Le secret de la Couturière

Elle m’appelait « sa jolie poupée ».

Inanis était pourtant le nom qui ornait l’encadré floral imprimé sur ma boîte. Mais elle ne me nommait jamais ainsi.

Ma maîtresse était une couturière et costumière passionnée, aux doigts de fée. Dans la pièce secrète qui m’était dédiée, elle y avait installé sa machine à coudre ancienne. Pour moi, elle se donnait corps et âme à la conception d’atours qui auraient pu vêtir d’authentiques princesses. Jour après jour, elle fusionnait les étoffes et la guipure, brodait les liserés de gemmes et de pierres, sa passion rythmée par le bruit mécanique du pédalier qu’elle actionnait d’un jeu de pied gracieux.

Assise sur un voltaire de velours vert, les mains gantées de dentelles, croisées sagement sur le tulle comme des ailes, j’étais une poupée réaliste d’un mètre dix. Ma maîtresse m’aimait plus que tout et prenait grand soin de moi. Jour après jour, elle tissait les plus jolies coiffures des fibres de ma chevelure, ornait ma tête d’orfèvreries aux cœurs jaspures. Après de longues heures de pouponnage, elle m’installait face à la coiffeuse en merisier sculpté et, dans l’extase de l’adoration, elle encensait maternellement l’éclat de mon reflet.

— Alors, qu’en penses-tu ? N’es-tu pas la plus jolie poupée qu’on ait jamais vue ?

Mais l’esthétisme, considération humaine, laissait de glace mon expression de candeur sereine, car une poupée en propre n’avait pas de conscience, pas de pensées.

Ma maîtresse vivait seule. Elle avait été mariée autrefois et, bien avant de m’acheter, elle avait eu une fille baptisée Lia. Ma maîtresse l’aimait plus que tout au monde et lui avait voué sa vie. Mais, en grandissant, l’ingrate n’avait pas su lui rendre son amour et justifier ses sacrifices. Ma maîtresse m’en avait confié chaque blessure, chaque déception amère, et cette souffrance était telle qu’elle réclamait quotidiennement de s’épandre. Jour après jour, la vibration de ses complaintes frappait mes oreilles de porcelaine. Mais une poupée n’avait pas d’ouïe pour se faire une confidente.

Quelquefois aussi, c’était au tour de sa colère d’expulser hors d’elle un nuage toxique de fiel.

— Je les entends, tous ces imbéciles, ces profanes ! Ils me traitent de sorcière ! Ils croient savoir mais ils ne comprennent rien ! Encore moins ce lien qui nous unit et le prix que j’ai payé pour t’avoir ! Toi, ma jolie poupée à qui je donne tout, tu me comprends, n’est-ce pas ?

Alors elle laissait perdurer le silence en me fixant, comme l’on attend une réponse. Mais une poupée n’avait pas de souffle, pas de voix pour converser.

Chaque soir, tirée à quatre épingles, je me faisais photographier par ma maîtresse dans un nouveau décor éphémère. Sur le mur derrière moi, une multitude de ces photographies avaient été encadrées avec soin. Rien que des portraits de moi, parée de toilettes sublimes sur fonds d’atmosphères assorties. Ce patchwork raccommodait la vieille tapisserie et seul un emplacement de vide trônait au centre de la trame féerique. Cette place, ma maîtresse l’avait réservée de longue date pour y instituer son chef-d’œuvre. Une robe sur laquelle elle travaillait sans relâche depuis des mois et qui devait unir à jamais ma beauté juvénile à la virtuosité du style.

Son ouvrage enfin terminé, ce fut avec une grande euphorie qu’elle me présenta la robe ultime.

— Regarde, n’est-elle pas divine ? s’exclama-t-elle en coupant le dernier fil. Une merveille digne de toi et dont toi seule es digne ! Vite, vite, essayons-la !

Sans attendre, son empressement me déshabilla de ma vieille mue pour m’enfiler délicatement la perfection cousue. Mais alors, arrivée à la poitrine, la chute vaporeuse du tissu fut soudain entravée. L’expression étonnée, elle palpa aussitôt mon buste pour découvrir la naissance encore timide de deux excroissances.

— Mais, c’est impossible… La formule assurait pourtant que tu ne grandirais plus !

Agacée, elle tira de plus en plus fort sur la soierie, malgré le craquement des coutures, quand le tissu malmené se déchira. Son chef-d’œuvre écartelé entre ses mains, elle demeura tout d’abord immobile, comme absente.

— … mais quand vas-tu arrêter ça… marmonna-t-elle enfin, la mâchoire crispée, avant de m’empoigner par la gorge.

Soulevée dans les airs, j’étais dévisagée par son regard furieux.

— Quand vas-tu arrêter de grandir ? hurlait-elle, me secouant à la limite de désarticuler mes membres. Je veux que tu cesses de grandir, tu m’as comprise ?

Inanimée, sans volonté, je subissais la violence des secousses tandis que mes anglaises dépeignées fouettaient mes joues d’albâtre. Au paroxysme de sa crise, elle me repoussa soudain sèchement. Emporté par le poids de ma tête dans l’élan de son rejet, mon corps de son s’écrasa sur la compacité du buffet dans un fracas. L’instant d’après, ma forme gisait sur un sol de laine. La vue troublée, j’observais le tapis bariolé s’abreuver du liquide rouge qui s’écoulait abondamment de ma porcelaine fêlée.

Elle m’appelait « sa jolie poupée » et, tandis qu’elle me regardait, pétrifiée, le visage livide et les yeux exorbités, un mot unique s’échappa d’entre ses lèvres.

— Lia…