaules. Délicat et démonstratif dans une inhabituelle compassion, sa main se mit alors à caresser ma chevelure avec douceur. Cette tendresse soudaine m’apaisa l’espace d’un fragile instant. Elle me rappelait, une fois encore, l’amour et la sécurité que m’offrait jadis mon père. Alanguie, le sanglot ne tarda pas à se faire plus intense. Le souffle coupé par le chagrin qui me submergeait tout à coup, mon corps se contracta dans un spasme qui échappa à mon contrôle.

— Evy… murmura-t-il, désemparé.

— C’est ma faute…

Aussitôt je m’effondrai, terrassée par la honte et la souffrance. Le visage dissimulé contre Kirlian, son soutient m’accompagna dans cet anéantissement. Il se retrouva rapidement en position accroupie tandis que je répandais la continuité de mes larmes sur ses genoux.

— C’est ma faute… C’est moi qui ai mis le feu…

Je sentis son corps se raidir à cet aveu alors que je tentais, tant bien que mal, de venir à bout de ma confession.

— C’est moi… qui ai tué mon père… gémis-je tandis que les bras de Kirlian se resserraient davantage autour de moi.

— Je… je ne n’ai pas vraiment compris ce qui s’est passé… il faisait tellement noir… et le feu !… le feu a tout consumé, je…

La cadence de mon souffle s’accéléra et mon corps se mit à trembler sans que je ne puisse en rien l’apaiser. Aussitôt, et dans son désir de me soutenir à hauteur de ma chute, son visage se pressa sur le dessus de ma tête. Alors, je pleurai comme jamais je ne l’avais fait auparavant. C’était comme si le chagrin et la culpabilité que j’avais gardé enfermés en moi pendant sept ans se déversaient tout à coup en un tumultueux torrent.

— Je… ne voulais pas… mais j’étais tétanisée et… le feu brûlait… ma chair… ce monstre était là et… il faisait si chaud… je ne pouvais… plus respirer…

Les spasmes qui me saisirent alors avec une intensité croissante rendirent inaudible la suite de mes lamentations. Alors j’abandonnai la parole pour ne plus faire que de me déverser. Cet instant balayant en mon être tout emprise du temps, je demeurais captive de ce sanglot, sans début ni fin, quand je perçus les mots que Kirlian laissa s’échapper de son esprit désemparé.

— Reste dans l’ombre avec moi, Evy… reste avec moi…

Blottis l’un contre l’autre, une chaleur apaisante émanait délicatement de nos deux êtres. Ce brasier était si doux, si paisible, qu’il me semblait que nous nous étions assoupis dans la tendresse de notre nid.

Ce ne fut que quelques heures plus tard, probablement, que mes yeux s’entrouvrirent sur le visage de cet esprit endormi. Je nous découvris installés sur son fauteuil en me remémorant qu’il nous y avait effectivement conduits après m’avoir relevée à la force de ses bras. Partageant désormais sa royauté, cette élue que je me sentais reposait sur ses genoux, le visage rayonnant appuyé tout contre l’armure ébène de son doux protecteur. Je resserrai alors mon étreinte tout en dessinant du regard l’harmonie de ses traits apaisés. Pensive, je pris finalement conscience de toutes les implications d’une telle confession.

« Enfin… ce secret a été partagé avec un autre être humain… »

Bien sûr, je ne me sentais pas moins coupable pour autant, mais la soudaine légèreté de mon cœur avait accompli ce miracle d’endormir la souffrance pour un temps.

« Kirlian ne m’a pas rejetée… C’est pourtant le crime le plus abominable… l’infamie des infamies ! Un fardeau insoutenable qui, après m’avoir arraché toute joie, en avait anéanti en moi jusqu’au concept même… »

Je fus dès-lors esseulée, par-delà les banquises d’un cœur qui se mourait de froid dans la brume des souvenirs qui faisaient sa hantise… Et pourtant, une braise survivante venait de rougir à l’instant et elle ne demandait plus, pour s’embraser, que le souffle du vent !

« Est-ce la douceur de son sifflement que je perçois au loin ? Vient-il jusqu’à moi pour m’insuffler la vie, à nouveau ? »

Mon regard infatigable attendri par sa physionomie, je ne pus contenir de verbaliser cet élan à l’égard de mon dévoué chevalier, même s’il était vrai qu’il lui arrivait de s’exprimer de la plus étrange et blessante des façons. Pourtant je lui pardonnai bien volontiers, son affection sincère et les cicatrices de son passé contrebalançant les quelques écorchures d’une maladresse toute excusée. Désireuse de m’assoupir à nouveau dans sa bienveillance, je me blottis avec tendresse contre lui avant de sceller les paupières.

— Alors… aussi fou que puisse paraître ce serment de fidélité, je décide, en ce jour, de remettre mon cœur entre tes mains, Kirlian…

Chapitre XVIII

Les chemins de l’inspiration

« Non… attends-moi… où vas-tu ?… »

« Je t’en supplie… »

« Ne pars pas… »

Ainsi m’éveillai-je par un matin frisquet d’automne, annonciateur de rigueurs prochaines, et dont le souffle s’était insinué au travers des fibres de la couverture jusqu’à m’infliger sa morsure algide.
Pourtant, s’il était vrai que le froid ambiant chassé par le feu que Kirlian venait de raviver avait d’ores et déjà balayé une partie de ma somnolence, je ne pouvais ignorer que le rêve de cette nuit m’avait laissée partiellement la captive du monde subtil.

« Quel songe étrange… son essence m’imprègne encore toute entière et à nouveau, je pose mon regard sur le réel sans y être… »

L’appel d’une douche conduisant mes pas jusqu’à la salle de bain, je me réjouis par avance d’être réchauffée par mes ablutions, mais non sans reprendre le cours de mes interrogations.

« Ce sentiment d’avoir oublié et perdu l’essentiel… je ne peux me défaire de cette impression qu’un malheur terrible abattra bientôt sa lame sur nous… »

Ainsi revins-je de la salle de bain, l’âme embrumée dans un corps purifié.

— Evy !

Cet appel m’extirpa de mon brouillard coloré et je redressai le visage vers celui qui réclamait soudainement mon attention. M’apercevant aussitôt qu’il avait sorti et déposé sur la table basse le jeu d’échec auquel il avait déjà tenté de m’initier par le passé, je devinai dans l’instant la demande de ses lèvres qui s’entrouvraient.

— Une petite partie ? Tu vas voir, ça réveille !

A cette proposition je le fixai droit dans les yeux, l’expression consternée.

— Ça ne t’a pas encore lassé d’écraser impitoyablement un aussi pathétique adversaire ?

Ma question l’amusant, il mima l’interminable de sa réflexion pour répondre à l’évidence de cette question.

— Hum… Hum… Non ! Je trouve encore et toujours cette perspective très amusante !

Tout d’abord hésitante, je délaissai de me braquer sur la forme discourtoise que prenaient ses invitations à venir à lui, pour me focaliser sur ce qu’elles étaient en réalité.

« Des envies de mélanger nos vies. »

— Ma foi, si je peux t’amuser je n’aurai sans doute pas perdu ma journée. lui répondis-je, sincèrement heureuse que ma présence lui soit agréable.

— Minute, coccinelle ! rétorqua-t-il de manière intransigeante tandis qu’il commençait à disposer les pièces sur le plateau de jeu. Mon temps étant précieux, et rappelle-toi que j’ai la grâce de te l’accorder, si tu veux véritablement rentabiliser ta journée en prenant acte de la valeur ajoutée que lui confère ce temps qui est le mien, précieux pour rappel, il va te falloir me distraire du début à la toute fin de cette même journée pour plus justement pouvoir jurer de son utilité !

Sans avoir compris dans les moindres détails les tenants et aboutissants de sa démonstration, j’éclatai de rire sans plus pouvoir m’arrêter tant était désopilante pareille déclamation de sa verve acérée mise au service de sa vanité. Trouvant finalement le plus élégant des charmes à ses tirades dont le propos véritable était de me rappeler ma sottise à la conscience, je m’avançai vers lui pour offrir une réponse favorable à sa proposition. Je prenais donc place sur la chaise en bois où il avait eu la délicatesse de déposer un cousin. Je me retrouvai donc face à la démesure de son trône qui, telle une antique citadelle, déployait ses remparts imprenables comme l’écrasant rappel à ses assaillants de leurs vaines ambitions. Fièrement dressé par-devant sa sombre forteresse, ce terrible Seigneur achevait méthodiquement de disposer ses troupes sur le dallage de notre futur champ de bataille.

Je le regardais faire, me divertissant même de ses maniaqueries quant à la position impeccablement centrée de chacun des pions dans leur petit carré. Apaisée, je me laissai porter une nouvelle fois par les ondes du rêve de cette nuit qui dansait encore délicatement dans mon être. Alanguie, je le laissais vivre dans le secret de mon cœur jusqu’à en imprimer chaque détail, semblable aux notes de sa symphonie qu’il me tardait de retranscrire.

Il m’aurait été agréable de le raconter à Kirlian dès le saut du lit pour entendre ce qu’il aurait à en dire, mais je savais aussi qu’il me fallait être précise si je prétendais bénéficier de son analyse. Mon honnêteté m’assurant que ce ne fut pas là un bien méchant secret, je résolus de le lui cacher jusqu’à ce que me soit donné de lui offrir la forme qui lui sied. Confiante quant à ma capacité à tenir ma langue, il me semblait impossible que Kirlian puisse augurer en quoi que ce soit de mon projet quand il redressa résolument le visage pour abattre sur moi tout le poids de sa suspicion.

— Je te trouve l’air bien évaporé aujourd’hui ! Qu’est-ce que tu me caches ?

— …

Après lui avoir rapidement expliqué la cause de mon état, j’obtins qu’il ne m’interroge pas davantage sur ce fameux rêve avant qu’il ne soit passé de la plume au papier. Ainsi je promis de le lui faire lire dès le dernier vers calligraphié, ce qu’il accepta bien volontiers mais non sans me témoigner qu’il se montrait désireux d’en respirer la prose parfumée. Cet accord passé, je fus rapidement mise échec et mat pour sa plus grande joie et consécutivement pour la onzième fois.

Nous avions alors longuement discuté de tout et de rien, caressant nos absolus en tout et en rien, nous égarant pour tout puis pour rien jusqu’à ce que tout ne devienne rien et que ce rien redevienne tout. Ainsi pouvait-on décrire les allers et retours d’un bout à l’autre de nos horizons dont le mélange improbable en repoussait toujours plus loin les frontières malléables.

La nuit tombait enfin et une fois n’est pas coutume, Kirlian s’était installé sur le matelas à coté de moi pour profiter d’une position allongée qui soulagerait ses cervicales. Cela faisait en effet trois nuits qu’il n’avait plus fermé l’œil, trônant tout au sommet de sa tour de garde tel un Cerbère indéfectible. Titillée par la question de savoir quelle terrible menace pouvait à ce point canaliser sur elle tout son mental, je n’avais pourtant plus le moindre espoir d’obtenir une réponse, ainsi m’épargnai de me prendre une fois encore la porte sur le nez. Aussi je me mis sur le champ à l’ouvrage, ma plume pour seule alliée dans cette tâche.

« Ignorante du chemin, s’il en existait un,
Qui plaça sous mes pas maladroits cette contrée séraphique,
J’émergeai en ce rêve au sortir d’un triste sommeil onirique. »

« Ainsi perçus-je tout ce qui précéda cet instant hors du temps. »

« Existence illusoire d’un spectre hagard,
Découvrant que la vie n’avait jamais habité son regard.
Devant moi, un jardin parsemé de fleurs d’une saisissante beauté,
Éblouissant ma conscience qui voulut tout ensemble rire et pleurer.
D’où venait si ravissante vision au sein du plus commun des repos,
Et qui me donnait de respirer ce doux parfum de la vie qui éclot ?
Je me sentais comme une âme dénuée de la moindre pesanteur,
Doutant d’être encore pourvue d’un corps et de ses lenteurs. »

Et pourtant…
Elle m’environnait si délicatement…

Ce qui était la caresse affectueuse d’un invisible drapé se promenant,
Et qui me fit songer au souffle du plus amoureux des vents.
Un rêve, inatteignable par moi-même ou toute autre prouesse,
Indescriptible d’enchantement et d’une délicieuse allégresse…
Désirable et tendre paralysie qui induit à l’infini,
La plus ineffable des ivresses qui n’existait qu’en ce paradis…

M’allongeant tout contre ce qui, jadis, portait le nom de prairie, mon âme ondulait sous le sublime cantique d’une végétation soumise aux mêmes délices.

Toute chose en ce lieu n’aura jamais d’autre vœu,
Que celui d’exulter éternellement leurs hommages,
A Celui qui se donne comme l’éminence des breuvages. »

Mon crayon se figea car ce fut à cet instant du songe que, subitement, tout bascula. L’écrire je l’avoue, m’effrayait quelque peu car mon cœur se montrait désireux d’oublier ce qui s’était passé ensuite.

« Se pourrait-il qu’il s’agisse-là d’une sorte de prédiction funeste m’annonçant sa réalisation prochaine ? »

Je me fustigeai aussitôt d’être à ce point peureuse de tout et résolus d’ignorer cette désagréable impression pour persévérer de retranscrire à la pointe du crayon.

« Étendue au sein des étendues,
Cette souvenance en ma mémoire perdue.
Où donc est celui qui ne m’accompagnait pas en ce lieu,
Demeurant, solitaire, sur le seuil du jardin de Dieu… »

« Pourquoi ne viens-tu pas avec moi ?
Que cherches-tu donc là-bas ?… »

« Ayant échoué dans la tâche qui m’avait été confiée,
Je pénètre dans l’ombre de la Mort qui nous a frappé…

Alors dans les ténèbres de sa robe j’entrevois…
Ce qui s’y trouve mais ne devrait pas être là ! »

Un désagréable frisson m’escalada l’échine tandis que je constatai en que, du début de la réalité jusqu’au glas de mes rêves, Kirlian me fichait définitivement la trouille. De par son étonnant contraste, ce sentiment réveilla en moi le souvenir de cet après-midi où nos essences mélangées avaient somnolé au creux d’un minuscule Éden.

« Pourquoi ne pouvons-nous jouir constamment de ce bonheur-là ? Peut-être parce que l’immobilité n’a pas sa place dans le temps et l’espace ?… »

Dépitée, je tournai mon visage dans sa direction pour le découvrir assoupi. A nouveau, je contemplai ses traits que le sommeil adoucissait.

« Se pourrait-il que Kirlian préfère ses tourments à ma compagnie ? S’il devait avoir à choisir et renoncer à l’un pour conserver l’autre… que déciderait-il ? »

Cette question affola aussitôt mon âme tant la réponse se révélait incertaine. Au sein de nos deux mondes, peints aux couleurs de nos cœurs blessés et à l’image de notre havre… une moitié dans la lumière, l’autre dans l’obscurité…

« L’obscurité… Celle-là même où il tend à se dissimuler… mais qu’y garde-t-il jalousement caché ? »

Je ne pouvais faire taire mes pensées quant à ce mystère que Kirlian aimait à laisser planer autour de lui. Tant de questions m’assaillaient et seuls leurs échos altérés me donnèrent d’entrevoir les prémices d’une terrifiante cohérence. Une chose avait toujours été certaine cependant. La colère et la vengeance étaient les points communs de toutes les histoires que Kirlian affectionnait et dont il se servait pour masquer sa propre vérité.

« Quel qu’ait pu être son passé, il avait été douloureusement trahi par quelqu’un… »

Cette idée m’était insupportable et comme l’imaginer me déchirait l’âme… D’être ainsi brisé, anéanti par quelqu’un que l’on a profondément aimé… Aujourd’hui, il ne lui inspire que les plus haineuses et barbares des pensées… Je comprenais mieux, de ce point de vue, comment il pouvait en être venu à repousser violemment tout ce qui avait eu l’impudence de l’approcher…

« Mais alors, pourquoi m’avoir fait venir ici pour demeurer avec lui ? »

Peut-être parce que, paradoxalement et quoi qu’il ait pu le désirer avec avidité, il n’y avait d’exil plus atroce que cette solitude là… Avait-il compris, bien avant moi, que cet état serait notre funeste destinée ? Alors, à quoi bon fuir cette fatalité ?…

« Parce que, même si c’est injuste et douloureux, nous finissons toujours par nous retrouver seul avec nous-même… Irrémédiablement seul… »

Mon cœur, qui sombrait dans le désespoir d’une condamnation si cruelle, fut tout à coup frappé par le souvenir de ces grands instants de consolation qui venait me la démentir avec force de clarté. Ce soulagement salutaire raviva le feu en moi et, aussitôt, une autre pensée prit naissance en mon être apaisé. Peut-être était-ce le lot de toutes les âmes comme la nôtre… Ressentir la souffrance avec tellement d’intensité qu’elle nous tue véritablement. Et sans le secours de l’émerveillement d’une supérieure puissance, sans doute en serions-nous encore à ce tragique matin-là… pourrissant où notre première agonie nous allongea…

« Et moi, si je ne me sentais pas à ce point coupable, lui aurai-je avoué mon crime ? Si cette culpabilité n’avait jamais existé, aurais-je été une autre, semblable à Kirlian de par la noirceur dans nos regards ? Jusqu’à quel point cette perpétuelle contrition guide-t-elle mes pas ? Aux pieds de qui… ai-je à ce point honte de moi ?… »

— Evy, déconnecte un peu ! Tu vas finir par te griller ton peu de cervelle !

L’émergence soudaine de sa voix d’entre mes pensées me fit sursauter. Le pensant endormi, je n’avais guère pris la peine de chercher à contrôler les expressions dramatiques dont s’habillait mon visage quand je m’interrogeai intérieurement. Gênée d’avoir été prise en flagrant délit, je ne pus faire autrement que d’être aussitôt sur la défensive.

— Ça t’amuse de faire semblant de dormir ? lui lançai-je, déstabilisée.

Alors que, paupières scellées, il tenait encore les bras repliés derrière sa tête, il entrouvrit le regard avant de tourner son visage taquin dans ma direction.

— Je n’ai jamais dit que j’allais dormir. Me prendrais-tu pour le dernier des malpolis capable de ne point te souhaiter la bonne nuit ?Une fois de plus, il usait de son habileté certaine pour se substituer à ses propres torts.

— Brrr !!! m’exclamai-je avec force. Je déteste quand tu joues sur les mots pour retourner la situation à ton avantage !

Devant la physionomie vexée que je lui offris alors, il éclata de rire.

— Mais non, voyons ! Tu adores ça ! m’affirma-t-il avec conviction, assurément plus avisé que je ne l’étais sur la question.

Il se tourna ensuite pour s’orienter dans ma direction avant de s’accouder nonchalamment à l’oreiller. Son regard plein d’assurance vint à nouveau dompter les débordements de mon cœur, à tel point que je fis mine de bouder, la parfaite excuse pour me détourner des sortilèges de son influence. Face à l’indifférence que je lui témoignais dès lors, il sembla s’en amuser et tandis qu’il se levait avec à peine plus de vitalité qu’un paresseux, il pressa le bouton de la bouilloire. S’étant attelé à se servir son coutumier chocolat du soir, sa silhouette se tourna dans ma direction, accompagnée du tintement de la cuillère qui délayait la poudre de cacao dans un fond d’eau bouillante.

— Allez ! Ne fais pas la tête ! m’implora-t-il. Et dis-moi plutôt ce qui te préoccupe !

Contre toute attente, il se montrait sensible à mon malaise et je ne pus dédaigner ce présent qu’il me fit de se montrer attentif. N’osant néanmoins lui faire part de ce songe qu’il qualifierait d’absurde, je tentai, dans un premier temps, de sonder chez lui cet aspect si abstrait de l’existence.

— Kirlian… Est-ce que cela t’arrive de faire des rêves qui sont à ce point réels, intenses et marquants, que tu ne puisses penser à autre chose tout au long de la journée ?

— Hum ! C’est drôle que tu parles de cela ! me répondit-il insensiblement, bien qu’il en fut interloqué.

Entre-temps, il ajouta le lait qui vint emplir sa tasse quand il prit quelques instants de plus pour agréer le dosage en en buvant une lichée. Satisfait, il était à présent enclin à poursuivre sa réponse laissée inachevée, mais non sans s’être au préalable confortablement installé dans son fauteuil.

— De manière générale, je ne me souviens pas de mes rêves. Mais il se trouve que j’en ai fait un il y a quelques jours et qui fut, somme toute, assez étrange.

— C’est vrai ? me réjouis-je aussitôt. Raconte-moi, s’il te plaît…

— Et bien…

Il avala une autre gorgée de son chocolat, occupé à rassembler les souvenirs qu’il en avait gardé avant de se lancer, d’une voix volontairement grave.

— Succédant au rougeoiement d’un commun crépuscule, elle se répandit telle une malédiction jetée sur le monde ! L’obscurité de cette terrible nuit ! L’opacité en était à ce point oppressante que…

— Kirlian… le suppliai-je, saisie par la terreur qu’induisait en moi le suffoquant de sa narration. Ta façon de raconter me fait peur…

Il soupira aussitôt la frustration qu’il ressentait à ne pouvoir exprimer l’intensité de sa vision. Sèchement, il me répondit alors.

— Dans ce cas il ne fallait pas me demander de te raconter mes rêves, sachant par avance qu’ils ne risquent pas d’être saupoudré du sucre de mes candeurs !

Là-dessus, il se referma comme une huître et sirota pour la troisième fois. Ne sachant quoi lui répondre tant la honte de l’avoir agacé me pesait sur le cœur, je baissai le visage en signe de contrition quand je perçus un second soupir s’échapper de lui. Un bref instant sembla vouloir nous séparer définitivement quand se fit alors ouïr le timbre posé de sa voix.

— Il faisait nuit et le visage dressé vers le ciel, je contemplais les étoiles éparpillées qui tapissaient l’infinité.

Heureuse de le voir faire un effort que je savais pénible pour lui dans l’intention de ménager ma sensibilité, mon regard s’éleva pour venir l’écouter avec la plus reconnaissante des attentions.

— Certaines d’entre elles se déplaçaient doucement, les une vers les autres dans un silence des plus surréalistes. Tout était calme, agréablement paisible quand, soudain, j’eus comme la sensation de perdre l’équilibre ou plutôt, l’impression que le ciel venait de basculer sur lui-même. Il me fallut quelques secondes pour que cesse le vertige qui s’ensuivit et comprendre finalement que rien n’avait bougé. Ce que je regardais n’était pas un ciel étoilé mais les innombrables lumières d’une ville gigantesque. C’est à cet instant que je compris… Alors que je pensais lever les yeux, en réalité, je baissais la tête… Alors que je me croyais en bas, j’étais en haut. Mon corps semblait être en chute libre par-dessus cette constellation de l’humanité. Et sous cette forme, la barbarie était magnifique… De cette hauteur où se traçait la comète de ma disgrâce, cette vision de notre civilisation dont je m’approchai à grande vitesse fut l’appât qui m’avait fait basculer la tête en bas. De toutes mes forces, je désirais ne pas descendre davantage, refusant de passer le point de non retour où les jolies lueurs me laisseraient finalement entrevoir en leur sein le simulacre. S’il m’avait été possible d’interrompre ma chute irrémédiable, je serais volontiers resté là pour toujours, à flotter dans la sérénité de ne jamais y être mêlé tout en goûtant l’euphorie d’avoir enclenché de me détruire… Mais un soleil éclatant se leva pour frapper de ses rayons un tout autre décor. La ville était en ruine et, en l’espace d’une seconde, elle s’était décomposée, comme dévorée par des siècles d’impunité en ses obscurités. Une certitude envahit alors mon esprit. Celle que cette ville était à l’image de ma propre chair qui se dévoilait enfin comme ce que j’avais toujours prophétisé d’elle. C’est là, tout empreint du terrible sentiment que mon être éphémère s’évaporait dans la clarté, que je me suis réveillé.

Aussitôt son récit terminé, Kirlian porta à nouveau la tasse à ses lèvres dans l’indifférence la plus glaciale. Pour ma part, son exposé m’avait bouleversée.

— Ton rêve est… surprenant ! murmurai-je au bout de quelques instants.

Il sourit alors de ma réaction puis afficha cette expression que je ne lui connaissais que trop bien et qui soulignait la crédulité de mon caractère.

— Un rêve est un rêve ! s’exclama-t-il aussitôt en se faisant un devoir de m’arracher à ma naïveté. Ils sont stupides et dénués de sens, par définition !

En désaccord avec lui sur cette question, je n’eus pourtant pas le courage de partir en croisade contre son esprit borné, résolument imperméable à tout ce qu’il ne jugeait pas fiable.

— Cependant… ajouta-t-il en détournant le regard. J’ai toujours eu ce sentiment profond d’avoir déjà contemplé un monde en ruine… respiré sa poussière et suffoqué en manquant d’air. D’avoir été, jadis, le témoin invisible de l’effondrement d’un vaste univers. A ce moment-là alors, je sens tout au fond de moi avoir été mis à mort une infinité de fois, à tel point que mon âme en garde, encore vivace, le souvenir d’un inexprimable vertige.

Ces paroles qu’il venait de prononcer me semblèrent alors lier nos deux intimités. Je m’en trouvai heureuse jusqu’à la tristesse la plus suave, de le voir ainsi dévoiler un peu de ce que renfermait son reliquaire.

— Oui… je vois ce que tu veux dire.

Son regard fasciné par sa propre mélancolie qu’il ne semblait que très rarement ressentir se changea soudain en cette indifférence qui lui était davantage coutumière. Se reprenant alors de cet égarement malencontreux, il s’exclama dans toute la dureté d’un nouvel aveu.

— La moralité dans tout cela, c’est qu’il vaut mieux éviter de côtoyer les empires condamnés à la destruction !

Dans un suprême détachement teinté de satisfaction, il vint conclure ici sa pensée.

— Stupide race humaine, comme sera brutal ton réveil ! Hâte-toi, pourris et crève !

Brusquement tout à l’opposé l’un de l’autre, la douceur de ma peine en devint tout à coup amère.

— Tu sais… murmurai-je, la voix déconfite. Parfois je me demande si nous ne faisons pas preuve de lâcheté dans cette façon que nous avons tous les deux de nous isoler du monde.

A ces mots que je prononçai, il tourna vers moi toute la droiture de sa posture.

— Pourquoi donc snober ce monde serait-il à classer dans la catégorie de la lâcheté ? s’offusqua-t-il en me laissant présager, bien qu’il m’aurait été facile de l’anticiper, qu’il allait une fois encore développer sa pensée jusqu’à m’accabler des plus amers remords.

— Mais que dire dans ce cas de la couardise de ceux qui cherchent constamment à se noyer dans la masse ? Est-ce valeureux de jouir de cette aura collective qui leur donne, et là je vais faire preuve d’optimisme, un semblant de pensée un tout petit peu plus élevée ? A peine savent-ils se diriger eux même sans se prendre un mur qu’ils se fondent en une entité nouvelle pour se pamer d’être une particule de la somme des incultes !

— Tu parles d’optimisme, mais je te trouve au contraire des plus pessimistes…

— Réaliste ! affirma-t-il aussitôt et avec grande conviction. Regarde autour de toi au lieu d’étendre tes aspirations singulières à l’ensemble de la population !

« Voici déjà poindre mes affreux remords… » pensai-je tandis que sa vision des choses, toujours intraitable et maussade, avait sitôt fait de me rendre le cœur triste et fade.

— Pour en revenir à cette lâcheté dont ta cécité incurable vient de nous accuser, je n’en dirai qu’une seule chose ! Après l’avoir longuement observé, je peux te dire avec certitude que si notre choix est de vivre en dehors du monde, je nous concède une bien meilleure santé mentale que le reste des êtres humains !

Mon âme en fut saisie de vertige d’être à ce point incapable de maîtriser le logos avec tant d’aisance et avec toute la célérité d’un oiseau qui tournoie dans les airs. Je me sentais habitée par un flot d’intimes convictions qui brûlaient en mon cœur pour détromper pareil discours, dénué de la moindre compassion. Mais sans la grâce du verbe, il m’était impossible de lui faire entrevoir la sécheresse qui entachait sa superbe.

— C’est… enfin… une attitude… plutôt égoïste ! cafouillai-je, honteuse de ne pouvoir articuler pensée mieux structurée.

Bien évidemment il n’en fut point démonté et m’offrit un sourire qui se voulut compatissant à l’égard d’une réplique si pathétique. Il s’accouda alors avant de venir appuyer l’albâtre de sa joue tout contre ses doigts repliés.

— Après la lâcheté, voici venu le sujet de l’égoïsme ? Ma pauvre chérie ! Mais que penses-tu pouvoir accomplir au sein d’un monde autolâtre au point de ne se rien refusé qui puisse satisfaire à sa majesté ? Que sais-tu véritablement du genre humain et de la profondeurs des abîmes où il jouit à se laisser chuter ? Tu sembles méconnaître mal plus abominable que cet égoïsme de l’exil, mais laisse-moi te dire que le prix d’une pareille ingénuité se paye par une triste cécité !

Tandis que mes pulsations semblaient battre le tempo de son discours, son dos se laissa tomber en arrière pour s’enfoncer dans les craquements de son cuir. Il étendit ensuite l’interminable longueur de ses jambes et croisa aussitôt les bras, comme il le faisait toujours quand la lassitude venait à le gagner. Là, il scella les paupières par-dessus la sérénité d’un visage détendu.

— Nous sommes les grands absents de leurs abominations, et alors ? ajouta-t-il, la voix posée. Ne pas y prendre part ! Tous les tenir à l’écart ! C’est là tout mon art !

Ainsi clôtura-t-il sa plaidoirie qui m’avait provoqué d’intenses haut-le-cœur, tant cette vision qui était la sienne m’épouvantait de par l’apathie qui demeurait sa fidèle compagne. Mais plus encore, le chagrin était pour moi de le savoir emprisonné dans cette réalité-là. Je le compris alors, en ce tragique instant, que c’était sa rancune envers le monde qui l’enchaînait si loin de moi.

— J’entends et comprends ce que tu me dis, Kirlian… lui murmurai-je en baissant la tête. Mais je ne peux pas être d’accord avec toi car je ne déteste pas l’humanité…

Ma phrase achevée, un terrible grondement vint aussitôt la ponctuer.

— Moi, si !

Je me tournai vivement vers lui pour le découvrir les yeux toujours clos par-dessus un visage crispé. Ahurie par la colère dont sa voix était empreinte et qui avait glacé l’air ambiant, je fus à nouveau déstabilisée par sa déflagration et le caractère définitif d’une telle affirmation. Impuissante une fois encore, je ne savais quoi lui répondre qui puisse, à égale puissance, venir contrebalancer tant d’animosité. Son regard s’ouvrant enfin, il le fit glisser rapidement jusqu’à moi avant de le détourner aussitôt.

— Je devine ce que tu dois en penser et sache que je n’en veux pas à ceux qui ont tenté de répondre à la beauté par la beauté, mais à tout ceux qui la salissent de leurs vices ou l’outragent par l’indifférence !

A ces mots, son corps se redressa quelque peu et il plongea finalement son regard courroucé dans la timidité du mien.

— Est-ce de ma faute, à moi, s’il s’agit-là de la majorité ?

Sa question ainsi posée, il semblait attendre de ma part une réponse qu’il savait par avance lui être déplaisante.

— … tu parles comme si nous étions à l’abri de ta haine. bruissa la fragilité de ma voix. Mais je ne me sens pas en droit d’être épargnée…

A mes paroles, il se leva brusquement pour gagner le fond de la pièce tel un courant d’air glacial. Là, il s’immobilisa, semblant souffrir de la tension musculaire que lui procurait sa colère. Finalement emporté par elle, il tourna vers moi l’intensité de ses aigreurs.

— Et avec un talent certain de surcroît, pourquoi faut-il toujours que tu t’acharnes, à trouver des raisons supplémentaires de t’en vouloir ?! Cela te plaît-il donc de t’accabler de tous les maux ?

Le cœur bondissant, je me dressai à mon tour pour lui faire face, emportée par la riposte de ma langue déliée.

— Au moins, grâce à cela, je ne risque pas de tomber dans la mégalomanie et de perdre tout sens de la compassion ! J’ai bien compris, Kirlian, que tu ne supportes pas de te regarder dans un miroir ! Et tu voudrais m’amener à faire de même, sans doute pour te sentir moins coupable de ce stratagème ? Grand ermite solitaire ! Grand gotha des hautes atmosphères ! A quoi peut bien te servir ta sagesse si tu la gardes jalousement pour toi seul ? Ton égoïsme te rend coupable de tout ce que tu omets en conscience, devant cette humanité que tu méprises et dont tu n’es, ne t’en déplaise, que le pâle reflet !

Son emportement en fut stoppé net, figé devant moi qu’il se tint l’espace d’un instant. Puis, le regard dédaigneux, il déposa ses poings fermés tout contre la maigreur de ses hanches pour me signifier l’intensité de son mécontentement. L’échine quelque peu courbée, il enchaîna dès-lors une série de pas pour s’approcher de moi.

— Comment ? Qu’est ce que j’entends ? projeta le timbre sévère de sa voix.

L’âme aussitôt déconfite, mon profond désarroi constatai que venait de m’être ravi ce bref instant d’éloquence qui m’avait été offert gracieusement. Mitigée entre la reconnaissance que j’éprouvais d’avoir enfin pu lui exprimer clairement ma pensée et l’anxiété de le voir ainsi irrité, je sentis aussitôt ma volonté s’évaporer. J’eus peur, à cet instant, que mes paroles ne l’aient en réalité blessé. Bien qu’en toute objectivité son orgueil ne l’avait certes pas volé, cela ne me dédouanait pas de mon usuelle culpabilité. Kirlian m’ayant finalement rejointe, mon être figé tressaillit quand il déploya les bras pour les enrouler tout autour de moi. A ma grande surprise, il se montrait tout à coup enjoué tandis qu’il me serrait contre lui avec affection.

— Mon petit cœur me sert quelques uns de ses plus délectables compliments en pensant naïvement me faire tomber à la renverse ? Comme c’est mignon !

« Il ne m’a pas écoutée… » pensai-je, envahie par la déception d’avoir échoué, une fois encore.

Pourtant, bien qu’il aurait été naturel de m’en attrister, ce fut le soulagement qui l’emporta, contre toute attente. Plus encore, la soudaine dilatation de mon cœur commençait à m’emplir d’un surprenant bonheur. Ainsi blottie dans la chaleur de ses bras, je sentis monter en mon âme cette inexprimable quiétude qui m’était si merveilleusement familière. A nouveau, il me semblait être enlacée par la douce présence de mon père.

« Se peut-il que cette force appelée Dieu par mon cœur me fasse la grâce de me visiter ? »

Quelle suavité animait cette immobilité… Ultime Mystère qui me paraissait trouver son existence tout à la fois au dedans et tout autour de moi. Comme si mon existence était d’être en Lui, simultanément que la Sienne se trouvait en moi.

« L’Être à la fois confiné dans les êtres, et confinant les êtres en son Être… Quelle paix… quelle joie dans l’infinité de ce vertige… »

De cette béatitude surnaturelle mon essence se cristallisa, désirant l’immuabilité de cette tendresse-là.

— Evy… dis-moi… chuchota-t-il, la voix solennelle, comme s’il percevait le transport qui m’avait ravie à lui. Où es-tu donc encore partie ?

— … tu n’es pas fâché alors ? murmurai-je, évanouie dans mes envolées célestes.

— Hum ! Tu penses que tes arguments futiles ont la moindre chance d’ébrécher le palais du roi des mégalomanes ?

— Kirlian… lui murmurai-je, dévouée et attendrie par l’inexprimable affection que je lui portais en cet instant d’éternité. Cesse de te faire plus méchant que tu ne l’es… restons simplement ainsi… jusqu’à ce que l’Absolu et nos âmes aient étanchés leur soif de se consommer l’un l’autre…

Il se fit alors silencieux, cet esprit que je sentis à présent étourdi.

— Ta voix… chuchota-t-il à nouveau en resserrant la délicatesse de son étreinte. Elle est la plus douce et apaisante des caresses…

Le charme de cette ivresse faisant, je souris avant de lui faire cette confidence.

— Ma voix ne m’appartient pas…

Chapitre XIX

Le retour des Ombres

— Bien !

Ce fut ainsi que Kirlian s’exclama en ce début de soirée, heure habituelle à laquelle sa vitalité avait finalement atteint son apogée.

— Ce soir, je voudrais m’attaquer à ta phobie la plus drôle !

A ces mots, ses mains se mirent à frétiller et il se dégourdit aussitôt les doigts dans l’impatience de son projet à venir.

— Cela me démange depuis longtemps, déjà ! ajouta-t-il, un léger sourire dessiné au coin de ses lèvres.

Son attitude n’augurait rien de bon, hélas, et ce fut d’une voix empreinte d’inquiétude que je l’interrogeai.

— De quelle phobie parles-tu ?

Il redoubla alors d’espièglerie et me tourna le dos pour dissimuler l’amusement qui l’euphorisait.

— La tératophobie ! s’exclama-t-il alors, animé par l’exaltation de la curiosité tandis que je me sentais comme étrangement exclue de son effervescence.

— Qu’est-ce que c’est, la tératophobie ?

Il tourna alors vers moi son indignation. De toute évidence, ma question avait été la fausse note qui gâchait la belle symphonie de ses pensées à la coupe desquelles son esprit s’abreuvait avec délice. Du moins jusqu’à ce que j’ai l’impudence d’y déverser mon ignorance.

— Et-bien, la phobie des monstres ! Tu en as de ces questions ! répondit-il sèchement avant de se diriger, contrarié, vers le meuble de fortune où était rangé le nécessaire à thé.

Désorientée au point de n’être plus certaine de comprendre le sens de ses paroles, mon cœur palpitant avait en revanche parfaitement saisi ses intentions. Un tel dessein s’avérait à la limite de la cruauté, aussi ne pouvais-je y croire et avais-je l’espoir d’obtenir un démenti.

— … tu es sérieux ?

— Je suis toujours sérieux, voyons ! me répondit-il froidement.

Sans pour autant qu’il en laissa transparaître le moindre signe, je devinai qu’il s’en amusait très probablement. En bafouillant presque, je tentai aussitôt de me soustraire à l’impensable confrontation.

— Kirlian, s’il te plaît, je…

 

Un sourire réjoui s’étala alors sans retenue sur son visage et il teinta sa voix d’une intonation facétieuse.

— Que t’arrive-t-il, Evy ? Tu pensais pouvoir te débiner jusqu’à la fin des Temps ?

Quelle étrange humeur était la sienne en ce jour funeste. Celui qui s’était pourtant toujours posé en protecteur à mon égard semblait tout à coup désirer triturer mes cauchemars.

« Pourquoi ? »

La réponse à cette question en suspens, l’éternité d’une telle incertitude fut trop pénible à endurer. Mais alors que j’allais ouvrir la bouche pour exprimer ce désarroi, il s’empara de la parole le premier.

— C’était bien la peine de te tirer de ton mutisme si tu restes dans l’incapacité de me parler de ses causes ! lança-il en levant les yeux au ciel.

Je ne m’étais pas trompée quant à la malignité qui avait conquis son état d’esprit d’aujourd’hui.

— Par pitié, Kirlian, cesse de te moquer de moi, c’est cruel !

— Par pitié, Kirlian, cesse de te moquer de moi, c’est cruel ! répéta-t-il de façon niaise, comme si de ma bouche dégoulinait la source même de l’absurdité.

Il gesticula alors des bras pour caricaturer le ridicule de mon affolement puis, laissa son flegme habituel reconquérir sa silhouette fantomatique. Là il se saisit du filtre à thé qu’il se résolut à emplir de sa tisane préférée.

— Il faut toujours que tu exagères et que tu t’agites ! C’est épuisant de vivre avec toi !

Offusquée par ses propos, je lui rappelai sans attendre la raison de ma présence en son antre.

— Tu es gonflé ! C’est toi qui m’as amenée ici !

— C’est exact ! s’empressa-t-il de me répondre avec force tout en enclenchant la chauffe de la bouilloire. Et cela porte à mon attention une bien angoissante nouvelle ! Celle de constater tardivement le corollaire de ma propre bêtise !

Sourire faisant et d’un timbre plus posé, son regard sourcilleux se plongea dans le mien.

— Ce qui ne m’arrive que très occasionnellement, je te rassure !

Le silence ponctua son affirmation et quand l’eau arriva à ébullition, sa main s’empara de l’anse pour arroser le thé qui embaumait désormais la pièce d’une saveur fruitée.

— Mais quand je fais une bourde ! reprit-il dans une expressivité et une gestuelle dignes d’une pièce de théâtre. Elle est tellement lourde de conséquence que sa pesanteur établit sur le champ un déséquilibre cosmique dans mon karma !

Hébétée sur l’instant, je m’attelais à acquérir la certitude d’avoir bien saisi le sens de ses paroles. Après quelques secondes écoulées ainsi, mes traits se décomposèrent.

— Mais… c’est super méchant ce que tu viens de dire…

Il me tourna alors le dos pour se saisir de ses deux morceaux de sucre, un rictus amusé dominant sur son visage. Je m’étonnai finalement d’avoir entendu ce mot sortir de sa bouche et lui posai la question, en espérant le détourner de son projet premier en le lançant sur celui-ci.

— Le karma ? m’empressai-je de lui demander. Tu crois à cela, toi ?

— Le réincarnation ? s’offusqua-t-il aussitôt en faisant le pied de grue devant le thé qui infusait. Certainement pas ! En plus d’être une aberration dépourvue de sens de par sa discontinuité avouée, à quoi peut bien me servir d’avoir déjà vécu et de vivre encore si je n’en garde pas le moindre souvenir ?

Face à son débit de parole, j’espérais qu’il en oublierait mes phobies, mais non sans être attentive et intéressée par son avis sur la question.

— D’où je demeure présentement, je n’aurais aucune possibilité de tirer les fruits d’une vie passée ni d’influer sur celle à venir, toutes deux obscures et inaccessibles ? Nébuleuse sans logique ! Injuste tirage au sort dont les dés sont jetés dés la première seconde de vie qui succède à la mort, car combien ont eu la chance d’être nés sur une montagne paumée du Tibet ? Ah ! Si tu as pour hobby de faire collection des existences, réjouis-toi ! Car il va s’en écouler pas mal avant de tirer la carte Bhikshu ! Autant me balancer les yeux bandés et les mains liées au beau milieu d’un labyrinthe où je viendrai à tomber en syncope toutes les cinq minutes pour me réveiller amnésique, et de compter sur un unique coup de bol pour en trouver la sortie qui ne s’avérerait pas plus large qu’un trou de souris ! Autant dire que la terre se sera desséchée depuis belle lurette et qu’il ne restera plus sur sa surface que des petits cailloux dans lesquels s’incarner pour méditer sur le sens de la vie ! Sans espoir d’arriver à s’asseoir en position du lotus, de quelle manière s’y prendre alors pour élever nos esprits vers cette connerie de sortie ?!

Profondément agacé par tout ce qui venait faire l’apologie de l’injustice qu’il méprisait, il reprit de discourir tandis que son attitude, intransigeante et résolue, arrachait un sourire à mon envie intérieure d’éclater de rire.

— Et pour conclure ici cette stupide question, je t’assure bien que mon existence me gonfle déjà suffisamment pour que je m’en coltine plusieurs autres à l’avenir !

Là, je ne pus contenir en moi de pouffer une partie de mon amusement. Mais alors qu’il me dévisageait à grand renfort de son glacial sérieux, je glissai la main par-devant ma bouche pour y contenir le fou rire qui ne demandait pourtant qu’à sortir.

— … pardon… murmurai-je tandis qu’il sourit à son tour.

— Non, vas-y, je t’en prie ! C’est toujours une grande joie pour moi d’amuser les imbéciles ! lança-t-il avant de reprendre. Ce qui nous ramène mathématiquement à notre sujet de départ, à savoir l’imbécilité de tes phobies dont tu as tenté bien vainement de nous écarter !

Aussitôt, la gaieté m’abandonna.

— Ah ! Comme j’affectionne l’efficacité et le sens de l’humour de cette loi de Murphy ! sourit-il avant de se diriger, tasse en main, vers le fauteuil qui accueillit la chute vaporeuse de son corps.

M’approchant au plus près de lui, je m’agenouillai avant de poser les paumes sur l’accoudoir en cuir. Là, je le suppliai.

— Kirlian, s’il te plaît, oublie cette idée, je n’ai aucune envie de me replonger dans ces souvenirs-là ! Que trouves-tu donc de si attrayant à mes peurs que tu veuilles soudain les explorer au risque de les raviver ?

Il prit alors le temps de boire à son aise la première gorgée de son thé encore fumant, avant de daigner accorder son attention à mon âme éplorée. Là il me répondit, d’un timbre posé.

— Encore une fois, cesse de t’agiter pour un rien ! Regarde autour de toi, tu es en sécurité ici ! Dis-moi ce qu’il peut bien t’arriver de si atroce que tu t’affoles comme au beau milieu d’un champ de mines ?

Son argumentation me laissa sans voix sur. Puis, je compris finalement que c’était d’une fâcheuse ignorance qu’il tirait en réalité toute son assurance.

— Mais, ne le sais-tu pas, Kirlian… que le danger le plus périlleux ne vient pas de l’extérieur… mais de l’intérieur ?

Loin de l’avoir effrayé, cette révélation qui fut pour moi tout à fait terrifiante lui arracha un sourire sinistre.

— Étant bien mieux informé que toi sur ce qui peut rôder au-dehors de ces murs, je puis t’assurer que la véritable menace se situe bel et bien au-delà de notre petit palace !

Agenouillée auprès de celui qui s’obstinait à ignorer mes mises en garde, je me sentais glisser lentement dans le désespoir.

— Tu ne devrais pas t’amuser avec des choses dont tu n’as pas la moindre idée des conséquences qu’elles peuvent avoir…

Il rit aussitôt avant de poser sur moi le regard commun à tous les incrédules dés-lors où je perdis de vue que, sur ce sujet comme tant d’autres, il seyait à mon opinion de se museler de silence.

— Evy, sincèrement, je comprends que tu puisses avoir peur et pourtant, il m’apparaît soudain que le remède à tes frayeurs se trouve dans cet éclat éblouissant que sont les lumières de mon esprit !

« Et c’est reparti… » soupirai-je face à l’une de ses récurrentes crise de mégalomanie.

— Kirlian… parfois je me demande si tu n’es pas le Diable en personne…

Aussitôt, ses traits se parèrent d’un grave sérieux, sans pour autant parvenir à chasser le sourire qu’il tentait de ravaler.

— Je ne peux pas être lui ! m’affirma-t-il, catégorique.

Face à l’impossibilité d’être prise au sérieux, je laissai mon visage dégringoler jusqu’à ce que mon regard se perde sur le sol.

— Ah bon… et pourquoi cela ? murmurai-je, chagrine de me faire sans cesse contredire.

— Parce que si depuis le départ, j’avais été le Diable…

Dans un long craquement de cuir, il sembla se pencher vers moi jusqu’à ce que je sente la chaleur de son visage. Là, il chuchota, d’une voix lugubre et dramatique.

— Tes souffrances auraient été plus douces !

A ces mots effrayants, je me figeais aux pieds de celui qui se disait plus redoutable que le Maudit des maudits, et tandis qu’il s’enfonçait de nouveau dans son fauteuil, je levai les yeux vers lui. Elle m’apparut alors en pleine clarté, cette expression souveraine qui régnait sur ses traits au point que son attitude entière en était désormais imprégnée. Trônant avec fierté sur son siège, les doigts élégamment glissés par-dessous son menton, il me toisait de toute la majesté de sa hauteur. Le regard sombre et hautain, bien que teinté de l’affection qu’il me portait, il souriait le plaisir intense qu’il éprouvait à me contempler ainsi, sage et docile à ses pieds. Le voir sous ce jour-là me terrifia et bien que la raison d’un tel excès dans ce sentiment de crainte m’apparut obscure, il n’en demeurait pas moins violent. Je savais, pour en avoir déjà observé la manifestation, que son esprit autoritaire avait ce penchant prononcé pour la domination. Mais ce n’était pas ce que m’inspirait ce regard-là. Il transpirait l’aura implacable d’un Roi qui, fort de sa souveraineté absolue, aurait pris goût à soumettre injustement et à torturer ceux qu’il avait le devoir de protéger.

« Ce que mon effroi contemple en cet instant, c’est… un sadisme latent… »

Habitée par une unique pensée, celle de m’éloigner de lui, il m’était impossible de la concrétiser tant la tétanie me gardait clouée-là. Le malaise au bord des lèvres, je ne savais que faire pour mettre un terme à la tension qui régnait impérieusement sur mon être. Mais alors que rien ne le laissait présager, il se mit à rire aux éclats avant de m’ébouriffer les cheveux.

— Te faut-il une autre preuve pour admettre enfin que tu t’effrayes d’un rien ? s’exclama-t-il, redevenu enjoué.

Je me sentis aussitôt soulagée, pourtant, une partie de moi ne pouvait se résoudre à croire que son attitude avait été entièrement simulée. Cela faisait déjà un certain temps que nous vivions ensemble et j’avais la prétention de commencer à bien le connaître. Aussi, les battements de mon cœur ne purent tout à fait s’apaiser. Face à la mine déconfite que je lui offris alors, il me tapota l’épaule, comme l’aurait fait quelqu’un désireux de rassurer un parfait imbécile d’une compassion mielleuse.

— Allez, allez ! C’est fini !

J’accueillis ce geste avec amertume. Ce n’était pas la première fois qu’il me prenait de haut quant à mes peurs profondes. Je ne lui en dis rien malgré tout, envahie que je me sentis par une douloureuse évidence.

« Après tout, je ne suis plus une enfant depuis longtemps… Sans doute devrais-je me sentir honteuse de demeurer inexorablement la plus apeurée des créatures… »

Souhaitant alors me montrer courageuse, je résolus de laisser Kirlian tenter de guérir, à sa manière, ce dont il était certain qu’elles n’étaient que de simples chimères qui se disperseraient aussitôt mises en lumière.

— D’accord ! m’exclamai-je avec fermeté.

Grand fut son étonnement de m’entendre lui donner mon accord, à tel point qu’il vint aussitôt s’assurer que nous parlions bien de la même chose.

— D’accord ?

Les pulsations de mon cœur allèrent en s’accélérant mais je fis tout mon possible pour les ignorer. Ma salive avalée, ce fut l’entièreté de mon courage qui se vit rassemblée pour aller jusqu’au bout de ce que j’avais décidé.

— Que veux-tu donc savoir de ces créatures qui me tourmentent ?

Il salua alors d’une révérence ce qu’il savait être pour moi un acte de bravoure caressant l’héroïsme et sourit, le plus simplement du monde.

— Je te félicite, mon petit cœur ! Tu es dès à présent sur la voie de la guérison ! Et pour répondre à ta question, il se trouve que j’en sais déjà beaucoup ! m’assura-t-il avec aplomb sans pour autant renoncer à me questionner.

— Pour commencer, fais-moi donc une rapide description de cette chose qui te harcèle.

« Rien que cela ? » pensai-je, angoissée à l’idée de puiser dans de si terrifiants souvenirs pour satisfaire à sa demande.

Pourtant, et bien que tout mon être me criait de ne point faire cela, je fis taire en moi les peurs qui me désiraient muette à tout jamais. Faisant une entière confiance à son jugement, je laissai à Kirlian le soin de se faire la voix et le tuteur de ma raison, sur un sujet où il était possible que mon cœur soit la victime de divagations. Ainsi me lançai-je, quoi qu’il advienne.

— Et bien… tout d’abord, il y a cette fumée noire… elle ondule, à peine perceptible, dans les ténèbres où elle se déplace, comme animée d’une volonté. En son sein, une multitude de présences s’y trouvent dissimulées. Je le sais car, quand elles ouvrent soudain leurs globes oculaires, cette brume oppressante se tapisse de mille et un regards qui ne détachent plus de moi l’obsession de leur convoitise. Puis… quand elles descellent leurs mâchoires, ce sont d’innombrable rangées de dents carnassières qui m’encerclent et salivent de me dévorer.

Mon âme me sembla alors s’engourdir jusqu’à me placer dans un état de demi-sommeil. De mon peu de vitalité qui avait échappé à l’anesthésie, je poursuivis, le regard vide, de mettre des mots familiers sur une histoire introuvables en ma mémoire.

— Dans cette vaste étendue peuplée de ces bêtes sauvages, certaines se moquent de mes frayeurs, d’autre s’en régalent. Il y en a aussi qui nourrissent une haine impensable et terrifiante pour mon âme quand une caste, en revanche, semble affectionner mon essence dans une expression mutilée et dénaturée de nos affinités… certains sont plus sournois, d’autres plus malsains. Il y en a qui semblent être des plus stupides ou bien totalement aliénés, quand quelques uns apparaissent comme de simples observateurs, avides ou bien stoïques… J’entends des rires, des grognements… des injures et des hurlements… l’air est gorgé d’une odeur de sang… j’expulse le souffle haletant de mon cœur suffoqué… et je goûte le sel des larmes sur mes lèvres qui en sont imbibées…

Reprenant quelque peu mes esprits, je constatai que je m’étais déjà bien trop épanchée quand je m’aurais voulu plus concise. J’élevai alors le regard vers Kirlian pour lui découvrir un visage presque livide. Il grimaçait l’inconfort d’une extrême tension et le désagréable moment qu’il passait à ouïr la description de mes cauchemars. Je ne désirais pas l’accabler davantage, pressée que j’étais, tout autant que lui, de mettre un terme à ce récit.

— … j’ai bien peur de ne pas disposer d’assez d’adjectifs pour qualifier tout ce qui peut se mouvoir dans ce brouillard-là…

Il se racla alors la gorge avec vigueur et, sensiblement soulagé que j’en eus terminé, il prit la parole sans attendre.

— Bien ! Cette charmante histoire clôturée, je…

— Non… murmurai-je aussitôt en glissant dans la détresse de l’égarement. Il y a autre chose… le point de départ et la source de ce qui se propage tout autour de moi… le Maître et l’instigateur du carnage des carnages… Un chef d’orchestre… celui qui tire les ficelles de ces hideuses marionnettes… je devine sa présence, toute proche… horrifique et menaçante ! Ses pas l’amènent jusqu’à moi et il se fait mon cavalier… pour m’apprendre la valse et comment la danser…

A ces mots et sans que je n’en prenne conscience, mes doigts se mirent à tapoter sur l’accoudoir la mesure en trois temps de ce sortilège étourdissant.

— … un, deux, trois… un, deux, trois… un, deux trois… un, deu…

— Evy ? murmura-t-il pour rappeler à lui ma lucidité qui s’était égarée.

— Il fait tellement sombre… dissimulé dans les ténèbres je ne l’entends pas, je ne le distingue pas… mais je sais qu’il est là…

Le silence qui s’ensuivit avait cristallisé mon malaise quand j’émergeai brusquement de la transe, désemparée. Dès cet instant, je pris conscience des larmes répandues en abondance sur mes joues anesthésiées. Lentement, elles avaient cheminées par-dessus les dunes de mes lèvres qui tremblaient encore. J’eus à peine le temps de venir les effacer de mes doigts engourdis que Kirlian reprit à nouveau la parole.

— Bon ! s’exclama-t-il, jugeant que ce que je venais de lui en dire suffirait amplement. En tout premier lieu, il te faut d’abord admettre que les monstres tels que tu les conçois n’existent pas. Que si tes peurs sont bel et bien fondées et que tu as effectivement eu à subir des persécutions, elles ne peuvent être que l’œuvre d’un autre être humain dont tu auras déformé le souvenir du visage sous le coup du traumatisme.

Abasourdie par ce qu’il venait de dire avec une telle assurance, il était impossible de m’en faire une représentation véritable tant cette perspective relevait, pour mon âme, d’une fiction tout à fait improbable. Et pourtant… ce n’était pas la première fois que mes certitudes se voyaient ébranlées. A nouveau, Kirlian venait de donner un grand coup de pied dans les fondations de ce que je pouvais jurer être ma réalité. Aussitôt un angoissant vertige me saisit et son intensité poussa dans l’instant mon cœur affolé à se rétracter.

— Non… ce n’est pas possible… ce n’est pas ce que je vois !

Il ferma alors les yeux sous le poids de la lassitude qui transpirait de l’entièreté de sa soudaine attitude.

— Oui, c’est précisément ce que je viens de te dire…

Une fois de plus, l’émulsion de mon trop plein d’émotion m’avait rendue inapte à me faire entendre auprès du sang-froid de sa raison. Désireuse d’y remédier de mon mieux, mes forces me parurent m’abandonner lâchement sous l’ampleur d’une pareille prétention.

— Je… je veux bien admettre que la mémoire est capable de transformer les choses mais… pas comme ça…

Dès cet instant, l’un comme l’autre semblions manquer de l’énergie nécessaire pour argumenter en vain. Le silence s’installa naturellement pour contenir en son vide la contrariété d’un esprit et le malaise d’un cœur.

Pourtant, un certain temps passé à endurer ainsi nos absences respectives, le regard de Kirlian se teinta de mélancolie quand il entrouvrit les lèvres pour s’adresser à moi.

— Evy ?

— … oui ? murmurai-je, trop appesantie par le chagrin pour me réjouir que sa voix en soit finalement venue à dissiper le silence qui nous gardait pétrifiés.

— Quand il en a fini, pour un temps, d’induire ton âme à la tourmente… qu’il ne te reste plus que les obscurités de ta nécropole et que ta forme est douloureusement anéantie sur son sol… qu’est-ce que tu ressens à ce moment-là ?

Sans attendre et toujours gorgée de la misère qui avait fait son nid en mon être, je laissai à ma langue déliée le soin d’y répondre comme elle le souhaitait.

— … je me sens à ce point annihilée… défigurée… écrasée… il m’a contrainte à m’enfuir si profondément en moi pour lui échapper… que dans cette course effrénée, la vie en mon cœur en fut presque soufflée…

Je m’arrêtais un instant sur cette pensée et une étrange sensation m’envahit pour faire émerger les mots maladroits qui ne pourraient que tenter de la décrire.

— … et c’est… tellement curieux… car mon âme est à ce point dénuée de toute… intelligence… compréhension… capacité d’action…

Description faisant, je sentis une larme unique s’extirper de mon œil droit. Sans rouler sur la peau de ma joue, elle chuta pour s’écraser par-dessus la main déposée sur mon genou.

— … alors, baignée dans une semi-conscience engourdie, je me sens… comme un nourrisson… recroquevillé sur lui-même et dont la détresse silencieuse habite chaque parcelle de son être…

De cette émotion, lointaine et abstraite, je ressentais pourtant l’agonie de sa mort qui prenait vie en mon cœur amnésique.

— Le silence en est alors insoutenable… exil et solitude sont à ce point hostiles… la terreur de l’abandon fait une trouée d’une telle profondeur en mon cœur que… de ce marasme qui m’affame jusqu’au seuil de l’infâme… j’en viens à souhaiter de… mourir…

A ces terribles paroles, la colère que Kirlian contenait encore sembla vouloir bondir hors de lui et s’il ne l’avait solidement enchaînée au préalable, il est probable qu’elle se serait extirpée telle une bête furieuse, avide de s’apaiser par la destruction de tout ce qui l’entourait.

— Mourir ? vociféra-t-il avec force. Courber l’échine en pleurant ? Laisser l’effroi s’emparer de toi jusqu’à ramper à même le sol ? Donner satisfaction à celui qui cherche à t’anéantir ?

Clôturant cette série de questions qui contenaient en elles-mêmes leur commune réponse, il soupira les vapeurs de sa bile.

— C’est bien là, uniquement là et de loin !

Son poing se serra alors à la limite de s’en rompre la peau quand il acheva sa puissante affirmation.

— Que je préfère mourir !

Il détourna aussitôt le regard tandis que le mien redoubla d’intensité.

« Comme ma lâcheté vient de m’être dévoilée par ces simples mots… »

La honte m’aurait sans doute avalée toute entière si elle n’avait été chassée par l’admiration que j’éprouvai pour lui, en cet instant. Quelle force était la sienne en propulsant cette conviction et comme je ne doutais pas qu’il y était absolument résolu.

« Kirlian… » pensai-je en mon âme charmée. « Si la puissance et la noblesse de ton esprit pouvaient se mélanger à l’amour et la douceur de mon cœur, tu pourrais être un homme capable de tant de belles choses… Mais nous semblons manquer cruellement, toi comme moi, des qualités de l’autre… »

Mais alors que mon regard le contemplait en silence, ce vaillant et incorruptible chevalier se mit à bailler aux corneilles. Cela fut tout à fait exceptionnel que Kirlian montre les signes d’une fatigue avancée à une heure si précoce de la soirée. Pourtant, je ne m’en étonnai pas davantage, jugeant qu’il était en réalité bien plus remarquable qu’il ne se soit pas écroulé plus tôt, comptabilisant à ce jour trois nuits blanches consécutives. Sans attendre, sa main s’empara du plaid dont il se couvrait d’ordinaire et qui avait toujours annoncé, de son repos forcé, l’avènement imminent. Il fit alors glisser quelque peu son corps tout en croisant les bras et ferma les yeux avant de bailler pour la seconde fois.

— Désolé, Evy… murmura-t-il, la voix considérablement affaiblie. Mes batteries sont mortes, il faut que je me recharge…

« C’est qu’il est parfaitement au courant qu’il a davantage de points communs avec une machine qu’avec un être humain… » m’amusai-je avec affection.

— Bonne nuit… Evy…

— Bonne nuit, Kirlian. lui répondis-je, heureuse de le voir prendre enfin un peu de repos. Fais de beaux rêves.

A ces mots, son visage se crispa légèrement avant de se détendre à nouveau.

— Avec une conteuse telle que toi, comment pourrait-il en être autrement ?

Ce furent les derniers mots que nous nous échangeâmes avant qu’il ne s’endorme, d’une manière toute aussi profonde qu’instantanée. Baillant à mon tour, l’on aurait pu penser sa fatigue communicative si ce n’était l’heure à laquelle je me couchais d’ordinaire. Tout en me glissant par-dessous la couette, je me mis à songer à notre conversation et à la pleutrerie qui me caractérisait.

« … mais quand il n’y a plus aucun endroit où fuir… nul recoin où ramper pour se cacher… personne pour venir nous sauver et que l’horreur s’acharne de l’inépuisable de sa hargne… sans doute n’y a-t-il que les âmes que la peur saisi dans toute son abominable démesure pour comprendre ce désir qu’est celui de préférer mourir… »

Pourtant, je savais au plus profond de moi que sur cette question, c’était définitivement Kirlian qui avait raison… Les paupières pesantes et dans un dernier bâillement, je me sentis m’assoupir.

« … comme j’aimerais avoir sa force… »

Quelques heures plus tard, au beau milieu de la nuit, une envie pressante m’extirpa d’un songe qui s’effaça aussitôt de ma mémoire. Machinalement et quelque peu dans les vapes, je me levai pour gagner les toilettes en toute hâte, ne pensant qu’à la couette bien chaude qu’il me tardait de retrouver. Quand j’allais ensuite pour rejoindre le lit, mon esprit égaré dans le brouillard fut tout à coup brutalement arraché à sa somnolence. La mèche qui recouvrait une partie de mon visage s’envola pour retomber à nouveau par devant mes lèvres s’entrouvrant tandis que je me figeai. Un souffle, tel un sinistre soupir, avait glissé jusqu’à moi tout l’aigre de son haleine pour faire intensément frissonner ma peau de porcelaine. Derrière-moi, en provenance du mur le plus noir et le plus lointain de la pièce, ce murmure familier venait de glacer dans mes veines le sang qui me donnait la vie.

A nouveau, la visite de l’horreur frappait tout contre la parois de mon cœur et sous la déflagration intérieure qui s’ensuivit, je me tournai vivement dans sa direction. Je ne pus croire ce qui s’offrait alors à mon regard. La trappe… ce passage vers l’inconnu du dehors et qui était une divagation de mon esprit… elle avait réapparu, perçant une nouvelle fois l’infranchissable muraille en granit. Aussitôt, je voulus faire appel à ma raison qui était la seule à même de chasser ce que je savais être une hallucination.

« Mais où est-elle donc cette raison dont j’endure l’absence comme un cruel abandon ? »

Les yeux rivés sur ce portail qui m’apportait autrefois la lumière, je vis se mouvoir au-dedans de sa bouche la fumée opaque d’une intrusion des ténèbres. Toutes ensembles ma chair, mon âme et l’atmosphère de la cave même se figèrent dans l’épouvante. Ma vision se brouilla légèrement sous la montée progressive des premières larmes qui furent, comme inséparables, les fidèles compagnes de mes frayeurs ancestrales. Le visage pétrifié, la voix à nouveau scellée, je ne pus faire que glisser un regard désespéré en direction de Kirlian. Au travers du rideau, je le discernais à peine, dormant à point fermé et ne semblant avoir remarqué ni mon absence, ni l’infâme présence. Baignée dans l’obscurité et bien qu’il ne m’aurait fallu que quelques pas pour regagner la clarté, j’en étais absolument incapable. Une seule envie, impérative, battait en moi comme pour tenter de rompre le poids de mon effroi. Celle de me soustraire à cette emprise qui me gardait clouée là et de courir vers la lumière luisant de l’autre coté de mon être. Pétrifiée et ne pouvant détourner mon regard de ce monstrueux spectacle, je perçus l’ombre s’agiter avec toujours plus de volonté dans ce qui était son réceptacle. Incapable de m’enfuir ou tout simplement de crier, la seule possibilité qu’il me restait alors fut de fermer les yeux, tout en sachant par avance que la terreur les garderait clos jusqu’au bout.

« C’est mon imagination… c’est mon imagination… » demeurai-je maintenant à répéter comme pour mieux m’en convaincre.

Chaque bruit devenait à présent plus fort, plus intense et, déjà, je sentais la terreur oppressive m’arracher mes premières larmes. Le moindre souffle, le plus imperceptible craquement, la plus infime sensation de frôlement s’accumulaient comme autant de preuves de sa réelle présence. Mes chimères pour seule fenêtre sur son apparence, je percevais cette forme brumeuse dont était palpable la terrible avidité à me dévorer, s’extirper en se déversant par cette trappe qui n’avait pourtant jamais existé. Mes yeux refusaient obstinément de s’ouvrir pour mettre un terme à mon tourment et, rongée par la peur de voir se concrétiser cette aberrante vision, je ne pouvais tout en même temps me persuader que tout cela n’était qu’illusion. Des larmes brûlantes continuaient de fondre sur la peau sibérienne de mes joues. Un torrent tel que je les sentais maintenant glisser le long de mon cou jusqu’à atteindre le tissu de mon vêtement qui s’en abreuvait abondamment.

« Depuis combien de siècles suis-je ainsi statufiée, arrachée, une fois encore, à toute notion de temporalité ? »

Redoutant d’être saisie par la douleur de leurs crocs s’enfonçant dans ma chair, je guettais, tremblante, ce qui devait être l’instant où ils gagneraient la réalité ou ils m’avaient pétrifiée. Puis soudain se fit ouïr distinctement un bruit étrange. Semblable à un glissement sur le pavé de la cave, une présence toute proche acheva de transformer cette torture en la plus absolue des certitudes. Les battements de mon cœur affolé battaient dés cet instant le tempo d’un sinistre contre à rebours.

« Ça y est ! Ils m’entourent ! C’est maintenant !… il est de retour ! » gémis-je au beau milieu de la spirale infernale où mon âme agonisait quand quelque chose me frôla l’épaule.

« Evy ? »

Ma voix se débloqua d’un coup sous la puissance de la terreur qui l’emporta dans un hurlement strident. Perdant le contrôle de moi-même, je me désarticulai dans une panique frénétique en donnant de grands coups dans le vide pour repousser ce qui tentait de m’approcher, quand une masse inconnue se pressa vivement contre moi pour m’enlacer avec fermeté.

— Evy ! C’est moi !

Au son de ce timbre familier, j’écarquillai les yeux et, après quelques secondes de trouble supplémentaire, je reconnus son visage.

— … Kirlian… murmurai-je, désemparée.

Tout d’abord envahie par le soulagement, la frayeur rejaillit furieusement et je lui sautai au cou en le suppliant.

— Kirlian, il est revenu ! Ramène-moi à la couette, je t’en prie, je…Un claquement strident résonna alors de par toute la pièce et mit fin brusquement au débit de ma pauvre supplique.

Un deuxième cri s’échappa aussitôt de mes lèvres tremblantes tandis que mon être s’enfouit toujours un peu plus dans les replis de son pull.

— Couette ! Couette ! Couette ! répétai-je, paralysée jusque dans ma faculté à articuler une simple phrase.

Kirlian resta un bref instant comme figé à son tour, puis, en glissant son bras par-dessous mes jambes engourdies, il acheva prestement de soulever mon corps suspendu à lui. Tout se passa très vite alors, à tel point que je ne perçus même pas cet instant où nous passâmes de l’autre coté du rideau. Tout ce que ma conscience me donna de ressentir fut ce tournis lumineux qui acheva de me bousculer l’âme sous la cadence empressée mais régulière de ses pas. Quand il me déposa enfin sur le lit, j’eus sitôt fait de disparaître sous l’épaisseur de la couverture. Pour la première fois, il me rejoint en s’y glissant à son tour dans une délicatesse qui se voulut rassurante et sans vraiment y réfléchir, ce fut naturellement que je me laissai consoler par ses bras. Sans mot dire, nous restâmes ainsi plusieurs minutes tandis que j’épiais, de mon ouïe alerte, le moindre bruit en provenance de la pièce. Le silence souverain qui y régnait et la sécurité qui s’installait dissipa progressivement mes angoisses.

Lénifiée par cette nouvelle ambiance qui m’avait quelque peu replongée dans la somnolence, ce cauchemar, comme il m’apparut alors, eut cet effet commun aux rêves de rapidement s’effriter jusqu’à disparaître. Épuisée, j’étais à deux doigts de me rendormir quand le son de sa voix murmura.

— … Evy ?

L’étrange intonation dont elle était empreinte m’interpella malgré la torpeur et c’est sans attendre que je levai le regard mi-clos vers lui. La lividité de son expression me donna le sentiment qu’il avait à présent mesuré toute l’ampleur de son erreur.

— Evy… murmura-t-il une fois encore tout en pressant mon visage contre son épaule. Je te demande pardon… tu avais raison… je n’aurais pas du jouer avec le feu…

Cet aveu me réchauffa le cœur. La rareté de sa contrition la rendait si précieuse à mes yeux qu’ils en répandirent aussitôt les quelques larmes de leurs joies. Mon sourire s’enfonça alors plus profondément dans la chaleur de son buste. Heureuse que mes frayeurs lui aient finalement inspiré de m’apaiser plutôt que de les attiser, ce bonheur-là les repoussa si loin de moi qu’il me semblait en cet instant qu’elles n’oseraient plus jamais venir me tourmenter. Le calme émanait délicatement de nos deux âmes blotties quand je lui répondis, de toute la reconnaissance éprouvée en l’intime de mon être.

— Comment pourrais-je t’en vouloir, Kirlian ? Ça me touche énormément… que tu fasses preuve d’une telle sincérité… Surtout n’aie aucun regret…

Toute appesantie par la fatigue, un bâillement vint considérablement ralentir la verbalisation de ce que je souhaitais lui dire.

— Ce n’est pas de ta faute… murmurai-je, sereine, en sombrant dans le sommeil. Si je suis folle…

L’anesthésie de ma conscience effaçant l’horreur de ce terrible souvenir, c’est dans cette amnésie que pris véritablement fin mon supplice.

J’aurais pu me réveiller reposée le lendemain matin et me fustiger d’avoir fait preuve, une fois de plus, de tant de couardise. Pourtant, quelque chose m’extirpa une seconde fois de mon sommeil, cette sombre nuit là. Peut-être était-ce parce que je me retrouvai seule dans le lit. Ou bien était-ce en percevant ces étranges chuchotements ? A mesure que ma lucidité venait à se préciser, je les entendais de mieux en mieux. Cette plainte semblait venir de l’autre côté de la pièce, par-derrière le rideau suspendu.

— Kirlian ? murmurai-je, inquiète et me demandant où il pouvait bien avoir disparu.

Je n’obtins aucune réponse, hormis le son d’un glissement étrange qui affola subitement mon cœur. Pourtant, malgré l’angoisse montante, je décidai d’aller au-delà de ses sortilèges afin de lever le voile sur ce mystère.

— Kirlian ? Tu es là ? chuchotai-je une nouvelle fois sans réussir à lui soutirer la moindre réponse.

Doucement, j’agrippai la tenture pour l’entrouvrir et tandis que ma forme se glissait de l’autre côté de la cave, l’éclairage qui s’y insinuait me donna de mieux pouvoir la contempler. Quelque chose remuait dans la pénombre aux pieds de l’évier et je n’eus pas le temps de m’en horrifier que je reconnus sa silhouette accroupie.

— Kirlian ? l’interpellai-je, saisie par l’étonnement de le voir ainsi. Mais qu’est ce que tu fais dans le noir ?

M’approchant davantage, c’est alors que je pus distinguer cet impensable spectacle qui, dans une montée d’adrénaline fulgurante, manqua de me faire chavirer d’épouvante. Sa mâchoire atrocement crispée encerclait son avant bras, les dents enfoncées dans une plaie sanglante qu’il s’affairait à grignoter dans sa chair.

— Kirlian ! hurlai-je en me précipitant jusqu’à m’agenouiller au plus près de lui. Mais… qu’est ce que tu fais !

Au son de ma voix, il décrocha lentement ses canines et, sans m’accorder le moindre regard, il s’immobilisa dans une froideur qui acheva de me glacer le sang. Je ne pouvais en croire mes yeux. Kirlian, celui qui semblait ne jamais douter de lui et être étranger à cette sorte de folie macabre s’était lui-même lacéré, ici, devant moi. Le voir dans cet état me donnait l’impression effroyable de pouvoir désormais douter de tout, même de l’aura sans peur et sans reproche dont il aimait affubler son être. Face au douloureux spectacle de sa glaciale agonie, je me trouvai bien impuissante et désarmée et, n’osant le toucher par peur de le briser, il ne me restait que ma voix pour tenter de l’approcher.

— Mais qu’est ce qui t’a pris de te faire ça ! Jusqu’où allais-tu te charcuter si je ne m’étais pas réveillée ?

J’étais à la fois affligée et tremblante de peur. Pendant un instant, j’avais cru l’avoir perdu, retenu prisonnier en un lieu inaccessible par les éternels et secrets cauchemars de son âme. Il porta alors sa plaie béante à hauteur de regard et la contempla, comme s’il ne s’agissait là que d’un détail sans le moindre sens ni aucune conséquence. Il détourna ensuite la soudaine expression de son visage, emplie qu’elle fut d’un tourment à ce point insondable que la chute qu’il fit en son sein me parut pouvoir durer l’éternité. Là, d’une voix presque éteinte, il tenta bien maladroitement de m’en expliquer les étranges raisons.

— C’est que… il arrive parfois que tu sois si profondément endormie que tu n’entendes plus ma voix t’appeler… Ces nuits là sont, pour moi… peuplées de cauchemars incessants…

A ces paroles qui m’enserrèrent le cœur, je sentis une force m’envahir tout à coup. Résolue à mettre à profit cette détermination soudaine à l’apaiser, je me levai pour me précipiter dans la salle de bain. De mes mains tremblantes, je saisis avec empressement la trousse à pharmacie qui se trouvait à moitié dissimulée derrière les toilettes. Je revins aussitôt d’un pas empressé et m’agenouillai aux côtés de Kirlian avant d’étaler nerveusement le contenu de la boite sur le sol. Je renversai ensuite du désinfectant sur un morceau de coton et m’attelai, tout en délicatesse, à tamponner sa blessure avec grand soin. Mon regard s’éleva alors vers lui mais il venait de détourner le visage dont les traits disparurent sous un ténébreux échevellement.
Un bref instant s’écoula où j’angoissais d’ignorer à quelles funestes pensées il pouvait bien silencieusement s’adonner, quand il rompit enfin ce vide insoutenable, d’une voix qui se révéla tout à coup emplie de fragilité.

— Tu es mignonne, Evy, mais je ne pense pas que ce soit utile… Ce n’est qu’une petite blessure sans importance…

Je ne sus que lui répondre en l’entendant minimiser la conséquence de sa souffrance dont l’intensité l’avait pourtant poussé à se la tatouer sur la peau. Appesantie, de tristes pensées se répandaient en moi tandis que, sa blessure nettoyée, je refermai la bouteille avant de déposer le coton à ses cotés par-dessus les dalles enténébrées. Le silence avait une nouvelle fois déployé son néant quand je ne pus retenir les mots inspirés par notre malheureuse condition.

— Comment pourrait-elle être sans importance dès-lors où elle s’est faite la marque indélébile d’une chose à jamais brisée en toi ?

A peine avais-je expiré ces paroles qu’un étrange sentiment d’une surprenante suavité m’envahit. A ce point submergée par lui, il me fut impossible de le réprimer si tant est que je l’eusse désiré.

— Kirlian… murmurai-je en penchant mon visage vers son avant-bras où sa chair rougeoyait. Je voudrais tellement avoir ce pouvoir… de soigner les plaies de ton âme…

Soupirant cette souffrance qui me transperçait le cœur, je déposai mes lèvres tout contre son mal avec le secret désir de le prendre en moi tout entier pour le porter à sa place. Il tressaillit au contact de ma chair et cette révulsion inattendue m’extirpa vivement de l’océan de douceur et de peine où m’avait si profondément plongée mon dévouement. Saisie par la perspective d’avoir ravivé la douleur de la blessure, mon regard anéanti se déversa dans l’émergence du sien.

— Je… je t’ai fait mal ? lui demandai-je de ma voix désemparée.

Sans attendre, il s’empressa de venir mettre un terme à la crainte violente qui me dévorait.

— Pas du tout !

La spontanéité de sa réponse affirmait son réel sentiment qui se révélait tout à l’opposé de la douleur. Puis son attitude se mua soudainement et elle se déploya à nouveau… cette aura qui faisait mon havre. L’espace autour de nous s’en emplissait et elle m’enveloppa toute entière tandis que, pour mieux la ressentir et guérir mon angoisse, je refermais doucement les paupières.

— Evy… prononça-t-il pour me rappeler à lui.

Il étendit alors largement son bras vers moi et dans un murmure, il acheva de chasser de mon cœur tout ce qu’il contenait encore d’inquiétude.

— Viens-là !

Dans une chute vaporeuse, mon visage se pressa aussitôt contre son genou replié afin d’y déverser mon sanglot lamentable tandis qu’il enserrait mes épaules. A ce point honteuse, je me désespérai d’être, une fois encore, la dernière des incapables.

— Pourquoi, Kirlian… pourquoi est-ce que tu me consoles, alors que c’est toi qui as tant besoin de l’être ? Pourquoi est-ce que j’échoue toujours dans ce que j’ai le désir de faire ?

Le dégoût labourait mon cœur quand le silence se répandit l’espace de quelques secondes interminables, avant d’être finalement rompu par le son amusé de sa voix.

— Evy… je suis toujours aveuglé d’éblouissement quand tu me donnes d’admirer ton sens affûté de l’observation !

A son affirmation, il me fallut quelques secondes de plus pour comprendre l’intention et la tendresse de son sarcasme. Au-delà de la tristesse qui m’habitait encore, je sentis cet apaisement la repousser et telle une marrée qui se retire, je pouvais maintenant distinguer les trésors que son affection venait de disséminer par-dessus le sable de mon cœur.

« Kirlian… » pensai-je en esquissant un sourire aimant. « … de cette insensibilité apparente qui émane si souvent de toi, j’entrevois la chaleur d’une bonté bienveillante… »

 

Quelques jours s’étaient écoulés depuis cette horrible nuit et nous n’en avions pas reparlé une seule fois depuis, désireux tous deux de l’oublier comme si elle ne s’était jamais produite.

De mon coté, j’avais plongé avec joie dans ce bonheur qu’était pour moi l’écriture d’une nouvelle histoire. Kirlian m’aidait de temps à autre par ce talent qu’il avait de réorganiser la mauvaise construction de certaines phrases. Ces quelques paisibles journées en sa compagnie étaient, à mes yeux, parmi les plus beaux instants que nous ayons partagés jusqu’à présent.
Bien sûr, Kirlian n’était pas soudainement devenu un ange et sa mauvaise humeur récurrente refaisait surface de temps à autre. Dans ces moments-là, je cessai tout simplement de le solliciter pour laisser le soin à sa chère solitude d’adoucir en lui l’irascible. Alors il s’apaisait et souvent, c’était lui qui finissait par revenir vers moi, comme si de rien n’était.

Entre nous, une osmose toute nouvelle semblait être née et en mon for intérieur, je priais pour que cette paix-là puisse durer.

Chapitre XX

La convocation des Ténèbres

« Il l’avait entrevue depuis le commencement,
Cette fatalité que la vie ne serait qu’un long tourment.
C’est pourquoi il avait fait le choix de la souffrance.
Comme pour devancer le destin,
Décider, avant qu’il ne lui lie les mains.
Il était impensable pour lui d’emprunter une autre voie.
Rien ni personne ne lui dicterait plus sa loi !

L’esprit tout à la fois libre et confiné,
Dans ce petit espace où l’infini s’était assemblé.
Son essence, sur cette unique pensée en devenir,
Employait son talent à trouver le moyen de s’anéantir.»

— Cesse donc de me tourmenter ! s’écria-t-il en s’adressant à celle qui voulait le retenir, et qui s’était résolue à l’arracher à cette mort promise. Comment pourrais-tu comprendre, dotée d’une âme si désuète et juvénile, ce que peuvent être les affres d’un esprit exilé dans ce crâne qui l’habille ! Éloigne-toi de moi, petite aube qui se lève ! Redoute que ta lumière ne te laisse entrevoir mes ténèbres ! 

Heureuse, je faisais la lecture de mes textes achevés à Kirlian qui se tenait assis dans son fauteuil. Attentif à ma narration, il acquiesçait à chaque nouvelle parole et description que je lui donnai de ce personnage, exactement comme s’il battait la mesure sur un air qui lui était plaisant.

— Tu ne peux pas dire ça, Kirill ! s’en émut vivement Aurore.

A cette intervention de mon personnage féminin, j’aperçus ses traits se décomposer lourdement.

— Pourquoi tant de joie à bruisser de si lancinants soupirs, jusqu’à te cristalliser dans cette dépendance à haïr ? Tes ennemis t’environnent et t’assaillent sans que ton âme, pas une seule fois, n’en tressaille…

À la réplique de mon héroïne, il se mit à mimer ses paroles de la plus niaise des façons. Alors, tout en m’efforçant de contenir ma vexation, je poursuivis ma lecture par la réponse de Kirill.

— Qu’as-tu à te soucier de ce qui se meut dans un tout autre espace, quand celui qui pourrait te briser te fait présentement face ! Est-il si improbable, impalpable, ce danger, que tu sembles dans l’incapacité de le discerner ? N’apprends-tu donc jamais de tes erreurs, petite idiote, la bouche en cœur !

A nouveau il sourit, probablement en train d’applaudir des deux mains en son for intérieur. De mon côté, je ne bronchais toujours pas et me contentait de rester de marbre.

— Kirill.. toujours cette froideur, ce refus de prendre la pleine mesure de ton erreur…

Aussitôt, je l’observai grimacer de nouveau et, ne pouvant plus me retenir, je m’écriai avec force :

— Kirlian !!!

Il se para sur le coup d’un saisissement muet de m’entendre ainsi m’exclamer. Mais cela ne dura guère plus d’une seconde et il répliqua d’emblée, l’air innocent, presque outré d’avoir été ainsi interpellé.

— Quoi ? Je n’ai rien dit !

Face à sa mauvaise foi, je m’indignai.

— Si, ne mens pas ! Quand c’est Kirill qui s’exprime tu souris et approuves, mais dès il s’agit d’Aurore, tu fais des grimaces désobligeantes !

— Tss ! soupira-t-il, dédaigneux, tout en détournant le visage pour se murer dans le silence.

Déçue par sa réaction, je lui mendiai alors une explication.

— … pourquoi est-ce que tu te moques de ce personnage ?

— Va savoir ! sourit-il avec nervosité. Elle me rappelle peut-être quelqu’un qui aurait elle aussi cette tendance à m’agacer très rapidement !

Quelque peu fâchée que je m’en trouvai, je lui fis la moue avant de lui soupirer mon mécontentement.

— De toute manière, qu’est ce qui ne t’agace pas, toi !

— Une récitation sans interruption stérile ! me répondit-il, du tac au tac.

L’autorité et le grave sérieux dont il fit preuve me firent aussitôt redescendre dans la douceur de l’effarouchement. A sa demande, je redressai promptement l’échine avant de poursuivre. Une dizaine de minutes plus tard, j’en étais arrivée à cet instant, émouvant à mon sens et que j’affectionnais, où le héros dévoilait un peu de ses véritables sentiments.

— Ta voix a toujours résonné en moi. Je t’ai entendu m’appeler par mon nom. Et tes pleurs… C’était insoutenable ! Depuis toujours, j’ai ce sentiment que ta douleur m’a rendu fou… Pourquoi… pourquoi a-t-il fallu que ce soit moi… murmura-t-il en la serrant dans ses bras. Qui puisse entendre le son de ta voix…

A ces mots, le regard de Kirlian s’assombrit, envahi qu’il semblait être par une mélancolie que je lui avais déjà décelée par le passé. Cela me toucha énormément d’être arrivée à effriter quelque peu sa carapace, par la force de la plume. Le temps continua de s’écouler jusqu’à ce que j’en arrive à ce moment clef du dénouement.

« C’est ici qu’il allait se dévoiler en plein jour,
Leur énigmatique ennemi de toujours.
Étrange personnage qui dissimule la laideur de son âme sous l’inattendu d’un vaste mirage.
De chaleur il n’avait que le brasier de ses passions,
Son ambroisie et mon poison.
Animé par une unique obsession, ce seul plaisir qu’il pouvait éprouver étanchait sa soif dans la douleur et la souillure répandue par son bras.
Et comme pour pallier l’inexistence de tous les autres, ce plaisir se voulait démesuré.
A l’image d’une créature titanide libérée des entrailles du Tartare, il tapissait de son ombre jusqu’aux plus lointains horizons ! »

Épiant les réactions de Kirlian, je lui découvris un visage à la fois irrité et taciturne. De toute évidence mon interminable récit commençait à le lasser. Bien que je ressentis alors la nécessité de mettre un terme à mon oral, je n’osai m’interrompre tant la tension qui se dégageait de mon unique auditeur embrouillait mon jugement, au point de ne plus savoir quelle pouvait être la meilleure option pour ne pas déclencher ses foudres. Alors, la voix hésitante, je poursuivis malgré tout.

« Par-dessous l’ombrage du familier chapeau qui le coiffait,
L’on pouvait apercevoir dans ce regard, épris du méfait,
L’étendue de l’appétit insatiable dont il était avide,
et le fil reluisant d’une toile tissée par l’antique Arachnide.»

— Nous sommes toujours captifs de ses sortilèges ! s’écria Aurore, épouvantée par cet infâme manège. Grand marionnettiste de mes souvenirs dont tu es encore le Maître de l’empire ! Nul endroit où…

— Ça suffit ! m’intima Kirlian avec force, sa patience ayant trouvé ici ses limites. J’en ai ma dose ! Passons directement au verdict !

L’hostilité qui transpirait de ses mots heurta d’emblée ma sensibilité. Pourtant je n’en dis rien et m’appliquai à accepter humblement son opinion que j’avais toujours tenue en haute estime, malgré sa coutumière indélicatesse à me la transmettre.

— Ça ne te plaît pas ? murmurai-je, anxieuse.

A ma question, il expira un rire nerveux.

— Pour sûr, tu as une sacrée imagination ! Mais où vas-tu donc chercher tout cela ?

— Je ne sais pas, ça vient comme ça… lui répondis-je, étonnée mais heureuse de l’entendre me faire un compliment. Je pense que l’écriture, c’est vraiment ce qui me plaît le plus !

Tandis que je ponctuais ma phrase par un sourire gêné, Kirlian s’accouda aussitôt lourdement pour glisser la main par-devant son regard affligé.

— Bon ! soupira-t-il. Avant toute chose, et parce qu’il mérite assurément de figurer sur la liste de mon réquisitoire, je décerne d’entrée de jeu à ton personnage du « grand méchant », la palme du plus débile, grossier et stéréotypé des enfoirés !

« Il commence fort… » m’inquiétai-je en me demandant quelle pouvait-être la suite d’une pareille entrée en matière.

Sans attendre, il chargea les balles dans son barillet verbal, prêt à tirer.

— Premièrement, donc, ça manque de profondeur ! Tu ne décris pas assez justement le sentiment de colère qui habite forcément ton héros masculin, tel que tu sembles vouloir le dépeindre tout du moins. Pense cohérence, logique, causes, conséquences !

« Facile à dire ! » m’affolai-je, la colère n’étant pas un sentiment familier, bien que se tenait devant moi l’un des exemples les plus représentatifs qu’un concours aurait sans doute couronné.

— Deuxièmement ! Par pitié pour elle, fait mûrir un peu cette ingénue créature qui ne semble vivre que pour repeindre la surface de la terre en rose bonbon !

— Mais, je… protestai-je avant qu’il ne me coupe la parole.

— Et enfin, troisièmement !

A cette exclamation, il baissa le visage pour sourire dans la douleur l’accablement qui semblait s’effondrer soudain sur ses épaules.

— Glisse donc une bouteille de Jack dans la poche intérieure de ce pauvre homme, afin qu’il puisse se soulager et lui accorder quelques répits… en sa tragédie d’être irrémédiablement entouré d’ahuris !

Sans attendre une quelconque réaction de ma part, il se saisit du livre posé sur la desserte à côté de lui. Là, il l’ouvrit amplement à la page où il en était resté. De mon coté, la douleur de la blessure qu’il venait de me porter ne s’était point atténuée. Il m’était impossible alors de bouger la plus infime partie de mon corps, tant me gardait paralysée la souffrance de m’être ainsi faite jeter mon âme au visage. Il décrocha alors son attention de son ouvrage pour le poser sur moi, étonné pour aussitôt s’agacer que je sois encore figée là.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? grogna-t-il, ronchonneur. Tu voulais une bonne note peut-être ? Désolé mademoiselle mais vous êtes recalée ! Revenez l’année prochaine !

L’irrévocabilité de son jugement ainsi prononcé, il détourna le regard de mon visage médusé pour se replonger dans son livre. Ces dernières paroles et l’indifférence qu’il me témoignait dès-lors furent trop cruelles à endurer. Mon cœur se serra d’une manière intolérable dans ma poitrine. Je savais être maladroite et probablement ridicule dans mes écrits, mais lui… de quel droit se montrait-il aussi abject pour me le dire !

« Kirlian… je… je crois que… »

Alors, les joues brûlées par les larmes, je laissai se rompre mon fragile contrôle.

— JE TE DÉTESTE ! hurlai-je de toute l’ampleur du mal qu’il m’avait causé.

A ces mots que je n’avais jamais prononcé auparavant et qui retentirent de par toute la pièce, son regard s’écarquilla pour aussitôt glisser jusqu’à moi. L’expression qu’il affichait alors me déstabilisa profondément tant elle n’avait jamais paré ses traits.

« … il semble avoir été atteint dans ce cœur qu’il ne possède pourtant pas… »

La physionomie livide, il restait silencieux, comme suspendu dans le vide et tandis que, de ce regard-là, je m’affligeai d’en être la responsable, une légère secousse sembla faire vibrer l’ensemble de la cave. Interpellés tous deux par cet étrange phénomène dont la réalité nous apparut incertaine, un mutisme commun emplit notre cellule d’une pesante et funeste atmosphère. D’entre le silence et l’alerte de nos sens, une succession de grincements se fit ouïr de façon progressive. Tout d’abord épars qu’ils furent, leur cadence s’accéléra de manière exponentielle, jusqu’à ce que ce râle monstrueux nous assaille.

Encerclée par un vacarme infernal et la pression qui faisait à présent trembler les fondations, j’observai, pétrifiée, la tuyauterie se distordre pour faire retentir à nos oreilles cet abominable concert. Kirlian abandonna aussitôt son fauteuil pour se redresser vivement. Les yeux levés vers le plafond, il le parcourut de droite à gauche pour se focaliser très sérieusement sur la cause de l’effrayant tintamarre. L’extrême méfiance qui crispait son visage ne m’avait pas échappée et annonçait les prémices d’un grave événement à venir.

— Kirlian ! Qu’est ce qui se passe ? hurlai-je pour m’efforcer de me faire entendre, le cœur palpitant.

— Non… Non ! Non ! Pas encore ! répéta-t-il, les traits assombrit par ce qu’il semblait soudain redouter plus que tout.

A mesure que son calme habituel ne cessait de s’agiter, l’angoisse me gagnait sauvagement, comme ces rares fois où il se trouvait déstabilisé le premier. En ma poitrine, les palpitations allaient croissantes. Mes lèvres et mes membres se mirent à trembler.

Mais soudain, alors que la déflagration de sons entremêlés allait atteindre son paroxysme, le silence réapparut d’un coup d’un seul. Ce cauchemar, telle une illusion, venait de s’évaporer. La différence entre l’avant et l’après se révélait à ce point invraisemblable que la sensation qu’il ne s’était en réalité rien passé me submergea. Je n’eus qu’une envie dès-lors, celle de me jeter dans les bras de Kirlian pour y retrouver la sécurité qui en avait été rudement éprouvée. Mais avant que le temps ne me soit donné de faire un pas vers lui, quelque chose sembla percuter avec violence la maison toute entière. Du puissant tremblement qui s’ensuivit, je tombai en arrière sur les dalles tandis que Kirlian, après avoir lui aussi perdu l’équilibre, se rattrapa au dossier du fauteuil.
Les murs en furent ébranlés et, par endroit, de petits morceaux de leur surface s’en trouvaient effrités. La poussière avait été délogée sans ménagement de chaque recoin où elle s’était faite un lit et flottait, dans le trouble de l’air.

— Evy ! s’écria Kirlian en se précipitant vers moi pour me relever. Tu n’as rien ? demanda-t-il en chassant délicatement d’une caresse les quelques petits gravats déposés, ci et là, sur mon visage.

Désorientée par le choc, je voulus néanmoins le rassurer sur mon état. Mais à cet instant, un rire sinistre s’éleva du néant pour plonger dans l’effroi l’intégrité de nos êtres. Le timbre obscène et graisseux projeté par cette voix hilare déclencha en mon âme un déferlement d’épouvante. Dépouillée de contrôle sur moi-même et poussée par la terreur, je me dressai vivement pour reculer contre la garde-robe. Kirlian fit alors une grande enjambée et m’approcha pour me saisir par les épaules.

— Evy, attends, ne…

— Non, ne me touche pas ! hurlai-je en le repoussant tandis que ses traits se décomposèrent.

Intérieurement en proie à la montée d’un véritable cataclysme émotionnel, je m’extirpai de sa proximité pour m’échapper, de quelques pas vacillants, jusqu’au pied de l’escalier.

« Mais qu’entends-je, qu’entends-je ? »

s’exclama alors l’omniprésence d’une voix d’outre-tombe qui, l’entièreté de sa lugubre allégresse expirée, voulait à présent s’adresser à nous.

« N’est-ce pas les battements en révoltes d’un cœur où vient de jaillir le doute ? »

Ce cauchemar s’étant insinué dans notre réalité au point de la sentir se déchirer jusqu’à son inévitable dissolution, l’état d’agonie induite par une menace de destruction à ce point brutale ne me laissait plus le moindre doute quant à l’enclenchement de la fin des temps.

— On… on va mourir !

Kirlian perçut alors dans mes murmures les prémices d’une crise d’angoisse qui s’annonçait comme la juste réponse à ce fléau qui s’abattait sur nous. Pourtant il se tenait figé dans son incapacité flagrante à maîtriser ce terrifiant phénomène.

— Il vient nous chercher ! sombrai-je quand cédèrent les derniers barreaux de cette cage qui inhibait la partie damnée de moi hurlant à jamais son effroi. Le Diable vient nous prendre ! On va tous mourir ! Kirlian… je… je ne peux pas m’enfuir ! Fais-le partir, je t’en supplie ! Ne me… laisse pas toute seule, il va…

— Evy ! m’intima sa voix avec force d’autorité qui n’avait malheureusement sur mon mal que le pouvoir d’alimenter son brasier. Calme-toi ! Garde le contrôle de ton angoisse !

Cette sommation de Kirlian m’apparaissait impossible à satisfaire et je m’enfonçai davantage dans la détresse de me sentir submergée par elle.

— Je ne peux pas ! Je n’y arrive pas ! m’effondrai-je en sentant s’élever l’Armageddon du désespoir qui semait en moi la mort sur son passage.

Mon corps tremblait avec frénésie. Les spasmes intenses faisaient danser sur ma peau des sphères de sueur, comme des larmes qui débordaient du précipice de ma terreur.

« Le temps est à nouveau venu, Evy !
Entend mon appel… »

Ces paroles prononcées, la porte en haut des marches s’ouvrit brusquement pour claquer sa surface sur la cloison de l’étage.
— Evy ! Ne l’écoute pas ! Ne le laisse pas s’insinuer en toi ! me supplia Kirlian dont le corps demeurait statufié malgré ses efforts pour en rompre la rigidité.

« …. Et viens à moi ! »

Cette implacable injonction résonnant comme une fatalité monstrueuse, il me sembla que le vacarme assourdissant s’interrompit l’espace d’une courte seconde où nos regards se plongèrent l’un dans l’autre.

— … Kirlian…

Une puissante aspiration succéda à ce murmure pour happer brusquement mon corps jusqu’à l’étage. Les sens déboussolés, je fermai les yeux par crainte de m’écraser sur l’un des murs. Mon dos heurta alors ce qui me sembla être une autre porte qui s’ouvrit sous la violence du choc.

— Evy !

Ainsi perçus-je le cri de Kirlian qui résonna en mon âme affolée. Terrorisée, je me tenais recroquevillée sur moi-même, mon être inexorablement emporté par cette emprise de laquelle je ne pouvais prétendre me délivrer. La vitesse s’accélérant toujours davantage, mon âme était chamboulée par la distorsion de l’espace que je me sentais parcourir à tout allure. Une insoutenable pulsation me poignarda sauvagement la poitrine. Alors mon regard crispé se descella d’un coup pour m’offrir de contempler cette immensité qui semblait m’avoir ingérée. D’un supposé bout à l’autre de ce vide abominable dont la robe était tissée d’une épaisse obscurité, il ne m’était plus donné d’apercevoir le moindre vestige de quoi que ce soit ayant pu exister.

Pourtant, en y regardant avec le peu de clarté que me le permettaient la brusquerie et les secousses des vents qui m’avaient emportée, il me semblait bien distinguer quelque chose. Au loin s’éloignait de façon vertigineuse ce qui ressemblait à un amas de granite suspendu dans le néant. Une porte ouverte laissait entrevoir la lueur de ce qui ressemblait à un refuge, perdu au beau milieu d’une vaste et sombre étendue.

« … est-ce… notre cave ? »

Les palpitations saisies par l’épouvante, je présentais l’événement à venir et dont j’ignorais encore la terrible nature, quand je fus soudain frappée par un flash lumineux qui contenait en lui d’étranges images, trop furtives pour être distinguées. Tout autour de moi s’épaississait maintenant une brume colorée qui effaçait rapidement les ténèbres qui m’avaient avalée.

Un autre flash, une sensation de nausée, une terreur insoutenable.

« … qu’est-ce qui m’arrive ?… qu’est-ce qui se passe ?… »

 

« … où suis-je ?… à l’aide… »

 

« Kirlian… »

 

Fin