Chapitre I
La brume d’un souvenir
« Il tambourine à ma porte, ce cauchemar si familier,
Et le verrou est sur le point de céder.
Sa présence se meut dans la nuit,
A nouveau, je n’entends plus que lui. »
« Où suis-je ?… » murmurai-je en pénétrant doucement dans une nébuleuse chatoyante.
L’impression de vitesse s’était estompée. La force impétueuse qui m’avait arrachée à mon univers semblait m’avoir égarée, comme glissée de ses doigts en bordure de chemin.
Il me semblait malgré tout que mon corps poursuivait dans la même direction, emporté par la tranquillité d’un courant invisible.
Tout autour de moi scintillaient à profusion des couleurs qui parsemaient ma sphère céleste.
« Le domaine astral où naissent les muses et les nymphes des poètes,
Une obscurité chamarrée de poussière d’étoiles et de cheveux de comètes… »
« Alors dans les ténèbres de sa robe j’entrevois,
Ce qui s’y trouve mais ne devrait pas être là ! »
A peine conscientisai-je cette pensée que je fus éblouie par un flash lumineux. Mes mains se déposèrent contre ma poitrine afin de protéger le cœur de mon être, et ce fut en glissant dans l’indolence que je sentis enfin s’apaiser mes anxiétés. Face à moi des formes et des teintes semblaient s’animer, tendre à se rejoindre pour ne plus former qu’une seule entité. Ces images s’assemblant avec toujours plus de précision, elles achevèrent de tisser la toile d’un décor qui m’était tendrement familier.
« C’est… notre cave, notre… havre… »
Pénétrant dans cette représentation, ce fut dès-lors comme si je m’y intégrai pour faire de ce souvenir, perdu dans le temps, la réalité d’un éternel présent. L’âme nébuleuse tel un fantôme suspendu, observatrice invisible et inactive d’un souvenir capturé, j’aperçus Kirlian qui dormait paisiblement sous l’épaisseur de la couette en me serrant contre lui.
« On dirait… cette nuit où, après avoir évoqué mes cauchemars, ils se matérialisèrent à nouveau… cette nuit où Kirlian m’avait permis de m’endormir sereinement dans la chaleur de ses bras… cette nuit aussi… où il se mutila… »
La scène demeurait statique. Seul l’infime mouvement de nos respirations soulevant et affaissant nos corps animaient cette photographie pour y insuffler un peu de vie.
« Comme c’est étrange… » pensai-je en m’interrogeant sur la pertinence de ce qui s’imposait à la vue que j’étais toute entière devenue. « Pourquoi suis-je ici, à contempler le souvenir de cette horrible nuit ? »
L’essence d’Evy logée au creux de ma poitrine, le silence régnaient dans notre refuge. J’étais endormi et je pensais rêver… que rien de tout cela n’était arrivé.
« Kirlian ? Pourquoi est-ce sa voix que j’entends soudain résonner dans mes pensées ? »
De l’autre coté de la vaste tenture blanche, la trappe de ses chimères passées s’était matérialisée dans notre réalité.
« Serais-ce… parce que ce souvenir lui appartient ? » devinai-je, engourdie et tendant davantage à m’abstraire.
Un tel état dissolvait progressivement la conscience que j’avais encore d’être présente. Le peu d’existence que me donnaient de ressentir mes sens s’évanouissait pour ne laisser de moi qu’un esprit, focalisé et passif, en un endroit de sa mémoire en charpie. Ainsi se fondaient en les miennes les pensées et les images que Kirlian s’était efforcé de garder hors de ma portée. L’amertume qui gorgeait sa voix semblait à présent sur le point de me les confesser.
La trappe était telle qu’elle l’avait toujours vue. Puits de lumière apportant à son cœur ce qui lui était le plus cher tout en même temps qu’elle se faisait une bouche béante, prête à vomir en elle les abominations de la terre. Du suave et soudain bruissement qui s’en dégorgea se répandit alors un râle interminable. Soulevant de son souffle brûlant le drapé de la tenture qui lui faisait barrage, la respiration qui émanait de la trappe rappela ensuite à elle les vapeurs de son bouillonnement.
Profondément endormie, Evy se crispa au-dedans de la couette qui semblait désormais abriter son sommeil agité. De l’autre coté de la pièce, la porte de la trappe entrouverte se déploya dans un long et sinistre grincement qui amplifia chez elle un trouble sans cesse grandissant. Ses lèvres tremblantes laissaient à présent s’échapper une succession de plaintes légères. Son corps, recroquevillé sous ma protection, se détacha alors de l’étreinte de mes bras pour s’étendre sur le dos. Sa chaleur me faisant défaut, je me retournai à mon tour et me couvrait de la couette pour palier à sa soudaine absence. Du granite qui avait entièrement déployé sa mâchoire de fer, une fumée rubescente comme une langue en soierie cramoisie s’en écoula. Animée de la volonté qui la faisait ramper jusqu’à son but avoué, elle serpentait toujours plus voluptueusement vers la couche. Au sein d’un silence des plus cristallin émergea alors une vibration, d’une difformité inhumaine et immonde, qui se répandait en doucereux chuchotements de sa voix d’outre-tombe.
« Evy… »
Le timbre macabre de cet appel lui parvint au plus profond de la narcose où son essence s’affolait. Evy en fut arrachée brutalement à son sommeil. Ses yeux s’écarquillèrent alors et son corps se pétrifia sous l’intensité d’un puissant effroi. A sa droite je dormais encore, mes veilles amoncelées m’ayant assommé au point que mon alerte habituelle n’avait encore rien décelé de l’intrusion sournoise. La brume qui jonchait les dalles de pierre s’éleva ensuite par-dessus les rebord du matelas. Elle glissa alors l’inconsistance de sa forme en les nombreux interstices laissés béants par les plis et replis de la couverture. S’emparant de notre territoire par ces galeries, elle poursuivait sa route sinueuse, ondulant sur la chair d’Evy jusqu’à surgir par-dessus sa gorge nouée en un visage brumeux et sans traits qui se dissipa aussitôt.
« Evy, Ma douce petite chérie…
Si tu savais à quel point tu m’as manqué… »
A ces paroles qui s’appliquaient à se faire tendres, la peur dans son regard s’évapora malgré la résistance qu’elle semblait vouloir imposer à son irrémédiable alanguissement.
— C’est toi… murmura-t-elle d’une voix cristalline en parcourant des doigts la fumée malicieuse qui se dérobait à son étreinte.
Aussitôt frappée par la souffrance en son cœur, ses mains se pressèrent tout contre son visage quand elle se mit à gémir la naissance d’un sanglot.
— … tu m’as encore fait mal, tu… ne cesses de me faire mal… je… je ne veux pas que tu reviennes…
Cette complainte expirée, l’émanation rutilante s’éleva pour concentrer son opacité avant de fondre délicatement sur l’humidité de ses joues. De ce qui se voulait alors une caresse affectueuse, il lui répondit d’une voix qui serpentait sur le relief biscornu de son agitation.
« Evy… doux petit cœur, si fragile et sensible…
Mais la souffrance est présente en toute chose ! »
Un soudain désespoir acheva ici de dévorer son peu de lucidité. Son âme s’en pétrifia, comme si cette fatalité venait de geler son désarroi pour le rendre éternel et silencieux.
« Cette leçon, je te l’ai généreusement enseignée il y à fort longtemps, déjà… et ta chair marquée en conserve précieusement le souvenir et le goût ! »
Ces paroles opérant un sortilège qui semblait se refermer sur elle comme un piège, la peur en son cœur s’assoupit pour laisser place à l’émergence d’étranges sensations de plaisir. Son corps jusqu’ici statufié en fondit sa forme dans un soupir fébrile à mesure que son dos s’enfonçait dans le matelas. Engluée dans son propre corps, ce fut d’une respiration aux bouffées haletantes que ses réticences se laissèrent charmer par la présence de cet être familier. Pétrie par ces nouvelles sensations qui l’avaient indéniablement chavirée, une insondable carence en affection impulsa l’élan de ses bras pour enlacer l’unique compagnie de son existence rétrécie. Le fantôme se déroba et, dédaignant son besoin vital d’être sécurisée par une étreinte bienveillante, son rictus amusé pouffa une partie infime de ce plaisir qu’il semblait intensément ressentir.
« Non, pas toute de suite, chérie… pas ici… »
murmura la brume à nouveau dissolue.
Se jouant avec malice de son égarement elle se retira, comme chassée par le vent, jusqu’au pied de l’escalier où elle prit la forme d’une sphère qui ondulait dans les airs.
« Lève-toi, Evy !… »
L’âme en transe, elle lui obéit et se redressa dans une gestuelle maladroite.
« Viens par ici ! … Viens ! »
La mécanique de ses pas s’enchaîna alors jusqu’à rejoindre l’inquiétante lueur qui lévitait en exécutant une danse circulaire. A son approche, celle-ci se déplaça pour suivre le chemin de l’escalier qui menait au hall de l’étage où il voulait à présent qu’elle se rende. Le ballet féerique de ce feu follet qui la guidait captivait son regard absorbé, à tel point que cette insouciante le suivit dans son ascension. Les marches de bois craquant sous ses pas, elle semblait avoir oublié la terreur qui avait de tout temps supplicié son cœur.
« C’est ça, approche… tu y es presque… »
Quand ses pas la portèrent finalement tout en haut de l’escalier, un simple corridor étalait devant elle la vétusté de ses murs craquelés. S’imposa alors la porte unique, dressée face à elle dans toute la démesure d’une funeste majesté. A cet instant, son cœur tressaillit.
« Cette porte… gigantesque… »
Entièrement bâtie d’un bois sombre et finement sculpté,
Elle est ornée d’une multitude de corps entremêlés.
Surplombant cet abîme dantesque trône, telle une couronne…
« Une paupière, hermétique et indifférente aux cris de détresse de ces légions d’âmes en peine… »
« je suis là, Evy… approche…»
Conduite par cette voix, elle fit quelques pas de plus dans la nébuleuse où tâtonnait son égarement.
Les traits progressivement assombris par la crainte qui s’insinuait en elle, les vagues d’un chant lointain semblaient pourtant la bercer dans son demi-sommeil. La sphère de lumière avait désormais gagné le haut de la porte pour s’immobiliser par-devant la paupière ouvragée. Très vite, l’intensité de son éclat diminua jusqu’à se dissiper pour laisser place à cet œil, résolument scellé. Le regard capturé, Evy le fixait au travers de la brume ondulante induite par sa conscience somnolente.
« Combien de temps cet instant a-t-il duré ? »
S’il n’y avait la rigidité de ses jambes qu’elle sentait enracinées dans le sol, elle aurait pu jurer léviter dans le néant de son absence avec cette seule paupière close pour compagne éternelle.
Un léger craquement vint alors rompre le silence abyssal qui s’était installé, comme pour mystifier qu’un tel moment n’en viendrait jamais à se terminer. Ce regard endormi lui parut alors s’entrouvrir. Le bois distordu par le déchirement de ses fibres, l’œil laissait maintenant distinguer de lui sa sclérotique luisante et la chair à vif de sa caroncule.
S’acharnant à s’extirper de la pétrification avec une force toujours grandissante, il acheva son monstrueux déploiement en s’étirant d’une frénésie telle que ses tissus veineux menaçaient de se rompre. Les yeux mi-clos suspendus à son visage livide et sans expression, Evy, passive, observait le total accouchement de cette matérialisation cauchemardesque.
Son unique pupille, ballottée brutalement d’un coin à l’autre, se stabilisait peu à peu jusqu’à s’immobiliser, presque dissimulée sous sa paupière supérieure. Révulsée, elle parut tout d’abord s’être agrippée de fureur au plafond de sa propre cage puis, dans une soudaine chute libre, elle se posa sur l’unique témoin de son avènement. A présent délivré, cet œil était écarquillé à l’extrême, habité par une innommable obsession qui ne vivait que pour se satisfaire. S’infiltrant alors par-dessous la porte le souffle d’une alizée brûlante encercla ses chevilles, comme la paume et les doigts du géant qu’une fringale avait éveillé. Quand il eut plongé en sa prunelle l’intensité d’une avidité qui la sondait sans relâche, l’abomination s’y refléta pour y éteindre la lueur, telle une chandelle dont il serait venu souffler la flamme encore dansante.
« …Kirlian… aide-moi… »
Elle venait de murmurer mon nom et, au même instant dans le sous-sol, je m’éveillai brusquement dans un sursaut d’effroi. Le front en sueur et la poitrine vide, je posai tout d’abord la main sur mon cœur absent avant de faire glisser l’autre sur le matelas jusqu’à sa place, inoccupée mais encore chaude.
— … Evy ?
Mes pas empressés firent alors trembler de part et d’autre l’escalier de la cave dont je surgis en proie à une funeste anxiété. L’étage atteint, je me figeai brutalement quand j’aperçus sa silhouette alanguie appuyée contre la porte, la poignée enserrée entre la paume et les doigts.
— Evy, non !!!
Sous la détonation qui réverbéra mon injonction en tout sens, elle immobilisa sa gestuelle aérienne pour écarquiller le regard. Conscient de l’extrême nécessité de garder cette porte fermée, je n’osai tout d’abord l’approcher par crainte de l’imprévisibilité de sa réaction. Se manifesta alors à ma vue l’œil unique qui, de sa face immonde, ornait le sommet de la sculpture, la pupille braquée droit sur moi pour me scanner en détail.
« Kirlian ! mon petit singe préféré ! »
A cette exclamation narquoise, mon sang se glaça et mes nerfs se crispèrent.
— Toi ! m’exclamai-je à mon tour, mélangeant en mon timbre stupeur et mépris. Qu’est-ce que tu fous là ? Depuis quand tu peux faire ça ?
« Oh, Depuis quelques instants, à peine, Et rien que pour le plaisir d’échanger quelques mots doux avec notre précieuse ! Mais rassure-toi, Kirlian… »
s’amusa-t-il, arrogant.
« Elle ne m’a pas encore invité à entrer. »
La tension malsaine qui s’était installée sournoisement semblait à présent nous avoir englués, comme si cette présence faisait suinter son intense malveillance au travers des boiseries. S’ensuivit un silence oppressant que la voix caverneuse, indignée, décida soudain de rompre.
« Alors ? Vraiment, les enfants, quelle impolitesse !
J’attends !
Personne ne vient m’ouvrir ? »
Trois coups successifs vinrent aussitôt heurter la surface de bois qui craqueta sous la vibration. Je me raidis dans l’instant, observant avec anxiété Evy s’être égarée dans le brouillard de la transe qui la laissait à demi-consciente. Le regard crédule, elle parcourait avec une toute lointaine perplexité les imposantes gravures qui tapissaient la démesure de l’entrée.
« Toc toc ! Il a y quelqu’un ? »
Il toqua à nouveau, puis toqua, encore et encore, et les coups semblèrent se multiplier sur l’ensemble de sa surface.
« Toc toc ! Il a y quelqu’un ? »
répéta-il, encore et encore, et les voix semblèrent se multiplier, elles aussi.
Très vite le vacarme en devint assourdissant, l’ambiance de plus en plus oppressante. Pourtant mon attention n’avait cessé de se porter sur cette main, toujours vissée à la poignée de la porte. Mon unique priorité était de l’en décrocher au plus vite. M’adressant à elle tout en m’efforçant de ne rien laisser transparaître de ma nervosité, je pris le parti de la douceur dont je teintai le son de ma voix.
— Evy, lâche cette poignée, s’il te plaît, et reviens doucement vers moi…
A ces mots, la pression dans ses doigts se relâcha.
— Mais, Kirlian… murmura-t-elle en se tournant vers moi. Il attend… il faut lui ouvrir…
A cette réponse aberrante, je me désespérai sur l’instant d’arriver à lui faire entendre raison, tant celle-ci s’était évanouie de son être.
— Il n’est pas ce que tu crois, Evy ! Maintenant écarte-toi et retourne en bas !
« Ne l’écoute pas, doux petit cœur, c’est lui l’imposteur !
Il n’a pas cessé de te mentir depuis que tu es ici.
Mais tu le sais, maintenant, n’est ce pas ?! »
— La ferme ! criai-je, emporté par la colère qu’une telle fourberie attisait.
Cet éclat jeté, Evy s’accola tout contre la porte avant de faire glisser son regard effrayé sur la poignée dont elle resserra promptement l’emprise. Emporté par une foudroyante pulsation, je me jetai sur elle et la saisis par le poignet, ainsi la ramenai-je fermement contre moi avant de la repousser avec force à l’autre bout du corridor. Le dos tourné à la sortie pour faire face à Evy qui s’en trouvait désorientée, je déployai les bras pour lui interdire le droit de passage. L’incompréhension imprimée sur ses traits, elle me la murmura de toute la fragilité de sa voix.
— Mais, Kirlian… pourquoi ?
— Tais-toi et retourne en bas ! lui intimai-je sur le plus sévère des tons.
L’irritation se faisant en moi de plus en plus palpable, elle s’en trouvait apeurée davantage au point de venir enlacer son buste de ses mains crispées. L’abomination qui n’avait délaissé de nous épier poursuivit de jeter toujours un peu plus le trouble en son âme.
« Ah, Evy ! Constate-le donc par toi-même !
Ne vois-tu pas que tu es sa prisonnière ? »
A ces mots, elle posa sur celui qu’elle aimait tendrement un regard absolument désemparé. De mon coté, je ne pouvais rien faire d’autre que de le soutenir avec intensité, refusant d’envisager qu’elle puisse croire à un pareil mensonge.
« N’en as-tu pas assez de moisir dans cette cave avec celui qui te réprime si cruellement ?
Je les entends, moi… les battements chagrins de ce petit cœur qu’il raille et rabroue sans cesse ! »
Un fiel insidieux se répandant en elle par ces mots, les traits de son visage se muèrent progressivement en suspicion.
« Tu le sais, Evy,..
que moi je ne t’ai jamais rien interdit !
Que n’importe laquelle de tes douces folies,
je m’en délecte et l’amplifie !
Lui au contraire à choisi de t’étouffer, de t’empêcher d’être pleinement celle que tu es !
Oh, Evy, Comme je l’adore, moi, cette autre partie de toi… Celle que je touche déjà délicatement du bout des doigts…»
A présent totalement convaincue par son odieux simulacre, elle s’avança pour agripper le bras qui lui barrait le passage.
— Evy ! m’écriai-je, surpris par cet élan tout aussi soudain qu’inattendu.
— Pousse-toi, Kirlian ! Je veux sortir ! m’intima-t-elle en se débattant.
Devant son agitation croissante et pour mieux la contenir, je la retournai pour adosser fermement son corps contre le mien et emprisonnais ses bras agités d’une forte étreinte.
— Non, lâche-moi, laisse-moi ! Je veux le rejoindre ! criait-elle en tirant de toutes ses forces sur le tissu de ma manche qui se déchira pour découvrir mon bras.
— Qu’est ce qui te prend, idiote ? Calme-toi !
« Écoute-la, Kirlian !
Elle se languit de moi, ne le vois-tu pas ?
Pourquoi la retenir ?
Qu’est-elle pour toi sinon un pesant fardeau, hum ? »
— Lâche-moi ! Il m’appelle ! Mon Maître m’appelle !
A ces paroles abominables éclatait alors le peu de contrôle que j’exerçais encore sur la colère qui malmenait mon esprit.
« Je m’occuperai bien d’elle, n’aies crainte !
Laisse venir à moi cette petite fille…. »
— Ta gueule, saloperie !!! J’vais te tuer, je vais te…
Mes hurlements cessèrent brutalement et mon expression se figea, comme si le temps venait de suspendre son cour. Une souffrance aiguë me saisissait.
« Quelle est cette douleur ? » pensai-je en sentant ma fureur retomber dans l’abîme sans fond d’où elle avait jailli.
Lentement, le regard glissant juste en dessous de moi, j’en découvris la cause qui pétrifia mes traits dans le désarroi que m’infligeait cette vision. Dissimulée derrière sa chevelure ébouriffée, Evy avait enfoncé ses dents dans ma chair et s’acharnait à accentuer la pression qu’exerçait sa mâchoire sur mon avant bras.
— Evy…
Terrassé en moi-même, assailli par une souffrance bien plus lancinante que celle de la morsure, mes épaules prirent alors appui contre le mur jusqu’à ce que je m’y adosse lourdement. Vide comme jamais je ne m’étais laissé aller à me désemplir, j’abandonnai de retenir mon visage qui s’enlisa vers l’avant.
La force qui jusque-ici tambourinait sur la porte suspendit de nous assourdir. L’œil semblait lui aussi s’être immobilisé, sans avoir perdu de son dévorant intérêt pour la scène qui s’offrait à lui. Le silence pesant avait repris sa place quand, au beau milieu de sa souveraineté glaciale, la succession saccadée d’un rire tremblant se fit entendre. Ce son inquiétant qui s’échappait goutte à goutte de ma bouche distordue murmurait une folie naissante.
— Aah !… Ah ah ! Ah ! J’y crois pas !… La petite garce !
Mon regard s’était assombri soudain et l’avènement du crépuscule qui répandait en moi ses ténèbres accueillirent en leur sein la chute vertigineuse de mon esprit. D’un mouvement des doigts parfaitement fluide, je saisis la chevelure fauve de l’insolente avec fermeté pour la tirer vers l’arrière. Obstinée jusqu’à la douleur, elle eut pour toute réaction de redoubler d’effort dans sa morsure. L’agacement s’étala d’emblée sur mon front.
— Tu as osé ?
D’un geste vif, j’arrachai la bouche qui me grignotait, ses dents ouvrant une large plaie sur leur chemin forcé. Une nouvelle fois désorientée elle s’immobilisa, ses lèvres purpurines colorées de mon sang qui sublimait la teinte écarlate de sa crinière.
— Les choses étaient pourtant on ne peut plus claires !
Sans la ménager, je la retournai pour la saisir par la taille et la presser contre moi. La main toujours enroulée autour de ses cheveux, je repris l’attraction exercée vers l’arrière pour la forcer à soulever son visage sur lequel je me penchai.
— Tu n’as qu’un seul Maître ! C’est moi !
Son être pâlit quand je relâchai aussitôt l’emprise exercée sur ses hanches pour la repousser sèchement de deux pas en arrière. Son regard n’exprimait plus qu’un profond désemparement qui cherchait, ci et là, une quelconque certitude qui dissiperait l’épais brouillard de son esprit.
— Evy ! grondai-je pour la faire tressaillir. T’es-tu déjà ne serait-ce qu’une seule fois rebellée sans que ce ne soit châtié ?
Effrayée, elle roula son visage avant de le faire retomber lourdement, prémices de sa soumission toute proche. Alors, d’une voix qui se fit soudainement enfantine, elle sanglota.
— … non… te fâche pas… je suis désolée…
Calmement, j’exécutai deux pas pour l’approcher avant d’élever mes doigts sur sa joue, rougie par l’émotion.
— Bien sûr que tu es désolée, petit sucre roux…
Elle libéra alors un rire neveux et qui n’était en réalité que le soupir de son intense soulagement. Le haut de son corps se laissa tanguer vers l’avant jusqu’à se blottir contre mon buste où elle reprit timidement de s’épancher.
— Et je vais bien m’en assurer !
Avant même qu’elle n’ait le temps de réaliser le sens de mes paroles et d’afficher une réaction, une douleur violente lui coupa le souffle. Le poing serré qui venait de brutalement l’affliger se rétracta d’entre les plis de sa chemise de nuit. Elle dégringola aussitôt sur ses genoux tout en enserrant son ventre de ses bras tremblants. Cette souffrance vive courba son corps en deux parties qui s’épousèrent dans une plainte discontinue qui se répandait à mes pieds. Dans l’émulsion de cette colère qui était la mienne, la docilité de ce corps tremblotant sur le sol était bien loin d’être suffisante pour l’apaiser. Alors, sur un ton implacable, je m’exclamai :
— Hum ! Il m’apparaît soudainement que je me suis montré bien trop gentil par le passé !
Je m’accroupis ensuite à côté d’elle pour l’agripper par le poignet. Je me relevai ensuite pour soulever cet amas de chair inerte jusqu’à hauteur de genoux.
— Ce que tu viens de faire, Evy… me blesse profondément !
— … je te demande pardon… pardon… pardon… marmonna-t-elle, presque éteinte.
Ne prêtant aucun intérêt à ses lamentations, je me dirigeai serein vers l’entrée de la cave, traînant la silhouette d’Evy sur le chemin de mes pas irrévocables. Elle y réagit à peine, inexorablement emportée comme s’il n’y avait aucune autre alternative dans son esprit. Et elle avait bien raison.
J’allais franchir le seuil quand mon visage se tourna quelque peu vers la droite pour jeter un regard hautain à la chose qui nous observait.
— Tu voudras bien nous excusez, mais nous avons besoin d’intimité !
J’entamai aussitôt la descente, l’attitude sibérienne à l’image de mon cœur devenu glacial. Tout l’arrière du corps d’Evy s’écrasa sur les marches de bois. L’une après l’autre, elle les dévala jusqu’au tout dernier choc qui la fit atterrir sur la pierre gelée où je poursuivais de la traîner.
— … pardon… pardon…
Arrivé au matelas, je l’y jetai sans ménagement. Son dos s’y enfonça mais, aussitôt étendue, elle se roula de côté pour se recroqueviller et reprendre de plus belle le sanglot qui s’était amoindri. Le triste spectacle qu’elle m’offrait alors me laissa de marbre et je la surplombais, jetant sur elle avec toujours plus de puissance le poids écrasant de mon emprise.
— Tu pleures ? Voilà qui nous change agréablement ! pestai-je avant de m’agenouiller pour enjamber ses hanches.
Là, je me saisis de ses poignets pour écarter ses mains qui, tremblantes, étaient venues dissimuler la détresse imprimée sur son visage. N’étant point touché de lui découvrir cette souffreteuse expression, je souris tout au contraire. L’affection que j’avais pu avoir pour elle semblait s’être évanouie.
— Oui, voilà qui est bien plus acceptable ! Que cette grotesque grimace de traînée empruntée à je ne sais quelle pouffiasse de Sodome !
Dans mon mépris je fus pourtant saisi par une avide fascination pour la présente disposition de ses traits chagrins. Je me perdis alors un instant dans les humidités de ses yeux aux éclats dansants.
— Que d’émotion pour si peu de chose, me trouverais-tu monstrueux ? lui demandai-je froidement avant de rapprocher nos visages.
— Parce que tu sais, Evy, c’est tellement peu de chose comparé au déferlement que je pourrais maintenant jeter sur toi pour te punir de ta trahison !
D’un geste vif, je forçai l’écartement de ses bras jusqu’à les plaquer contre la couette dans les marécages de laquelle ils semblèrent s’enliser.
« Elle a si peu de force, une musculature insignifiante, un rempart de papier qu’il me serait facile de déchirer… Vulnérable… malléable… et tellement inconsciente ! »
Agacé, toute l’impassibilité qui figeait encore mon unique expression se mua en une implacable sévérité.
— Evy ! Tout en toi m’appartient ! Le moindre des battements de ce cœur est ma propriété ! Pourquoi donc m’embarrasser de tant de prévenance inutile quand la verticalité hiérarchique fait de moi ton Maître incontestable ?
Sous le poids de cette aura oppressive qui n’avait de cesse de se faire toujours plus écrasante et glaciale, le rythme cardiaque d’Evy s’accélérait en parallèle pour venir en battre le tempo funeste. L’atmosphère de la cave en était devenue boréale, comme si mon essence même se répandait pour asseoir toujours un peu plus l’hiver de mon absolue souveraineté.
— La Tête se doit de dominer le Cœur ! Endormir son vacarme incessant ! Secouer l’insupportable et aveugle acceptation d’un mal dont il mendie l’illusoire affection ! Evy… pour tuer en toi jusqu’à l’idée même d’être infidèle à ma loi… pour étouffer jusqu’à ta plus petite agitation, je ferai descendre sur toi l’immobilité de mon esprit pour refroidir à tout jamais l’inconséquence de tes élans !
L’oxygène lui manquant, elle suffoquait à présent sous le harcèlement continu de ma férule verbale, tandis que mes lèvres acérées s’approchaient de son lobe.
— Et là, de cette paix souveraine et m’invitant tranquillement dans ce cœur qui est le mien… je m’y déverserai tout entier pour y régner !
Semblable à la brume frissonnante d’un pâle matin d’hiver, la nébuleuse qui avait empli la pièce de ma présence en était désormais comme figée dans le temps. Aussitôt, je me redressai pour constater ne pas en être affecté, mon esprit se mouvant tout à son aise au milieu de cet étrange frimas. Mais pour Evy, il n’en était pas ainsi. Mon regard tout occupé à la scruter avec un soudain étonnement, j’émergeai du brouillard anesthésiant de ce qu’il y avait en moi de sensible.
« Evy… »
En proie à la morsure lancinante du froid, sa peau et ses lèvres s’étaient teintées d’un bleu violâtre.
— Evy ? murmurai-je, rapidement gagné par l’inquiétude à mesure que perdurait son immobilité mortifère.
L’atonie de son pauvre souffle inspirait à peine l’oxygène et le peu qu’elle expirait encore s’échappait d’entre ses lèvres gercées, sous la forme d’une faible vapeur évanescente. Au beau milieu de cette banquise qui l’avait prise d’assaut, je percevais les battements de son cœur qui semblaient s’éteindre comme la dernière braise du foyer qui m’avait toujours réchauffé. Gelée de la tête au pied, son être sombrait dans un sommeil éternel. La compréhension de ce qui était en train de se produire me foudroya. D’un bon je me dressai sur mes genoux pour me reculer dans une gestuelle aussi brusque que maladroite. Le haut de mon corps emporté dans cet élan, je me réceptionnai sur mon bras qui fléchit aussitôt pour me laisser m’écrouler sur la pierre. Là, je traînai ma forme agitée, intensément saisit par l’horreur, cherchant à m’éloigner de celle pour qui j’étais devenu la pire des menaces. Quand ma tête heurta l’escalier contre lequel s’arrima le frénétique de ma débâcle, je demeurai figé dans les affres de la stupeur d’avoir failli tuer mon Cœur.
Un souffle haletant s’échappait de ma mâchoire crispée et je tentais de contenir l’effroi qui avait percé ma muraille, d’ordinaire inébranlable. Puis, en provenance de l’étage et de façon exponentielle, un rire goguenard déversa sur moi son tumulte. Il se réverbéra sur l’ensemble des murs dont il me semblait voir onduler les surfaces, comme si ce son avait assez de consistance pour en lécher outrageusement chaque recoin. Quand elle eut fini d’expulser l’entièreté de son interminable hilarité, la chose abjecte, toujours attentive à ce qu’il se passait en bas, s’exclama d’une voix tourbeuse :
« Ah ! Vraiment , vous êtes fabuleux, tous les deux ! Quelle prestation que celle de votre petite âme auto-mutilée, prisonnière de sa pitoyable tragédie !
Vous m’avez collé une de ces gaules ! »
Il exsuda alors une plainte qui allia frustration et intense déception dans un vacarme à peine supportable.
« Allez, Kirlian, ouvre-moi… Je veux jouer, moi aussi ! »
Comme si je ne les avais pas écoutés, je laissai ses geignements écœurants sans réponse pour m’atteler de toutes mes forces à émerger de la stupeur. Un faible murmure s’éleva alors de sa bouche violacée et Evy se recroquevilla péniblement, cherchant avec avidité à se procurer un peu de chaleur. La voir ainsi acheva de me faire reprendre mes esprits et je la rejoignis avec empressement.
— Evy… murmurai-je tout en couvrant son corps gelé de l’épaisse couverture.
Cette sensation agréable l’apaisa dans l’instant et très vite, son sommeil agité redevint profond. Un long moment s’écoula ensuite où, égaré, je regardais sa peau couverte de larmes se réapproprier ses couleurs.
« Très bien, Kirlian ! »
reprit soudain la voix de l’infâme présence.
« Ta fatigante indifférence ayant finalement porté ses fruits, je me suis lassé de votre compagnie ! »
A ses paroles je daignai enfin lever les yeux vers l’étage.
« Allons, console-toi ! Tu n’auras pas fait tout cela pour rien. Mais je t’avertis… »
Son timbre sembla alors se dissiper dans un long craquement de bois distordu qui l’accompagna.
« La prochaine fois, je la reprendrai avec moi ! »
S’évanouissant pour de bon, la chose et l’oppression de sa présence avait daigné se retirer. Le silence cristallin de la cave était enfin revenu.
— Evy… prononça-t-il alors avec amertume quand mon nom résonna au plus profond de mon âme.
« Evy ?… oui, c’est moi… » murmurai-je en émergeant dans l’existence comme une nouvelle naissance.
Tel un reflet à la surface d’une eau troublée, le souvenir se brouilla dès cet instant. Le décor tout autour de moi se diluait à mesure que la souvenance de mon être semblait impulser la marche arrière de ma dissolution, jusqu’à l’éveil progressif de ma pleine et entière conscience d’être. Ce souvenir manquant venait de s’imprimer en moi et, une certaine lucidité retrouvée, la crainte et l’incompréhension me submergèrent. Il ne me fut pourtant pas donné le temps de réaliser la signification de ce qui venait de se produire car, de façon tout aussi soudaine que violente, la force attractive qui s’était pourtant évanouie m’emporta à nouveau dans sa terrifiante chevauchée. Arrachée à ce nuage coloré mon regard affolé contemplait son brusque éloignement. Le visage fouetté par ma chevelure, elle-même battue par l’intensité des rafales, je ne distinguais plus rien, pas même l’origine de cette lumière éclatante dont je me rapprochai jusqu’à pénétrer au sein de sa chaleur.
Ainsi, bien que je ne m’étais jamais sentie à ce point évidée de toute intelligence, j’avais pourtant la certitude que, quelque soit ce lieu où l’Irrévélé m’avait instamment convoquée… j’étais arrivée.