Doublement vôtre !
Elle sanglotait cette nuit-là où elle me demanda l’impossible.
« Ça ne me suffit plus ! » m’avait-elle avoué comme on exhume soudain le fantôme d’un deuil ancien.
Nous savions pourtant qu’il n’y avait aucun espoir et, face à cette certitude, je lui avais murmuré la seule réponse qui s’imposait :
« Je trouverai un moyen, je te le promets ! »
Il était largement passé midi quand Sarah s’éveilla pour me rejoindre au salon.
Toujours levé avant elle, je traînassais dans le fauteuil, perdu dans mes pensées.
— Jouur… bredouilla-t-elle en tâtonnant dans la brume du sommeil, emmitouflée dans mon peignoir, les yeux mi-clos.
Aussitôt, son épaule heurta le chambranle.
— Bonjour, ma belle ! lançai-je en la suivant du regard pour m’assurer qu’elle ne se prenne pas les pieds dans le tapis.
Nous nous connaissions depuis l’école primaire et, aussi loin que je m’en souvienne, j’avais toujours été amoureux d’elle. À ma grande fierté, il m’avait fallu même casser quelques tronches pour m’assurer de ne la garder rien qu’à moi. Artiste un peu bohème de nature, elle n’avait jamais eu beaucoup de chance, c’est le moins qu’on pouvait en dire. Mais compte tenu de son parcours, elle s’en était bien sortie.
Puis, il y a trois ans, la directrice d’une galerie d’art l’avait remarquée lors d’une brocante de quartier où la pauvre chérie tentait, sans trop de succès, de vendre quelques-unes de ses toiles. Dès lors que l’experte eut décrété la qualité de son travail, miracle, tous les snobinards qui l’ignoraient deux semaines plus tôt applaudirent des deux mains. Bien sûr j’étais sincèrement content pour elle, et taper dans les poches de la bourgeoisie était une chose très satisfaisante. Grâce à cela, nous avions pu quitter notre studio et emménager dans cet appartement spacieux.
Mais, depuis plusieurs mois maintenant, elle était tombée dans une profonde dépression. Son chevalet, poussé dans un coin du salon, n’exposait qu’une toile blanche en attente de sa résurrection.
Elle me rejoignit alors pour s’asseoir sur le canapé, son mug de chocolat chaud lové entre ses paumes.
— Tu as utilisé cette eau de toilette… releva-t-elle en respirant mon vêtement.
— Voilà ce que c’est que d’avoir une femme, on ne fait plus ce qu’on veut !
Ma remarque renfrognée la fit sourire et elle se blottit davantage dans le moelleux des fibres.
— Ne fais pas l’idiot, tu sais que je l’adore…
Silencieux, je retournai à mes pensées pour laisser le temps à la sienne d’émerger. Au bout d’un quart d’heure à laper tranquillement sa boisson chocolatée, sa voix me sollicita.
— Dis…
— Hum ?
— Ça fait maintenant des mois que tu potasses et t’entraînes, et le résultat est impressionnant, mais…
J’interrompais sa phrase, sachant par avance où elle voulait en venir.
— Mais il serait grand temps de trouver l’heureux élu ? J’y pense, j’y pense !
Bien loin de s’imaginer que j’avais déjà ma petite idée sur la question, Sarah se replongea dans sa morosité, l’air évagué.
— Tu te souviens de ce gars à ta dernière exposition, celui qui t’avait accostée et draguée sous mon nez ? Tu sais, celui qui t’avait glissé son numéro dans la main, incapable de t’adresser la parole…
— Si je m’en souviens ! répondit-elle, douloureusement consternée. Tu l’as humilié devant tout le monde…
Une épiphanie la traversa et elle pâlit.
— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Il te plaît pas ?
— Ce n’est pas la question ! rétorqua-t-elle en se sentant flouée. C’est donc toi qui vas choisir l’homme qu’on va faire entrer dans notre lit ? Je n’ai pas mon mot à dire ?
J’aurais pu m’agacer de ce qui ressemblait à un caprice de plus, mais je ne la connaissais que trop bien pour savoir qu’il s’agissait d’autre chose.
— Ton mot tu l’as déjà dit, chérie, et il me suppliait d’agir !
— Mais… imagine si ça ne fonctionne pas, qu’il ne s’y plie pas…
Bien sûr, elle avait simplement peur que ça ne tourne mal. Je me fis alors un devoir de chasser ses craintes :
— Si ça ne fonctionne pas, eh bien je lui trancherai la gorge ! Ça risque de salir un peu les draps mais, une fois entièrement vidé, il sera moins lourd à transporter.
Je me tournai alors dans sa direction pour me délecter de son air soufflé, avant d’ajouter :
— On pourrait l’enterrer dans le terrain vague à la sortie de la ville. À moins qu’on ne le fasse couler par le fond, la mer n’est pas si loin que ça, après tout… Ça te dirait une petite sortie romantique au creux des dunes éclairées par les indiscrétions de la lune ?
— J’aime ton romantisme morbide… murmura-t-elle, éperdue, la joue lovée dans sa paume.
Les yeux clos, elle se tut pour méditer sur ma suggestion.
— Mais quand bien même, je ne vois pas de quelle manière on va pouvoir le retrouver. Je ne sais même pas comment il s’appelle…
J’attendais qu’elle soulève cette problématique. Du haut de ma superbe, je lui livrai le fruit de mes recherches.
— Ce ligaturé des cordes vocales répond au doux nom de Simon ! Un fan de la première heure, présent à toutes tes expos et sans casier judiciaire, s’il vous plaît ! J’ai déposé le papier avec son numéro à côté de ton téléphone !
— Tu l’avais gardé ? Alors là, vraiment, je ne comprends plus ta logique…
Je la laissai porter sa tasse à ses lèvres pour en boire une gorgée, avant de répondre :
— Allons, un soupirant ça peut toujours servir !
Elle manqua de s’étrangler.
— Tu es ignoble, tu le sais ça ? me lança-elle, ponctuée par mon rire goguenard.
Secrètement, j’admirais sa droiture d’âme, teintée de naïveté, et n’avais jamais vraiment compris comment ni pourquoi cette nymphe était tombée amoureuse de moi.
— Ça fait de nombreuses années que tu me calomnies et tu es pourtant toujours la seule à me le dire !
Elle sourit avec tendresse.
— Tiens donc, monsieur cacherait bien son jeu ?
Un silence pesant succéda à sa boutade et ce fut en posant le regard sur ma physionomie qu’elle comprit que j’avais fini d’en rire. L’air grave à son tour, elle me demanda :
— Tu es vraiment sûr ?
Quelques secondes focalisé sur l’événement à venir, je décroisai les doigts, l’attitude résolue.
— Appelle-le et dis lui de passer un soir prochain !
Le bougre ne s’était pas fait prier et, dès le soir suivant, il sonna à notre porte. Sarah lui ouvrit, radieuse comme elle pouvait l’être quand elle était déterminée à plaire. En plein dans le mille à en juger son air égaré.
— Bonsoir Sarah… bruissa-il, la gorge sèche et nouée.
Je le toisais de haut en bas, tout d’abord perplexe quant à son maintien crispé qui lui conférait une dégaine de parfait constipé. Le damoiseau était de toute évidence nerveux, mais quel homme ne le serait pas en se faisant ouvrir la porte par ma femme ? Et cette sirène savait y faire. Un corps superbe moulé dans une robe noire au style bien trop sage pour cette beauté sauvage. De cette manière attisait-elle d’emblée le fantasme irrépressible de la déshabiller. Debout derrière elle et comme au premier jour, moi qui connaissais pourtant par cœur l’orographie onctueuse de son derme, j’en avais la verge aguichée qui se dressait. Oh oui, comme cette succube savait y faire…
— Simon, c’est bien ça ? Entre, il ne fait pas chaud !
— Oui, merci !
Ainsi ce pauvre inconscient franchit-il notre seuil.
— Assieds-toi, je t’en prie, dit-elle en l’y invitant.
Il s’exécuta sur-le-champ.
— Je peux t’offrir quelque chose à boire ? J’ai du soda, du vin blanc et même du Pisang, si tu aimes ça.
« Pour lui ce sera un grand verre de lait ! » m’exclamai-je en me laissant tomber à ses côtés dans le canapé.
Elle tenta de se retenir avant d’éclater de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? bafouilla-t-il.
— Pas grand-chose, se reprit-elle aussitôt. Je me disais que tu ne devais sans doute pas connaître. Plus personne ne connaît le Pisang Ambon… C’est une liqueur de bananes vertes et de fruits tropicaux. J’en suis folle, c’est un délice !
— En effet, je n’en avais jamais entendu parler, mais ce que tu en dis donne envie. Alors va pour un Pisang !
— Excellent choix ! ponctua-t-elle en s’éclipsant dans la cuisine.
Se croyant seul, le soupirant aux yeux ronds fit courir son regard sur la déco de notre salon. Nombre des tableaux de Sarah tapissaient les murs cinabre et sans doute ne connaissait-il pas la plupart d’entre eux. Il remarqua ensuite la toile vierge et le matériel de peinture qui prenaient la poussière. Son expression se fit alors chagrine quand il comprit que Sarah, disparue de la scène artistique depuis des mois, avait bel et bien perdu le goût de peindre.
Vraiment, il était parfait. On pouvait sentir à trois mètres la fragrance sucrée du miel qui coulait dans ses veines. Intérieurement je me félicitai. Un profil comme le sien était idéal. Malléable, ce pauvre garçon ne ferait pas le poids face à moi. Je l’observais avec attention, de mon point de vue tout à fait singulier. Il exhalait une belle aura indigo, tachée des nébuleuses écarlates de son désir confiné, souple comme un cocon de gelée. Malicieux, j’y enfonçai un doigt pour tester sa résistance. Sa réaction ne se fit point attendre et il se dressa sur ses jambes, tel un électron chatouillé par un photon.
— Tout va bien ? lança-t-elle de loin.
— Oui, oui, ça va bien ! répondit-il en se rasseyant aussitôt, la mine troublée.
Il prit une grande respiration.
— Calme-toi, Simon, tout va bien se passer ! chuchota-t-il pour s’encourager.
Sarah revint alors, deux cocktails à la main, et lui tendit le sien.
— Eh bien, santé ! s’exclama-t-elle avec un entrain qui m’aurait sans doute moi-même dupé si je ne la savais pas au fond du gouffre.
Ils trinquèrent ensuite sous mon regard amusé.
— Alors ? s’empressa-t-elle de recueillir ses impressions.
— C’est super bon !
Elle sourit et alla s’asseoir dans le fauteuil pour nous faire face.
— Je ne m’attendais pas à ce que tu me contactes un jour, tu étais tellement… en colère ?
Elle porta son verre à ses lèvres pour en savourer une autre lampée.
— Pas en colère, non. C’était plutôt de la jalousie, répondit-elle en inclinant le visage, sans dissimuler en être attendrie. Je te demande pardon pour ça. J’ai parfois des changements d’humeur soudains.
Un peu confus par ces propos, il répondit pourtant avec politesse :
— Oui, comme tout le monde, probablement. La vie est si stressante parfois.
J’approchai mes lèvres de son lobe, de plus en plus diverti par le comique qui découlait d’un simple non-dit.
« Oh non, pas comme elle, mon pauvre petit… »
Décidément sensible, ma proximité déclencha un spasme qui lui escalada l’échine, au point qu’il faillit renverser sur lui le contenu de son verre.
— Quelque chose ne va pas ? souffla-t-elle d’une voix douce, feignant de ne pas avoir entendu mes mots.
— Une drôle d’impression, je sais pas… un genre de frisson…
Je récidivai aussitôt, la main sur son visage, le pouce dessinant l’ourlet de sa lèvre inférieure.
« N’aie pas peur voyons, tu ne souffriras pas tant que ça… »
Par deux fois plus viscéral, son malaise lui fit lâcher son reste de liqueur en le dressant droit comme un i sur ses jambes. Confus, il s’éloigna de quelques pas jusqu’à s’extraire de l’amplitude de mon aura.
— Pardon je… je ne comprends pas, ça ne m’arrive jamais ! C’est comme si…
— Comme si une présence insistante essayait de pénétrer ton âme ? chuchota-t-elle en dénouant ses cheveux d’un geste souple et gracieux. Je sais…
Cette vision le troubla, bien davantage que ces paroles glaciales qui auraient dû le terrifier. Tout au contraire, son aura en devint cramoisie.
« Il est mûr, emmène-le dans la chambre ! »
— C’est d’un romantisme, tout ça… soupira-t-elle avant de se lever pour le prendre par la main et l’attirer dans l’autre pièce.
— Sarah ? Qu’est-ce que tu fais, attends !
Véritablement kidnappé, le damoiseau bafouillait un semblant de résistance quand il se retrouva planté au milieu d’une alcôve, sombre et étrange. Mais il n’eut pas le loisir de la détailler car, aussitôt, la ravisseuse se retourna pour lui faire face, l’expression froide et déterminée. Son corps se colla contre le sien et je vins me glisser dans le dos du soupirant affolé, comme pour achever de l’enserrer. L’incompréhension accentua son trouble, car il ne pouvait ignorer ni se défaire de la force impérieuse qui le clouait sur place.
— Sarah… qu’est-ce que tu me fais ? expira-il d’un souffle dévitalisé, quand la main de ma belle s’éleva alors pour se poser sur le sommet de sa tête.
— Sahasrara…
Ce mot soufflé par ses lèvres, sa paume glissa lentement vers son troisième œil, scellé pour longtemps, et descendit ainsi un à un les étages de son être.
— Ajna… Vishuddha…
Debout derrière lui, j’accompagnais psychiquement sa chute, le long de sa colonne vertébrale. Ses centres énergétiques s’affolaient à notre passage, agitant son âme que ma volonté s’appliquait à garder sage. Au sommet de son crâne, son esprit commotionné avait commencé à se désincarner.
— Anahata… Manipura…
Disant cela, elle pensait intensément aux instructions que je lui avais données.
« Ce sera à toi de m’ouvrir une brèche !
Mets-le en état d’extrême vulnérabilité !
Annihile sa volonté afin que je puisse entrer ! »
— Swadhisthana… murmura-t-elle en effleurant des doigts son pantalon qu’elle déboutonna sans sourciller.
Le bougre était assez bien membré, qui l’aurait cru ?
Bien que pétrifié dans l’ivresse, notre victime bandait déjà comme un cerf quand la main de Sarah délogea la bête de sa tanière.
— Muladhara !
Je me trouvais alors absorbé par mon emprise sur son chakra racine, guettant l’instant où il s’ouvrirait, quand l’aura de ma succube pâlit jusqu’à délaisser sa mainmise. Aussitôt Simon en retrouva quelque peu ses esprits.
« Sarah, on est en train de le perdre, reste concentrée ! »
Elle ne me répondit pas, la mine basse, et tandis que se dissipait le charme, la victime déliée demanda :
— Sarah, pourquoi tu fais ça ? Je n’ai pas l’impression que tu aies vraiment envie de moi…
Cette question provoqua sa surprise et elle balbutia :
— C’est que… j’appartiens déjà à un autre…
Ces mots prononcés, elle se décomposa avant de cacher son visage derrière ses paumes.
— Je ne peux pas, je suis désolée, mon amour… fais-le partir, s’il te plaît…
Comme je le craignais, c’était au-dessus de ses forces que de m’être infidèle.
« Ma belle… » soupirai-je en sentant mourir en moi l’arrogance de mon projet.
— Faire partir qui ? lui demanda-t-il, déconcerté. À qui est-ce que tu parles ?
Au son de sa voix, elle considéra ses traits avant de fondre en larmes.
— Je suis désolée, Simon, c’est monstrueux ce qu’on veut te faire… Va t’en et ne t’approche plus jamais de moi !
Elle le repoussa alors pour se renfermer sur elle-même.
— Non attends, Sarah ! s’exclama-t-il en posant ses mains d’une manière si soudaine sur son visage qu’elle en fut statufiée.
Échauffé par ce geste qui suscitait sa détresse, j’allais m’engouffrer dans notre corps pour lui en coller une sèche, quand il poursuivit :
— Je ne comprends pas tout et tu m’as même l’air sacrément dérangée, mais… Demande-moi ! Utilise-moi si c’est important à tes yeux ! Je ferais n’importe quoi pour toi !
Ce fut à cet instant qu’Anahata s’ouvrit comme une porte devant moi.
Quand elle sentit les bras de Simon enserrer son corps, Sarah comprit tout de suite que quelque chose avait changé. Elle n’eut même pas le temps d’avoir peur, comme si elle avait reconnu d’emblée ma peau et son odeur. Je la regardais droit dans les yeux, le sourire victorieux. Le choc l’avait étourdie et ce fut d’une main tremblante qu’elle dessina la nouvelle disposition des traits de Simon, au point de ne plus rien discerner du crédule de son expression.
— Oui, c’est toi !
Aussitôt son inhibition se brisa et elle se jeta à mon cou pour m’embrasser la première. Le baiser étant une joie qui nous avait été pour toujours refusée, goûter soudain à la douceur de ses lèvres fut un délice de suavité. Un bonheur simple et doux que j’ignorais jusqu’alors et qui, quand il prendrait fin, me manquerait désormais pour l’éternité. Sa bouche se fit alors plus vorace et sa langue poussa pour se frayer un passage, à la recherche de la mienne. Mon excitation s’enflamma d’un coup quand ses mains empressées tentèrent de m’extraire du pull qui étouffait la température croissante de mon corps. Délivré de ce cilice, mes mains se glissèrent dans son dos pour fendre la fermeture éclair de sa robe jusqu’à la courbe de ses fesses. Sa poitrine se dévoila, comme celle d’une cariatide d’albâtre sur laquelle glisse une étoffe de soie. La respiration haletante, elle ne voulut pas attendre, rendue brûlante et offerte par vingt ans de préliminaires. Dévêtue et m’invitant à entrer, sublimée par son désir, elle rayonnait d’une beauté diabolique qui me faisait l’effet d’un puissant sortilège.
Pourtant elle sanglotait cette nuit-là en me demandant l’impossible.
« Ça ne me suffit plus ! Elles me manquent tellement… ta peau, ton odeur, tes lèvres et ton étreinte… J’ai envie de toi à en mourir… »
En prenant les commandes de notre chair commune, je pouvais la toucher, caresser son corps et même aller jusqu’à nous faire atteindre l’orgasme ensemble. Satisfait de mon sort, je n’avais pas réalisé que, pour elle, l’homme que j’étais demeurait un fantôme dont la présence se dérobait sous l’avidité de ses doigts. Je veillais sur elle depuis toujours, je l’avais vue grandir et s’épanouir, loin de ces affreux souvenirs.
Je l’avais toujours aimée, à m’en damner. Alors, et parce que je ferais n’importe quoi pour sécher ses larmes, je m’étais plongé dans l’étude des sciences dites « occultes ». Projection du corps astral, magie sexuelle et manipulation des énergies. Pendant des mois, je m’étais entraîné à m’extraire de notre corps, à me déplacer sans lui dans notre appartement. C’était la première étape d’une voie sacrilège qui allait me conduire finalement à posséder celui de Simon. Je n’avais même pas eu à forcer, cet idiot sans virilité s’était lui-même donné. En phase dans notre adoration commune, son corps m’avait laissé entrer et je l’habitais maintenant comme on enfile un vêtement.
Sans doute aurais-je dû éprouver de la gratitude car, grâce à lui, en cette nuit, en cet instant, je pouvais sentir pour la première fois la chaleur de ces chairs où mon membre s’enlisait. Je lui faisais l’amour avec fougue et nos sueurs se mélangeaient. Bouillonnant de désir en cet interstice, cramponné à ses hanches, je la faisais trôner sur ma verge en Souveraine complice. Elle gémissait mon nom, le souffle court, et nos langues humides s’entremêlaient. Ses mains avides me parcouraient, s’enlisaient dans mes cheveux, glissaient le long de mon dos et me gardaient serré contre elle, tel un forçat. À peine avait-elle joui sans reprendre son souffle que ses fesses ondulaient pour me prier de l’empaler à nouveau. Je la baisai ainsi toute la nuit sans jamais nous rassasier à mesure que son être s’abîmait dans un abandon suprême. Après l’avoir prise en levrette, je la harponnai par les mollets pour la retourner sans ménagement. Son visage s’écrasa contre le matelas et ma poigne la saisit par la taille pour la ramener à moi. Ses ongles s’enfonçaient dans la couette tandis qu’elle s’époumonait à rugir son plaisir. Finalement pris de frénésie, je sentis cette animalité furieuse m’escalader jusqu’aux pointes de mes canines. Son épaule de nacre était offerte, narguant l’appétit vorace qui me possédait désormais. Ivre d’elle, je la mordis à la jugulaire comme une prise supplémentaire pour asseoir mes coups de boutoir. Elle poussa alors un grand cri de jouissance, annonçant que la douleur était l’étape suivante et naturelle de notre déchéance.
Jusqu’où pouvions-nous dégringoler ainsi ? Voilà bien une question que je ne me posais pas, tant ma fièvre s’embourbait sans complexe dans le stupre, et je l’aurais volontiers dévorée vivante, si seulement elle me l’avait demandé. Mais finalement, au bout de cette éternité passée à nous consumer, un énième orgasme réussit cet exploit de la terrasser. Inerte dans mes bras, sa respiration me semblait apaisée.
Elle s’était endormie…
Me sentant affaibli, proche de lâcher prise, il était grand temps de raccompagner notre invité jusqu’à la sortie. Je me relevai sans bruit et ramassai un à un ses vêtements dispersés. Quelques minutes plus tard, assis sur notre canapé, je terminais de nouer les lacets de ses chaussures quand Sarah apparut, appuyée sur le chambranle pour compenser la faiblesse de ses jambes. Ses long cheveux safranés sinuaient sur sa dépouille revenue d’entre les bienheureuses, quand son visage, pourtant délassé par une overdose d’endorphine, m’offrait une bien triste mine.
— Ne pars pas… murmura-t-elle simplement.
Une fois de plus, ma Déesse me demandait l’impossible…
Debout au milieu de notre salon, j’enlaçais son être dévêtu d’un corps qui était le mien, pour quelques précieuses minutes encore. La trace de ma morsure rougeoyait sur sa gorge, vive comme la douleur qui l’empoignait. Délicatement, je léchai cette plaie physique comme pour adoucir un mal invisible.
— Je dois partir.
— Je sais…
— La force me manque et il pousse pour revenir.
— Je sais…
À ce stade elle n’essayait plus de me retenir, résignée, et il ne me restait plus qu’à opérer la transition pour la détacher en douceur. Je déposai alors mes mains sur ses hanches pour lui offrir une dernière danse.
Bernard Lavilliers – Possession
Je l’avais déjà dit, j’t’avais dans la peau, comme une maladie, un coup de couteau
Comme un repenti qui se cache et se trouve bien seul, assis sur son cercueil.
C’est la mort qui vient, l’amour qui s’enfuit, le bonheur ça fait pas crédit…
Tu l’as déjà dit : fais pas de grands mots, quand tout est fini c’est un mot de trop
Comme un affranchi qui s’arrache et se méfie de tout, qui tiendra jusqu’au bout !
C’est moi qui m’en vais ou c’est toi qui pars, mon amour, le bonheur c’est toujours trop tard…
« Si c’était la vie qui jouait du poignard, avec ma folie je crois plus au hasard
Avec ma douleur relâchée dans la ville, alors, mes seigneurs, personne n’est tranquille !
Oh ma belle, encore un verre d’alcool et je vais fusiller le destin en plein vol ! »
Blottie contre moi, l’expression éperdue, elle soupira :
— J’aime ton romantisme morbide… Je t’aime !
« Ils l’ont déjà dit, la passion dévore et qu’au fond d’un puits je vais jeter ton corps
Je pousserai dessus le sable et les galets de la plage pour cacher ton visage
Oublier ton corps derrière les barreaux, le bonheur ça fait pas de cadeau ! »
Les yeux humides, elle se suspendit à mon cou pour m’embrasser d’une exquise volupté.
« Je vais compter les heures, les jours, les mois et surtout les nuits passées dans le froid
Dessiner tes yeux en milliers d’exemplaires, mon amour, au fond de ma ratière
C’est la mort qui vient quand le rêve est fini, le malheur ça n’a pas de prix ! »
Inexorablement je me rapprochais de la sortie, au crépuscule de notre idylle.
« Si c’était la mort qui me voulait trop tôt, elle est bien pressée pour jouer de la faux,
Veut me faire payer mon amour indocile »
Nos chairs décollées, je passai le seuil, toujours liés par nos paumes obstinées.
« Alors la joueuse, on n’est pas tranquille ? »
Elle referma doucement la porte, le cœur serré.
— Merci, Simon…
« J’attends, enroulé dans mes chaînes, et d’un seul coup d’un seul, allez, finie ma peine ! »
Le cliquetis de la serrure résonna dans la cage d’escalier quand je m’arrachai à ce corps qui me repoussait. Libéré de mon emprise, son expression se fit blafarde et il resta quelques secondes étourdi, figé dans son brusque retour à lui-même. Il posa son regard sur la porte fermée, égaré sur le palier sans vraiment comprendre ce qui lui était arrivé ni quel diable avait bien pu le posséder.
« Allez, ne reste pas planté là, gamin, rentre chez toi ! »
Son trouble s’amplifia alors jusqu’à délier son esprit sclérosé et, sans demander son reste, il fila comme si c’était lui le criminel. Un sourire vicelard s’épanouit sur mon visage pour exprimer ce sentiment sublime de satiété. Immobile au milieu du silence de la nuit, je me trouvais bien satisfait de notre méfait. Certes ça ne s’était pas tout à fait passé comme prévu, mais nous avions déjoué le joug du Destin. Mon spectre allait rejoindre sa tanière quand une pensée désagréable me traversa.
« Anahata, hein ? Tss ! Petit con ! »
À l’intérieur, ma belle s’était effondrée par-dessus les draps chahutés. Je l’approchai, la volonté vacillante, épuisé comme je n’avais pas le souvenir de l’avoir été un seul jour de ma vie, et tandis que mon essence se logeait à la base de ses reins comme un mort s’en retourne reposer à la terre, elle gémit faiblement les scrupules de son bien-être.
— Est-ce qu’on a fait quelque chose de mal ?
« Qu’est-ce que tu appelles « le mal », petite souris ? »
— Avait-on le droit de nous servir de lui ?
« Il ne s’est pas vraiment débattu… »
— L’a-t-il pu ?
« Tu as aimé ça ? »
— Je ne vis que pour être à toi…
« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Sarah.
Je n’ai pas envie de décrocher pour le moment, alors laissez un message et je vous rappellerai peut-être. »
*Bip*
« Salut ! C’est Simon ! Je… euh, comment dire…
Je sais pas ce que tu m’as fait l’autre soir mais… c’est comme si j’étais devenu un autre…
Je sais, ça n’a pas de sens, enfin, j’avais jamais ressenti ça et je…
J’adore, c’est dément !
Est-ce qu’on pourrait se revoir, disons ce soir ?
Rappelle-moi, s’il te plaît, j’attends ton coup de fil ! »