Interius – tome II

Interius – tome II

Chapitre I

La brume d’un souvenir

« Il tambourine à ma porte, ce cauchemar si familier,
Et le verrou est sur le point de céder.
Sa présence se meut dans la nuit,
A nouveau, je n’entends plus que lui. »

« Où suis-je ?… » murmurai-je en pénétrant doucement dans une nébuleuse chatoyante.

L’impression de vitesse s’était estompée. La force impétueuse qui m’avait arrachée à mon univers semblait m’avoir égarée, comme glissée de ses doigts en bordure de chemin.
Il me semblait malgré tout que mon corps poursuivait dans la même direction, emporté par la tranquillité d’un courant invisible.
Tout autour de moi scintillaient à profusion des couleurs qui parsemaient ma sphère céleste.

« Le domaine astral où naissent les muses et les nymphes des poètes,
Une obscurité chamarrée de poussière d’étoiles et de cheveux de comètes… »

« Alors dans les ténèbres de sa robe j’entrevois,

Ce qui s’y trouve mais ne devrait pas être là ! »

A peine conscientisai-je cette pensée que je fus éblouie par un flash lumineux. Mes mains se déposèrent contre ma poitrine afin de protéger le cœur de mon être, et ce fut en glissant dans l’indolence que je sentis enfin s’apaiser mes anxiétés. Face à moi des formes et des teintes semblaient s’animer, tendre à se rejoindre pour ne plus former qu’une seule entité. Ces images s’assemblant avec toujours plus de précision, elles achevèrent de tisser la toile d’un décor qui m’était tendrement familier.

« C’est… notre cave, notre… havre… »

Pénétrant dans cette représentation, ce fut dès-lors comme si je m’y intégrai pour faire de ce souvenir, perdu dans le temps, la réalité d’un éternel présent. L’âme nébuleuse tel un fantôme suspendu, observatrice invisible et inactive d’un souvenir capturé, j’aperçus Kirlian qui dormait paisiblement sous l’épaisseur de la couette en me serrant contre lui.

« On dirait… cette nuit où, après avoir évoqué mes cauchemars, ils se matérialisèrent à nouveau… cette nuit où Kirlian m’avait permis de m’endormir sereinement dans la chaleur de ses bras… cette nuit aussi… où il se mutila… »

La scène demeurait statique. Seul l’infime mouvement de nos respirations soulevant et affaissant nos corps animaient cette photographie pour y insuffler un peu de vie.

« Comme c’est étrange… » pensai-je en m’interrogeant sur la pertinence de ce qui s’imposait à la vue que j’étais toute entière devenue. « Pourquoi suis-je ici, à contempler le souvenir de cette horrible nuit ? »

L’essence d’Evy logée au creux de ma poitrine, le silence régnaient dans notre refuge. J’étais endormi et je pensais rêver… que rien de tout cela n’était arrivé.

« Kirlian ? Pourquoi est-ce sa voix que j’entends soudain résonner dans mes pensées ? »

De l’autre coté de la vaste tenture blanche, la trappe de ses chimères passées s’était matérialisée dans notre réalité.

« Serais-ce… parce que ce souvenir lui appartient ? » devinai-je, engourdie et tendant davantage à m’abstraire.

Un tel état dissolvait progressivement la conscience que j’avais encore d’être présente. Le peu d’existence que me donnaient de ressentir mes sens s’évanouissait pour ne laisser de moi qu’un esprit, focalisé et passif, en un endroit de sa mémoire en charpie. Ainsi se fondaient en les miennes les pensées et les images que Kirlian s’était efforcé de garder hors de ma portée. L’amertume qui gorgeait sa voix semblait à présent sur le point de me les confesser.

La trappe était telle qu’elle l’avait toujours vue. Puits de lumière apportant à son cœur ce qui lui était le plus cher tout en même temps qu’elle se faisait une bouche béante, prête à vomir en elle les abominations de la terre. Du suave et soudain bruissement qui s’en dégorgea se répandit alors un râle interminable. Soulevant de son souffle brûlant le drapé de la tenture qui lui faisait barrage, la respiration qui émanait de la trappe rappela ensuite à elle les vapeurs de son bouillonnement.

Profondément endormie, Evy se crispa au-dedans de la couette qui semblait désormais abriter son sommeil agité. De l’autre coté de la pièce, la porte de la trappe entrouverte se déploya dans un long et sinistre grincement qui amplifia chez elle un trouble sans cesse grandissant. Ses lèvres tremblantes laissaient à présent s’échapper une succession de plaintes légères. Son corps, recroquevillé sous ma protection, se détacha alors de l’étreinte de mes bras pour s’étendre sur le dos. Sa chaleur me faisant défaut, je me retournai à mon tour et me couvrait de la couette pour palier à sa soudaine absence. Du granite qui avait entièrement déployé sa mâchoire de fer, une fumée rubescente comme une langue en soierie cramoisie s’en écoula. Animée de la volonté qui la faisait ramper jusqu’à son but avoué, elle serpentait toujours plus voluptueusement vers la couche. Au sein d’un silence des plus cristallin émergea alors une vibration, d’une difformité inhumaine et immonde, qui se répandait en doucereux chuchotements de sa voix d’outre-tombe.

« Evy… »

Le timbre macabre de cet appel lui parvint au plus profond de la narcose où son essence s’affolait. Evy en fut arrachée brutalement à son sommeil. Ses yeux s’écarquillèrent alors et son corps se pétrifia sous l’intensité d’un puissant effroi. A sa droite je dormais encore, mes veilles amoncelées m’ayant assommé au point que mon alerte habituelle n’avait encore rien décelé de l’intrusion sournoise. La brume qui jonchait les dalles de pierre s’éleva ensuite par-dessus les rebord du matelas. Elle glissa alors l’inconsistance de sa forme en les nombreux interstices laissés béants par les plis et replis de la couverture. S’emparant de notre territoire par ces galeries, elle poursuivait sa route sinueuse, ondulant sur la chair d’Evy jusqu’à surgir par-dessus sa gorge nouée en un visage brumeux et sans traits qui se dissipa aussitôt.

« Evy, Ma douce petite chérie…

Si tu savais à quel point tu m’as manqué… »

A ces paroles qui s’appliquaient à se faire tendres, la peur dans son regard s’évapora malgré la résistance qu’elle semblait vouloir imposer à son irrémédiable alanguissement.

— C’est toi… murmura-t-elle d’une voix cristalline en parcourant des doigts la fumée malicieuse qui se dérobait à son étreinte.

Aussitôt frappée par la souffrance en son cœur, ses mains se pressèrent tout contre son visage quand elle se mit à gémir la naissance d’un sanglot.

— … tu m’as encore fait mal, tu… ne cesses de me faire mal… je… je ne veux pas que tu reviennes…

Cette complainte expirée, l’émanation rutilante s’éleva pour concentrer son opacité avant de fondre délicatement sur l’humidité de ses joues. De ce qui se voulait alors une caresse affectueuse, il lui répondit d’une voix qui serpentait sur le relief biscornu de son agitation.

« Evy… doux petit cœur, si fragile et sensible…

Mais la souffrance est présente en toute chose ! »

Un soudain désespoir acheva ici de dévorer son peu de lucidité. Son âme s’en pétrifia, comme si cette fatalité venait de geler son désarroi pour le rendre éternel et silencieux.

« Cette leçon, je te l’ai généreusement enseignée il y à fort longtemps, déjà… et ta chair marquée en conserve précieusement le souvenir et le goût ! »

Ces paroles opérant un sortilège qui semblait se refermer sur elle comme un piège, la peur en son cœur s’assoupit pour laisser place à l’émergence d’étranges sensations de plaisir. Son corps jusqu’ici statufié en fondit sa forme dans un soupir fébrile à mesure que son dos s’enfonçait dans le matelas. Engluée dans son propre corps, ce fut d’une respiration aux bouffées haletantes que ses réticences se laissèrent charmer par la présence de cet être familier. Pétrie par ces nouvelles sensations qui l’avaient indéniablement chavirée, une insondable carence en affection impulsa l’élan de ses bras pour enlacer l’unique compagnie de son existence rétrécie. Le fantôme se déroba et, dédaignant son besoin vital d’être sécurisée par une étreinte bienveillante, son rictus amusé pouffa une partie infime de ce plaisir qu’il semblait intensément ressentir.

« Non, pas toute de suite, chérie… pas ici… »

murmura la brume à nouveau dissolue.

Se jouant avec malice de son égarement elle se retira, comme chassée par le vent, jusqu’au pied de l’escalier où elle prit la forme d’une sphère qui ondulait dans les airs.

« Lève-toi, Evy !… »

L’âme en transe, elle lui obéit et se redressa dans une gestuelle maladroite.

« Viens par ici ! … Viens ! »

La mécanique de ses pas s’enchaîna alors jusqu’à rejoindre l’inquiétante lueur qui lévitait en exécutant une danse circulaire. A son approche, celle-ci se déplaça pour suivre le chemin de l’escalier qui menait au hall de l’étage où il voulait à présent qu’elle se rende. Le ballet féerique de ce feu follet qui la guidait captivait son regard absorbé, à tel point que cette insouciante le suivit dans son ascension. Les marches de bois craquant sous ses pas, elle semblait avoir oublié la terreur qui avait de tout temps supplicié son cœur.

« C’est ça, approche… tu y es presque… »

Quand ses pas la portèrent finalement tout en haut de l’escalier, un simple corridor étalait devant elle la vétusté de ses murs craquelés. S’imposa alors la porte unique, dressée face à elle dans toute la démesure d’une funeste majesté. A cet instant, son cœur tressaillit.

« Cette porte… gigantesque… »

Entièrement bâtie d’un bois sombre et finement sculpté,
Elle est ornée d’une multitude de corps entremêlés.
Surplombant cet abîme dantesque trône, telle une couronne…

« Une paupière, hermétique et indifférente aux cris de détresse de ces légions d’âmes en peine… »

« je suis là, Evy… approche…»

Conduite par cette voix, elle fit quelques pas de plus dans la nébuleuse où tâtonnait son égarement.

Les traits progressivement assombris par la crainte qui s’insinuait en elle, les vagues d’un chant lointain semblaient pourtant la bercer dans son demi-sommeil. La sphère de lumière avait désormais gagné le haut de la porte pour s’immobiliser par-devant la paupière ouvragée. Très vite, l’intensité de son éclat diminua jusqu’à se dissiper pour laisser place à cet œil, résolument scellé. Le regard capturé, Evy le fixait au travers de la brume ondulante induite par sa conscience somnolente.

« Combien de temps cet instant a-t-il duré ? »

S’il n’y avait la rigidité de ses jambes qu’elle sentait enracinées dans le sol, elle aurait pu jurer léviter dans le néant de son absence avec cette seule paupière close pour compagne éternelle.

Un léger craquement vint alors rompre le silence abyssal qui s’était installé, comme pour mystifier qu’un tel moment n’en viendrait jamais à se terminer. Ce regard endormi lui parut alors s’entrouvrir. Le bois distordu par le déchirement de ses fibres, l’œil laissait maintenant distinguer de lui sa sclérotique luisante et la chair à vif de sa caroncule.
S’acharnant à s’extirper de la pétrification avec une force toujours grandissante, il acheva son monstrueux déploiement en s’étirant d’une frénésie telle que ses tissus veineux menaçaient de se rompre. Les yeux mi-clos suspendus à son visage livide et sans expression, Evy, passive, observait le total accouchement de cette matérialisation cauchemardesque.

Son unique pupille, ballottée brutalement d’un coin à l’autre, se stabilisait peu à peu jusqu’à s’immobiliser, presque dissimulée sous sa paupière supérieure. Révulsée, elle parut tout d’abord s’être agrippée de fureur au plafond de sa propre cage puis, dans une soudaine chute libre, elle se posa sur l’unique témoin de son avènement. A présent délivré, cet œil était écarquillé à l’extrême, habité par une innommable obsession qui ne vivait que pour se satisfaire. S’infiltrant alors par-dessous la porte le souffle d’une alizée brûlante encercla ses chevilles, comme la paume et les doigts du géant qu’une fringale avait éveillé. Quand il eut plongé en sa prunelle l’intensité d’une avidité qui la sondait sans relâche, l’abomination s’y refléta pour y éteindre la lueur, telle une chandelle dont il serait venu souffler la flamme encore dansante.

« …Kirlian… aide-moi… »

Elle venait de murmurer mon nom et, au même instant dans le sous-sol, je m’éveillai brusquement dans un sursaut d’effroi. Le front en sueur et la poitrine vide, je posai tout d’abord la main sur mon cœur absent avant de faire glisser l’autre sur le matelas jusqu’à sa place, inoccupée mais encore chaude.

— … Evy ?

Mes pas empressés firent alors trembler de part et d’autre l’escalier de la cave dont je surgis en proie à une funeste anxiété. L’étage atteint, je me figeai brutalement quand j’aperçus sa silhouette alanguie appuyée contre la porte, la poignée enserrée entre la paume et les doigts.

— Evy, non !!!

Sous la détonation qui réverbéra mon injonction en tout sens, elle immobilisa sa gestuelle aérienne pour écarquiller le regard. Conscient de l’extrême nécessité de garder cette porte fermée, je n’osai tout d’abord l’approcher par crainte de l’imprévisibilité de sa réaction. Se manifesta alors à ma vue l’œil unique qui, de sa face immonde, ornait le sommet de la sculpture, la pupille braquée droit sur moi pour me scanner en détail.

« Kirlian ! mon petit singe préféré ! »

A cette exclamation narquoise, mon sang se glaça et mes nerfs se crispèrent.

— Toi ! m’exclamai-je à mon tour, mélangeant en mon timbre stupeur et mépris. Qu’est-ce que tu fous là ? Depuis quand tu peux faire ça ?

« Oh, Depuis quelques instants, à peine, Et rien que pour le plaisir d’échanger quelques mots doux avec notre précieuse ! Mais rassure-toi, Kirlian… »

s’amusa-t-il, arrogant.

« Elle ne m’a pas encore invité à entrer. »

La tension malsaine qui s’était installée sournoisement semblait à présent nous avoir englués, comme si cette présence faisait suinter son intense malveillance au travers des boiseries. S’ensuivit un silence oppressant que la voix caverneuse, indignée, décida soudain de rompre.

« Alors ? Vraiment, les enfants, quelle impolitesse !

J’attends !

Personne ne vient m’ouvrir ? »

Trois coups successifs vinrent aussitôt heurter la surface de bois qui craqueta sous la vibration. Je me raidis dans l’instant, observant avec anxiété Evy s’être égarée dans le brouillard de la transe qui la laissait à demi-consciente. Le regard crédule, elle parcourait avec une toute lointaine perplexité les imposantes gravures qui tapissaient la démesure de l’entrée.

« Toc toc ! Il a y quelqu’un ? »

Il toqua à nouveau, puis toqua, encore et encore, et les coups semblèrent se multiplier sur l’ensemble de sa surface.

« Toc toc ! Il a y quelqu’un ? »

répéta-il, encore et encore, et les voix semblèrent se multiplier, elles aussi.

Très vite le vacarme en devint assourdissant, l’ambiance de plus en plus oppressante. Pourtant mon attention n’avait cessé de se porter sur cette main, toujours vissée à la poignée de la porte. Mon unique priorité était de l’en décrocher au plus vite. M’adressant à elle tout en m’efforçant de ne rien laisser transparaître de ma nervosité, je pris le parti de la douceur dont je teintai le son de ma voix.

— Evy, lâche cette poignée, s’il te plaît, et reviens doucement vers moi…

A ces mots, la pression dans ses doigts se relâcha.

— Mais, Kirlian… murmura-t-elle en se tournant vers moi. Il attend… il faut lui ouvrir…

A cette réponse aberrante, je me désespérai sur l’instant d’arriver à lui faire entendre raison, tant celle-ci s’était évanouie de son être.

— Il n’est pas ce que tu crois, Evy ! Maintenant écarte-toi et retourne en bas !

« Ne l’écoute pas, doux petit cœur, c’est lui l’imposteur !

Il n’a pas cessé de te mentir depuis que tu es ici.

Mais tu le sais, maintenant, n’est ce pas ?! »

— La ferme ! criai-je, emporté par la colère qu’une telle fourberie attisait.

Cet éclat jeté, Evy s’accola tout contre la porte avant de faire glisser son regard effrayé sur la poignée dont elle resserra promptement l’emprise. Emporté par une foudroyante pulsation, je me jetai sur elle et la saisis par le poignet, ainsi la ramenai-je fermement contre moi avant de la repousser avec force à l’autre bout du corridor. Le dos tourné à la sortie pour faire face à Evy qui s’en trouvait désorientée, je déployai les bras pour lui interdire le droit de passage. L’incompréhension imprimée sur ses traits, elle me la murmura de toute la fragilité de sa voix.

— Mais, Kirlian… pourquoi ?

— Tais-toi et retourne en bas ! lui intimai-je sur le plus sévère des tons.

L’irritation se faisant en moi de plus en plus palpable, elle s’en trouvait apeurée davantage au point de venir enlacer son buste de ses mains crispées. L’abomination qui n’avait délaissé de nous épier poursuivit de jeter toujours un peu plus le trouble en son âme.

« Ah, Evy ! Constate-le donc par toi-même !

Ne vois-tu pas que tu es sa prisonnière ? »

A ces mots, elle posa sur celui qu’elle aimait tendrement un regard absolument désemparé. De mon coté, je ne pouvais rien faire d’autre que de le soutenir avec intensité, refusant d’envisager qu’elle puisse croire à un pareil mensonge.

« N’en as-tu pas assez de moisir dans cette cave avec celui qui te réprime si cruellement ?

Je les entends, moi… les battements chagrins de ce petit cœur qu’il raille et rabroue sans cesse ! »

Un fiel insidieux se répandant en elle par ces mots, les traits de son visage se muèrent progressivement en suspicion.

« Tu le sais, Evy,..

que moi je ne t’ai jamais rien interdit !

Que n’importe laquelle de tes douces folies,

je m’en délecte et l’amplifie !

Lui au contraire à choisi de t’étouffer, de t’empêcher d’être pleinement celle que tu es !

Oh, Evy, Comme je l’adore, moi, cette autre partie de toi… Celle que je touche déjà délicatement du bout des doigts…»

A présent totalement convaincue par son odieux simulacre, elle s’avança pour agripper le bras qui lui barrait le passage.

— Evy ! m’écriai-je, surpris par cet élan tout aussi soudain qu’inattendu.

— Pousse-toi, Kirlian ! Je veux sortir ! m’intima-t-elle en se débattant.

Devant son agitation croissante et pour mieux la contenir, je la retournai pour adosser fermement son corps contre le mien et emprisonnais ses bras agités d’une forte étreinte.

— Non, lâche-moi, laisse-moi ! Je veux le rejoindre ! criait-elle en tirant de toutes ses forces sur le tissu de ma manche qui se déchira pour découvrir mon bras.

— Qu’est ce qui te prend, idiote ? Calme-toi !

« Écoute-la, Kirlian !

Elle se languit de moi, ne le vois-tu pas ?

Pourquoi la retenir ?

Qu’est-elle pour toi sinon un pesant fardeau, hum ? »

— Lâche-moi ! Il m’appelle ! Mon Maître m’appelle !

A ces paroles abominables éclatait alors le peu de contrôle que j’exerçais encore sur la colère qui malmenait mon esprit.

« Je m’occuperai bien d’elle, n’aies crainte !

Laisse venir à moi cette petite fille…. »

— Ta gueule, saloperie !!! J’vais te tuer, je vais te…

Mes hurlements cessèrent brutalement et mon expression se figea, comme si le temps venait de suspendre son cour. Une souffrance aiguë me saisissait.

« Quelle est cette douleur ? » pensai-je en sentant ma fureur retomber dans l’abîme sans fond d’où elle avait jailli.

Lentement, le regard glissant juste en dessous de moi, j’en découvris la cause qui pétrifia mes traits dans le désarroi que m’infligeait cette vision. Dissimulée derrière sa chevelure ébouriffée, Evy avait enfoncé ses dents dans ma chair et s’acharnait à accentuer la pression qu’exerçait sa mâchoire sur mon avant bras.

— Evy…

Terrassé en moi-même, assailli par une souffrance bien plus lancinante que celle de la morsure, mes épaules prirent alors appui contre le mur jusqu’à ce que je m’y adosse lourdement. Vide comme jamais je ne m’étais laissé aller à me désemplir, j’abandonnai de retenir mon visage qui s’enlisa vers l’avant.

La force qui jusque-ici tambourinait sur la porte suspendit de nous assourdir. L’œil semblait lui aussi s’être immobilisé, sans avoir perdu de son dévorant intérêt pour la scène qui s’offrait à lui. Le silence pesant avait repris sa place quand, au beau milieu de sa souveraineté glaciale, la succession saccadée d’un rire tremblant se fit entendre. Ce son inquiétant qui s’échappait goutte à goutte de ma bouche distordue murmurait une folie naissante.

— Aah !… Ah ah ! Ah ! J’y crois pas !… La petite garce !

Mon regard s’était assombri soudain et l’avènement du crépuscule qui répandait en moi ses ténèbres accueillirent en leur sein la chute vertigineuse de mon esprit. D’un mouvement des doigts parfaitement fluide, je saisis la chevelure fauve de l’insolente avec fermeté pour la tirer vers l’arrière. Obstinée jusqu’à la douleur, elle eut pour toute réaction de redoubler d’effort dans sa morsure. L’agacement s’étala d’emblée sur mon front.

— Tu as osé ?

D’un geste vif, j’arrachai la bouche qui me grignotait, ses dents ouvrant une large plaie sur leur chemin forcé. Une nouvelle fois désorientée elle s’immobilisa, ses lèvres purpurines colorées de mon sang qui sublimait la teinte écarlate de sa crinière.

— Les choses étaient pourtant on ne peut plus claires !

Sans la ménager, je la retournai pour la saisir par la taille et la presser contre moi. La main toujours enroulée autour de ses cheveux, je repris l’attraction exercée vers l’arrière pour la forcer à soulever son visage sur lequel je me penchai.

— Tu n’as qu’un seul Maître ! C’est moi !

Son être pâlit quand je relâchai aussitôt l’emprise exercée sur ses hanches pour la repousser sèchement de deux pas en arrière. Son regard n’exprimait plus qu’un profond désemparement qui cherchait, ci et là, une quelconque certitude qui dissiperait l’épais brouillard de son esprit.

— Evy ! grondai-je pour la faire tressaillir. T’es-tu déjà ne serait-ce qu’une seule fois rebellée sans que ce ne soit châtié ?

Effrayée, elle roula son visage avant de le faire retomber lourdement, prémices de sa soumission toute proche. Alors, d’une voix qui se fit soudainement enfantine, elle sanglota.

— … non… te fâche pas… je suis désolée…

Calmement, j’exécutai deux pas pour l’approcher avant d’élever mes doigts sur sa joue, rougie par l’émotion.

— Bien sûr que tu es désolée, petit sucre roux…

Elle libéra alors un rire neveux et qui n’était en réalité que le soupir de son intense soulagement. Le haut de son corps se laissa tanguer vers l’avant jusqu’à se blottir contre mon buste où elle reprit timidement de s’épancher.

— Et je vais bien m’en assurer !

Avant même qu’elle n’ait le temps de réaliser le sens de mes paroles et d’afficher une réaction, une douleur violente lui coupa le souffle. Le poing serré qui venait de brutalement l’affliger se rétracta d’entre les plis de sa chemise de nuit. Elle dégringola aussitôt sur ses genoux tout en enserrant son ventre de ses bras tremblants. Cette souffrance vive courba son corps en deux parties qui s’épousèrent dans une plainte discontinue qui se répandait à mes pieds. Dans l’émulsion de cette colère qui était la mienne, la docilité de ce corps tremblotant sur le sol était bien loin d’être suffisante pour l’apaiser. Alors, sur un ton implacable, je m’exclamai :

— Hum ! Il m’apparaît soudainement que je me suis montré bien trop gentil par le passé !

Je m’accroupis ensuite à côté d’elle pour l’agripper par le poignet. Je me relevai ensuite pour soulever cet amas de chair inerte jusqu’à hauteur de genoux.

— Ce que tu viens de faire, Evy… me blesse profondément !

— … je te demande pardon… pardon… pardon… marmonna-t-elle, presque éteinte.

Ne prêtant aucun intérêt à ses lamentations, je me dirigeai serein vers l’entrée de la cave, traînant la silhouette d’Evy sur le chemin de mes pas irrévocables. Elle y réagit à peine, inexorablement emportée comme s’il n’y avait aucune autre alternative dans son esprit. Et elle avait bien raison.

J’allais franchir le seuil quand mon visage se tourna quelque peu vers la droite pour jeter un regard hautain à la chose qui nous observait.

— Tu voudras bien nous excusez, mais nous avons besoin d’intimité !

J’entamai aussitôt la descente, l’attitude sibérienne à l’image de mon cœur devenu glacial. Tout l’arrière du corps d’Evy s’écrasa sur les marches de bois. L’une après l’autre, elle les dévala jusqu’au tout dernier choc qui la fit atterrir sur la pierre gelée où je poursuivais de la traîner.

— … pardon… pardon…

Arrivé au matelas, je l’y jetai sans ménagement. Son dos s’y enfonça mais, aussitôt étendue, elle se roula de côté pour se recroqueviller et reprendre de plus belle le sanglot qui s’était amoindri. Le triste spectacle qu’elle m’offrait alors me laissa de marbre et je la surplombais, jetant sur elle avec toujours plus de puissance le poids écrasant de mon emprise.

— Tu pleures ? Voilà qui nous change agréablement ! pestai-je avant de m’agenouiller pour enjamber ses hanches.

Là, je me saisis de ses poignets pour écarter ses mains qui, tremblantes, étaient venues dissimuler la détresse imprimée sur son visage. N’étant point touché de lui découvrir cette souffreteuse expression, je souris tout au contraire. L’affection que j’avais pu avoir pour elle semblait s’être évanouie.

— Oui, voilà qui est bien plus acceptable ! Que cette grotesque grimace de traînée empruntée à je ne sais quelle pouffiasse de Sodome !

Dans mon mépris je fus pourtant saisi par une avide fascination pour la présente disposition de ses traits chagrins. Je me perdis alors un instant dans les humidités de ses yeux aux éclats dansants.

— Que d’émotion pour si peu de chose, me trouverais-tu monstrueux ? lui demandai-je froidement avant de rapprocher nos visages.

— Parce que tu sais, Evy, c’est tellement peu de chose comparé au déferlement que je pourrais maintenant jeter sur toi pour te punir de ta trahison !

D’un geste vif, je forçai l’écartement de ses bras jusqu’à les plaquer contre la couette dans les marécages de laquelle ils semblèrent s’enliser.

« Elle a si peu de force, une musculature insignifiante, un rempart de papier qu’il me serait facile de déchirer… Vulnérable… malléable… et tellement inconsciente ! »

Agacé, toute l’impassibilité qui figeait encore mon unique expression se mua en une implacable sévérité.

— Evy ! Tout en toi m’appartient ! Le moindre des battements de ce cœur est ma propriété ! Pourquoi donc m’embarrasser de tant de prévenance inutile quand la verticalité hiérarchique fait de moi ton Maître incontestable ?

Sous le poids de cette aura oppressive qui n’avait de cesse de se faire toujours plus écrasante et glaciale, le rythme cardiaque d’Evy s’accélérait en parallèle pour venir en battre le tempo funeste. L’atmosphère de la cave en était devenue boréale, comme si mon essence même se répandait pour asseoir toujours un peu plus l’hiver de mon absolue souveraineté.

— La Tête se doit de dominer le Cœur ! Endormir son vacarme incessant ! Secouer l’insupportable et aveugle acceptation d’un mal dont il mendie l’illusoire affection ! Evy… pour tuer en toi jusqu’à l’idée même d’être infidèle à ma loi… pour étouffer jusqu’à ta plus petite agitation, je ferai descendre sur toi l’immobilité de mon esprit pour refroidir à tout jamais l’inconséquence de tes élans !

L’oxygène lui manquant, elle suffoquait à présent sous le harcèlement continu de ma férule verbale, tandis que mes lèvres acérées s’approchaient de son lobe.

— Et là, de cette paix souveraine et m’invitant tranquillement dans ce cœur qui est le mien… je m’y déverserai tout entier pour y régner !

Semblable à la brume frissonnante d’un pâle matin d’hiver, la nébuleuse qui avait empli la pièce de ma présence en était désormais comme figée dans le temps. Aussitôt, je me redressai pour constater ne pas en être affecté, mon esprit se mouvant tout à son aise au milieu de cet étrange frimas. Mais pour Evy, il n’en était pas ainsi. Mon regard tout occupé à la scruter avec un soudain étonnement, j’émergeai du brouillard anesthésiant de ce qu’il y avait en moi de sensible.

« Evy… »

En proie à la morsure lancinante du froid, sa peau et ses lèvres s’étaient teintées d’un bleu violâtre.

— Evy ? murmurai-je, rapidement gagné par l’inquiétude à mesure que perdurait son immobilité mortifère.

L’atonie de son pauvre souffle inspirait à peine l’oxygène et le peu qu’elle expirait encore s’échappait d’entre ses lèvres gercées, sous la forme d’une faible vapeur évanescente. Au beau milieu de cette banquise qui l’avait prise d’assaut, je percevais les battements de son cœur qui semblaient s’éteindre comme la dernière braise du foyer qui m’avait toujours réchauffé. Gelée de la tête au pied, son être sombrait dans un sommeil éternel. La compréhension de ce qui était en train de se produire me foudroya. D’un bon je me dressai sur mes genoux pour me reculer dans une gestuelle aussi brusque que maladroite. Le haut de mon corps emporté dans cet élan, je me réceptionnai sur mon bras qui fléchit aussitôt pour me laisser m’écrouler sur la pierre. Là, je traînai ma forme agitée, intensément saisit par l’horreur, cherchant à m’éloigner de celle pour qui j’étais devenu la pire des menaces. Quand ma tête heurta l’escalier contre lequel s’arrima le frénétique de ma débâcle, je demeurai figé dans les affres de la stupeur d’avoir failli tuer mon Cœur.

Un souffle haletant s’échappait de ma mâchoire crispée et je tentais de contenir l’effroi qui avait percé ma muraille, d’ordinaire inébranlable. Puis, en provenance de l’étage et de façon exponentielle, un rire goguenard déversa sur moi son tumulte. Il se réverbéra sur l’ensemble des murs dont il me semblait voir onduler les surfaces, comme si ce son avait assez de consistance pour en lécher outrageusement chaque recoin. Quand elle eut fini d’expulser l’entièreté de son interminable hilarité, la chose abjecte, toujours attentive à ce qu’il se passait en bas, s’exclama d’une voix tourbeuse :

« Ah ! Vraiment , vous êtes fabuleux, tous les deux ! Quelle prestation que celle de votre petite âme auto-mutilée, prisonnière de sa pitoyable tragédie !

Vous m’avez collé une de ces gaules ! »

Il exsuda alors une plainte qui allia frustration et intense déception dans un vacarme à peine supportable.

« Allez, Kirlian, ouvre-moi… Je veux jouer, moi aussi ! »

Comme si je ne les avais pas écoutés, je laissai ses geignements écœurants sans réponse pour m’atteler de toutes mes forces à émerger de la stupeur. Un faible murmure s’éleva alors de sa bouche violacée et Evy se recroquevilla péniblement, cherchant avec avidité à se procurer un peu de chaleur. La voir ainsi acheva de me faire reprendre mes esprits et je la rejoignis avec empressement.

— Evy… murmurai-je tout en couvrant son corps gelé de l’épaisse couverture.

Cette sensation agréable l’apaisa dans l’instant et très vite, son sommeil agité redevint profond. Un long moment s’écoula ensuite où, égaré, je regardais sa peau couverte de larmes se réapproprier ses couleurs.

« Très bien, Kirlian ! »

reprit soudain la voix de l’infâme présence.

« Ta fatigante indifférence ayant finalement porté ses fruits, je me suis lassé de votre compagnie ! »

A ses paroles je daignai enfin lever les yeux vers l’étage.

« Allons, console-toi ! Tu n’auras pas fait tout cela pour rien. Mais je t’avertis… »

Son timbre sembla alors se dissiper dans un long craquement de bois distordu qui l’accompagna.

« La prochaine fois, je la reprendrai avec moi ! »

S’évanouissant pour de bon, la chose et l’oppression de sa présence avait daigné se retirer. Le silence cristallin de la cave était enfin revenu.

— Evy… prononça-t-il alors avec amertume quand mon nom résonna au plus profond de mon âme.

« Evy ?… oui, c’est moi… » murmurai-je en émergeant dans l’existence comme une nouvelle naissance.

Tel un reflet à la surface d’une eau troublée, le souvenir se brouilla dès cet instant. Le décor tout autour de moi se diluait à mesure que la souvenance de mon être semblait impulser la marche arrière de ma dissolution, jusqu’à l’éveil progressif de ma pleine et entière conscience d’être. Ce souvenir manquant venait de s’imprimer en moi et, une certaine lucidité retrouvée, la crainte et l’incompréhension me submergèrent. Il ne me fut pourtant pas donné le temps de réaliser la signification de ce qui venait de se produire car, de façon tout aussi soudaine que violente, la force attractive qui s’était pourtant évanouie m’emporta à nouveau dans sa terrifiante chevauchée. Arrachée à ce nuage coloré mon regard affolé contemplait son brusque éloignement. Le visage fouetté par ma chevelure, elle-même battue par l’intensité des rafales, je ne distinguais plus rien, pas même l’origine de cette lumière éclatante dont je me rapprochai jusqu’à pénétrer au sein de sa chaleur.

Ainsi, bien que je ne m’étais jamais sentie à ce point évidée de toute intelligence, j’avais pourtant la certitude que, quelque soit ce lieu où l’Irrévélé m’avait instamment convoquée… j’étais arrivée.

Chapitre II

Le bourreau dans l’Ombre

« … il fait si sombre… mes paupières peinent à s’ouvrir…

… quelque chose scintille…

des formes se dessinent… s’enracinent…

Une lueur chaude… comme la danse d’un voile corallin… »

« … où suis-je ?… »

La conscience nébuleuse, j’émergeai dans une pièce inconnue.

Désorientée, je fus aussitôt saisie par une souffrance à demi anesthésiée qui tapissait mon dos de haut en bas. Intriguée, je portai la main sur sa surface pour tenter d’en découvrir la cause. Ce que je sentis alors était comme un entremêlement de relief qui semblait avoir affreusement déformé la surface de ma peau. Contre tout attente, le contact de mes doigts sur ce derme ravagé ne raviva aucune douleur. De cette chair endolorie, je n’en ressentais que la rigidité des hématomes qui m’empêchaient de contorsionner le haut de mon corps.

« … le dos… des cicatrices… Kirlian ! » sentis-je exploser son souvenir en ma mémoire sans dessus-dessous.

Saisie par l’effroi, je me redressai vivement pour manquer de rechuter aussitôt tant m’entravaient les courbatures. C’est à cet instant que je m’en aperçus véritablement, quand l’inhabituelle proximité du sol me donna cette impression étrange d’être soudainement devenue minuscule. S’ensuivit un vertige intense qui me fit dégringoler sur mes genoux. Je m’observai alors avec attention pour constater très rapidement que mon apparence était celle d’une petite fille d’une dizaine d’années.

« Est-ce que… je suis en train de rêver ? » pensai-je tout en glissant dans la prostration, persuadée qu’il n’y avait aucune autre explication à ce qui m’arrivait alors.

Les pensées embrouillées, je m’engouffrai dans cette idée qui me rassura malgré le sombre décor qui s’offrait à mon regard.

Éclairée par l’unique rougeoiement d’un feu de cheminée brûlant derrière moi, cette pièce immense où je me trouvais perdue ressemblait à une bibliothèque. La quantité de livres disposés sur ces gigantesques étagères recouvrait la surface des murs et, pour ce qui n’était pas tapissé de cet interminable archivage, le restant de cloisons qui délimitaient la salle monumentale l’était par un épais papier peint aux motifs floraux surchargés. D’un bordeaux sombre fait de nuances claires obscures typiquement baroque, la contexture d’arabesques que j’observais me donna l’inquiétant sentiment d’être dévisagée par d’affreuses figures grimaçantes.

Élevant ensuite le regard vers l’inatteignable plafond à caissons qui captivait mon attention somnolente, je le parcourais pour en détailler chaque boiserie, finement ouvragée. Du lustre colossal suspendu en son centre, un assemblage complexe de cristaux à facettes étincelait d’entre les prismes colorés. Naturellement fascinée par ce spectacle, je l’admirais longuement quand un étrange courant d’air, venu de nulle part, souffla sur sa forme. Les pierreries s’entrechoquèrent délicatement, s’ensuivit l’orchestration de multiples tintements cristallins qui accentuait l’irréel et la féerie d’un songe. Le sinople de mes iris chuta vaporeusement pour reporter mes rêveuses observations sur le mobilier qui emplissait la pièce et dont une petite partie, seulement, était assez éclairée par la flambée pour être distingué.

Le batifolage des flammes conviant la pénombre fantasque à ce ballet chorégraphique qui m’environnait, je pris finalement conscience des formes qui jonchaient l’étendue laineuse accueillant ma silhouette. Certains meubles et divers objets qui les avaient décorés se trouvaient renversé, gisant ci et là sur ce sol encombré. Une tempête semblait s’être abattue en ce lieu où régnait, sinistre, le plus inquiétant des désordres. Partout autour de moi se trouvait, répandues par-dessus l’infinité d’un tapis persan, une multitude de tâches et de projections dont l’éclat de la fournaise qui dansait dans l’âtre faisait ressortir la teinte écarlate.

— On dirait… du sang… murmurai-je tout en grattant de mon ongle l’une des croûtes de ce liquide séché qui tenait liées les fibres entre elles.

De la faiblesse qui engourdissait ma musculature, je me redressai tant bien que mal jusqu’à appuyer ma minuscule verticalité du soutient fragile de mes jambes. Hésitante quant à la direction à prendre, j’allai faire un premier pas devant moi quand soudain, émanant de la partie de la pièce à laquelle je tournais le dos, une voix masculine s’éleva pour s’adresser à moi.

— Evy !

Au son de ce timbre tout à la fois inconnu et familier, je me raidis d’une terreur telle que ma voix me parut tout à coup s’être scellée à nouveau. Pourtant il n’en fut rien et jaillissant des plus sombres recoins de ma mémoire affolée, un cri s’échappa de mes entrailles pour emplir la pièce entière. L’inattendue compagnie qui se tenait debout derrière moi entreprit alors de s’avancer, m’oppressant de son pas régulier.

— Ah, oui… soupira-t-il d’une effrayante délectation. Comme le son de ta voix m’avait manqué ! Oh, Evy, que ces heures passées sans toi ont pu m’être à ce point maussades…

Mes pauvres pensées s’en trouvèrent comme noyées par un flot d’incompréhensibles émotions.

« Que se passe-t-il ? Pourquoi est ce que je ne peux plus m’arrêter de trembler ? Où suis-je, pourquoi tout ce sang ?… Qui est cet homme derrière moi qui s’approche… et pourquoi suis-je incapable de me retourner pour le regarder ? »

Autant de question que je me posai vainement, dépourvue que j’étais de la moindre faculté d’ordonner mes pensées.

— Kirlian… murmurai-je des tréfonds de ma terreur, implorant ardemment sa présence d’une voix chevrotante.

— Kirlian ? s’agaça dans l’instant le sinistre individu tapis dans mon dos. Je ne t’ai pas fait venir pour me parler de ce petit merdeux !

S’irritant toujours davantage, il s’immobilisa au plus près de mon corps tétanisé avant d’expirer l’intensité de son mécontentement.

— Kirlian, hein ? Celui qui a la prétention de vouloir te protéger ? Pourtant, Evy… regarde ce qu’il m’a laissé te faire…

A la vue de tout ce sang monstrueusement répandu, je pouvais à peine battre des cils. Ma lâcheté l’emportant, je fermai les yeux sur mes traits déformés par l’horreur que m’inspirait ce décor macabre, devenu tout à coup d’une excessive réalité.

— Regarde ! hurla-t-il, en me bousculant vers l’avant.

L’agressivité de son cri résonna de part et d’autre de la grande salle. Statufiée, j’étais incapable de desceller les paupières qui échouaient à contenir les larmes qui s’en écoulaient. Je tentai alors de trouver en moi la témérité de me retourner pour découvrir le visage de celui qui m’effrayait à ce point mais, à mon grand désespoir, je me découvrais vide de tout courage. Tout ce que je pouvais éprouver se résumait à cette peur violente qui me tordait les entrailles et les tressaillements irrépressibles de mes jambes. De toutes mes forces je tentai d’en reprendre le contrôle mais rien n’y faisait. Mes membres en pleine mutinerie ne m’obéissaient plus. Cette présence tapissait l’arrière de mon corps. Comme adossée à elle, son aura dont je pouvais ressentir l’intensité bouillonnait d’une terrible fureur.

— Kirlian… Ne t’avais-je pas promis de lui faire payer, à elle, le prix fort pour chacune de tes insolences ?

La violence de mes tremblements se décupla, si ce fut possible, pour s’étendre désormais à tous mes organes. Cette tempête m’avait prise pour cible, comme le paratonnerre de ses foudres déchaînées. Là-dessus, et contenant son ébullition par l’apparence d’un calme tout aussi tyrannique, il reprit la parole.

— Avant que ce petit trouble fête ne t’arrache à moi, nous étions pourtant si bien tous les deux, ne t’en souviens-tu pas ? me dit-il d’une voix volontairement doucereuse tandis que de sa main il frôla, un peu, à peine, une mèche de mes cheveux.

Je me figeai des pieds à la tête dans un gémissement de surprise qui descella mon regard.

« … quelle est cette sensation ?… » murmurèrent mes pensées disloquées quand, au bout de quelques secondes d’égarement, j’identifiai enfin la raison de cette chaleur qui glissait le long de mes cuisses.

Prostrée, je baissai lentement le visage. Le contenu de ma vessie venait de s’écouler le long de mes jambes pour former une flaque à mes pieds dont l’épaisseur du tapis bariolé s’imprégnait avidement.

— Oh, oh ! Evy, voyons… s’exclama-t-il d’un air moqueur tandis qu’il reculait d’un pas en arrière. Fais gaffe à mes godasses !

Accablée par la honte et le désarroi, je dégringolai jusqu’à m’accroupir pour enfouir la tête entre mes mains crispées. Là, je déversai le plus gémissant des sanglots. Après s’être accroupi à son tour, il me tapota l’épaule.

— Et-bien ! Faut pas pleurer comme ça, Evy… Si c’est le tapis qui t’inquiète, je tiens à te rassurer. Comme tu peux le constater, il était déjà bon à jeter !

A ces paroles odieuses, il fut pris d’un fou-rire tandis que je me rétractai davantage en moi-même dans l’espoir d’arriver à fuir cet incompréhensible cauchemar. Mais alors qu’il se gaussait encore outrageusement, mon corps dont le derme trémulant sembla soudain comme parcouru d’un spasme intense se figea. Toujours emporté par l’hilarité, il ne s’en aperçut pas. Il fallut que je me retourne d’une volonté implacable, que mon poing serré s’écrase contre sa joue et qu’il en tombe à la renverse pour qu’il daigne enfin fermer sa gueule.

Un bref silence se jeta alors entre nous deux. La pénombre de la pièce faisant, je ne pouvais distinguer clairement ses traits. Celui face auquel je me tenais à présent était passé de l’explosion de joie à une animosité palpable.

— Hum, Kirlian… murmura-t-il en tournant l’ombrage de son regard vers moi.

Il me toisa quelque instant puis déploya, cela sembla, un large et radieux sourire qui le laissait deviné paré de sa plus stupide expression.

— Mais tu frappes comme une fille ! lança ce demeuré avant de s’esclaffer.

A présent maître de ce corps, je reculai de quelque pas en arrière et m’emparai d’un bibelot de marbre qui décorait le grand buffet en merisier. Me tenant prêt à me défendre, je le fixai maintenant de toute l’intensité de mes sens en alerte.

— Allons, allons, ne te fatigue pas inutilement ! me dit mon adversaire, très amusé qu’il en fut.

Tout en se relevant pour venir ensuite tapoter de ses mains l’épaisse feutrine de sa veste, il me toisa par l’écœurante concupiscence qui émanait de son être.

— Tu penses sincèrement que j’aurai la moindre difficulté à te maîtriser ? Tu t’es regardé, mon pauvre petit…

Sa silhouette s’était dressée jusqu’à me surplomber par-devant les flammes crépitantes, ne laissant entrevoir de lui que l’ombre de ce qu’il était véritablement.

« Par-dessous l’ombrage du familier chapeau qui le coiffait,

L’on pouvait apercevoir dans ce regard, épris du méfait,

L’étendue de la cruauté insatiable dont il était avide,

Et le fil reluisant d’une toile tissée par l’Antique Arachnide. »

— Es-tu certain de vouloir jouer à cela ? me demanda-t-il, enthousiasmé par cette perspective tout en me menaçant par la musculature de son poing qui se contracta. Cela ne vous a pas sauvés, la dernière fois…

Bien obligé que j’étais d’admettre cet état de fait, j’abandonnai aussitôt ma posture défensive pour redresser bien droite l’échine. Adoptant alors ce maintient flegmatique qui m’était propre, je me débarrassai de ce qui me tenait d’arme en la jetant sur le côté. Sa trajectoire lui fit heurter un guéridon qui se renversa, laissant l’effigie de porcelaine qu’il supportait briser sa forme sur le parquet de chêne.

— En voilà des manières ! lança l’homme qui me faisait face. Que va dire notre cher docteur quand il apprendra que tu abîmes sa magnifique bibliothèque ?

Cette aberration écorchant mes oreilles, je fis courir mon regard de part et d’autre de la pièce pour contempler le chaos qui régnait là. Ce détestable décorum entièrement scanné, je revins dévisager ce fumier patenté.

— Et tout ce bordel, là, c’est moi qui l’ai foutu sans doute ? lui répondis-je de mon souverain mépris.

A ces mots mon interlocuteur pouffa de rire puis, me jaugeant des pieds à la tête, il s’exclama :

— Ah ! Ce regard hautain sur un si joli visage de poupée… t’es une vraie petite garce, Kirlian ! se moqua-t-il effrontément pour attiser ma colère. Mais je garde une affection particulière pour celui que m’offre Evy… quand elle se souvient finalement qu’elle apprécie par-dessus tout ma compagnie !

Son discours répugnant m’écœurait au plus au point. Ma musculature se raidit avec violence et je serrai les poings avec tant de hargne que ma peau étirée menaçait de s’en rompre. Il ne me laissa pas le temps de perdre le contrôle de ma rage que ce détestable personnage croisa les bras pour pencher légèrement la tête de côté, l’air soucieux.

— Et où est-elle en ce moment, cette pauvre chérie ? Tu viens de forcer la permutation pour la renvoyer en l’état de détresse intense au beau milieu de vos ténèbres… Je doute qu’elle ait pu regagner votre petite cave saine et sauve.

A ces paroles, la colère qui malmenait mes traits se décomposa pour laisser place à l’inquiétude la plus amère. Très diverti par la réaction qu’il venait d’induire chez moi, il reprit son monologue, la voix maintenant saturée par un timbre scurrile.

— Si j’étais à ta place, je m’en inquiéterais très sérieusement !

Fixant du regard mes mains déployées devant moi, je pris la pleine mesure de l’impétuosité dont j’avais fait preuve en arrachant Evy à son état conscient. Certes elle avait échappé au face à face avec ce monstre, mais cette mise en quarantaine ne faisait que l’enfermer dans ses cauchemars où la tourmentait l’image déformée de son visage. Et je n’étais pas auprès d’elle…

Cette idée m’était insoutenable.

— Evy…

Promptement, je m’engouffrai en nous-mêmes pour partir à la recherche de ma précieuse moitié. Le temps que dura mon éloignement de la réalité extérieure, je sentis notre visage fondre mon expression tandis que notre corps s’écroulait sur le tapis. Me parvint alors le rire narquois de l’individu qui se tenait debout devant notre forme inerte. Alarmé, je freinai ma descente à mi-chemin quand il plaça lentement les mains dans ses poches.

Un dilemme s’imposait à moi car, même s’il était vrai que je l’eus souhaité quelquefois, je ne pouvais être pleinement à deux endroits en même temps. Ma priorité allant à Evy, je délaissai cette chair, depuis longtemps souillée, et l’abandonnai sans remord au quotidien de son triste sors.

« Ah ! Mon petit Kirlian !

Voici venu le moment décisif où tout va basculer !

Je te souhaite bien du plaisir pour contenir cette formidable explosion qui va bientôt retentir dans son petit cœur ! »

Chapitre III

Le chemin de Lumière

 

« … où suis-je ?… »

« … qu’est-ce qui s’est passé ?… »

« … Kirlian ?… »

« … je ne comprends pas… »

« … Kirlian…. je t’en supplie… »

« … dis-moi ce qui se passe… »

« Quel est ce son horrible ?… sa violence me lacère… »

Étreinte par la douleur, ainsi écarquillai-je le regard, hurlant d’épouvante de me découvrir la proie d’un tumulte abominable. Mon corps était battu par la virulence des vents, les mêmes qui m’avaient emportée dans cette bibliothèque… avec… cet homme. Affolée davantage en me remémorant sa présence, je tentai non sans peine d’observer le lieu infernal où je me trouvais, sans comprendre pourquoi j’y avais été jetée ni même si tout cela était bien réel.

A mon grand désespoir, tout ce qu’il me fut donné d’apercevoir se résumait à peu de chose. Il n’y avait rien ici que la noirceur du vide et ces rafales qui me mettaient en charpie. Puis, ma vue se précisant, je distinguai enfin de quoi étaient faites ces bourrasques qui tourmentaient ma pauvre chair. L’on aurait dit un patchwork de photographies déchirées et désaccordées qui seraient saisies de démence. Ces images hurlaient de part et d’autre de mon esprit, me vociféraient leur fureur d’avoir été si longtemps ignorées et se battaient violemment entre elles pour s’imposer à mon regard. Elles me transperçaient l’âme, une carcasse sanguinolente grignotée par un banc de requins frénétiques. Ce tourbillon d’abominations qui me lacérait, s’en était l’inévitable fatalité, achèverait bientôt de me dévorer toute entière.

Les cris d’épouvantes qui jusque-là s’échappaient encore de ma gorge arasée se turent définitivement. Je voyais naître en moi ce piteux état d’esprit d’un être sur le point de rendre les armes sans condition, sachant par avance qu’il ne sera pas épargné. A cet instant, recroquevillée et délaissant de convulser dans mes propres larmes, je pus sentir s’enclencher la lente désagrégation de mon âme.

« Quelle importance ? » me dis-je alors, enlaçant d’une faible étreinte la résignation qui avait jeté ses racines si profondément en moi, qu’elle rampait à présent sur l’intégrité du cœur même de mon être.

« Je disparais…

C’est très bien !

Que mon existence entière se réduise à peau de chagrin…

Que je puisse

… enfin…

ne plus penser à rien… »

 

« Il frappe à ma porte, cet inconnu si familier,
Mais le verrou est encore tiré.
Sa présence avait pourtant disparu.
Depuis longtemps, déjà, je ne l’entendais plus. »


« … quelle est cette paix, cette sécurité parfaite ? »

« Petite fille »

« … cette voix… »

« Petite fille,

Pourquoi ce désespoir ?
N’as-tu donc plus peur d’être plongée dans le noir ? »

« … j’ai peur de tout, Seigneur… »

« Suis-je en enfers ou bien ailleurs ?

Pourquoi cet endroit ? Pourquoi suis-je là ?

Je… me sens si seule… »

« Tu n’es jamais seule,

ici bien moins qu’ailleurs.
Je suis tout proche…

pourquoi ne m’ouvres-tu pas la porte ? »

« Je ne peux pas…
Je dois garder les portes fermées…

Kirlian dit que c’est dangereux d’ouvrir et…
Je crois qu’il avait raison…
Je suis si stupide…

Et Kirlian… Kirlian sait bien mieux que moi…
Il a toute l’intelligence que je n’ai pas… »

« L’intelligence prend nombre de forme,
Et un jour prochain,
Son regard aura besoin du tien. »

« Mon Dieu…

Si vous êtes bien ce Dieu que mon cœur chéri…
… je vous en prie… »

« Rendez-moi mon esprit ! »

Ce vœu ardant prononcé, j’eus l’étrange impression de sentir à nouveau les délimitations lointaines de la chair que j’incarnais. La conscience de son existence et de toute possibilité de substance avait pourtant été amenée jusqu’à sa complète dissolution. Comme une vaste cage, ce corps presque étranger qui murmurait à peine l’intensité de sa douleur me ramenait à ma condition d’esclave en son ergastule.

« Sois sans aucune crainte…

que ton âme ouvre les yeux. »

La demande et l’incomparable douceur de cette voix embaumait tendrement mon cœur qui se serait volontiers laisser apaiser, si je ne redoutais plus que tout de me découvrir la proie des Ombres.
Et pourtant, quand mon essence osa enfin rompre sa cécité pour se contempler au-dedans d’elle-même, elle fut éblouie par un éclat indéfinissable. La lumière dans laquelle baignait mon être s’étendait à l’infini, antinomique aux ténèbres extérieures dont la violence et la malveillance dévoraient encore en cet instant ma pauvre chair. Très profondément enfouie loin de ce tumulte, une force tranquille et bienveillante m’attirait à elle. Une commune attraction de nos deux entités, distinctes mais à ce point semblable qu’elles ne désiraient que de se fondre en une.

« …serais-je… tombée à l’intérieur de moi-même ? »

« Le temps ralentit, je me sens rétrécir,
glisser toujours un peu plus et ma vue se précise,

se focalise sur la contemplation de divines vocalises »

« Petite fille »

« Une porte…

Majestueuse et flamboyante…
A son sommet des lettres resplendissent…
Il y a quelques chose d’inscrit… »

« …Qodech Qodachim… »

Cette énigme soufflée timidement par mon âme, le ralentissement du temps allait atteindre son apogée pour cristalliser ce lieu dans la perfection de l’immobilité. Plus je m’en approchais, plus mon allégresse chantait qu’elle avait enfin trouvé son Bien le plus cher. Pourtant, comme une marche arrière, l’attraction qui m’appelait à elle s’inversa et semblait à présent me repousser avec délicatesse.

« La distance qui sépare le visible de l’invisible est infinie.

Elle se maintiendra pour tous comme

une transcendance,

l’œuvre et la vocation d’une vie

jusqu’à l’heure de sa naissance ! »

A mesure que je m’éloignais de ce qui m’apparaissait être le cœur de mon cœur, la vitesse allait en s’accélérant jusqu’à ce que la douleur croissante et cette sensation de me déployer dans mon corps me fasse comprendre que la conscience extérieure était maintenant toute proche.

« Va et rejoins ton esprit.

Je sais que la prochaine fois,

tu m’ouvriras. »

La porte derrière laquelle se dissimulait le mystère de mon espérance s’éloignait jusqu’à devenir minuscule. Je distinguai maintenant les contours de ce monde qui m’apparut alors comme une boite minuscule contenue en une autre, bien plus vaste. Ce que je contemplais était semblable aux étages superposés d’une structure qui se contenait en elle-même et dont les fondations touchaient, en l’infiniment petit de mon âme, la fin de toute chose que je découvrais s’ouvrir sur l’Immensité.

« Le Commencement et la Fin,.. 

Paradoxale à ce sentiment de félicité, la peur me saisit quand je compris qu’elle était née de ce que je m’éloignais toujours un peu plus de Lui. Sa chaleur me quittait, se dissipait et, avec elle, la sécurité et les effluves d’un bonheur parfait.

« N’oublie pas… »

« que je ne suis jamais loin de toi »

Ces paroles prononcées, elles résonnèrent dans tout mon être comme l’encouragement de son indéfectible affection à ne pas abandonner, que quoi qu’il arrive, Il se tiendrait toujours entre moi et la mort par le vide. Puis soudain un choc, suivit dans l’instant par une succession de secousses, me força à rétablir la netteté de ma vue et de mon ouïe, noyées toutes deux dans un brouillard infernal. Je réintégrai aussitôt la conscience de cet étage où la tempête de mes souvenirs n’avait délaissé de me malmener.

« … ai-je rêvé tout cela ? Sa présence me semble si loin de moi… je… je ne comprends plus… pourquoi suis-je là ?… que dois-je faire ?… Kirlian… où es-tu… »

Ballottée sauvagement et alors que le sanglot voulut une nouvelle fois se libérer, je sentis soudain une caresse au niveau de mon poignet. Je tentais alors d’identifier ce corps étranger, quand je l’aperçus. C’était l’extrémité d’une fine corde de nylon qui flottait dans ce dédale et qui dérivait sereinement, comme épargnée par les vents qui ne voulaient s’apaiser. Cela m’apparaissait impossible et pourtant… dans la mouvance de ce labyrinthe sans frontière, ce fil avait bel et bien trouvé sa route jusqu’à moi.

« Tu ne connais pas la légende du fil d’Ariane ? »

« Kirlian ? »

Sa voix venait de parfumer mes pensées et sans véritablement réfléchir à cet élan d’espoir qui m’envahit, je déployai les doigts pour saisir la cordelette comme un damné empoigne la mansuétude d’une main tendue. Aussitôt l’intensité des bourrasques s’atténua quand une lueur émana de ma paume pour se propager le long du fil qui s’illuminait progressivement. De ce sillage qui s’étendait devant moi se dessinait comme une rampe de lumière à laquelle je pouvais désormais m’agripper pour me guider.

Au plus intime de moi-même, j’en avais l’absolue certitude. Cet étrange et inespéré tracé devait me reconduire auprès de Kirlian.

« Cette porte, cette voix… serait-il possible que… »

Mon rythme cardiaque s’emballa aussitôt. Pourtant, l’espoir qui venait de germer en mon sein resta obstinément confiné à son état embryonnaire. Une douleur sembla alors me brûler le cœur et, tremblante, je me hissais à ce cordon de lumière pour suivre la route qu’il me traçait jusqu’aux confins de l’obscurité. Quelle indescriptible sensation que celle de me mouvoir par-dessous les rivages de cette nuit là. Je me sentais comme en apesanteur. Un corps en lévitation à la manière d’une bulle d’oxygène suspendue sous la mer. La force invisible qui se pressait contre moi soumettait mon avancée à la plus étonnante des lenteurs. Ainsi, le déploiement de la mécanique nécessaire à ma progression renforçait cette sensation de me faire étreindre par la densité d’une eau dont j’étais environnée.

Cet état d’engourdissement, loin d’être incommodant, s’alliait à celui de mes pensées qui tendaient à s’évanouir. Tout autour de moi, de minuscules poussières se mirent à reluire comme un ciel étoilé. Paisiblement, elles agrémentaient l’irréalisme de mon paysage qui semblait dés-lors se muer en un songe coloré. C’est alors que cette impression de déjà vu me submergea.

« Cela ressemble à ce nuage que j’ai traversé après avoir été aspirée hors de la cave… »

De cet instant soumit au ralentissement du temps, de nouvelles images se formèrent tandis qu’un timbre tourbeux s’immisçait dans mon éternité.

« Très bien, Kirlian ! Ta fatigante indifférence ayant finalement porté ses fruits, je me suis lassé de votre compagnie ! »

Je reconnus immédiatement ce monstre qui avait tenté de me faire ouvrir la porte de notre refuge.

« Allons, console-toi ! Tu n’auras pas fait tout cela pour rien, Mais je t’avertis !

La prochaine fois, je la reprendrai avec moi ! »

Ses images s’imposant à mon regard, je fus aspirée dans ce qui était de toute évidence la suite de cet épouvantable souvenir. Silencieuse et immobile, je me retrouvai de nouveau la spectatrice d’une scène déjà vécue et pourtant absente de ma mémoire, confessée une fois encore par la voix et le point de vue de Kirlian.

S’évanouissant, la chose et son abjecte présence avaient enfin consenti à se retirer. Le silence cristallin de la cave était revenu.

— Pourriture ! grognai-je avant d’expirer un soupir de soulagement qui ne réussit pourtant pas à décrisper mes traits.

La menace qu’il représentait et le harcèlement continu de notre tortionnaire, quoi que je fasse pour nous en prémunir, avaient induit en moi la lassitude et l’épuisement.

« Dois-je me déplacer jusqu’à toi avec la ferme intention de te saigner !… pour que tu cesses enfin de nous tourmenter ? »

Ma musculature endolorie peinant à relâcher sa tension, je me tournai pour attraper l’un des oreillers. Je posai alors mon découragement souverain quelques instants sur son visage paisible et l’amertume que je ressentais à porter seul le fardeau de notre réalité m’accabla davantage.

« Pourtant… que ne ferais-je pas pour conserver intacte l’ignorance qui donne à tes traits l’angélisme dont mes peines se font un puissant palliatif ? »

Je soulevai ensuite sa tête pour y glisser le coussin qui vint parfaire l’émergence de son bien-être. Cela fait et l’esprit agité, je me relevai pour m’éloigner jusqu’à passer de l’autre côté du rideau, préférant l’obscurité pour y démêler mes pensées.

« Comme la nuit me sied davantage… » pensai-je tout à la fois avec soulagement et mépris de mon être.

Aussitôt je m’accablai de reproches.

« J’ai été bien trop téméraire, sous-estimant l’influence qu’il pouvait encore avoir sur elle malgré la protection que nous offre les remparts de notre esprit… Ça m’apprendra à jouer avec le feu ! Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même ! »

C’est là que je m’en aperçus, quand mon poing voulut se serrer sous l’effet de la rage. En passant devant ma réserve, et sans m’en être rendu compte, ma main s’était saisie d’une bouteille de blanc qui avait sans doute vocation à m’accompagner dans la descente.

— Tss ! Tu penses vraiment que ça va t’aider, crétin ! m’insultai-je avant de dévisser le bouchon de cette connerie de bouteille pour boire une interminable gorgée à son goulot.

Dégoûté dans l’instant par cette chaleur qui me brûlait la trachée, mon visage s’enlisa vers l’avant. Ce goût était celui de mes échecs passés, de toutes ces fois où je n’avais pas su la protéger et c’était à sa salive que mon déshonneur revenait à nouveau se noyer.

« Une médaille de plus… »

Lentement, je plaçai par-dessus l’évier le contenant de ce poison pour lui mettre la tête en bas. L’alcool s’écoula alors jusqu’à disparaître en tourbillonnant dans l’abîme du siphon.

« … connaîtrai-je un jour la paix ou ce mot n’est-il qu’une fable, comme tout le reste ? »

De nouveau je sentais s’agiter ma colère. Au même instant, et bien que le vide en elle ne le laissait aucunement présager, une pulsation me frappa la poitrine. Aussitôt, j’en devinai la raison en percevant son soupir, ainsi me tournai-je dans sa direction pour constater qu’elle avait commencé à s’animer.

« Evy… notre Cœur s’éveille doucement, elle va reprendre conscience ! »

Devant l’urgence de la situation, je me précipitai vers les toilettes et, penché par-dessus la cuvette, je m’appliquai à faire s’extraire de notre mémoire le souvenir de cette effroyable nuit. Pour ce faire, je me focalisai sur cet amas de données que ma volonté rassemblait puis maintenait en une boule compacte. Je m’appliquais ensuite à l’expulser hors de moi par une série de spasmes qui les guidaient à contre sens sur le chemin de mon œsophage. Très vite, cette mélasse de souvenirs indigestes envahissait mes papilles de son goût abject. L’ayant à présent vomie dans un profond écœurement, je redressai mon corps qui tremblait encore sous la violence des contractions qui l’avaient malmené.

Par-dessous la crispation de mon visage, cette bouillie infâme flottait effrontément à la surface de l’eau. Le moqueur de ses murmures qui remontaient jusqu’à moi me dégoûta de manière viscérale. Je me saisis alors du cordon de la chasse d’eau pour la tirer vigoureusement vers le bas. Dans une bruyante aspiration elles disparurent alors, ces images et ces sons insupportables que je fus soulagé de voir s’en aller. Aussitôt pourtant, mon esprit se fit prendre d’assaut par une fatigue si pesante que son poids acheva de m’accabler. Ainsi m’adossai-je au mur en carrelage pour qu’il m’aide à supporter le soudain fardeau de l’asthénie.

« J’espère ne pas avoir commis d’impair… » m’inquiétai-je en mes pensées nébuleuses. « Qui sait où ce souvenir va bien pouvoir atterrir, à présent… »

Exténué, mon visage s’enlisait vers l’avant et je ne pris même pas conscience sur le coup que j’étais véritablement en train de m’assoupir debout.

— Kirlian ?

Le son de sa voix inquiète résonna dans tout mon être et j’écarquillai le regard pour l’apercevoir, au travers de la transparence du rideau que m’offrait la lumière tamisée de la lampe de chevet. Émergée de son sommeil, Evy s’était relevée pour me chercher. La panique violente qui s’empara de moi eut malgré tout la vertu de m’arracher à ce repos prématuré. Ainsi quittai-je la salle de bain pour me glisser jusqu’à l’évier, quand je fus pris d’une vive douleur à l’avant bras que j’avais étiré pour m’agripper à son rebord.

« La morsure… » me remémorai-je pour comprendre dans l’instant les complications que ce détail allait générer. « La blessure est profonde, ma manche est déchirée et ma chair à l’air libre, je ne pourrai pas la lui cacher… »

A deux doigts de devenir cinglé, je rebasculai dans mes aigreurs pour m’en préserver.

« Et voici que se manifeste un énième problème pour augmenter encore davantage mon calvaire ! » grognai-je en posant les yeux sur la morsure, profondément agacé par la confusion que provoquait la fatigue qui m’empêchait de réfléchir à mon plein potentiel.

Une chose était néanmoins certaine, Evy ne devait pas pouvoir s’imaginer un seul instant qu’elle ait pu m’infliger cette blessure.

« Mais comment faire ? »

Le regard nouvellement incisif, je scannais la pièce dans l’espoir de trouver la solution à cet épineux problème. Ce fut bien vain car il n’y avait rien ici qui puisse me venir en aide et, une fois de plus, en matière de miracle, je ne pouvais compter que sur moi. Accablé par un stress intense qui lacérait mon système nerveux, mes jambes en fléchirent jusqu’à ce que je tombe à genoux au pied de l’évier. Mes pensées s’embrumaient face à l’urgence et je dévisageai cette maudite plaie qui menaçait de rendre vain tous mes efforts.

« Qu’est-ce que je peux faire ? Réfléchis ! Calme-toi, abruti ! »

— Tu es là, Kirlian ?

La voyant s’approcher jusqu’à rejoindre la vaste tenture que sa main entamait maintenant de replier, je me résolus, dans un élan de lucidité, à faire ce qui me sembla le plus judicieux. Je déployai alors la mâchoire et enfonçai mes dents à l’endroit où, un peu plus tôt, elle l’avait fait elle-même. Sa silhouette s’était à présent glissée dans la partie arrière de la cave, quand elle aperçut le sinistre spectacle que je lui offrais de contempler.

— Kirlian ! hurla-t-elle en se précipitant vers moi. Mais… qu’est ce que tu fais ?

Tandis que je me décrochai lentement de ma propre chair, Evy tendit ses mains tremblantes vers cette plaie qui l’horrifiait. Pourtant, et bien que cela m’aurait sans aucun doute soulagé, elle n’osa pas déposer sur moi la fraîcheur de sa caresse.

— Qu’est ce qui t’a pris de te faire ça… gémissait-elle, les larmes aux bords des yeux. Jusqu’où allais-tu te charcuter si je ne m’étais pas réveillée ?

Mon visage se tourna vers elle et je l’épiai un bref instant avant de me détourner à nouveau, le regard empli d’un fiel amer à l’idée de cette mascarade grotesque. M’efforçant alors à lui donner une explication qui puisse tenir la route, je ne pus en trouver de meilleure que celle que je prononçai alors.

— C’est que… il arrive quelquefois que tu sois si profondément endormie que tu n’entendes plus ma voix t’appeler… Ces nuits-là sont pour moi… peuplées de cauchemars incessants.

Ces paroles lui enserrèrent le cœur mais je la devinai se sentir une force l’envahir. Résolue à mettre à profit cette détermination à m’apaiser, elle se leva pour se précipiter dans la salle de bain d’où elle revint, les bras chargés de la trousse à pharmacie. Nerveuse, elle s’agenouilla ensuite à mes côté avant d’en étaler le contenu sur le sol. Elle renversa ensuite du désinfectant sur un morceau de coton puis, avec toute la délicatesse qui embaumait son être, elle tamponna ma blessures.

Je la regardais, tout d’abord froidement, trop occupé à contenir en moi le feu et la bile de mes ressentiments. Mais très vite, la vision adorable de son visage pétri d’inquiétude fit naître un léger sourire aux bords de mes lèvres crispées. Je baissai alors la tête pour le lui cacher en me repliant derrière les cheveux qui masquaient mon regard.

« …Un pesant fardeau, hein ? » pensai-je, sentant ma rancune s’évanouir. « C’est vrai… Pourtant… quelle douceur dans ce cœur qui est le nôtre… »

Ma colère assouplie par ses soins, je réussis enfin à entrouvrir la bouche.

— Tu es mignonne, Evy, mais je ne pense pas que ça soit utile. Ce n’est qu’une petite blessure sans importance…

« Kirlian… comment pourrait-elle être sans importance ? »

Une souffrance intense venait de m’extirper de la contemplation. La vision se troubla soudain et, comme un décor emporté par le vent, je réintégrai les ténèbres où se débattaient à nouveau images et cris de rage. La cordelette toujours emprisonnée par mes paumes, je tentai de m’y agripper pour ne pas être emportée.

« Cette tempête va me disloquer… je… je ne vais pas y arriver… »

« Evy… »

« Kirlian ? »

« La douleur que tu me donnes de ressentir est sans la moindre importance ! »

« Une main agrippe la mienne, mon corps est tiré vers l’avant… »

« Car la seule et l’unique que je ne peux souffrir,

C’est celle de ton absence ! »

« Je sens ses bras qui m’enlacent… nous perdons l’équilibre… je suis arrachée aux ténèbres. »

Quand mes yeux s’ouvrirent enfin, nous étions tous les deux à genoux dans le couloir au bout duquel se déroulait l’escalier qui menait à notre cave. Kirlian me serrait de toutes ses forces contre lui pour m’abriter au mieux de l’ouragan qui fouettait nos visages. La porte était encore grande ouverte et, telle une gueule béante, vomissait à nos pieds les convulsions et calamités de l’enfer qui s’insurgeait en notre être. Le tumulte de ses hurlements déchiraient mes tympans qu’il était vain de protéger de mes mains. Quand j’en vins finalement à gémir de douleur, je sentis le corps de Kirlian se crisper. Il me délivra aussitôt de son étreinte et, de son pied qu’il projeta contre le battant malmené par les vents, il referma la porte d’un coup sec. Le fracas qui s’ensuivit fut épouvantable et sous les vibrations du choc, l’énorme verrou de ce portail retomba lourdement en travers. Notre havre était à nouveau scellé.

Le calme était revenu. Seules nos respirations désaccordées se faisaient entendre encore.

Le souffle haletant, Kirlian se tourna vers moi pour me contempler avec inquiétude. Un moment, une éternité sans doute, s’écoula où il ne fit que de me regarder avec intensité, comme s’il redoutait que je ne m’évanouisse une fois de plus. Puis, dans un élan de soulagement, il enroula ses bras par-dessus mes épaules et tandis que nous tombions tous les deux sur le carrelage du grand hall, l’éclat de son rire chassa la pesanteur du silence. Il enfouit aussitôt son visage dans mes cheveux pour répandre, entre mes boucles éparpillées, les dernières notes de son allégresse.

— Tu es là… Evy !

 

« Qui es-tu, Kirlian ? »


« Je suis notre Tête. Ton esprit, si tu préfères. »

« Où est-ce qu’on est ? »

« A l’intérieur de notre corps, celui aux commandes duquel tu as été appelée. »

« … qui était cet homme horrible dans la bibliothèque ? »

« … »

« … et moi… que suis-je ? »

« Tu es notre Cœur ! »

« Tu es moi ? Je suis toi ?… Comment est-ce possible ? »

Face à face, tout deux agenouillés à même le sol de la cave, nos regards respectivement les proies du désarroi étaient plongés l’un dans l’autre. Entre nous et posée sur les dalles de pierre se tenait la boite en métal dont il m’avait toujours dissimulé le contenu.

Kirlian ne prononçait pas une parole, comme s’il redoutait qu’un seul mot de plus ne me brise en morceaux. Et pourtant, n’étais-je pas déjà le segment d’une âme mise en lambeaux ?
Confuse, la nébuleuse dans laquelle je tâtonnais enivrait encore ma terreur qui demeurait vaporeuse. Tant de questions m’assaillaient, tout se bousculait dans mon esprit.

« Mon esprit ?… non… mon esprit me fixe avec crainte… je lis dans ses yeux qu’il redoute la confession… oserai-t-il encore se dérober ? Replacer sur notre réalité le masque qui venait de tomber ? »

— Alors c’était vrai… brisai-je enfin ce silence insoutenable qui dissipa la somnolence de mon effroi. Je savais… je savais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas ! Ils… ils disaient que… que je me faisais des idées… et je les ai crus, même lorsque j’entendais ta voix résonner dans mes pensées… que j’avais trop d’imagination et que… ce n’était que prétexte à… à…

— A quoi ? s’irrita-t-il aussitôt en percevant la souffrance dans mes mots. A se soustraire à nos responsabilités ? A s’en payer une bonne tranche ? A attirer l’attention ? Voilà tout ce que perçoivent ceux qui se sont jadis penchés sur notre cas ? Une volonté non assumée et comme tombée du ciel de nous foutre nous-même en l’air ?

Cette virulence soudaine m’effaroucha et je me rétractai à l’intérieur de moi. Aussitôt il s’en repentit et fit l’effort, éprouvant pour lui, de contenir sa colère. Pourtant elle luisait encore dans son regard ébène qui semblait tout en même temps me supplier de tout oublier.

— Kirlian… murmurai-je, intimidée. S’il te plaît, je veux savoir ce qu’il se passe… pourquoi n’ai-je aucun souvenir ? Si tu es vraiment mon esprit, éclaire-moi, je t’en prie…

Il se mit à rire alors et ce rire-là contenait en lui l’envie qu’il avait de me faire redescendre sur terre.

— Tu veux savoir ce que je te cache ? Percer tous les mystères ? Mais dis-moi, comment comptes-tu faire pour ne pas te briser comme du verre ?

Silencieuse, je plongeai mon regard implorant dans la nervosité du sien mais toujours aucun mot ne me vint.

« C’est maintenant ! »

Percevant les mots de cette voix qui s’adressait directement à mon âme, la crainte me submergea à l’idée de sombrer dans la folie. Paniquée, je cherchai désespérément à qui nous pourrions demander de l’aide.

— Peut-être… peut-être qu’à Vacègres ils pourront…

— Cet asile n’était qu’une boite, Evy ! m’interrompit-il d’un timbre ulcéré. Une prison mentale dans laquelle il t’a enfermé pour mieux t’abuser !

Ce mot m’épouvanta et je me pétrifiai.

— … m’abuser ?

— De toutes les façons possibles, oui ! gronda-t-il dans son probable espoir de déjouer mon audace. Tu veux récupérer nos souvenirs ? Faire un plongeon dans les eaux boueuses de Mnémosyne ?

Achevant ici cette tentative, il poussa vers moi le coffret de notre calvaire.

— Ils sont là, fais-en ce que tu voudras ! Ouvre-là ou rend-la moi !

« L’heure est venue.

Le choix t’est offert de l’affronter

ou de la fuir. »

— Tu as entendu ? lui demandai-je, certaine cette fois-ci de ne pas avoir rêvé cette voix dont la vibration semblait vouloir se faire le tuteur de mon courage défaillant.

Il laissa alors quelques secondes s’écouler comme pour mieux tendre une oreille attentive.

— Oui, j’entends les murmures de cette vieille connaissance… me répondit-il avec acidité en tournant son visage vers moi. Le silence !

« As-tu aujourd’hui suffisamment de bonnes raisons pour y faire face ?

Pourras-tu soulager celui qui porte seul le poids de votre carapace ? »

Ces paroles perforantes résonnèrent dans ma poitrine et, prenant aussitôt la pleine mesure de son fardeau, je relevai le visage vers lui.

— Mon Dieu, Kirlian, comme tu dois m’en vouloir… m’épouvantai-je avant de précipiter mes mains sur la boite dont j’enserrai la poignée.

— Evy ! s’empressa-t-il de freiner mon élan.

Un long soupir en préambule, il crispa ses traits avant de se détourner.

— Tu n’es pas obligée d’endurer ça. Je peux dissiper ce spectre et te rendre la tranquille routine de notre foyer.

Sa proposition verbalisée, il plongea la tristesse placide de ses iris dans les miennes.

— Si tu me le demandes… j’effacerai une fois encore le visage de tes cauchemars…

« Kirlian… »

Je lisais dans ses yeux qu’il redoutait que ce poids ne m’écrase et, tout en même temps, j’y décelai du soulagement. La délivrance de n’être plus le seul au monde à porter notre fardeau. Son regard me confessait qu’il n’avait été que trop longtemps rongé par l’acidité du secret.

— Kirlian… si je te dis oui pour faire une fois encore le choix de l’oubli… tu seras le seul à endosser la vérité…

Il laissa alors à sa causticité le soin d’en rire, comme s’il était possible pour lui d’échapper à cette fatalité.

— Hum, idiote ! Voudrais-tu me destituer de ma seule utilité ? lança-t-il en crispant une nouvelle fois ses traits. Ne te soucie pas de ça ! C’est mon rôle d’être ton rempart !

Sa vocation avouée, celui qui m’avait jusqu’ici secrètement protégée se tut pour me laisser le loisir de prendre cette terrible décision.

« … retourner à cet état d’amnésie où je me pose sans cesse la question de savoir ce que tu me caches ? D’ignorer pourquoi tu es à ce point en colère que même quelqu’un comme toi n’arrive plus à se maîtriser ? Oublier ce que signifie ce chagrin cristallin qui luit quelque fois dans ton regard ? Conserver intacte la distance qui nous sépare ? »

Mon âme en fut étranglée et je m’apprêtais à lui répondre que je désirais de tout mon cœur pouvoir l’aider, quand me revint en mémoire cet homme dont la voix seule suffisait à m’anéantir.

Revivant dans ma chair l’effroi de sa présence, mon corps se mit à trembler et, très vite, les premières larmes de la terreur me brouillèrent la vue.

— Je… j’ai peur… tellement peur… sanglotai-je en chevrotant de tout mon être.

— Evy… murmura-t-il en réponse, désemparé par ma peine face à laquelle sa bienveillance était impuissante.

Sa main fuselée se tendit alors vers la boite, résolu qu’il était à amputer ma mémoire de ce qui défigurait ma joie. Aussitôt mes doigts se crispèrent sur la poignée pour traîner jusqu’à moi l’écrin de mes fiançailles avec le Diable.

— … mais qu’importe si ma vie doit me faire mourir… je ne peux pas supporter l’idée d’oublier ce que tu endures, c’est impossible ! Cette lâcheté dont je serai tachée est la pire des injures !

Je voulus alors éclater en sanglot mais ravalai mes faiblesses qui lui avaient déjà coûté tellement cher. Puis, un cliquetis se fit entendre. Relevant mon visage enlisé en direction de la boite en métal, je constatai que le cadenas s’était ouvert. Ainsi compris-je que, malgré l’épouvante aliénante qui me tordait les entrailles, ma décision venait d’être prise. Lentement et du bout des doigts, je le faisais glisser hors de l’attache. La vérité toute à ma portée, je m’apprêtai à en soulever le couvercle, mais non sans adresser à mon protecteur l’espoir et la raison de ce soudain courage.

— Peut-être que ce choix est celui qui te permettra de guérir !

Il se garda de l’afficher sur ses lèvres mais je sentis son essence sourire la profondeur de sa reconnaissance. Sa main se tendit alors vers moi et il me présenta sa paume, comme la démonstration silencieuse de son indéfectible soutien. En retour j’y soudais la mienne et nos doigts se lièrent. Alors, emplie de la force que me procurait sa présence, j’ouvrais pour la toute première fois cette boite dont émanait une faible lueur qui ne tarda pas étendre ses rayonnements. La cave avalée par cette lumière d’une blancheur aveuglante, intérieurement terrifiée que je me sentais, je vis doucement s’effacer dans la clarté l’insondable amertume contenue dans le regard de Kirlian.

« Elle approche… cette heure décisive qui fera de mon cœur une porte vers la Mort ou la Vie. »

Chapitre IV

La mémoire dans la boîte

De cette lumière comme une page vierge, des images apparurent dans lesquelles je me sentis projetée.

« Evy ? »

Au son de cette voix qui l’appelait par son nom, elle descella doucement son regard qu’une telle clarté avait effarouché. Elle commençait à distinguer l’esquisse d’un tout autre décor que celui de la cave où elle se tenait agenouillée, il y a encore un instant. Ce qu’elle ressentait et qui infusait en son être était semblable à la confusion au sortir d’un rêve intense. Un rêve dans lequel toute son existence lui semblait s’être réduite, l’éternité d’un court instant.

« Cette pièce… elle m’est si familière… comment ai-je fait pour ne pas la reconnaître ? »

C’était en effet le bureau du docteur Orban qui se dessinait sous ses yeux à mesure que la clarté aveuglante se retirait. Tout autour d’elle, de hauts murs vêtus d’un papier peint bucolique se faisaient ensemble l’Atlas d’un immense plafond polychrome, ornementé de boiseries.

— Evy ?

Au second appel de cette voix toute proche, son regard fasciné abandonna de contempler la voûte céleste pour chuter droit devant elle. Il était là, ce pédopsychiatre que sa mère l’avait envoyé consulter une fois par semaine. Elle se vit alors, son corps de dix ans assis sur la petite chaise qui faisait face à un immense bureau d’acajou. De l’autre côté de celui-ci se tenait le docteur Orban, le dos bien enfoncé dans son large fauteuil de cuir vert, tout occupé qu’il était à scruter le terme attendu de son égarement.

— Evy, tu m’écoutes ?

La nébuleuse qui la maintenait encore divagante s’estompa au rappel à l’ordre de son médecin.

— Oui… pardon docteur… j’ai eu une drôle d’impression… répondit-elle en observant, quelque peu hagarde, l’exhibition de bibelots qui surchargeaient meubles, vitrines et étagères. Beaucoup lui étaient familiers, ce qui lui assura qu’elle connaissait effectivement bien les lieux.

— Et où étais-tu, à l’instant ? s’empressa-t-il de satisfaire à sa curiosité.

Elle perdit alors son regard brumeux par-delà l’immense baie vitrée à sa gauche, et qui offrait à sa vue un alignement de façades élégantes, de l’autre coté de la grand rue. A l’extérieur, le temps était radieux. Les rayons du soleil qui traversaient les carreaux dévoilaient sur leurs passages une multitude de minuscules poussières qui flottaient dans l’air. Fascinée, Evy les regardait léviter dans leur béatitude commune d’être ainsi, silencieusement suspendues.

— … je ne m’en souviens plus…

Ne baissant pas les bras pour si peu, cet insistant docteur s’efforçait alors de la ramener à la réalité en l’interrogeant sur celle-ci.

— Et te souviens-tu de ce dont nous parlions ? reprit-il sans attendre.

L’esprit à présent plus clair, elle tourna son attention désorientée vers le psychiatre. Aussitôt confuse, son regard chuta sur l’immense tapis dont les motifs surchargés lui laissaient entrevoir toute sorte d’étranges visages.

— Oui… des gens… soupira-t-elle comme si elle avait identifié là l’unique multitude qui était la cause de ses maux.

— C’est bien cela, Evy. lui sourit-il, satisfait. Alors, dis-moi, comment ça se passe avec eux ?

Cette question l’embarrassa profondément mais elle se refusa malgré tout à proférer un mensonge qui n’apaiserait de toute manière pas son mal-être. Ainsi, elle répondit ce qui lui paru être à mi-chemin entre la réalité et l’optimisme immodéré prôné par notre médecin.

« Mais mon cher docteur, cela ne vous fait-il pas entrer, tout comme votre petite patiente, en conflit avec cette même réalité ? »

— Ça va mieux… murmura-t-elle en faisant taire cette pensée pour s’efforcer de sourire, sans conviction aucune.

« Bordel, les gens ! Vous êtes tous très enclin à me donner des leçons quand je ne fais que de vous surprendre à nier le réel !

Comme je vous méprise ! »

Percevant en elle les grognements de ma colère sans en rien soupçonner de l’origine, elle se rétracta tout d’abord, nerveuse, avant d’entortiller ses doigts.

— En es-tu certaine ? s’étonna aussitôt le psychiatre qui avait pris le partit d’ignorer sa soudaine agitation. Parce que, selon ta mère, tu manques très souvent l’école !

Il pencha alors son buste imposant par-dessus la surface du bureau et y déposa les coudes avant d’appuyer son double menton sur ses mains croisées. Attendant ainsi une réponse qu’elle ne souhaitait pourtant pas lui donner, elle s’y résolut malgré tout sous l’insistance de ses regards qu’elle ne pouvait endurer bien longtemps.

— Je fais de mon mieux mais… je n’y arrive pas… quand je suis au milieu d’eux je… me sens comme broyée… je…

Ses lèvres se scellèrent alors pour aider à contenir l’escalade de son angoisse. Elle ne pouvait en dire davantage et, de confusion, elle baissa le visage pour se cacher au-dedans des longs cheveux châtains qui la voilait. Constatant très vite qu’il ne tirerait rien d’elle de cette manière, il se résolu à faire une concession à son tour.

— Evy, si tu n’arrives plus à t’exprimer, fais donc comme d’habitude.

L’autorisation qu’il vint de lui accorder de remplacer sa bouche par sa plume la soulagea profondément. Elle se saisit alors du carnet et du crayon posé sur ses genoux pour entreprendre d’y écrire ce que sa voix ne pouvait dire. Environs deux minutes s’écoulèrent quand elle tendit la feuille arrachée au psychiatre qui, après avoir replacé correctement ses lunettes sur son nez, en lut le contenu.

« Aucune de leurs absences qui ne suffisent,

Leur seule présence est un supplice.

Alors je m’enfuis,

Je cours à la recherche du désert,

Qui fera de moi l’heureuse solitaire.

Fuir loin de leur vacarme,

Quitter l’agitation sans charme.

Et enfin ce silence purifie l’air…
Je scrute en l’insondable profondeur de mon être,

L’attraction inexprimable qui me plonge en moi-même.

Contempler la Lumière,

Tenir au creux de mon être le Ciel et la Terre !
Ne me retenez pas, abandonnez-moi…
Amoureusement, je me languis de ce bonheur-là… »

Lecture faite, il posa le papier sur son pupitre avant de se tourner à nouveau vers elle.

— C’est très joli, Evy !

Elle sourit alors timidement.

— Mais il faut bien que tu comprennes que ce n’est pas en agissant ainsi que tu te sentiras mieux. Tu devrais au contraire affronter tes peurs si tu veux les vaincre un jour !

A ces mots, son regard luisant se décomposa avant de dégringoler vaporeusement jusqu’à ses pieds.

« Paye ta pédagogie, du con ! »

— Mais, je ne veux pas… pourquoi… pourquoi voulez-vous m’arracher cela, c’est … ce que j’ai de plus beau…

De longues larmes écoulèrent aussitôt les flots de son chagrin sur ses joues. A la vue de celles-ci, le médecin se leva prestement en faisant grincer le cuir de son siège. Sincèrement contrit d’avoir heurté une si fragile créature, il s’approcha avec précaution, louangeant de ses yeux de batracien l’éclat d’une nymphe inconsolable dont tous voulaient arracher la précieuse robe de plumes.

« Ça commence à se voir que tu voudrais sa photo, connard ! »

— Allons Evy, il ne faut pas pleurer… lui dit-il gentiment en lui tendant un mouchoir en papier qu’il avait extirpé de sa boîte.

Tandis qu’elle épongeait les humidités de sa peine, repoussant loin d’elle mes pensées qui la terrifiaient, le docteur embarrassé posa la main sur son épaule qui se raidit. Bien que ce geste l’incommoda au point où la paralysie s’étendit rapidement au reste de son corps, elle n’en dit rien et déploya même toutes ses forces pour contenir en elle sa révulsion, redoutant de blesser la gentillesse de celui qui se penchait sur elle.

— Je comprends ce que tu ressens. Je sais ce que c’est de ne pas être comme les autres. D’avoir en soi des pensées, des envies et des rêves qu’il nous est impossible de partager.

— Vraiment ? murmura-t-elle en sentant sa peine s’atténuer sous cette caresse qu’était pour elle de se sentir comprise.

— Bien sûr ! Tu n’es pas toute seule, Evy ! Si un jour tu te sens à nouveau perdue, n’hésite jamais à venir me voir ! Sois certaine que je serai toujours disposé à t’écouter !

Ces paroles lui réchauffèrent le cœur et bien qu’elle en fut heureuse, une virulence lointaine comme une douleur sourde murmurait ce que son espoir se refusait à croire.

« La bonté ça n’existe pas, petite sotte !

Attends-tu pour t’en convaincre qu’il glisse sa main dans ta culotte ?

Le malaise dépassant le seuil de ce qu’elle pouvait encore contenir, Evy se redressa vivement pour quitter son siège. Après avoir reculé de deux pas, elle joignit les mains tout en baissant le visage pour fixer ses pieds.

— … oui… merci docteur…

La séance ainsi terminée, elle reprit sa veste accrochée au porte-manteau du grand hall. Les vitraux de la porte d’entrée bigarraient les rayons du soleil qui passaient aux travers. Elle l’enfila prestement et fouilla ensuite dans le désordre de son sac à dos pour en sortir un petit lecteur de cassette audio. Son médecin, qui s’était attardé quelques instants pour mettre de l’ordre sur son bureau, la rejoignit finalement pour la raccompagner.

— Et-bien, Evy, je te dis à vendredi !

Sans lui accorder le moindre regard, je lui répondis avec indolence.

— Oui…

Là, j’enfonçai les écouteurs dans mes oreilles et tirai par-dessus ma tête l’épaisse capuche sous laquelle je nous dissimulais. M’apprêtant alors à franchir le seuil de l’entrée, le docteur Orban m’interpella.

— Evy !

A son appel je me retournai, enlevant l’un des écouteurs qui m’isolaient du monde extérieur.

— Quelle musique écoutes-tu, dis-moi ?

Aussitôt je me crispai face à une question dont je jugeai que sa réponse était trop intime pour être ainsi dévoilée.

— Ah… murmurai-je au bout de quelques secondes à me résigner sous l’influence d’Evy. Là, c’est… Moonlight Sonata.

— Ah, Beethoven ! lança-t-il, enthousiaste. C’est vrai qu’elle te va bien !

Son approbation me déstabilisa, aussi Evy esquissa un sourire timide qui laissa transparaître involontairement une partie du plaisir que ces mots me firent.

— Mais j’y pense ! s’affola-t-il avant de s’engouffrer dans son bureau sous mon regard interloqué.

Il revint rapidement auprès de nous, le visage bouffi paré d’un sourire mutin. Ses mains empâtées nous tendirent alors un petit livre de cuir rouge.

— Il devrait beaucoup te plaire, j’en suis sûr !

Curieux, je m’emparai de l’ouvrage pour en lire le titre dont la typographie dorée y était finement gravée.

— Cyrano de Bergerac ?

Presque euphorique, le psychiatre me sourit avec autant de sobriété que le lui permettait son entrain.

— Toi qui aimes tant les vers, lis-le ! Nous pourrons en reparler quand tu l’auras fini.

Touchée, son cœur se désarma d’une si gentille attention qui suscita en son être une reconnaissance sans doute éternelle.

— … merci beaucoup… marmonna-t-elle, gênée au point de ne plus pouvoir décrocher le regard de ses pieds.

— A bientôt, Evy !

— … oui…

Comme à l’accoutumée, il était dix heures et demi quand nous quittâmes son cabinet et, comme à chaque fois, nous devions aller tout droit à l’école pour prendre le train des cours en marche. Comme à chaque fois donc, nous avions d’abord commencé par aller flâner en ville, faire le tour des bouquineries pour saliver devant mille et un ouvrages que nous n’avions que rarement les moyens de nous payer. Je grattais ensuite quelques piécettes aux passants, prétextant devoir téléphoner pour qu’on vienne me chercher. Ainsi pouvais-je acheter de quoi manger à Evy et tenir, à sa place, le rôle de parent que notre mère ne remplissait pas.

La génitrice avait l’étrange pathologie de gaspiller son argent en une multitude d’objets décoratifs qu’elle s’empressait d’enfermer dans des caisses qui remplissaient déjà une pièce entière. Notre lieu de vie quant à lui était à peine meublé, avec interdiction d’y remédier. Notre propre chambre n’échappait pas à la règle et ne contenait que les quelques cartons qui renfermaient nos affaires, une commode et un matelas par terre. Evy avait demandé plusieurs fois la permission d’arranger sa chambre, mais notre mère avait refusé, prétextant qu’il ne fallait rien abîmer. Puis un jour j’en eus assez et, profitant qu’elle soit au travail, j’offris à Evy la pièce chaleureuse qu’elle méritait. Heureusement pour nous je ne manquais pas d’astuce, ainsi avais-je remarqué la veille un amas de vieilleries, abandonnées sur un parking. Il me fallut plusieurs allés et retours pour rapporter ce qui allait me servir.

Une grande planche, que je posais sur l’appui de fenêtre d’un côté et sur la commode de l’autre, pour y arranger nos livres. Une tenture orange, effilochée et délavée, mais qui nous offrait une agréable lumière tamisée. Un grand cadre sans vitre dans lequel je plaçai une illustration de ma Belle, avant de l’accrocher sur le mur qui faisait face au lit. Un vase cassé en deux que j’avais au préalable recollé puis garni des quelques fleurs en tissu qu’Evy trimballait dans une boite depuis plusieurs années. Une desserte en métal qui aurait désormais vocation à contenir papier, crayons et l’amoncellement de nos dessins achevés. Enfin, un petit meuble de télévision, noir et bancale, sur lequel je déposais notre chaîne hi-fi, CD et cassettes audio.

Le résultat l’enchanta et pour la première fois, notre Cœur heureux se sentit chez lui, à l’abri. Bien sûr je dus tenir tête à notre mère qui voulut que je remballe à nouveau toutes nos affaires, mais ma détermination eut cette fois raison de sa stupidité. Cette chambre était alors devenue notre havre et j’y passais de longues heures à nous dessiner, encore et encore. A matérialiser les dialogues de nos mélanges et à écrire ces épopées pour ne jamais les oublier. Evy lisait des histoires qui avaient toutes le point commun de parler de nous et ces instants nous rapprochaient, nous gardaient soudés. Elle ne pouvait pas me voir ni même se douter que j’étais un morceau d’elle, mais sa sensibilité devinait ma présence et l’aile sous laquelle je la glissais quand la vie devenait trop lourde à porter pour elle.

Car c’était à la vue et l’indifférence de tous que nous vivions dans des conditions de maltraitance évidentes. Bien sûr Evy ne se rendait compte de rien et pensait, comme notre mère aimait à nous le répéter, que c’était inévitable pour celui des deux parents qui avait eu la charité de prendre ses enfants à charge. Culpabilisée au dernier degré, Evy se pensait la responsable de la vie de misère de notre mère. Elle déployait donc tous ses efforts pour l’aider comme elle pouvait, efforts que je m’empressai de détricoter par un comportement tout à l’opposé.

Depuis que j’avais pris cette habitude de me procurer moi-même notre nourriture, Evy avait moins faim et notre teint cadavérique avait repris quelques couleurs, ce qui ne la préservait pas des moqueries incessantes de nos camarades qui avaient bien compris qu’on pouvait s’essuyer les pieds sur elle en toute impunité. C’était vrai jusqu’à ce fameux jour où j’en eus ma dose et qui nous valut d’être pris en charge par un pédopsychiatre, sous l’insistance de notre professeur qui avait manifestement eu très peur, à juste titre, que je ne commette un meurtre. Mais ma foi, au moins en prison nous aurions un repas et du chauffage, fini les crampes d’estomac et les engelures qui déformaient nos doigts.

Notre sandwich avalé, nous nous rendions dans ce que Evy aimait appeler « mon jardin ». C’était un endroit que nous affectionnions particulièrement pour sa tranquillité car, en effet, cette vieille casse avait été fermée il y a de nombreuses années. Ne restait ici qu’un vaste amas de carcasses, lentement dévorées par la rouille, et qui n’attendaient plus que de tomber en poussière, couche après couche. Un endroit parfait pour nous, déserté de la moindre aura humaine et où, enfin, nous nous sentions en sécurité.

A chaque fois que d’affronter les petits merdeux de notre école lui était insurmontable ou me lourdait grave, c’est ici que nous venions passer nos journées, jusqu’à l’heure de la sortie des classes. Lire, écrire, dessiner, rêver, dialoguer, voilà à quoi nous raffolions de nous adonner. Aujourd’hui pourtant, Evy n’avait sorti ni son calepin ni sa farde à dessins et s’était plongée toute entière dans la lecture du roman que nous avait prêté notre psychiatre, quelques heures auparavant.

Le bret (haussant les épaules)
Soit ! – Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi !

Cyrano
(se levant)
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpes avec ses gros yeux de grenouilles ! …
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle… Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !


« Tiens, ne serait-ce pas notre bon docteur ? »

Cette pensée dont la moquerie acide résonna en elle la troubla au point qu’elle dut interrompre sa lecture. Honteuse, elle murmura que cette comparaison était méchante. Ne désirant argumenter sur ses aveuglements, je me tus pour lui laisser le loisir de s’apaiser. Au bout de quelques instants de silence passés ainsi, elle poursuivit de savourer la beauté des mots.

Le bret

(stupéfait)
Hein ? Comment ? Serait-il possible ? …

Cyrano
(avec un rire amer)
Que j’aimasse ? …
(changement de ton et gravement)
J’aime.

Le bret
Et peut-on savoir ? Tu ne m’as jamais dit ? …

Cyrano
Qui j’aime ? … Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j’aime qui ? … Mais cela va de soi !
J’aime – mais c’est forcé ! – la plus belle qui soit !

Le bret
La plus belle ? …

Cyrano
Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine,
(Avec accablement)
La plus blonde !

Le bret
Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ? …

Cyrano
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer.

A nouveau je ne pus lui dissimuler ma présence attentive, car les sentiments qu’induisaient en moi ces paroles m’avaient bouleversé à mon tour.

« … comme j’y reconnais mon amour… »

Percevant mes émotions, sa confusion ne cessait d’augmenter à mesure que l’emplissait mon adoration pour elle.

Encline à s’y abandonner, elle murmura :

— Toi, ce fantôme qui me suis pas à pas… parfois il me semble que tu es vraiment là… et que je suis dans tes bras…

Nos essences enlacées, j’allai me laisser aller à lui murmurer mon bonheur quand son attention se détacha subitement de moi. Devant elle, et sortit de sous l’une des carcasses amoncelées, un petit hérisson avançait avec prudence en reniflant le sol. Fascinée, elle m’abandonna aussitôt ainsi que son ouvrage qu’elle prit tout de même le soin de déposer sur notre veste. Silencieuse et soudainement enfantine, elle descendit du véhicule usagé en prenant garde à ne pas faire de gestes brusques.

« … laissé en plan pour une bestiole ! »

Quand elle ne fut plus qu’à deux mètres de lui, l’animal s’immobilisa. A la vue de cette petite créature qui tentait bien vainement de faire oublier sa présence, elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Sans attendre, elle s’accroupit et se pencha vers lui pour le saisir avec délicatesse. Emporté dans les airs, ce jeune hérisson se replia sur lui-même. Alors elle lui parla afin de le rassurer sur les tendres intentions qui l’avaient poussée à le toucher. Derrière sa truffe qui reniflait avidement, deux petits yeux noirs plein de candeur tentaient de se substituer à ses observations. De sa voix la plus douce, elle lui faisait l’éloge de sa beauté, sentait sur ses paumes la souplesse de ses picots de bébé qui ne lui faisaient pas le moindre mal. Alors le hérisson s’apaisa. Ses yeux d’abord mi-clos se fermaient maintenant sous l’aura aimante de ses caresses.

A cet instant, heureuse qu’elle se trouvait d’admirer une si jolie et timide créature, elle fut envahie par un sentiment dont l’intensité soudaine réquisitionna sa pleine attention. Une force bienveillante et puissante semblait l’entourer pour l’envelopper dans la chaleur de sa présence. C’était l’un de ces instants surréalistes, comme elle les vivait parfois, où l’infinité du Cosmos semblait se pencher sur elle dans un vertige ineffable. J’y avais déjà assisté à de nombreuses reprises et, comme d’habitude, je me tenais à l’écart de ses fabulations. Pourtant je ne pouvais nier qu’il se passait là un phénomène qui ne pouvait rationnellement s’expliquer. C’était comme si cette vison d’Evy, transite face à la petite créature qui lui avait inspiré tant d’affection, était celle que Dieu éprouvait pour son âme en ce même instant tandis qu’Il la recueillait dans la tendresse de sa paume.

Son cœur s’allégea alors, comme maintenu en une apaisante et chaleureuse suspension qui l’arrachait au poids du monde. Comme cet amour-là fit s’envoler son être par-dessus le chagrin de sa misère. Alanguie, ses mains qui tenaient encore le petit animal s’affaissèrent dans l’extase, jusqu’à ce qu’il s’échappe finalement d’entre ses doigts.

« Petite fille »

« … qui m’appelle ?… pourquoi ?… qui êtes-vous ?… »

« Vois ce que m’inspire la douceur en ton cœur.

Vois comme tes picots de bébé ne me font pas le moindre mal »

« Laisse-moi te regarder.

Laisse-moi t’aimer »

N’opposant pas la moindre résistance à l’inénarrable délicatesse, elle se laissa doucement consoler par ce qui réchauffait et apaisait les gerçures en son âme.

« Combien de temps cette Vie a-t-elle perduré ? »

Quand ses yeux se rouvrirent enfin, le hérisson avait disparu, profitant de son transport pour poursuivre sa route en cette vaste décharge de ferraille. Le regard alangui, elle demeura ainsi agenouillée, à contempler sans véritablement le reconnaître ce décor qui lui était pourtant familier. Irréel, il lui semblait n’être que l’aplat d’une image sans la moindre profondeur ni la plus petite consistance qui témoignerait de son authentique existence.

« … ce monde est pâle comme la mort… » murmura son cœur qui brûlait intérieurement de mille splendeurs, quand elle ressentit le besoin vital d’exprimer le délice qui œuvrait en son être.

Sans attendre, elle sortit la farde de son sac et, asseyant sa forme empressée sur le capot tout effrité, elle commença à assembler les mots dont les éclosions ne demandaient qu’à trouver leur juste place dans ses phrases.

« Une fois encore en ce désert de solitude,

Vous me faites goûter bonheur et plénitude.

Vous venez à la rencontre d’une pauvre esclave,
Moi qui ne suis qu’une épave parmi les épaves,

Une inconstante dont l’espérance est altérable,
Et Vous me pardonnez l’impardonnable…

Emplie de Votre effervescence,
Mon âme se noie de magnificence.

Vous m’avez faite bienheureuse anachorète,

Car je le vis, Vous Êtes, oui, Vous Êtes ! »

Son exaltation n’avait de cesse de s’amplifier quand elle acheva de définitivement m’agacer. La main qui tenait son stylo se crispa alors et je déversai à mon tour ma pensée sur le papier.

« Vas-tu une nouvelle fois te faire sombrer dans le désespoir, d’avoir presque touché et perdu l’existence d’un amour illusoire ? »

A mesure que je m’épanchai, le soudain retournement de ses beaux sentiments fit battre son cœur plus vite.

« Qui donc s’écrasera à ta place de la chute inévitable d’un cœur qui se crut soudain des ailes, et qui sauta dans le vide par-dessus la fange putride ?

Affolée, elle en lâcha le stylo qui roula sur le papier avant d’aller se loger dans un pli de son pull. Là elle ferma les yeux et se courba en déposant les mains sur son crâne, comme pour se boucher les oreilles.

— … non… tais-toi… pourquoi veux-tu m’arracher cela… tais-toi…

Ses gémissements m’agacèrent davantage et si elle venait de me priver du droit de le lui écrire, pour ce qui était de ma voix elle ne pouvait la fuir.

« Et toi, pourquoi refuses-tu de croire en ce que perçoit mon regard ?

Tu crois voir des choses mais, moi, je ne vois rien de plus que l’une de tes exaltations dont tu es la victime !

Les chimères de ton cœur ne sont pas la réalité ! »

— Tais-toi ! cria-t-elle en se redressant vivement sous la douleur assainie par de si noires pensées.

Le silence se fit alors en elle et son corps demeura figé. Puis le ciel s’assombrit soudain. La température de l’air avait chuté brusquement et la brise, encore tiède à l’instant, s’intensifia pour annoncer les rafales qui sifflaient leur course effrénée à l’horizon. Ses paupières crispées se descellèrent alors, libérant deux longues larmes qui s’écoulèrent sur ses joues.

« Regarde, le vent se lève. Il vient souffler sur tes doux petits rêves… »

Elle pressa à nouveau les paumes sur ses oreilles pour faire cesser les pensées qui la lacéraient. Les traits brouillés par le désarroi, il n’était pas en son pouvoir de faire taire la dureté de ma voix qui s’était pourtant radoucie de l’avoir affligée ainsi.

« Allez, il va pleuvoir… tu ferais mieux de rentrer à la maison. »

Les cheveux ballottés frappaient son visage marqué par la tristesse qui l’avait esseulée et elle s’était statufiée, comme privée de toute raison de continuer à exister.

« Evy… c’est uniquement pour te protéger que je te rappelle à la réalité. Je ne cherche pas à te bles… »

— Je… t’ai demandé de t’en aller… qui que tu sois… murmura-t-elle, la voix chevrotante.

Le silence se fit alors un bref instant quand le grondement de l’orage qui approchait fit retentir son cri menaçant. Aussitôt, les premières gouttes de pluie venaient à s’écraser par-dessus la tôle rouillée de l’épave où elle s’était réfugiée.

« …Très bien, fais ce que tu veux ! Ce n’est pas mon problème !

Dès cet instant mes pensées se turent définitivement et je m’éloignai. Alors, tel un raz-de-marée de douleur qui écrasa sa violence contre son cœur, tout son être confiné dans cet organe en fut ébranlé. N’existait plus en elle que la souffrance intolérable qui lui tordait l’intérieure de la poitrine jusqu’à l’affliction la plus vive. Là, elle libéra le sanglot qu’elle avait pourtant réussi à contenir jusqu’ici. Dégringolant sur ses jambes, elle déversa la cascade du supplice qu’elle endurait tandis que la pluie imbibait sa forme écroulée-là.

Combien de temps dura cette agonie ? L’obscurité était déjà tombée quand elle se releva finalement, toujours en proie à la détresse qui s’était faite silencieuse. Sans un mot, elle se saisit de son cartable et y rangea ses affaires pour regagner la ville d’un pas fragile, la mine anéantie.

« Le vide… ce vide… »

Arpentant les rues désertes plongées dans le tumulte et l’obscurité, elle avançait par devant les façades où rougeoyait au travers des vitres la chaleur des foyers. Son être rétracté en lui-même, elle se trouvait si distante de la réalité extérieure que le déluge et ses bourrasques sauvages ne l’atteignaient même plus. D’un pas indolent, elle cheminait sans but en suivant le tapis de pierres détrempées du trottoir, les traits abattus, le regard transpirant le désespoir.

« … l’odeur de la pierre mouillée… si seulement tous mes instants pouvaient être un jour de pluie… Si seulement… si seulement j’avais le courage d’être lâche… »

Égarée dans la tourmente, le vide insondable en elle cherchait, ci et là, cette présence dont la perfection seule pouvait rassasier le marasme qui lui dévorait le cœur.

« … ce vide… ce vide… »

J’étais impuissant à l’aider, comme à chaque fois qu’elle basculait dans cet état. La transe dans laquelle elle semblait baigner me maintenait à distance et, tout le long, j’avais l’impression de flotter en dehors de mon corps. Attentif et aux aguets d’un éventuel danger, je comptais les heures où elle errait ainsi, telle une petite fille qui aurait perdu son papa et qui, après l’avoir longuement cherché dans les cris et les larmes, avait abandonné tout espoir d’être consolée par ses bras. J’aurais dû lui murmurer qu’il était plus que temps de rentrer mais tout comme elle, bien que davantage lucide, je n’avais pas plus envie de me faire sermonner par celle qui perpétuait de nous maintenir en cet état de misère. La connaissant, elle devait déjà avoir ameuté tout le quartier pour larmoyer sur notre ingratitude, jusqu’à leurs faire dire enfin quel courage était le sien de s’occuper d’un pareil bambin. Sans doute la police nous cherchait-elle déjà et, l’œil alerte, j’étais à l’affût des bruits de moteur et de la lumière des phares.

Focalisé sur le sombre décor extérieur pour en scanner chaque détail et détecter les menaces, je ne pris pas conscience qu’elle venait de prendre l’allée d’un jardin. Ce ne fut qu’en entendant retentir cet inattendu coup de sonnette que je réalisai enfin où ses pas nous avaient conduis. La porte face à laquelle nous nous tenions s’ouvrit alors, laissant apparaître le visage du docteur Orban.

— Evy ?

Elle se tenait là, les cheveux et les vêtements trempés par la pluie battante de l’orage qui sévissait.

— Mais qu’est ce que tu fais dehors par ce temps et à une heure aussi tardive ?

Sa question lui lia la langue et, le visage honteux enlisé dans sa chevelure détrempée, elle marmonna.

— Je… vous aviez dit que… que je pouvais venir vous voir si…

Elle ne put terminer sa phrase sans être emportée par le sanglot, il s’empressa donc de l’inviter.

— Ne reste pas dehors, entre, tu vas attraper la mort ! s’affola-t-il.

Quand elle eut franchi le seuil de l’entrée, il referma aussitôt derrière elle.

La faisant s’installer dans son bureau, il lui apporta sans tarder un grand essuie dans lequel il l’emmitoufla pour la sécher.

— Ce n’était vraiment pas prudent de ta part de te promener ainsi avec ces rafales qui sévissent. tenta-t-il sans réelle conviction de la réprimander.

— Ça ne me dérange pas… au contraire. murmura-t-elle, la bouche souriante par-dessous un regard triste. J’aime le vent…

A sa réponse inattendue, le docteur Orban la regarda un bref instant, l’expression presque chagrine avant de lui répondre avec entrain.

— La pluie par contre, c’est autre chose ! Tu auras de la chance si tu ne récoltes qu’un rhume de ton escapade !

La force dans les jambes lui faisait défaut et il se releva dans un effort pénible en prenant appui sur l’accoudoir de la bergère où la petite siégeait, immobile et silencieuse. Le très embarrassé docteur se perdit alors en quelques secrètes conjonctures avant de rompre le silence qui s’était installé.

— Est-ce qu’une tasse de chocolat chaud te ferait plaisir, dis-moi ?

A sa question, les traits saisit par un intense désemparement, elle balbutia une moitié de réponse.

— C’est que… je ne veux pas déranger… je… il ne faut pas…

— Evy ! lui dit-il pour interrompre le complet déraillement de ses paroles. Calme-toi, voyons ! Je n’ai fait que de te proposer un chocolat et tu réagis comme si j’allais t’offrir des rubis.

L’expression d’abord anxieuse, elle retrouva alors son calme et, bien qu’éternellement habitée par le malaise, elle acquiesça de deux mouvements rapides du visage avant de le laisser glisser vers le tapis.

— Et un chocolat chaud, c’est parti ! lança-t-il en se la jouant cool comme un ringard.

« Bordel, Evy, mais qu’est-ce qu’on fout là ? »

Il se dirigea alors vers le buffet. Sur celui-ci trônait le nécessaire qui lui servait, quand cela s’avérait opportun, à consoler d’une boisson chaude ses petits patients tout émotionnés. La sentant embarrassée par le silence qui s’installa dès-lors, je soupçonnai, pour bien connaître ses méthodes, qu’il le faisait exprès pour la pousser à parler. Ce qu’elle fit, bien évidemment, pour dissiper son malaise.

— … je… voulais encore vous remercier pour le livre que vous m’avez prêté.

Il pivota le visage dans sa direction, paré d’un certain étonnement qui sembla s’enthousiasmer l’instant d’après.

— Tu as déjà commencé à le lire ?

A sa question, elle se détourna pour parcourir d’un regard nerveux la haute vitrine de bronze qui renfermait en son sein de multiples objets de grande valeur. Sous la lumière tamisée du candélabre fièrement dressé à leur droite, ils reluisaient pour la plupart comme une communion d’étoiles.

— Oui, cet après-midi seulement et je… je n’en suis qu’à une cinquantaine de pages. sembla-t-elle s’excuser.

A ces mots, il laissa se déployer un large sourire qui étira quelque peu la mollesse de ses joues.

Après avoir enfoui dans une tasse la cuillère bombée de cacao qu’il avait extrait de sa boîte, il se saisit de la bouilloire fumante. Il se tourna alors vers elle pour lui poser la question dont il avait en réalité déjà obtenu la réponse.

— Et est-ce qu’il te plaît ?

— Oui, énormément ! répondit-elle, l’air rêveur, tandis que son hôte fut ravi de l’entendre le lui dire ainsi.

— Je suis bien curieux de savoir quel vers à jusqu’ici ta préférence ! Dis-moi vite !

Embarrassée, elle dut, pour ne pas mentir, lui avouer une manie qu’elle avait quand il s’agissait d’ouvrir un livre pour la toute première fois.

— Et bien… à vrai dire je… j’ai l’habitude, pour choisir un ouvrage, d’ouvrir une page au hasard… et de demander au livre s’il a quelque chose d’important à me dire… et… je l’ai fait pour celui-ci, par réflexe sans doute et… c’est ce premier vers sous lequel est tombé mon regard qui… m’a donné très envie de le lire…

En prononçant ces mots, toutes ses pensées étaient focalisées sur moi. Sur ce fantôme qui la suivait pas à pas. Son explication confuse achevée, notre psychiatre ria avec sobriété.

— Hum, tu as toujours un comportement singulier, quoi que tu fasses ! s’amusa t-il avec affection. Vas-y, je t’écoute !

Elle sourit alors pour lui exprimer la reconnaissance qu’avait fait naître l’intérêt qu’il lui portait. Puis, l’expression soudain gênée, elle baissa la tête pour poser les yeux sur ses doigts qui s’étaient entremêlés. Devinant son malaise, le docteur se tourna à nouveau pour mélanger le chocolat avec le lait. Délivrée du poids d’un regard braqué sur elle, et après une longue expiration, elle se sentit enfin de le lui confier.

« Le moment vient d’ailleurs inévitablement,

et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment.

Où nous sentons qu’en nous, un amour noble existe,

Que chaque joli mot que nous disons, rend triste… »

Cette citation achevée, le médecin s’appuya fermement sur la surface de son buffet, comme s’il redouta soudain de perde l’équilibre. Evy le remarqua et, aussitôt, s’empressa de lui demander.

— Je… j’ai dit une bêtise ?

— Dis-moi, Evy… l’interrogea-t-il sur un ton sensiblement durci. Ta mère est-elle au courant que tu es ici ?

A cette question elle se figea pour perdre en un instant la confiance qu’elle avait pourtant à peine commencé à ressentir.

« Dis-lui qu’elle le sait ! »

Incapable de mentir ou de se dérober, elle ignora une fois de plus le conseil qui venait de lui être donné.

— … non, je… je ne voulais pas qu’elle vienne me chercher…

Verbaliser cette pensée honteuse qu’elle jugeait digne de la pire des ingrates lui fut une tâche pénible, mais bien qu’elle ignorait en quoi c’était indéniable, elle n’avait aucune envie de retourner là-bas.

— Je vois… répondit-il dans un soupir profond.

— …vous allez l’appeler, n’est ce pas ? murmura-t-elle, angoissée bien que résignée à cette idée.

Stationnaire, le visage penché vers l’avant, il ne lui répondit pas. Quand il se retourna finalement, il tenait entre ses mains la tasse de chocolat dont la chaleur soulevait une vapeur dansante par-dessus sa circonférence.

— Non… bien sûr que non ! affirma-t-il tout en s’avançant vers elle dans une série de pas indolents. Comment pourrai-je trahir de la sorte cette confiance que tu m’as si gentiment accordée ?

« Bouge ! Fiche le camp d’ici ! Hors de question qu’on reste dormir chez ce mec là, il est pas net ! »

Cette pensée fit s’emballer ses pulsations mais elle se résolut une fois encore à m’ignorer, priant pour que son hôte qui l’avait à présent rejoint ne s’en aperçoive pas. Elle éleva alors le regard vers le psychiatre. Il sourit en lui tendant la tasse qu’elle s’empressa d’envelopper de ses mains gelées pour les réchauffer.

— Pour l’heure, il est préférable que tu restes ici ! suggéra-t-il comme allant de soi. La nuit porte conseil et demain est un autre jour !

« … Pignouf ! »

— Nous aviserons à ce moment-là ! déclara-t-il enfin, quelque peu nerveux.

Cette improbable invitation la soulagea de l’anxiété qui lui écrasait le cœur et elle sourit à son tour, de la plus timide des façons, pour lui exprimer sa reconnaissance.

A ce moment-là, elle était encore persuadée que cet homme la comprenait et qu’il allait l’aider.

Il lui caressa alors affectueusement le sommet de la tête.

— Allez, bois ton chocolat à présent !

— … oui… merci docteur, murmura-t-elle d’une voix enfantine avant de porter la tiédeur du rebord à ses lèvres.

Chapitre V

Kirlian

« … vy … Ev… y ! »

« … pourquoi est-ce que j’ai si mal ?… Où suis-je ? »

« Evy… réveille-toi ! »

Le regard brouillé comme si un voile épais dansait par-devant sa vue, elle redressa péniblement le visage de sur le matelas qui accueillait sa forme endolorie.

« Evy ?… Evy, qu’est-ce qui s’est passé ?… on est où ? »

Tout autour d’elle, un inconnu et sombre décor l’entourait. Aussitôt, mon odorat identifia l’humidité environnante à laquelle la moisissure ajoutait le désagréable de ses effluves. Un écho étrange se réverbérait entre les miasmes de ces murs, semblable à des murmures dans un songe qui se troublait soudain.

— Qu’est ce que c’était, déjà ? Bon sang, où est cette feuille !

Là, elle crut reconnaître la voix de son hôte.

— Des électrochocs ! Oui, oui ! C’est ça ! De l’électricité ! Il ne manque plus que…

— Docteur Orban ? murmura-t-elle, déboussolée.

Le son de sa voix fit sursauter le psychiatre qui en laissa tomber sa liasse de notes qu’il serrait pourtant fermement entre ses larges mains. Le papier se dispersa alors sur la surface irrégulière du sol en pierre. Il se retourna vivement dans sa direction quand il la vit, tenter de se redresser. Elle fut alors prise d’une vive douleur dans le bas ventre, à tel point qu’elle ne put maintenir sa position et retomba sur le couvre-lit de satin blanc. Amenant à portée du regard la main qui avait parcouru maladroitement la zone de son mal, sa nébuleuse y distingua le sang dont elle était imprégnée.

« Evy… Evy… mais qu’est-ce que t’as fait ! »

Un long gémissement de souffrance lui crispa aussitôt les traits tandis que s’échappait les premières larmes du sanglot.

— … docteur… murmura-t-elle comme une petite fille perdue. Pourquoi je saigne ?… qu’est ce qui m’arrive ?

Cette question posée par sa bouche déformée fit trembler le vieil homme d’épouvante, car il n’existait qu’une seule et abominable réponse que cet enfoiré semblait vouloir repousser de toutes ses forces.

— Un choc électrique ! Un choc électrique ! répéta-t-il, frénétique, comme saisi de démence.

Son regard se posa alors sur le réveil électronique qu’il avait installé sur une table de nuit.

— Oui ! Ça ira ! s’exclama-t-il en s’en emparant. Zut ! Le conducteur ! De l’eau ! Où est-elle ?

Pendant que notre psychiatre s’affolait en tout sens, Evy tentait, tant bien que mal, de suivre ses gesticulations désordonnées de sa vue vaporeuse, quand elle fut soudain surprise par le contenu du verre d’eau qu’il lui jeta au visage.

« Hé, connard ! Tu lui fais pas ça ! »

Il laissa alors tomber le récipient qui roula à ses pieds pour entreprendre ensuite d’arracher, à la force de ses mains, le câble du réveil branché sur le courant. Il était très exactement trois-heure trente-trois du matin quand le câble noir céda. Evy en aperçu les numéros rougeoyants qui s’évanouir à tout jamais de son cadrant.

« Evy !… mais… fais quelque chose ! Réagis ! »

Le docteur Orban enjamba sa taille, en prenant garde à ne pas entrer en contact avec sa peau. Il plongea alors son regard exorbité dans l’infinité brumeuse du sien.

Elle n’était déjà plus vraiment là.

« Evy ! »

— N’aies pas peur, ma chérie ! murmura-t-il, comme effrayé par lui-même. Tout sera bientôt fini !

A ces mots, il pressa le fil dénudé en plein milieu de son front perlé. L’entièreté de son corps s’affola aussitôt d’affreuses convulsions. Résonna alors de part et d’autre de la pièce un interminable hurlement.

Le mien.

 

« Une danse épileptique…

Sa douleur est atroce…

Une débauche de lumière, intense et colorée…

Sa beauté est sublime, psychédélique…
Comme un kaléidoscope…

Un tourbillon dans lequel je suis écorché vif !

Evy…

Je la sens me quitter, s’arracher de moi !

Mon âme se déchire !
Non…

Je ne veux pas être moi sans elle ! »

Mon corps désarticulé fut alors projeté contre le mur avant de s’écraser lourdement sur des dalles de pierre. Désorienté, je me redressai d’un bond frénétique, comme extirpé d’un abominable cauchemar. Saisi par une douleur lancinante au niveau de front, j’y portai la main pour tenter en vain d’en soulager l’intensité. La brûlure qui s’y trouvait imprimée était encore chaude et une odeur nauséabonde de chair carbonisée gagnait mes narines. Des soubresauts électriques me torturaient encore des pieds à la tête et je n’eus guère le temps de mettre un peu d’ordre dans mon esprit disloqué car, déjà, une angoisse jamais ressentie auparavant aspira dans la tourmente ce qui avait survécu de mon être.

Comme un vide insondable, une plaie béante, sanguinolente, brûlait ma moitié d’âme, déchiquetée de gauche à droite.

— … Evy…

Un cri d’épouvante s’échappa de ma gorge et, de cette voix nouvelle, j’emplis à faire se distordre l’espace de la plus inimaginable agonie.

« Combien de temps cette mise à mort a-t-elle duré ? »

Les souvenirs de ce que nous avait fait le docteur Orban ne cessaient de défiler à une vitesse vertigineuse. Cette tempête d’images, de détails abjects à profusion comme des lames aiguisées, me scarifiait dans un tourbillon infernal. Une monstrueuse folie allait émerger de ce chaos abominable. Je la sentais monter en mon esprit comme un venin mortel. Il fallait que je stoppe cette machinerie.

« Mais comment ? »

Mes paupières s’ouvraient péniblement, écrasées qu’elles étaient sous le poids de l’affliction, quand j’aperçus une vielle boîte en métal au pied d’un escalier. Comme guidé par l’instinct, mon corps rampa jusqu’à elle et, d’une main en proie aux spasmes, je la saisis pour la faire glisser jusqu’à moi. De ma bouche distordue par la souffrance jaillissait l’inexprimable et, tant bien que mal, je me mettais à genoux devant ce contenant et me penchais par-dessus l’ouverture. Mon être s’emplit alors de si terribles haut-le-cœur qu’il se contracta jusqu’à ce que ce venin gagne le fond de ma gorge. Là, je le vomis tout entier dans le ventre de la boîte qui s’emplit de ces infectes souvenirs. Leur goût était à ce point immonde et l’écœurement si infâme que je m’empressai d’en évacuer jusqu’à la toute dernière représentation. Cela fait, mon buste se redressa avec vélocité et je posai mes deux mains sur le couvercle pour le sceller. Le son de la fermeture résonna de part toute la pièce, enfermant au sein de cette boite l’épouvantable vacarme qui me broyait le cerveau.

Le calme était revenu.

Je me laissai alors glisser en position assise tandis que de mes doigts tremblotant, j’essuyais les derniers restes de l’écume qui badigeonnait mes lèvres. Mais le goût détestable de cette mélasse tapissait ma paroi buccale, alors je me précipitai à l’évier qui avait eu la bonne idée de se trouver là. Avidement, je me rinçai la bouche, crachant ma salive, encore et encore jusqu’à ce que l’eau soit claire. Je la bus ensuite par grosses gorgées pour nettoyer ma trachée. Cela fait, je me retournai en appuyant les mains sur le rebord, afin de me laisser quelques instants pour émerger. La clarté d’esprit retrouvée, je scannais maintenant ce lieu pour découvrir le sombre décor qui m’abritait.

Les murs étaient en pierre, fissurés et dégoulinants d’humidité. Par endroit, il y avait de grosses tâches de décomposition qui dessinaient, ici et là, de grotesques visages déformés. Le plafond, marqué par les impacts des pioches qui l’avaient taillé, était habillé d’un treillage de canalisations qui s’entremêlaient, tel un labyrinthe suranné de métal rouillé. Il y avait une porte verdâtre dont la peinture s’écaillait en son centre et plus loin par la gauche, la pièce tournait pour disparaître dans les ténèbres. En face se trouvait un lit, un matelas dégueulasse posé à même le sol et sur lequel était étalée une couette épaisse. A coté de lui traînait une vielle chaîne hi-fi entourée de son armée de cassettes audios et enfin, plus en amont, il y avait une grande table sur laquelle trônait une multitude de livres de divers formats. Ma respiration s’apaisait doucement tandis que l’air chaud expiré par ma bouche formait de petits nuages translucides.

« Il fait froid… »

Je pensais alors bien naïvement que le supplice était terminé et j’allai explorer les lieux plus en détail, quand une douleur vive me poignarda la poitrine. Son intensité me projeta avec violence sur le sol et de ma paume, je pressai mon buste qui me semblait se faire entailler par une lame acérée. Sous l’impulsion des spasmes, je m’extirpai frénétiquement de mon pull pour en découvrir l’origine. A l’emplacement de mon cœur venait de s’imprimer une longue cicatrice écarlate d’une vingtaine de centimètre.

Une image atroce frappa alors mon esprit.

« Evy… son visage d’enfant qui hurle de douleur… »

C’était sa blessure. Je ressentais la souffrance qui en suintait et dont sa perception recomposait en mon esprit son souvenir de manière distordue. Cette entaille en était la matérialisation volubile qui venait maintenant peser sur moi, comme s’il me fallait porter ce fardeau à sa place.

Cette idée m’était insupportable.

— La vie refuse donc de donner à cette gamine la leçon qu’elle a pourtant méritée ? Pour quelle foutue raison dois-je endosser le poids de ses erreurs ? Qui donc en a décidé ainsi ? Répondez-moi ! hurlai-je, l’âme en révolte.

Émergeant alors d’entre les échos évanescents de mes injonctions, la seule réponse que j’obtins fut la faiblesse d’une sonorité désaccordée. L’on aurait dit des pleurs. Une voix sanglotait, comme sortie tout droit du néant.

« C’est elle ! »

Impuissant à faire taire ses lamentations, j’avais beau presser les mains de toute mes forces sur mon crâne pour en sceller les tympans, rien n’y faisait, elles pénétraient mon cerveau. Dès lors, les geignements qu’elle m’imposait me remirent aussitôt la rage au bord des lèvres. Alors, dans l’explosion de ma colère dont je perdis une nouvelle fois le contrôle, je déversai toute la rancœur qui s’était accumulée à son égard.

— Comment ? Qu’est ce que j’entends ? Tu pleures ?

Un sourire acide me montait sournoisement jusqu’aux lèvres et je le laissai s’accomplir en une grande exclamation.

— Tss ! Pauvre conne ! Ce qui est arrivé est entièrement de ta faute ! J’ai pourtant tenté de te mettre en garde, de murmurer à ton cœur la méfiance et le dégoût que m’inspirait ce psychiatre ! Tu n’en as jamais tenu compte, repoussant d’un geste de la main mes inquiétudes et te bouchant les oreilles pour ne plus m’entendre ! Trop occupée à mendier auprès de lui ses témoignages d’affection telle la pitoyable carencée que tu as toujours été !

Ma respiration allait en s’accélérant toujours davantage tandis que ma furie me corrodait jusqu’à me brûler physiquement la peau.

— Et c’est maintenant, alors qu’il est bien trop tard, que tu réalises enfin ton insondable stupidité ?!

Les pleurs se firent alors plus intenses. Ne pouvant plus les souffrir un seul instant, je ramassai le casque audio qui traînait devant moi et, avec toute l’ampleur que me procurait mon ébullition, je le plaçai de chaque côté de ma tête.

— Tu peux pleurer, abrutie ! C’est à mon tour de me boucher les oreilles désormais !

De mon pied qui heurta la chaîne, j’enclenchai une musique assourdissante sur laquelle je m’alignai pour déverser l’amplitude de ma fureur. Un temps certain s’écoula où je ne fis que de me désarticuler de colère. Cracher ma haine ! La laisser se répandre et imprégner les murs ! Embraser l’atmosphère d’une rage qui n’avait jamais cessé de brûler, de me consumer. Ce déferlement ne prit fin que quand mon corps n’eut plus la force d’en soutenir la cadence frénétique. Je laissai alors ma forme tomber lourdement sur ce qui me servait de lit et me débarrassai du casque dont la déferlante des ondes agressives m’indisposait à présent.

Le calme revenu, je pouvais à nouveau entendre mes pensées qui me pressaient à mettre de l’ordre dans l’insupportable fouillis qu’elles contenaient. Les yeux clos, je m’attelai à rassembler tous les éléments qui me permettraient de comprendre cet étrange état qui était à présent le mien.

Bien que cette tâche s’avérait ardue, je pouvais d’ores et déjà constater plusieurs choses intéressantes.
La première était qu’aucun souvenir ne me manquait. J’avais un accès total et souverain à ce que ma mémoire pouvait contenir depuis ce jour lointain de notre vie où ma conscience s’était individualisée, hormis ceux qui avaient été enfermés dans la boîte de fer. Mais étrangement, sans pouvoir me les remémorer avec précision, je gardais néanmoins une idée générale de son contenu. Un peu comme le souvenir d’un souvenir, un film muet au travers de la transparence d’un voile épais.

La deuxième chose qui me sautait aux yeux était cette parfaite et merveilleuse absence de parasite. Il n’y avait plus aucun trouble dans mes pensées qui se déployaient maintenant à leur guise, sans interférence aucune. Cette paix, inconnue jusqu’alors, se révélait être pour moi le plus doux des délices. L’aspiration profonde et absolue de ce que j’étais par essence.

« Mais que suis-je donc ? »

A cette question, l’envie soudaine de m’observer moi-même m’apparut judicieuse.

— Un miroir ! m’exclamai-je en redressant le haut de mon corps.

J’eus à peine le temps de tourner la tête que je découvris à ma droite l’existence d’une psyché cerclée d’un cadre ouvragé.

« Étrange… pensai-je. Je suis certain qu’elle ne se trouvait pas dans la pièce il y a encore un instant ! »

Je revisionnai alors ma première photographie de cette cave sordide, pour découvrir qu’en effet elle n’existait pas avant que je ne la réclame.

— Intéressant ! murmurai-je en esquissant un sourire satisfait. Ainsi, il m’est possible de matérialiser mes pensées ?

Remettant à plus tard l’analyse en profondeur de ce fascinant phénomène, je me relevai pour me diriger vers ce miroir qui avait si promptement obéi à mon injonction. Mais quand mon image se refléta de sa surface d’argent sur ma rétine, je me figeai. C’était le corps d’un homme qui m’habillait. Je m’approchai alors davantage en me palpant le visage et découvrir cette étrange face avec étonnement. De cette peau de nacre qui me donnait le teint d’un fantôme, la maigreur de mon visage avait conservé, de notre apparence féminine, la finesse de ses traits.

Des yeux noirs et cernés en profondeur témoignaient de mon aversion pour le sommeil. Des cheveux lisses et dépeignés à la teinte d’onyx se faisaient l’antithèse de l’albâtre de mon derme. Je reculai alors de deux pas pour me photographier dans mon ensemble. La silhouette effilée de ce squelette que j’étais projetait tout autour de mon être une aura funèbre. Et sur mon front, comme une cible, me narguait la circonférence de la cicatrice imprimée par la décharge électrique. A sa vue, j’aurais pu laisser rejaillir cette furieuse émotion qui m’avait emporté quelques heures auparavant. Pourtant il n’en fut rien. La paix sereine qui m’habitait ne me quitta point et je me surpris même à sourire ma satisfaction. Cet étrange physique, on ne peut plus morbide, me convenait parfaitement.

« N’est ce pas ce que je suis ? » pensai-je en me disant que je ne me serais pas moi-même imaginé autrement.

— Après tout, l’esprit n’est-il pas typé masculin ?

Car c’était un fait, je me sentais mâle et esprit.

Affranchi admirablement des étages inférieurs de notre être, de cette pauvre fille toute faite de chaos et de ruines, enfin je pouvais être moi sans partage. J’étais débarrassé de cette pleurnicheuse qui faussait mon jugement d’utopies enfantines. Qui me parasitait les pensées avec ses élans d’émotions idiotes. Qui m’empêchait obstinément de m’accomplir, moi à qui le temps était venu de la remplacer totalement. L’euphorie m’avait submergé et je me sentais l’âme trôner impérieusement par-dessus le toit du monde.

— Mais voici enfin venu le jour de mon avènement ! Ce corps-ci est le mien, mon identité et mon bien !

Pourtant, alors qu’en toute démesure j’allais poursuivre de savourer ma gloire, je fus saisi par une interrogation dérangeante qui insinua en moi une gène qu’il me fallait absolument faire taire. Avec pudeur, je fis alors glisser ma main au niveau de mon entre-jambe. Je ne pus alors exprimer d’une autre manière cet état de fait que par l’image quelque peu grotesque qui s’imposa.

« Un playmobil, donc ? »

Extrêmement satisfait de n’être en rien concerné par ces vilaines choses-là, j’affectionnai davantage ce corps dans lequel mon esprit se trouvait parfaitement à sa place. Pourtant, en ce moment de plénitude et comme pour gâcher mon sacre, une pointe de douleur en provenance de la cicatrice qui défigurait ma poitrine rappela à ma mémoire celle que le Destin m’intimait de protéger.

« Cette identité physique qui est pour moi un don inespéré, dès ces premiers instants d’existence, elle endosse déjà d’être son bouclier ? »

La rancune s’éveilla alors en moi pour la deuxième fois et m’adressant à elle, ma colère s’écria.

— Cette cicatrice est à toi, Evy ! La justice ne voudrait-elle pas que tu la portes toi-même puisque nulle autre que toi ne te l’a infligée ? Que ne viens-tu reprendre ce qui est à toi avant de disparaître pour de bon !

Mon acrimonie envers elle allait reprendre ses aises, quand un bruit sourd se fit entendre. Aussitôt, j’en localisai la provenance.

« Ça vient de l’étage… »

Curieux d’en découvrir l’origine et par la même de commencer à explorer cet endroit, je me dirigeai vers les escaliers. A son sommet, je pouvais d’ores et déjà apercevoir la porte de l’étage qui assurait l’hermétisme de cette cave immonde. D’un pas décidé, je la rejoignis et l’ouvris, sans crainte aucune, pour découvrir le décor qu’elle me dissimulait encore. Quelle ne fut pas ma surprise de me retrouver dans un long corridor, sans aucune autre porte si ce n’était celle qui me faisait face.

Et quelle porte… Tout mon être se glaça en la contemplant.

Sa hauteur devait bien atteindre les trois mètres et sa largeur, probablement deux. Ouvragé d’une main de maître, son encadrement débordait d’une multitude de corps sculptés qui semblaient se tortiller de douleur en tout sens. Les bras tendus vers le ciel pour la plupart, une expression d’effroi gravée sur des visages de bois communiquait leurs épouvantes. Enfin, une dernière pièce venait parachever cette œuvre repoussante. Au sommet de celle-ci, comme pour la couronner de tyrannie, un œil unique et démesuré trônait par-dessus ce monde infect. La paupière close, scellée pour l’éternité, témoignait sa suprême indifférence aux lamentations des innombrables vers de terre qui grouillaient en contrebas. Tandis que cette vision gardait étrangement fixée sur elle toute mon attention, un cognement m’extirpa de ma contemplation hypnotique.

Quelqu’un frappait à la porte.

Ne sachant quelle réaction adopter, je demeurais immobile sans dire un mot, m’interrogeant sur l’identité de ce visiteur quand, soudain, ses sollicitations s’accompagnèrent de gémissements. Le mystère élucidé, je reconnus cette voix gorgée de chagrin et d’anxiété. C’était Evy qui se tenait là et qui semblait m’implorer de lui ouvrir la porte de ce trou à rat. Mon regard se posant sur le verrou, je constatai qu’il n’était pas tiré.

« Elle n’a donc pas essayé d’entrer ? »

Non, bien sûr. Comme à l’accoutumée, cette pleurnicheuse se contentait de mendier, mendier encore et toujours et la mélodie monocorde de son avilissement raviva ma colère. Je lançai alors en réponse un grand coup de pied sur la surface de la porte qui trembla de haut en bas.

— Ça suffit ! Barre-toi ! Je ne veux pas de toi ici !

La violence de mon rejet réenclencha ses pleurs qui me parvenaient malgré l’épaisseur du bois. Je me révélai absolument insensible à son désarroi.

— Je t’ai dit de ficher le camp, imbécile ! Allez ! Du balai !

Ces paroles prononcées, l’horripilante sonorité de sa peine sembla s’éloigner doucement et, au bout de quelques instants, je ne l’entendais plus. Elle était partie.

— Enfin, t’as pigé ! lançai-je en verrouillant la serrure à double tour avant de tourner les talons pour redescendre dans mon havre.

Là je me jetai sur le matelas et me saisis du casque audio dont je comptais bien couronner mon autarcie. Je pouvais alors me replonger dans mes réflexions, interrompues par l’intrusion de cette calamité qui n’était désormais plus la bienvenue.

À nouveau les heures se succédèrent, glaciales comme une étendue de neige immaculée dont le silence et la paix éclaircissaient mes pensées. Quelle jouissance cela était de n’être dérangé par aucun soubresaut d’émotion. Du casque qui couvrait mes oreilles, un air de piano ondulait comme une brise sur une mélodie épurée. Cette musique, chantée par l’âme de la banquise, provenait d’un vieux souvenir de notre enfance. La chronologie exacte de notre existence demeurait obscure, mais je pouvais tout de même affirmer que nous devions avoir aux alentours de sept ans quand nous l’entendîmes depuis une fenêtre ouverte. Assise dans le large fauteuil de son minuscule salon, une dame très âgée l’écoutait en boucle dans une sérénité cadavérique. Seul son regard mi-clos, gorgé des peines et misères cumulées en sa vieille âme, brillait encore d’une étincelle de vie presque desséchée par l’amertume du vide. Familière au point de la presque reconnaître, la morbidité de cette vision m’avait fortement interpellé.

« Par ce chant glacial, cette dame sentait-elle les prémices d’une étreinte prochaine de la mort ? »

— L’étreinte de la mort… méditai-je tout en m’allongeant sur le dos, le regard clos, pour laisser se dérouler le fil de cette réflexion.

« Moi… C’est comme si j’étais la Tête de notre être. Moi dont l’œil attentif recueille et analyse tout ce qui se présente à son regard. Pilier imperturbable, immuable au sommet de cette chair agitée. Détenteur de notre raison et maître légitime de ce corps ! »

Le sentiment d’une grave injustice me corrodait.

« Evy, c’est comme si tu étais le Cœur de notre être. Toi dont les battements n’amènent à moi que le trouble d’un organe sans cesse en mouvement. Porteuse d’agitation inutile, embrumée de ressentis distordus comme un rêve où l’on s’englue ! Mais aussi… »

Les yeux à nouveau ouverts, j’affichais une expression plus sérieuse, comme si la conclusion à venir portait en elle un grave impératif.

— … porteuse de vie !

Agacé par ma propre réflexion, je me redressai quand mon cœur lointain se mit à battre plus fort.

— Evy ! Si tu es véritablement notre Cœur, cela veut-il dire que notre séparation a rendue stériles nos essences respectives ?

Ne pouvant déterminer avec certitude la véracité de cette hypothèse, le dépit laissa mon âme anxieuse retomber lourdement en arrière. Par la pensée, j’effleurais les barreaux de la prison où cette conclusion semblait vouloir m’acculer.

— Moi… un être à la poitrine béante où ne se meuvent désormais que des pensées vouées à demeurer stériles comme la mort… Et toi, un être sans cervelle, comme une poupée décapitée d’où ne s’élèvera jamais plus la sève dont l’arbre tire ses fruits…

Je ne pus dés-lors empêcher l’exaspération de m’escalader face à cette réalité qui n’avait, dans ma bouche, que le goût d’une détestable fatalité. Je ne le désirais pas et pourtant, mon esprit rationnel ne pouvait supporter cette absence de sens car, véritablement, nous séparer en dénuait nos deux existences qui ne pourraient jamais se détacher charnellement l’une de l’autre. Quel paradoxe ce fut pour moi.

« La liberté d’exister est donc de me retrouver enchaîné ? »

Échauffé par cette fatalité, et tandis qu’en mon esprit la révolte gagnait la bataille qui y faisait rage, un froid glacial vint soudain me mordre la main.

— Qu’est ce que c’est que ça ? sursautai-je en me redressant pour contempler, sidéré, le sol de la cave s’emplir d’un envahissant tapis d’eau.

Aussitôt, et dans un pressant besoin de me reconnecter aux sons extérieurs, j’ôtai le casque pour percevoir maintenant le tintamarre d’une cascade, toute occupée à cracher l’agonie de ses clapotis sur les parois de mon contenant. Je découvris très vite que toute cette eau provenait de l’étage et dégoulinait, marche après marche, sur le vieil escalier désormais détrempé. Résolu à le gravir pour tenter de trouver la source de cet écoulement qui menaçait de noyer ma précieuse tanière, j’arrivai à l’étage pour constater qu’elle pénétrait insidieusement de par-dessous la grande porte sculptée.

« Cela vient donc… de l’extérieur ? » pensai-je, tout à coup bien moins hardi.

— Vous qui sortez, laissez toute espérance ! m’amusai-je à tourner mes craintes en dérision pour mieux les vaincre.

J’enserrai la poignée d’une main hésitante et demeurai figé quelques instants, tout occupé à me poser une série de questions qui n’avaient jusqu’ici pas suscité mon intérêt.

« Que pouvait-il donc y avoir derrière cette porte des Enfers ? Que vais-je y découvrir ? Est-ce seulement une bonne idée de l’ouvrir ? »

Au bout de plusieurs minutes, je fus forcé d’admettre que de me poser toutes ces questions ne changerait en rien ma situation. L’endroit où j’avais confiné ma souveraine tranquillité se remplissait d’eau à grande vitesse. Le choix ne m’étant pas donné, je déverrouillai la serrure dont j’aurais préféré jeter la clef et, sans ambages, je déployai avec force ses lourdes portes. Saisi dans l’instant par un épouvantable vertige s’alliant à de soudaines sueurs froides, je reculai vélocement de deux pas en arrière.

« C’est quoi cette merde ! » me décomposai-je pour aussitôt suffoquer, tel un insecte à qui venait d’être révélée sa petitesse.

Devant moi se dressait quelque chose d’indéfinissable. Une immensité de ténèbres. Un vide comme l’on ne peut aisément se concevoir en son sein étalait l’infinité sous mes yeux. D’un bout à l’autre ne s’épanouissait aucune vie. Seule cette rivière intrusive glissait dans la nuit. Parsemée de lueur sur le déclin qui faisait scintiller l’obscurité, elle semblait prendre sa source quelque part en ses confins. Une nervosité intense avait jeté ses racines en moi. Je ne comprenais pas ce que je voyais et cela m’était aussi anxiogène que ce monde inconnu agitait mon esprit.

Pourtant, je me sentais comme attiré par la source magnétique de cette rivière et l’envie de rompre avec l’incertitude me poussa à franchir le seuil. Bien que mes pieds se posèrent sur une surface solide, tout était d’un noir si profond que j’aurais pu jurer léviter par-dessus un gouffre insondable, où même l’immatériel devait venir se désagréger. A chaque pas supplémentaire impulsé par l’étrange attraction, je redoutais de tomber tout à coup dans le néant. La rivière bien visible de par son chatoiement, je décidai de l’utiliser comme un chemin sûr qui me conduirait là où je devais me rendre à présent. L’eau me montait à la hauteur des mollets et mon avancée s’enchérit d’une pesanteur harassantes.

« Combien de temps ai-je progressé ainsi ? »

Je ne pouvais l’affirmer tant l’absence de repères physiques induisait en moi l’impression de faire du surplace tandis que le temps lui-même s’amusait à s’étirer à l’infini.

« Définitivement, j’ai horreur de me sentir con ! » grognai-je au beau milieu de cette nuit obscure que ma répulsion dévisageait.

Redoutant de me perdre dans cet espace sans forme, je pensai très sérieusement à faire demi tour tant qu’il m’était encore donné d’apercevoir la silhouette de mon refuge, voilée d’une brume charbonnée.

« Qui sait si cette rivière qui me guide ne va pas soudain s’évaporer… »

A deux doigts de revenir sur mes pas, je distinguai alors les rayons d’une lueur plus intense scintiller, non loin de moi. J’avais enfin rejoint la source tant recherchée de cette intempérie. La motivation retrouvée, je pressai le pas en direction de ce qui se dessinait avec toujours plus de précision comme une sphère de lumière. A présent tout proche, je perçus à nouveau le déchirement familier du sanglot.

— … Evy ?

Saisi par le vertige, un flot d’images fit défiler en moi ce qui ressemblait à un méli-mélo de nos souvenirs qu’une tornade aurait éparpillés. Dans ce ballet de feuilles mortes j’apercevais, furtive, notre vie exhiber ses photographies jusqu’à ce que l’une d’entre elles s’impose à mon esprit. Il me revint alors en mémoire une séance dans le cabinet du docteur Orban, il y a quelques mois d’ici.

Les récentes tribulations que nous traversions alors avaient frappé fort et Evy en avait été considérablement affaiblie. Je me souviens bien de cette courte période car, pour palier à sa fatigue, j’avais eu à prendre les commandes de notre corps. S’ensuivit très vite un changement radical de comportement, qui m’avait d’ailleurs valu quelques ennuis auprès des diverses figures d’autorité que ma vie, mon âge et mon état m’obligeaient à côtoyer.

Le docteur Orban nous avait sermonnés à ce sujet, ce jour là. Ce fut durant cette séance que la partie de notre âme qui m’appartenait s’exprima plus librement qu’à l’accoutumée.

— Bien, Evy ! Maintenant que ce petit incident est clos, je voudrais te demander la raison de cette tenue très inhabituelle ?

En effet, là où Evy avait un goût certain pour les tons clairs et les motifs floraux, moi en revanche je ne m’habillais que de noir, des pieds à la tête. Car c’était la couleur choisie par celui qui ne ferait pas semblant d’être blanc. Un point noir parmi vous comme une mouche tombée dans la soupe. Un trou béant dans vos vies rêvées et le miroir terrifique de notre commun néant. Assis sur une chaise, les jambes et les bras croisés, je me trouvai très remonté contre Evy qui, pas plus tard que cette après-midi, avait encore servi de bouc-émissaire aux petits connards de notre classe.
La moquerie du jour s’acharnait à pointer du doigt les cernes de sa grande fatigue. Bien entendu, au lieu de retourner deux trois tables et de faire voler quelques chaises pour leur faire passer l’envie de recommencer, elle s’était enfermée dans les toilettes pour pleurnicher.

— J’en ai assez de cette petite fille qui ne fait que pleurer ! Je fais tout ce que je peux pour la faire mûrir… mais elle continue d’exister ! J’aimerais vraiment qu’elle s’en aille !

« J’aimerais vraiment qu’elle s’en aille… »

Cette phrase résonna dans mon cœur qui semblait tout à coup rejaillir dans ma poitrine. La détresse et la souffrance de ce qu’elle endurait accompagnaient mon admission au centre de la lueur où son corps inanimé se tenait écroulé. C’était sans aucun doute le spectacle le plus simplement triste du monde. Recroquevillée comme un oisillon, apeurée et tremblante, ainsi était-elle anéantie et, de son peu de vie, chantait doucement la mélodie du vide. Mon âme se décomposa. Plus aucun de mes muscles ne semblait disposer d’une force quelconque à mettre au service de sa peine infinie. Ici, au milieu de ce néant éternel, elle répandait les larmes qui finiraient bien tôt ou tard par combler le vide lui-même.

— … Kirlian

Distinctement, j’entendis alors ses lèvres prononcer le nom qu’elle venait de me donner.

— Kirlian ? Est-ce moi que tu nommes ainsi ?

Je m’approchais toujours davantage jusqu’à me tenir debout devant son corps écrasé sur le sol. Mon regard laissait se dessiner sur le faible éclat de ce lys fané les traits angéliques d’une innocence bafouée. Elle n’était plus cette préadolescente de dix ans que nous étions il y a encore peu de temps. Son essence et l’apparence qu’elle lui conférait semblaient avoir régressées. À mes pieds, je contemplais l’agonie d’une petite fille qui ne devait pas avoir plus de quatre pauvres années. Je ne pus alors retenir ma main qui se porta à mes lèvres pour y contenir la peine lancinante qui achevait de faire fondre mes traits.

— Kirlian… murmura-t-elle une nouvelle fois, la conscience prisonnière d’un songe indénouable.

C’était intolérable. Je tombai à genoux devant elle et la saisis délicatement de mes deux mains pour la serrer contre moi.

— Evy… Evy… poursuivis-je de m’anéantir. Je suis tellement désolé… qu’est ce que j’ai fait !

Un soubresaut la ranimant, sa petite main s’accrocha alors avec fermeté au tissu de mon pull, comme si j’étais pour elle l’unique soleil à la lumière duquel apaiser l’angoisse de ses obscurités.

« … idiote… est-ce que j’ai l’air d’émettre la moindre lumière ? » me désolai-je de ne pouvoir être cet astre qui dissiperait ses cauchemars.

« … Kirlian… »

Réitérant de me nommer comme un fait acté, je me souvins alors d’où nous venait la connaissance de ce nom, si particulier. Il s’agissait d’un article, déniché en feuilletant un magazine soporifique dans une salle d’attente, et qui sortait de l’ordinaire au point d’avoir suscité mon intérêt. En toute hâte, je relisais mentalement son contenu pour me focaliser sur la phrase qui, plus précisément, m’y intéressait.

« Les clichés Kirlian montrent un halo lumineux autour d’un objet soumis à une haute tension électrique… l’électricité… le système nerveux et l’esprit… Kirlian, ce nom que tu viens de m’offrir comme un cri de ton cœur vers mes inaccessibles hauteurs… Ce que tu me demandes en réalité, et après les avoir si longtemps repoussées, ce sont… les lumières de ma raison ? »

Cette révélation me chamboula. Alors qu’elle n’avait fait que fuir mes conseils depuis la toute première fois où elle avait entendu ma voix, tout à coup elle semblait avoir besoin de moi.

« Oui… je suis le seul à pouvoir l’éclairer, moi qui l’ai rejetée puis abandonnée dans ces ténèbres… »

L’amère repentance de cette faute accablait ma conscience. Ainsi, l’esprit gorgé d’une profonde tristesse, je venais d’en acquérir la certitude.

« Je suis dénué de la capacité de pleurer… »

Chapitre VI

La Tête et le Cœur

A partir de ce moment, je demeurais auprès d’elle sans la quitter un seul instant. Mon but était simple. Réparer le mal que je lui avais causé. Elle ne m’opposa aucune résistance, bien au contraire, son seul désir semblait être de rester auprès de moi. Très vite elle retrouva la joie, sans garder à mon encontre le moindre ressentiment ni la plus petite pointe d’amertume. Elle m’avait pardonné sans condition et sans plus en faire la moindre mention, à tel point que je me demandais parfois si elle en avait réellement conservé le souvenir.

Étaient-ce des heures, des jours, des mois ? Je ne saurais le dire mais ce temps que nous passions désormais ensemble, dans ce lieu sans aurore pour nous en extirper, me donnait tout le loisir de comprendre petit à petit qui nous étions et ce qu’il nous était arrivé. Cette existence hors du temps en sa compagnie ne cessait de venir nourrir un impensable dessein. À la manière d’un puzzle, il racontait l’étrange histoire qui était la nôtre à mesure qu’il se complétait. Très vite, je me livrais à tout un tas d’expériences qui venaient conforter ou infirmer mes hypothèses. Je pus donc acquérir plusieurs certitudes, après de longues observations de leurs différentes manifestations.

La première étant qu’Evy était incontestablement notre Cœur et, de ce fait, son fonctionnement se révélait bien différent du mien. Il s’avéra très vite que si j’étais immuable et linéaire dans mon essence, la sienne en revanche ne cessait de changer, de se transformer à l’image d’un nuage ballotté par le vent. Notre Cœur qu’elle était par essence se colorait, se modulait au gré des événements extérieurs dont elle semblait s’emplir comme pour mieux grandir. Tantôt en contraction, tantôt en expansion, cet étrange mécanisme n’en cessait plus de me fasciner.

La lumière qui nous éclairait prenait sa source en elle et, tel un phare qui nous gardait des ténèbres, elle était ce point blanc qui empêchait la tâche noire que j’étais de me perdre jusqu’à fusionner avec l’obscurité. A chacun de ses déplacement, la lueur qui l’accompagnait variait d’intensité en fonction de son ressenti. Plus elle était heureuse, plus la lumière dessinait autour de nous un cercle éclatant et toujours grandissant. Au contraire, quand une angoisse la saisissait, le cercle perdait rapidement de son amplitude pour se rétracter en son centre. Ainsi je supposai, sans trop prendre de risque, que si son angoisse s’amplifiait jusqu’à atteindre le seuil de la terreur, son éclat en finirait par se dissimuler au-dedans de lui-même, tel un petit animal apeuré qui disparaît dans son terrier.

La deuxième observation avait été de prendre conscience que mon essence se modifiait à son contact. Mes pensées, d’ordinaire froides et analytiques, se coloraient d’étranges sentiments que je sentais se mouvoir en ma poitrine jusqu’à faire ascensionner délicieusement en mon esprit les parfums de la vie. Auprès d’elle se manifestait le plaisir certain d’utiliser mes capacités pour amplifier son bien-être. Je découvrais pour en jouir toute l’étendue de ce que l’humour pouvait apporter de nourritures exquises à mon esprit. Bien sûr, une partie de moi devait forcément trouver cela puéril mais ne s’en défiait pas pour autant. Cette joie, espiègle et si peu familière, s’était dévouée aux services d’une cause bien plus grande. Celle de faire briller de mille feux ce Cœur qui nous réchauffait tous les deux.

Troisième observation : je n’étais pas le seul à pouvoir faire apparaître physiquement des objets, si tant est que l’on puisse conférer quelques substances en ce monde intérieur, et ce jusque dans nos apparences respectives qui n’étaient rien de plus qu’une image mentale modelée par l’essence, notre symphonie et notre identité. Evy avait cette capacité également et je m’en aperçus sans tarder quand elle évoqua des souvenirs de notre jardin et des jeux auxquels nous nous amusions. L’instant d’après, un cercle de verdure s’était épanoui tout autour d’elle. Heureuse, elle avait aussitôt appelé de ses vœux les couleurs de corolles minuscules qui le parsemaient désormais. Elle ne semblait pourtant pas maîtriser cette faculté. L’absence de raison pour en objectiver une structure cohérente et l’état de transe dont elle était régulièrement la proie ne faisait qu’aggraver un problème évident de cognition qui limitait grandement sa pleine conscience.

A cette pelouse qui avait percé le béton d’ébène de notre vaste prison s’ajouta par la suite un muret inachevé, qui semblait être un morceau de façade en pierre. Enfin, un arbre mort au tronc imposant et au branches largement déployées s’était érigé là. Evy avait été affectée de le contempler, dépouillé de toute vie. Ce fut à cet instant, en voulant faire éclore pour la beauté de son sourire les jardins suspendus de Babylone, qu’il apparut que ma propre capacité à matérialiser ne fonctionnait qu’en mon antre, comme si nous n’avions autorité que sur nos territoires respectifs.

Cette infinité de noirceur était-elle son royaume ?

Chagrine, elle n’arrivait pas à se consoler de la mort de cet arbre, alors, pour lui redonner le sourire, nous l’avions décoré de guirlandes lumineuses et de fleurs en papier de couleurs. Bien évidemment ce tour de passe-passe ne dupait personne, mais Evy en avait retrouvé la joie et m’avait même confié son vœu et sa certitude qu’un jour, cet arbre mort reviendrait à la vie. A sa branche la plus robuste, j’y avais suspendu une balançoire et, de longues heures durant, elle s’y berçait elle-même dans un sentiment de légèreté qui accompagnait la douceur d’une nouvelle transe.

Quatrième observation : je n’en comprenais pas le fonctionnement et pourtant, tout ce qui entrait en elle venait aussitôt imprimer en mon esprit une multitude d’images et d’informations qu’il me fallait maintenant analyser pour y imposer un verdict. Fasciné par cette logique qui dessinait en mon esprit les articulations structurelles de notre âme, je contemplais, passif, les lois métaphysiques opérer sur elle l’influence de leurs forces attractives. Naturellement, nos essences semblaient n’avoir qu’à se laisser guider pour reprendre leur juste place en notre psyché.

Ainsi, de synthèse en synthèse et par cette attirance, il m’était donné, non pas de l’approuver en tout, mais bien de la goûter intimement par cette promenade en son jardin charmant. Toute mon attention et mes pensées fixées sur mon Cœur, ces dernières l’approchaient pour la respirer, comme autant de fleurs dont le parfum embaumait les ténèbres où nous avions été jetés. Il n’y avait aucune réciproque en revanche car, à aucun moment, elle ne semblait lire en moi comme je pouvais lire en elle. Ce privilège était le mien et je l’appréciais davantage qu’il plaçait entre mes mains une responsabilité qui laissait à ma bienveillance tout le loisir de découvrir et chérir notre enfance.

La porte de notre raison lui étant absolument fermée, elle ne disposait d’elle-même d’aucune faculté pour penser ses actions propres. Quand elle semblait soudain se perdre dans le flot des émotions qui l’agitaient, elle se tournait toujours vers moi dans l’attente de ma réaction et s’empressait aussitôt d’appliquer mes instructions. Malgré cela, à mesure que nous nous rapprochions de part nos interactions, elle semblait jouir de temps à autre de mes attributs cérébraux, de la même manière que sa présence enrichissait mes qualités propres. Ainsi, elle me surprenait parfois en faisant preuve de raisonnements judicieux qui se passaient de mes directives.

Ce Cœur évoluait.

Ce qui m’amène à la cinquième observation : le temps qui me paraissait néanmoins poursuivre de s’écouler transformait son apparence. Elle avait maintenant la taille tout à fait normale d’une enfant de dix ans, bien qu’il restait incontestable que son âge véritable ne dépassait pas celui de nos quatre premiers printemps. Ses longs cheveux châtains, lisses comme un voile de soie, accompagnaient dans leur joie l’espièglerie de ses mouvements. Quand elle se tournait vers moi, le vert profond de ses yeux scintillait au point que, bien souvent, le don de l’admiration et de l’amour qu’elle me portait m’emplissaient de ce curieux sentiment d’être, en quelque sorte… son père. Ainsi adoptais-je tout naturellement ce rôle auprès d’elle, celui de l’instruire, de la guider et, au besoin, de la réprimander.

Ayant tout accès à son être, elle n’avait pas besoin de me parler avec les lèvres. Mais bien sûr elle ne pouvait le deviner et, de mon côté, je l’écoutais avec plaisir, ne fut-ce que pour les adorables expressions dont se paraît son doux visage. Ce Cœur se révélait être d’une sensibilité telle qu’il était comme battant à l’air libre, sans défense aucune pour palier à ses lacunes. Les élans d’affection qui en bondissaient ne s’encombraient d’aucune méfiance, d’aucun calcul, emportés qu’ils étaient par une pureté à ce point touchante qu’il était impossible de ne pas l’aimer tendrement.

« Car je l’aime, oui ! » m’avouai-je avec tout à la fois force et faiblesse, ajoutant que plus le temps s’écoulait, vaporeux, plus la mienne s’enracinait irrévocablement dans ce sentiment.

J’avais bien conscience cependant de lui devoir tout ce que je pouvais éprouver, étant de moi-même incapable d’enfanter une quelconque émotion autre que cette colère qui avait de tout temps fait trembler la délicatesse de son être.

Quand j’arrivais au bout de mes investigations pour en tirer leurs diverses conclusions, il s’avéra que la plus fondamentale était pour moi celle-ci : Par cette image d’elle qu’elle me renvoyait sans cesse, elle avait fait de moi un père qui aimait sa fille de manière inconditionnelle. Et ce père que j’étais devenu malgré moi, dans un logique et inévitable aboutissement, trouvait en sa précieuse enfant toute sa richesse et sa joie. N’ayant désormais pour elle que de perpétuels élans de tendresse, je ne ratais jamais une occasion de lui faire plaisir. Ainsi, puisant dans la bibliothèque de nos souvenirs, je les lui offrais, comme autant de bouquet, pour la seule raison de faire battre ce Cœur, si doux et joyeux.

— Evy, viens me voir ! l’appelai-je en revenant d’un passage éclair dans ce qui était mon ancienne tanière.

Il est vrai que je n’avais pas jugé utile d’aller nous y abriter et, à vrai dire, je ne saurais m’expliquer le pourquoi de ce choix si ce n’était que l’éternité nous avait liés en ce lieu.

— Kirlian ! s’exclama-t-elle, heureuse à chaque nouvelle fois où elle pouvait se jeter dans mes bras.

— Doucement, survoltée ! lui dis-je en m’asseyant devant elle et l’invitant aussitôt à en faire de même.

Elle se posa alors sur mes genoux et enserra ses bras autour de mon cou.

— Je t’en prie, fait comme chez toi ! grondai-je en grossissant le trait de ce nounours grognon qui l’amusait.

— Kirlian, qu’est ce que tu caches dans ton dos ?

La surprise que je lui avais préparé n’était de toute évidence pas passée inaperçue, à croire que je ne possédais définitivement aucun talent de comédien. Un peu déçu de ne pouvoir la surprendre, je la lui dévoilai donc sans plus attendre.

— Qu’est ce que c’est ? me demanda-t-elle, perplexe.

— C’est un casque audio, mais attention, c’est un casque très spécial ! Tu le places sur tes oreilles, comme ceci ! expliquai-je tout en le posant sur sa tête tandis que l’impatience agitait ses membres.

— Et après, je dois faire quoi ? me sourit-elle.

— Après, il te suffit de penser très fort à une musique que tu connais et que tu aurais envie d’entendre.

Cette idée que j’avais eu présentait plusieurs avantages. Je voulais également entraîner cette capacité qu’elle avait à matérialiser mais qui, à l’heure actuelle, laissait encore à désirer. Stimuler sa concentration me paraissait être un exercice profitable pour elle.
Notre mémoire et sa chronologie demeurant obscure, c’était également l’occasion de connaître ses goûts afin de les dissocier des miens et, ainsi, de classer nos souvenirs en deux compiles qui n’avaient effectivement pas grand-chose en commun.

— C’est vrai, je peux entendre la musique que je veux ? répliqua-t-elle, le regard pétillant.

— Essaye et tu verras bien !

Elle plaça alors ses mains empressées de chaque côté des gros écouteurs et garda les yeux fixés vers le haut quelques instants. Puis, semblant avoir jeté son dévolu sur l’un des fruits de son intense recherche, elle ferma ses paupières qui se plissèrent sous la pression d’une grande concentration.

La mélodie qu’elle avait choisie gagnait mon esprit qui ne pouvait rien ignorer de ce qui se passait en elle. Pourtant, et cela était fatal, cet esprit ne tarda pas à déchanter car ce fut le générique d’un vieux dessin-animé qui envahit alors la cathédrale de mes pensées.

« Oh… ce truc-là ? » m’hébétai-je en me remémorant cette histoire invraisemblable d’une fille paraplégique qui voyageait en Bulle Bleue à travers contes et légendes, accompagnée de son chat volant.

Je dissimulai aussitôt mon regard de la main avant de soupirer.

« Vraiment, quelle déception ! » pensai-je. « Ça m’apprendra à laisser à mon cobaye le choix de la musique… »

Ma consternation s’accentua davantage quand il m’apparut que ce dessin-animé était à peine plus barré que notre propre réalité.

— Oui, je m’en souviens ! J’aime beaucoup ! s’exclama-t-elle, heureuse.

Un instant s’écoula ensuite où, les yeux clos, elle balançait la tête sur le rythme enjoué. Quand ses grandes billes vertes réapparurent sur son visage, elle se tourna vers moi pour laisser éclater sa joie.

— Tu aimes, toi ?

Embarrassé, je la regardai, l’expression douloureusement amusée.

— Non, c’est de la merde…

L’élan charmant de sa spontanéité se figea mais, déjà, je ris aux éclats et l’enlaçai pour la presser contre moi.

— Ce n’est pas grave, Evy, écoute ta musique…

Quelques temps plus tard, après avoir déployé beaucoup d’une énergie que j’ignorais posséder, je ressentais le besoin de m’isoler. Ma précieuse solitude, sacrifiée pour m’occuper d’Evy, commençait à me manquer au point où simplement y songer me faisait l’effet d’une salutaire bouffée d’oxygène. L’appel de ma tanière pour me ressourcer ne cessait de retentir et pourtant, pouvais-je véritablement… prendre des vacances ? Cette formulation m’apparaissait ridicule et inappropriée, j’argumentai alors qu’une désertion de quelques heures devait être envisageable. Après tout, nous avions à nous deux rendu agréable ce morceau de territoire et notre foyer, cerclé de ténèbres, avait depuis longtemps cessé de l’effrayer. Je ne voulais cependant pas l’inquiéter, aussi décidai-je de profiter d’un moment où elle prendrait place sur la balançoire pour filer à l’anglaise et rejoindre ma chère cave.

Mon plan se déroula à la perfection. Je n’avais pas sitôt franchi le seuil et refermé la porte derrière mes pas, qu’une fatigue pesante s’effondra sur moi. Heureux de recouvrer mon intimité, je descendis mollement les marches jusqu’à gagner le matelas où je me laissai tomber. Depuis combien de temps n’avais-je pas véritablement dormi ?

— Evy… tu m’en donnes du souci… murmurai-je, sans me rendre compte que le sommeil m’avait déjà emporté.

« … quelle est cette sensation… poisseuse ?

C’est… abject… »

« Hum… Vous êtes adorables ! »

« … qui parle ? »

« Deux petites brebis égarées dans l’obscurité… »

« Qui êtes-vous ? »

« Tu n’as plus le temps de paresser, petit !

En faisant d’elle ton choix, tu t’es toi-même déchu de ce paradis-là ! »

« Qu’est-ce que tu me veux ?
… Je t’ai demandé ce que tu… »

« Mais je vous veux tous les deux ! »

Arraché à ce songe, je me dressai de sur le matelas comme un diable de sa boite. Ce n’était pas mon genre de m’affoler pour un simple cauchemar et pourtant… celui-ci m’avait semblé plus réel que le réel, comme si cette voix avait fait résonner son timbre dans chaque recoin de mon âme. Une terrible anxiété agitait désormais mon esprit.

— Evy !

En trombe, je quittai mon refuge en proie à l’insoutenable sensation de l’avoir quittée depuis des jours, et tandis que ma course effrénée m’avait enfin porté jusqu’à sa sphère de lumière, je me figeai brutalement.

Elle était bien là et si ce fut le soulagement qui l’emporta, je ne pouvais ignorer la tristesse de la scène qui se jouait, à quelques mètres de moi. Son aura scintillante s’était ternie et, hagarde, elle s’était aventurée à me chercher dans la nuit. Le casque audio cerclant sa tête, elle semblait focalisée sur la chanson qui s’y jouait et dont je compris qu’elle l’écoutait en boucle, quand les mêmes notes de piano recommencèrent. Une nouvelle fois captive de la transe qui semblait l’avoir laissée dans l’ignorance de mon retour, son visage égaré balayait lentement le paysage de l’obscurité.

« Je connais cette mélodie… » pensai-je quand la fragilité d’une voix cristalline teinta de sa mélancolie les maléfices de la nuit.

Quel émoi devant ce moi
Qui semble frôler l’autre,

« Evy… »

Quel émoi devant la foi
De l’un qui pousse l’autre,
C’est la solitude de l’espace

« Son regard croise le mien… »

Qui résonne en nous
On est si seul, parfois
Je veux croire alors qu’un ange passe

« Kirlian ? »

Qu’il nous dit tout bas
Je suis ici pour toi
Et toi c’est moi.

« Ses pas la dirigent vers moi… »

Mais qui est l’autre,
Quel étrange messager
Mais qui est l’autre,
Ton visage est familier
Mais qui est l’autre,
En toi ma vie s’est réfugiée
C’est un ami, c’est lui.

« Elle m’a rejoint, je pose un genou à terre.
Je tends la main vers elle, nos paumes se lient… »

Toi et moi du bout des doigts
Nous tisserons un autre,
Un autre moi, une autre voix
Sans que l’un chasse l’autre,

« Elle baisse alors le visage. »

J’ai dans ma mémoire mes faiblesses,

« Mes mains s’emparent délicatement de ses joues. »

Mais au creux des mains
Toutes mes forces, aussi

« Son regard humide se plonge dans le mien. »

Mais alors pour vaincre la tristesse
Surmonter ses doutes
Il nous faut un ami

« Son chagrin s’enlise dans mes bras. »

L’ami c’est lui.

« Kirlian… »

Mais qui est l’autre,
Quel étrange messager
Mais qui est l’autre,
Ton visage est familier
Mais qui est l’autre,
En toi ma vie s’est réfugiée
C’est un ami, c’est lui.

« Sa Lumière nous enveloppe…

Où sommes nous soudainement ?

Es-tu encore dans mes bras ?

Je te sens comme à l’intérieur de moi.

Un cœur battre dans ma poitrine emplie de toi.
Tes battements…

L’écho de notre douleur d’avoir été séparés,

Déchirés…

Je suis là… tu es là…

Moi en toi, toi en moi.

Être « un »

En cet instant où nos essences se mélangent.

Demeurons ainsi, l’un contre l’autre,

Nos existences tendrement blotties,

Jusqu’à ce que prenne fin notre infini… »

Mais qui est l’autre,
Quel étrange messager
Mais qui est l’autre,
Ton visage est familier
Mais qui est l’autre,
En toi ma vie s’est réfugiée
C’est un ami, c’est lui.

Mais qui est l’autre,
Quel étrange messager
Mais qui est l’autre,
Ton visage est familier
Mais qui est l’autre,
En toi ma vie s’est réfugiée
C’est un ami, c’est lui.

Mylène Farmer – L’autre

Chapitre VII

Les grondements du dehors

« K…E »

« Ki… » « Ev… »

« … Kirlian… » « … Evy… »

L’indescriptible de notre union s’était achevé et, avec elle, la suspension de nos êtres dans l’unité. Nous avions à peine eu le temps d’ouvrir les yeux que nos consciences s’étaient séparées et, pour la première fois, je ressentais l’épaisseur de la cloison qui interdisait à nos essences de se pénétrer pour redevenir homogènes.

Je n’aurais pas pu y songer en cette courte éternité et pourtant, à présent que nous étions à nouveau deux entités distinctes, mon identité ne pouvait nier être soulagée de se retrouver elle-même, comme si elle n’avait cessé de craindre de s’oublier dans l’extase de la fusion. Le sentiment qu’il m’en restait était indéfinissable et s’attardait en mon esprit, tout aussi charmé que perplexe. Bien que l’unité nous conférait sans conteste une conscience supérieure à ces morceaux déchirés que nous étions, il m’apparaissait pourtant que mon individualité se trouvait être mon existence véritable, tout en même temps que je me savais exister potentiellement « ailleurs », sous une forme plus vaste et complexe. Pour la première fois, la notion de Fractale esquissait en mon esprit l’ébauche de mes actuelles perceptions quant aux mécanismes de la vie subtile. J’en avais conscience, ce mystère n’en finirait jamais plus de m’obséder.

Paisible, le temps s’écoula à nouveau jusqu’au jour où Evy attira mon attention sur un bien curieux phénomène.

— Kirlian, regarde !

Suivant la direction que m’indiquait son doigt, j’aperçus, dans le lointain de cette sombre infinité, une sorte de vague colorée qui semblait onduler voluptueusement dans l’espace.

— Kirlian ! s’exclama-t-elle, émerveillée. C’est une boréale !

A cette fausse note qui me fit saigner les oreilles, je lui administrai une chiquenaude à l’arrière de la tête.

— Une « aurore » boréale, banane !

— Ah oui… murmura-t-elle, un peu déçue de ne pas avoir suscité ma fierté.

Sa joie reprenant aussitôt le dessus, elle s’extasia une nouvelle fois.

— C’est tellement joli ! J’ai très envie d’aller là-bas pour pouvoir la toucher, tu voudrais bien ?

Cet improbable phénomène ne semblait pas la perturber, fascinée qu’elle était par sa débauche de couleurs. J’aurais pu lui demander si sa prochaine lubie serait d’atteindre le pied de l’arc-en-ciel, si seulement l’envie de plaisanter m’avait habité. Sa naïveté était des plus touchantes mais, pour ma part, je ne pouvais me défaire de l’idée que c’était-là un mauvais présage. Ce charmant spectacle ne m’inspirait guère autre chose qu’un désagréable sentiment d’insécurité que je m’efforçais de lui cacher au mieux.

— Oui… c’est très joli, tu as raison… marmonnai-je, aussitôt consterné par le convaincant de ma prestation.

Je n’y avais jamais vraiment réfléchi depuis que la décision de m’occuper d’Evy avait été prise et pourtant, la question se posait à présent très sérieusement.

« Que savons-nous au juste de cet endroit hormis en son sein l’épiphanie spontanée de quelques lointaines et invraisemblables manifestations ? »

L’apparition mystérieuse et inopinée de cette nouvelle donnée m’insupportait au plus haut point. Mon regard glissant sur Evy, j’en fus dépité en la regardant faire tournoyer l’amplitude de sa robe de nuit dans la fantasmagorie d’un bonheur que je savais maudit.

« Quelle tristesse… » pensai-je en écoutant s’élever de son essence les notes cristallines d’une mélodie de boite à musique, et sur lesquelles elle tentait d’ajuster la maladresse de ses pas.

Pourtant, bien qu’un terrible sentiment de solitude empoigna celui de l’impuissance qui m’habitait déjà, je ne délaissai de goûter une bouchée de ma quiétude à voir ainsi danser l’insouciance de son éclat. Hélas, que ne devais-je oblitérer de notre réalité pour en savourer quelques brèves secondes, car j’avais au contraire toutes les raisons de me tourmenter pour cet être si pur qui méconnaissait les écueils de l’obscurité.

« Combien de temps survivrait-elle dans cet endroit si menace il y a ou même il y aura ? »

Plus que jamais, je me sentais son protecteur et ce spectre bariolé qui agitait au loin les flatteries de son drapé me faisait intensément pressentir le danger.

« Pour sa sécurité, il faut que je tire au plus vite cette histoire au claire ! »

Plusieurs problèmes s’opposèrent d’emblée à la réalisation de mon projet.
Ignorant de ce que je découvrirais en cet endroit qui me semblait inaccessible, il m’était dès lors impossible d’emmener Evy avec moi. Mais je ne pouvais pas non plus la laisser seule et sans protection.

« Et comment faire pour ne pas me perdre dans cette immensité ténébreuse ? »

Il ne me fallut pas longtemps pour trouver la solution qui réglerait ses trois problèmes et, sans attendre davantage, je regagnai mon refuge pour y matérialiser une longue bobine de fil enroulée autour d’un manche en bois. Quand je revins auprès d’elle, je lui expliquai mon idée.

— Écoute-moi bien, Evy ! Je vais aller voir de plus près cette aurore boréale et pour se faire, j’ai besoin de ton aide et de ta présence ici.

Son visage se décomposa et l’éclat de la lumière qui luisait autour de nous se ternit.

— … non… Kirlian, t’en vas pas !

Elle jeta alors son désespoir dans mes bras, comme si je lui avais annoncé que nous ne nous reverrions plus jamais. A cet instant, je compris que si elle ne m’en avait jamais fait le reproche, elle portait dans sa chair la blessure profonde que lui avait causé mon rejet.

— Evy, ne crains rien. murmurai-je en déposant la bienveillance de mes mains sur ses frêles épaules pour la décoller délicatement de moi. Je n’ai aucune intention de t’abandonner, plus jamais, tu m’entends ?

Les joues pleines de larmes, elle scruta avec inquiétude la sincérité qui luisait dans mon regard. Progressivement, la peur s’effaçait de son visage.

— Je vais revenir, je t’en fais la promesse ! Mais pour ça j’ai besoin que tu accomplisses une mission très importante !

— … laquelle ? me demanda-t-elle d’une voix chevrotante.

— Tu vois cette bobine ? lui répondis-je. J’ai besoin que tu la gardes enserrée dans la paume de ta main !

— … elle va servir à quoi ?

— Tu n’as jamais entendu parler de la légende du fil d’Ariane ? m’étonnai-je et notant au passage qu’il y aura sans doute pas mal de lacune à combler dès que cette histoire de « boréale » sera réglée.

Ma foi, un exemple valant mieux qu’un long discours paraît-il, j’en profitais pour peaufiner mes statistiques à ce sujet.

— Regarde, le principe est tout simple.

J’enroulai alors le fil autour de ma taille et le nouai solidement sous ses yeux à l’aide d’un double nœud. Je mettais tout en œuvre pour la rassurer quand à mon retour.

— Evy, par ce fil toi et moi sommes reliés. Si tu ne faillis pas, je retrouverai mon chemin jusqu’à toi !

Tout d’abord tremblante, elle comprit que cette responsabilité incombait à son courage et elle sécha aussitôt ses larmes de sa petite main. Là, elle me donna sa réponse.

— D’accord !

Mon affection se décupla à la vue de son héroïsme. Plus que tout autre chose, elle désirait me plaire par cet acte de foi et la confiance qu’elle m’accordait. Emporté par la tendresse de mes sentiments, je lui embrassai le front. Plus vite parti, plus vite revenu, je lui tendis le manche de la bobine sur lequel se refermèrent ses doigts. Aussitôt qu’elle le tint, le fil enroulé s’illumina progressivement jusqu’à venir ceindre mes hanches, comme si sa lumière s’y était communiquée. Certes, je ne m’attendais pas à ce que cela se produise et pourtant, voilà qui allait m’être très utile.

— C’est fantastique, merci Evy ! Grâce à toi je ne me perdrai pas !

A ces mots son visage se fit radieux, comme si l’absolu de ses aspirations avait été caressé en me gratifiant d’une aide précieuse. Avec toute l’affection que je lui portais et qui me sembla presque dissoudre en cet instant l’opacité de nos ténèbres, je serrai notre Cœur palpitant tout contre le vide qui siégeait en ma poitrine.

Écourter nos adieux qui ne s’étaient déjà que trop éternisés me parut judicieux, tout du moins si je désirais me mettre un jour en chemin. Aussi me redressai-je avec conviction, bien décidé que j’étais à résoudre cette énigme. Mon regard s’attardant pourtant sur son visage, je considérai avec dévouement l’incarnation de la fragilité rassembler tout son courage pour tenter de me dissimuler son angoisse.

— Ne bouge surtout pas de cet endroit où nous nous trouvons Evy, sous aucun prétexte! Je reviens dès que possible, attends-moi !

Elle hocha la tête pour acquiescer et je me tournai maintenant vers l’inconnu de l’abîme. M’enfonçant dans ses ténèbres, j’avançai d’un pas rapide, averti par avance qu’une très longue route me séparait de mon objectif. Au bout de ce que j’estimai être un quart d’heure, je me retournai pour apercevoir au loin la sphère de lumière dans laquelle notre Cœur palpitant attendait mon retour. La voir seule et si lointaine brassait en moi mille pensées anxiogènes qui m’auraient sans difficulté pousser à renoncer. Pourtant, nous protéger avec efficacité passait par une plus grande connaissance de ce monde qui était désormais le nôtre et cet impératif, à lui seul, balaya tout les autres d’un revers de la main. Ainsi je poursuivais ma route en la vacuité de cette sombre nuit.

Inquiet, je m’interrogeai sur la capacité d’Evy à tenir le rôle que je lui avait assigné.

« Ai-je suffisamment entraîné sa concentration pour qu’elle puisse remplir cette tâche sur une aussi longue durée ? »

Plus encore, je redoutais que l’état de transe, couplé à son besoin vital de ma présence, ne la pousse une fois encore à s’engouffrer jusqu’à se perdre dans l’obscurité. Concluant malgré tout qu’il était bien trop tard pour faire marche arrière, c’était à mon tour d’accomplir un acte de foi.

« Evy… j’ai confiance en toi ! »

Dès lors je progressais en direction de l’aurore et, chemin faisant, j’en avais perdu toute notion du temps. L’humeur spleenétique, il me semblait maintenant que je marchais depuis des jours, mes pas s’enchaînant dans une mécanique sans fin. Tout autour de moi se pressait l’opulence des ténèbres qui me semblaient fulminer de ne pouvoir tout à fait m’avaler, protégé que j’étais par le fil de lumière qui les tenait à distance. Tout aussi invisible que palpable, il y avait bel et bien ici quelque chose de menaçant. Un amas de présences qui me collaient aux basques et dont je devinais, de leurs agglutinations, l’ampleur de la masse. Pourtant je ne les craignais pas, séparés que nous étions par une barrière qu’ils ne pouvaient de toute évidence pas franchir, aussi je les ignorais souverainement.

La nuit n’en cessait plus de s’épaissir au point de me demander si je ne tournais pas en rond. C’était sans doute ce que j’en aurais conclu s’il n’y avait cette toile colorée pour me guider, toujours tout droit, toujours plus loin. A partir de là, la représentation mentale des abysses de cette mer sombre où je me noyais commença à devenir des plus oppressantes. Une telle démesure en ce vaste contenant gorgé d’un vide impénétrable me suffoquait l’esprit. Poursuivant sans relâche mon avancée, l’aurore boréale n’en cessait plus de croître et, l’obscurité jouant son rôle, la perte de repère me communiquait la terrifiante impression que c’était-elle qui s’approchait de moi. La quête interminable que j’avais entrepris ne trouvant point sa fin, ce sentiment de m’être lancé un défi au-dessus de mes forces commençait à grignoter ma volonté.

« … peut-être que, comme l’arc-en-ciel dont le pied ne touche jamais terre, ce prisme éthérique à la danse hypnotique ne peut être approché sans le faire doucement s’évanouir… »

Derrière-moi, le fil de lumière s’étalait à l’infini jusqu’à disparaître dans la nuit. Il m’était impossible à présent d’apercevoir la lueur émise par Evy, engloutie elle aussi par l’opacité de la noirceur. Pourtant, malgré la distance qui nous séparait désormais, j’avais la certitude que, tant que luirait ce fil qui nous reliait, son espoir continuait de briller.

Depuis quelques temps déjà, des flashs suivi par de terribles coups de tonnerre avaient repoussé toujours plus loin le silence pour agresser mon ouïe de manière constante. A cent lieux de toute réalité un tant soit peu familière, ce nuage d’une apparence pourtant féerique semblait à présent vociférer comme un diable pour me dissuader de l’approcher. A son paroxysme, rayonnait le flambeau multicolore d’un spectacle dont le gigantisme inconcevable étalait sa forme monstrueuse de part et d’autre de mon regard. Je ne l’avais pas encore pénétrée et pourtant, elle s’imposait maintenant comme une masse de lumière bigarrée sans commencement ni fin, sans longueur ni largeur et dépourvue de la moindre profondeur. Ma raison allait trouver ici ses limites, aliénée par le martèlement continu d’une telle distorsion de la réalité. Je sentis alors monter en moi de façon très violente une sorte de folie missionnée pour me broyer l’esprit quand, tout à coup, l’écho d’une voix saccadée me parvint.

« Qu’e…qu…j’ai…ait ! »

Percevant ce timbre qui me semblait familier, je pressai le pas jusqu’à franchir enfin la frontière qui séparait ces deux mondes que tout opposait. Je respirais mieux soudainement.
La brume opalescente qui m’enveloppait alors me transporta dans un tout nouvel univers. De nouveau, j’entendais cette voix qui résonnait maintenant en ce lieu.

« Qu’est ce que j’ai fait ! Evy !… Evy ! Réveille-toi ! »

Saisi par une intense révulsion, je reconnus les geignements de ce détestable personnage.

— Le docteur Orban !

« Evy…

Qu’est ce que je vais faire !

Mais qu’est ce que je vais faire ! »

Je tentai alors de localiser l’auteur de ces pleurnicheries pathétiques, quand une masse imposante laissa se dessiner ses contours à mon approche. Prudent, je m’immobilisai quand acheva de se matérialiser la démesure d’une nouvelle porte, en tout point semblable à celle qui servait d’entrée à la cave où je naquis.

« Tout ça pour ça ? C’est une blague ? » m’agaçai-je en m’approchant, envahi par la détestable certitude d’avoir été pris pour un con.

Ce portail était ouvert et de l’autre coté, comme provenant d’un tout autre monde, des images saccadées s’assemblaient peu à peu. Je pouvais enfin y distinguer le docteur Orban qui s’agitait de tout côté, tel un possédé. Tout d’abord lointain qu’il me parut être, je fus saisi d’un vertige abominable quand le gigantisme de son visage se rapprocha soudain. Celui-ci envahit le paysage laissé béant par la porte, comme s’il m’avait soudain aperçu à travers elle. L’effroi en fut si violent que je me figeai, tel l’insecte que j’étais, tandis que ses yeux globuleux me passaient à la loupe de ses binocles. Pourtant il ne sembla pas me remarquer et, au bout d’un moment à s’agiter toujours un peu plus, je le vis disparaître au loin, par-delà un escalier distordu. Le bruit d’une porte qui claque se fit entendre alors et je sursautai quand, par cet électrochoc, mon corps fut enfin délivré de la rigidité.

Libre de mes mouvements, je demeurais pourtant stationnaire en contemplant ce sombre décor qui lui aussi me fixait, immobile.

« Tu comptes passer ta journée planté là ? » me bousculèrent l’impatience et la nervosité de mes pensées.

— Non, pas vraiment… répondis-je à voix haute, comme pour mieux m’encourager.

Finalement, comme plus aucune agitation ne sembla exister de cet autre coté, je décidai de m’en approcher avec prudence. Il ne fallut guère le temps de quelques pas pour comprendre l’inutilité d’une telle précaution, quand une irrésistible aspiration m’imposa son emprise jusqu’à me projeter par-delà le passage.

« Quelle est cette répugnante lourdeur ?

Mon esprit s’englue dans la pesanteur ! »

Mon regard s’écarquilla, comme empressé de m’extraire du plus affreux des cauchemars et je me dressai sous l’impulsion d’un spasme incontrôlable. D’emblée je fus assiégé par une souffrance diffuse. Je voulus alors parcourir mon anatomie en toute hâte pour en déterminer la cause quand, à ma grande stupeur, ce corps ne se révéla pas être celui que je m’attendais à palper. C’était celui d’Evy, ou plutôt celui de cette fille que nous étions il y a encore peu de temps. Avant qu’une épaisse cloison ne nous dissocie à tout jamais l’un de l’autre.

Contrairement à ce corps masculin dont mon essence avait modelé l’apparence, incarner notre chair véritable était une tâche tout à fait incommode. Au-delà de toutes considérations génitales qui n’avaient pour l’heure par le moindre intérêt, il était en revanche bien plus gênant de me sentir engourdi de la tête aux pieds. Sans doute mal incarné, manœuvrer ce corps réquisitionnait une bonne partie de ma concentration, diminuant par la même ma capacité de réflexion. Je poursuivais de m’observer à grand renfort de dépit en nous découvrant vêtu d’une simple chemise de nuit blanche.

« Une chemise de nuit ? Mais, elle n’avait pourtant rien emporté avec elle ! » m’insurgeai-je, certain que celle-ci ne nous appartenait pas, jusqu’à ce que je sois gracieusement éclairé par la bonté de l’évidence.

— Evy… me désolai-je pour éviter de narguer davantage ma colère. Ça ne t’a pas même effleuré l’esprit qu’il était inquiétant pour un vieillard célibataire d’avoir eu sous la main une nuisette à notre taille ? Quand il te l’a proposée, dis-moi… n’était-il pas encore temps de fuir ?

Ces paroles prononcées, une pulsation douloureuse me fit porter la main sur mon cœur. Identifiant cette soudaine culpabilité comme étant la sienne, je m’étonnai aussitôt d’un tel phénomène.

« Evy… tu peux donc m’entendre quand je m’adresse à toi ? » dissimulai-je aussitôt dans mes pensées.

Je méconnaissais le fonctionnement du mécanisme de l’état conscient, aussi redoutai-je d’établir la connexion avec elle étant donné notre condition.

« Il serait en effet fâcheux qu’elle prenne conscience de la situation extérieure avant que je ne nous sorte de ce mauvais pas ! »

Les battements de mon cœur honteux infusaient en moi son malaise, alors l’idée folle me traversa l’esprit que de lui présenter mes excuses était probablement de mise.

— Pardon, Evy… ce reproche est injuste puisqu’il ne prend pas en compte ta rare gentillesse qui ne peut concevoir la duplicité d’autrui. Ce n’est pas de ta faute si les choses sont ainsi… Et aussi parce que… le chocolat chaud que j’ai très apprécié de boire était probablement drogué ! ajoutai-je en croisant les bras, l’air renfrogné.

L’espace de la désagréable seconde qui suivit, le silence implicite qui régnait entre ces pierres murmura qu’une gamine qui se prenait pour un adulte mâle, en train de tailler la bavette avec sa copine imaginaire, était une scène somme toute moins tragique que grotesque.

« Et pourtant, mon cœur vient de s’apaiser à l’instant… »

Cette enveloppe quelque peu meurtrie mais intacte, à un petit détail près sans doute, je reportai mes observations sur le décor de ce sombre endroit qui m’accueillait. Il s’agissait bien de la cave où cet abject psychiatre nous fit subir l’innommable. Fait surprenant, cette pièce était en tout point identique à ma tanière intérieure, telle la réplique exacte qu’en avait ici photographié ma mémoire.

« Mais pourquoi était-ce cette cave sordide qui servait de tapisserie à mon havre intérieur ? » m’agaçai-je pour supposer aussitôt que la corrélation découlait du simple fait que ce fut ici que disjoncta mon esprit.

Tout ce que je pouvais affirmer pour l’heure ne pesait pas bien lourd. Hormis les objets qui la remplissaient et qui dans mon cas étaient la manifestation des inclinations de mon essence, le contenant en demeurait le parfait homologue. M’amusant alors de ce bric-à-brac qui tombait sous l’analyse de mon regard, je me laissai aller à quelques spéculations sur le propriétaire de ce fichu bazar. A en juger par ce qui se trouvait entreposé ici, je pouvais attester avec aplomb que ce bon docteur, en plus d’être fichtrement bien équipé pour jouer à la poupée, semblait avoir pas mal voyagé du coté de l’Asie pour l’outrager à son échelle.

Il avait également abandonné tout espoir d’apprendre à équilibrer le disgracieux de sa masse sur une piste de ski.

« En période de sortie scolaire, très probablement ! Grosse gélatine avariée ! » m’agaçai-je de ne savoir s’il me fallait classer ce type dans la catégorie des salopards diplômés ou dans celle des abrutis à euthanasier.

Entre ces deux options ma nausée balançait quand soudain, alors qu’un silence de mort régnait en maître sur la maisonnée, la sonnette de la porte d’entrée retentit.

Chapitre VIII

Un étrange visiteur

J’escaladai sans bruit les marches de bois et entrouvris légèrement la porte. Ce bon docteur n’avait pas jugé utile de la verrouiller puisque, s’étant probablement précipité dans sa chambre pour endurer le deuil, il semblait être persuadé d’avoir cassé sa jolie poupée.

Toutes ressemblances avec ma tanière intérieure s’arrêta au plancher de chêne qui étalait la perspective de ses veines cirées à hauteur de mon regard. Sans surprise, je reconnus le hall d’entrée du docteur Orban dont la disposition m’était tout à fait familière.

« C’est donc bien dans son sous-sol qu’il nous a emmenés après que la drogue ait fait son œuvre ! » pensai-je pour aussitôt me fustiger d’être à ce point friand de cette boisson chocolatée.

Laissant-là ce détail de notre grotesque tragédie, mon attention se portait à présent sur l’entrée. A quelques enjambées de ma position se dressait la double porte de la sortie. Massive, ses carreaux granités formaient un assemblage complexe de vitraux tri-colorés. Au travers du verre fumé, je pouvais distinguer la silhouette de celui qui avait sollicité qu’on lui ouvre et qui, immobile, attendait que l’on vienne l’accueillir.

L’idée de m’extirper de ma prison pour courir vers la sortie me traversa l’esprit. Mais bien qu’objectivement rien n’aurait pu m’empêcher de prendre la clef des champs, une étrange sensation m’intimait de ne surtout pas bouger de là où je me trouvais. La prudence ayant force de raison, je me rangeai à l’avis de ce mystérieux instinct.

De chaque coté de l’entrée se trouvait un passage donnant sur deux autres pièces. A droite s’étendait la salle d’attente, antichambre où devait poiroter en préambule tout prétendant à la sonde freudienne. A gauche se trouvait le bureau du docteur où la magie de la psychanalyse opérait miracles et prescriptions de drogues légales. En ce qui concernait la partie arrière de la maison, tout ce que j’en avais cartographié était ce long corridor. Parallèle à ma position, il permettait d’accéder à trois autres pièces dont j’ignorais sur quoi pouvait bien s’ouvrir leur porte respective. J’y avais également aperçu l’escalier qui donnait accès à l’étage de cette labyrinthique maison de maître.

L’arrivée du docteur tardant, un deuxième coup de sonnette se réverbéra dans le hall. Dissimulé dans la pénombre, personne ne pouvait soupçonner ma présence. J’étais alors aux premières loges pour observer la scène qui allait se jouer d’une seconde à l’autre sous mes yeux.

« J’arrive, j’arrive ! » s’égosilla le criminel dont la voix chevrotante trahit d’emblée sa grande nervosité.

Son poids de bovin fit alors grincer le plancher de l’étage, puis les marches de l’escalier. Le souffle encore haletant, il passa tout à coté de moi pour se recoiffer prestement devant le grand miroir de l’entrée. Il s’empara alors convulsivement de la poignée en laiton ouvragée et, après avoir respiré une dernière fois à plein poumon, il se décida à ouvrir la porte à son mystérieux visiteur.

Là, sous les rayons chaleureux du soleil qui apportait un éclat éblouissant aux colonnes blanches qui soutenaient le balcon de l’étage, un homme se tenait accroupi. La trentaine bien faite, il portait une veste raffinée en feutrine. Un col rigide et redressé cerclait son visage, comme un grand méchant tueur à gage de série B au charisme surfait. Il était à moitié penché sur la jardinière à sa droite, ses doigts caressant avec délicatesse l’un des lys blanc dont elle débordait généreusement. Les bords du Fedora qui le coiffait dissimulaient encore son regard, de toute évidence captivé par la pureté parfaite de cette fleur, au point de n’avoir prêté aucune attention à celui qui lui avait ouvert la porte et qui attendait maintenant qu’il se présente. Mais il n’en fit rien, affairé qu’il était à rayer de son ongle la surface lisse et sans défaut du pétale serré entre ses doigts. L’ayant froissé jusqu’à l’amener à l’état de bouillie informe, il agita la main pour se débarrasser des derniers résidus de sèves. Au bout de quelques secondes à observer cette scène invraisemblable, notre psychiatre, qui supportait très mal toute forme de grossièreté, en perdit dans l’instant son reste de patience.

— Vous désirez, Monsieur ? lui demanda-t-il en laissant transparaître l’agacement de manière volontaire.

Au son de cette voix gutturale, l’évaporé personnage releva le visage pour fixer son interlocuteur. Voilé d’une ombre, son regard se révéla plus inexpressif qu’une fenêtre s’ouvrant sur le vide. Il émergea alors de son propre néant pour prendre pied dans notre réalité. D’un bond, il se dressa sur ses jambes avec une fulgurante vélocité pour faire face à notre hôte qui en recula de deux pas, tant fut grand son saisissement. Il me fut alors donné de mieux conjecturer l’étrange individu, en l’observant par-dessus le bras du docteur dont la main s’accrochait encore au bouton de porte.

Une bouche aux lèvres charnues étirait son insolence sur une mâchoire quadrangulaire qui virilisait ce visage, qualifiable de charmant, si l’arrogance n’y suintait pas de façon manifeste. Par-dessous son couvre-chef, je distinguai la teinte sombre de ses cheveux coiffés avec soin, ce qui acheva de me convaincre de la coquetterie du personnage dont l’attitude générale exprimait la plus franche assurance. Pour ce qui était de ses yeux, j’avais beau me contorsionner, il m’était impossible de les distinguer. Quelques soit l’angle de vue sous lequel je l’observais, le haut de son visage restait masqué par l’ombrage de son Fedora.

La stupeur avait brouillé les traits lymphatiques de notre hôte. L’homme déploya alors un large sourire qui n’eut d’égale en blancheur et en démesure que la pierre illuminée des colonnes devant lesquelles il se dressait fièrement.

— Docteur Oliver Orban ? lança-t-il sur un ton bien trop sympathique pour parier sur le fait qu’il puisse être authentique.

Pourtant sa voix me surprit tant rien ne laissait présager qu’elle pouvait être d’une telle gravité. Doté d’un tel organe, il n’avait sans doute guère besoin de monter en puissance pour surpasser tout autre timbre qu’il dominait sans difficulté.

— Lui-même ! répondit le médecin qui venait de recouvrer un semblant de son audace perdue. Et vous êtes… ?

Sans répondre à la question, il déploya la jambe pour franchir le seuil jusqu’à pénétrer dans le hall, bousculant le psychiatre dont le souffle trébucha sur la mollesse de sa lèvre inférieure. Surpris par ce rapprochement aussi soudain qu’inattendu, je me tapis plus au-dedans de l’obscurité.

— Mais, que faites-vous ! s’offusqua le médecin dont le goût des bonnes manières venait d’être piétiné par la rusticité de l’indésirable. Vous n’avez pas le droit de…

Il lui coupa alors la parole et s’exclama, de la plus théâtrale des outrecuidances.

— Et-bien, et-bien ! C’est une sacrée maison que tu as là, docteur ! Un héritage, j’imagine ? lui demanda-t-il en se tournant un bref instant dans sa direction, avant de reprendre l’avidité de ses observations. Un psy gagne bien sa vie mais tout de même… Très chic !

Le front d’Orban se plissa alors, telle une succession de vagues qui étala sa peau sanguine jusqu’au fouillis de ses sourcils.

— Monsieur, si vous ne me dites pas immédiatement qui vous êtes sachez que je n’hésiterai pas à appeler la police !

Son regard quitta donc avec regret les boiseries ouvragées du haut plafond qui semblaient le fasciner. Il porta alors la main à son front pour en frapper la surface, dans une expression empreinte de sottise.

— C’est vrai qu’il faut se présenter ! J’oublie toujours cette étape ! se fustigea-t-il faussement tout en laissant à son sourire le soin de le trahir. Autant pour moi !

Il ne put davantage le retenir et perdit une nouvelle fois son regard sur les mille et un objets qui décoraient la demeure. Meubles sculptés, luxurieux canapés, lustres splendides et bibelots de grande valeur de toutes sortes, il y avait là une vaste caverne d’Ali Baba à contempler.

— Le souci… reprit-il en passant d’un trésor à l’autre, l’œil attentif. C’est que j’ai énormément de noms. C’est indispensable dans mon travail !

Il se retourna alors dans sa direction et sourit.

— Appelle-moi donc Monsieur K ! Cela suffira.

— Monsieur K ? répéta le vieil homme, méfiant bien plus que curieux face à tant de mystère.

— Ravi de constater que tes oreilles fonctionnent toujours correctement. se moqua-t-il avec aplomb. J’ai horreur de devoir me répéter !

Sur ces paroles, il plaça les mains dans les poches de sa veste avant de pénétrer avec nonchalance dans le bureau du docteur, à deux doigts de la syncope.

— Mais, mais… Vous ne pouvez pas ! Veuillez sortir immédiatement !

Depuis ma sombre cachette, je dus étouffer un rire dans la paume de ma main. J’ignorais qui pouvait bien être cet homme, particulièrement agaçant, mais le spectacle de ce qu’il faisait endurer à ce gros porc me divertissait au plus haut point. Dès qu’ils furent tout deux entrés dans la pièce, je m’extirpai de la cave et collait ma forme contre le mur afin de suivre de plus près la suite de leur conversation.

— Bon, docteur ! s’exclama résolument ce Monsieur K qui semblait s’être enfin décidé à entrer dans le vif du sujet. Je n’irai pas par quatre chemins ! Est-ce que tu aimes les enfants ?

A cette question qui lui crispa l’ensemble de la musculature, notre médecin prit aussitôt un air dégagé, mais ne pouvant malgré tout retenir la sueur qui s’échappait de par tous ses pores.

— Bien sûr ! Dans le cadre de mon travail, il est normal de…

Son interlocuteur l’interrompit alors sans ménagement.

— En effet et j’imagine ô combien la tentation doit être grande ! Lorsque l’on est un pédopsychiatre dont l’historique de recherche internet dévoile un penchant plus que prononcé pour les petites filles !

Le coupable foudroyé se raidit. Au paroxysme de cet électrochoc, il porta vivement la main à sa poitrine pour y contenir une plainte d’épouvante, comme s’il eut tout à coup l’effroyable sensation que la révélation de son acte le ferait tomber mort. La décharge en fut si violente qu’un puissant vertige manqua de peu de lui faire renverser la desserte sur laquelle il se réceptionna.

— Holà ! Doucement docteur ! s’inquiéta l’être insidieux qui venait de le si brusquement confondre. N’allez pas me faire le coup d’avaler votre chique sur un si beau tapis ! Le temps que les ambulanciers arrivent à vous soulever, votre sphincter se sera relâché…

Pour ma part, l’oreille toujours tendue, je n’avais plus envie de rire. La tournure qu’avait pris soudain cette étrange conversation ne me plaisait guère.

« Qui est donc ce type ?… »

Le front en sueur tandis qu’il tentait de reprendre le contrôle de son souffle haletant, le psychiatre le fixait droit dans les yeux avec toute l’animosité décuplée d’une bête acculée.

— Alors… vous êtes donc… de la police ?

A cette question tout à fait légitime, l’homme énigmatique qui se tenait devant lui, les mains bien enfoncées dans les poches de son manteau, se mit à rire aux éclats.

— Hum ! D’une façon somme toute assez lointaine on pourrait le dire ainsi… Mais en vérité, ma fonction partage davantage de points communs avec celle de l’agent secret !

Ne sachant plus sur quel pied danser, le regard éberlué du docteur ne semblait plus pouvoir se détacher de son invité. De son côté, l’importun personnage ne lui laissa pas davantage le temps de le questionner.

— Pour ce qui est du reste, ce ne sont pas tes salades ! Sache simplement que tu te trouvais sur la liste de ceux avec qui je devais entrer en contact. Il est toujours appréciable d’avoir beaucoup d’amis dans cette grande famille qu’est le corps médical, à plus forte raison quand nous partageons des hobbies communs !

— Des hobbies communs ? Mais… qui diable êtes vous donc ?murmura le docteur, aussi dérouté que de mon coté j’en étais tout bonnement médusé.

— Ah ! lança-t-il, enthousiaste. Tu brûles ! Mais c’est encore raté!

Une nouvelle fois paré de son aura de mystère, il ignora la question pour poursuivre ce qui ressemblait toujours un peu plus à un monologue.

— Hélas, malheureux timing s’il en est, tu as craqué et brisé la glace en solitaire. J’imagine qu’un jour, à la suite de simples documentations liées à ton travail, tu as découvert la chose qui allait devenir ton obsession perpétuelle. L’ébauche d’une méthode de contrôle de l’esprit humain !

A ces mots proprement terrifiants, ce fut à mon tour d’être saisi de violentes sueurs froides. Mes jambes se mirent à trembler sans que je ne puisse en reprendre le plus petit semblant de contrôle et, tandis que se disputaient troubles et raison en mon esprit, Monsieur K poursuivit.

— Ô, comme tu as dû la sentir monter en toi, cette envie dévorante ! Une petite poupée, obéissante et rien qu’à toi ? Tu t’es alors demandé si cela ne pouvait pas être elle, cette fille, perdue dans les affres de sa puberté naissante. Une âme apeurée à l’intelligence étriquée, mais d’une gentillesse toute facile à duper.

« Ce gars ! » pensai-je, m’agaçant à mesure que m’échappait la logique de ce qui se déroulait sous mes yeux. « Je rêve ou est-ce qu’il est en train de parler de nous ? »

— Un regard d’une tristesse si profonde que même le plus beau de ses sourires est impuissant à la chasser. Une bouche si désirable, comme un avant-goût du galbe de ses arcanes. Les délices d’une psyché mélancolique, un intellect surprenant dans son étrange fonctionnement et ainsi de suite, emplissant toujours un peu plus ta cervelle de son image jusqu’à ce qu’elle en soit hantée… tu t’en aies finalement emparé ?

Ainsi acheva-t-il sa tirade écœurante qui, non contente d’avoir pétrifié d’effroi ses deux uniques auditeurs, laissait à présent s’étendre un insupportable silence qu’il me fallait garder.

Le corps en nage, le docteur tremblotait comme une feuille. Ses pensées étaient bien trop confuses pour élaborer un quelconque mensonge qui tiendrait un tant soit peu la route. Celui qui se faisait appeler Monsieur K l’observait avec attention. Il ne semblait rien ignorer des travers abjects de notre psychiatre et avait implicitement évoqué ses abus de la nuit précédente. Ainsi n’attendait-il plus que la confirmation de ce qu’il savait déjà pour aller plus avant dans ses projets.

— C’est bien cela ? lui demanda-t-il, ses aveux peinant à sortir.

Une respiration haletante pour seule réponse, le sombre personnage expira aussitôt une partie de sa consternation.

— Est-elle vivante ?

À nouveau le coupable ne répondit pas. La bouche toujours scellée par le poids écrasant de son crime, il se refusait à avouer l’inavouable. Agacé par le stupide d’un tel silence comme piètre argument pour contrer les évidences, le timbre grave de sa voix perdit alors de sa désinvolture quand il fut forcé de se répéter.

— Est-elle toujours vivante ?

Tressaillant tout d’abord, le visage du docteur Orban se décomposa face à l’inévitable, passant de l’angoisse à la colère puis de la colère à la honte jusqu’à atteindre sa résignation finale.

— … oui…

— Et bien voilà, ce n’était pas si difficile ! s’enthousiasma-t-il. Et où l’as-tu donc cachée, dis-moi ?

A cette question, mon esprit s’alarma. Il était grand temps de revenir sur mes pas si je ne voulais pas me faire surprendre à les épier. Les muscles endoloris par la contraction d’une intense nervosité, je me faufilai à nouveau dans la cave, non sans ressentir les battements de mon cœur s’accélérer sous l’impulsion de l’adrénaline. Comme étaient onéreux les efforts qu’il me fallait déployer pour garder ce corps insoumis sous ma coupe.

À mi-chemin de l’escalier que je m’étais appliqué à dégringoler à pas feutrés, je me figeai, comme brusquement giflé par ma propre stupidité.

« Pourquoi suis-je redescendu dans ce cul-de-sac où je me retrouve à présent acculé ? » me blâmai-je d’une erreur à ce point fatale.

L’esprit désarçonné par un stress intense, j’impulsai sans réfléchir une remontée précipitée quand le bruit de leurs foulées sur le plancher m’attesta qu’il était malheureusement bien trop tard pour cela. Avenant envers celui dont il espérait son salut, le docteur fit prendre à son visiteur le chemin de la cave où s’agitait mon être piégé. Ainsi ne me restait-il plus qu’à jouer les morts, en espérant réussir à duper l’instinct de ces deux carnivores. Je me recouchai donc sur le matelas comme si je ne m’étais jamais éveillé de mon coma et attendais, non sans inquiétude, qu’ils descendent à leur tour. La lourdeur de leurs pas faisait grincer les marches de l’escalier. Il me semblait alors que ce tumulte n’en finirait jamais. Mes sens opprimés par l’investissement de leur présence qui encerclait la mienne, je me désincorporai malgré moi. Un ou deux centimètres, à peine, mais cela était suffisant pour apaiser les ravages du stress et me conférer une position d’observateur clandestin. Aussitôt, une grande exclamation retentit.

— Mais qu’est ce que t’as foutu, sombre imbécile ?

L’accusé se retourna aussitôt pour presser les deux mains sur son crâne à moitié dégarni dans l’espoir, sans doute, d’y confiner son prochain éboulement. Monsieur K s’accroupit alors à hauteur de mon visage pour mieux m’observer, de son œil tout aussi perçant que navré. Sans attendre, son sérieux se porta sur la brûlure qui ornait le centre de mon front. Il fit aussitôt glisser son regard le long du matelas, suivant le jeu de piste qui lui fit rapidement découvrir l’arme du crime. Là, il se saisit du câble électrique qui jonchait les dalles de pierre. Il afficha alors une profonde consternation en direction du psychiatre dont la physionomie déformée lui faisait à nouveau timidement face.

— Tu es un authentique barbare dis-moi, le poudré ! lança-t-il, un sourire par-dessus une expression stupéfaite. Apprends que ce genre d’opération ne se pratique pas ainsi. Il y a un rituel bien précis pour obtenir le résultat escompté.

Sa phrase achevée, il décrispa les doigts jusqu’à ce que le câble s’en échappe pour s’étendre sur le sol. Il s’en désintéressa alors définitivement et se pencha vers moi pour me couvrir de l’insupportable concupiscence de ses observations.

— Là, tu as tout fait de travers… murmura-t-il en rendant son verdict. Tu lui as tout simplement grillé la cervelle !

Le responsable de ce massacre en fut bouleversé au point de sombrer dans le mutisme, ne laissant plus transparaître de lui que la honte qui le rongeait. Face à son absence d’argumentation, Monsieur K afficha la brièveté d’une mine dubitative avant de finalement préférer s’en amuser.

— Et-bien, mes félicitations ! lui dit-il en s’emparant de mon bras ballant pour l’agiter de droite à gauche. Te voici l’heureux propriétaire d’un très charmant légume !

A cette remarque qui ne fit sourire que ce maniaque, le docteur s’enfonça davantage dans les affres des remords.

— Je, je ne voulais pas… ce n’était pas ça que je voulais ! se justifia-t-il, la voix presque éteinte. J’aimais beaucoup cette petite…

« Tss ! Détestable porcin ! » grognai-je intérieurement quand son interlocuteur allumé s’exclama avec force.

— Ah ! Je veux bien te croire !

Il s’empressa alors d’écarter du bout des doigts les quelques mèches de cheveux qui voilaient partiellement mon visage, quand il se désola d’un si regrettable gâchis.

— Elle avait le profil idéal… Un besoin vital d’affection qui rend inconséquente jusqu’à la bêtise la plus navrante…

Sa main me souleva légèrement le menton et il enlisa son visage dans un chagrin lancinant.

— Invisible aux yeux des autres…

Sa phrase en suspend, l’émergence d’un large rictus précéda la renaissance de l’inquiétant regard de cet esprit gastrolâtre.

— Mais lumineuse pour un prédateur !

Cela disant, il laissa son buste s’affaisser jusqu’à m’imposer la répugnance d’être ainsi surplombé. Aussitôt, je me sentis aspiré par mon corps. L’éveil soudain de la colère nous avait reconnectés.

« Non ! Ne bouge pas ! »

Son visage s’approchait et je pouvais maintenant sentir la chaleur de son souffle sur mes lèvres.

« Ne hurle pas ! Retiens ton poing ! » m’intimais-je tandis que le brasier de la rage se concentrait dans mes membres pour les enflammer jusqu’à me brûler.

— Les plaies de cette pauvre âme qui distillent tout autour d’elle l’odeur du sang qui éveille mes appétences ! murmura-t-il d’une aura lascive que je sentais ramper sur ma peau comme la moiteur de sa langue.

Écœuré jusqu’à la nausée, ma capacité à contenir en moi ma furie allait atteindre sa limite quand il ferma les yeux pour me respirer tout en intensité. Son odorat rassasié, ce tourbeux personnage redressa le haut de son corps.

— Et quel décor de rêve ! poursuivit-il en s’extasiant sur l’aspect de la pièce où nous demeurions. Les humidités d’une sombre prison. Un matelas crasseux. Poussières, moisissures et toiles d’araignées. Ah ! j’en ai vu des originaux !

Après s’être exclamé, il tourna son exaltation en direction du docteur médusé.

— Mais toi, tu as un goût sûr !

Le duo de ces ignobles tarés m’avait porté jusqu’à l’ébullition et ce fut de l’ordre du miracle que d’avoir pu me retenir de leur sauter au visage. De ce magma de rage, une légère crispation faciale vint alors trahir les remous qui s’agitaient dans mes profondeurs.

« L’ont-ils remarqué ? »

Saisi par un désagréable effroi, je pus alors sentir l’attention du sinistre individu se déverser sur moi. Les nerfs en pelote, le docteur Orban, dont la myopie me préserva d’être découvert, ne put contenir plus longtemps le flot d’émotion qui le submergeait. S’ensuivit une décharge d’agressivité verbale, proportionnée à l’emplâtre personnage, et dont la forme demeura ridiculement courtoise.

— Veuillez cesser vos railleries ! Allez-vous me dire enfin si oui ou non vous avez le projet de vous rendre utile à quelque chose ? Après tout, vous êtes tout autant mouillé que moi dans cette affaire, à présent !

Mais les vociférations qui gesticulaient dans son dos n’intéressaient pas l’interpellé. Tout son brûlant intérêt s’était focalisé sur ma personne. Mon soubresaut, à peine perceptible, ne lui avait pas échappé.

— Vous m’écoutez ! s’agaça le psychiatre, indisposé jusqu’à l’occlusion d’être ainsi méprisé.

Le visage soudain inexpressif, il daigna enfin se tourner dans la direction du pauvre docteur tourmenté.

— Alors ? Auriez-vous, je vous prie, l’amabilité de m’aider à régler ce… problème ?

En plein ébat avec ses captivantes pensées, l’homme se montra invariablement détaché de ce qui pouvait tracasser son hôte.

— Comment ?… de l’aide ? Tu veux de l’aide ? répondit-il sur un ton monocorde, l’attitude évaporée. Tu penses vraiment que je n’ai que ça à faire de mes journées ? Réparer les bêtises d’un vieux pervers qui a voulu jouer aux apprentis sorciers ?

Le visage teinté d’écarlate, le vieillard menaçait d’exploser quand son interlocuteur reprit d’une voix burlesque, cristallisée par la résonance que lui offrait la cave de pierre.

— Et bien soit ! Si c’est là ton souhait, je me ferai volontiers ton bon génie !

Tout en réjouissance alors, il entrecroisa les doigts pour les faire craquer d’un geste brusque.

— En prenant dès à présent les choses en mains !

Ses bras se glissèrent ensuite sous mon dos et mes jambes pour m’emporter avec lui dans le vif recouvrement de sa verticalité.

« Ce type !… que va-t-il donc faire de nous ? »

— Mais… où comptez-vous l’emmener ? s’offusqua le médecin.

Le bon génie soupira.

— Je respecte tes goûts, l’ancêtre, sois en sûr ! Mais, en ce qui me concerne, il est hors de question que je bosse dans cet environnement !

D’un sourire doucereux, il acheva ici d’épiloguer sur cette question.

— J’ai horreur de salir mes vêtements !

Le sujet clos, il nous fit gravir l’escalier pour regagner le rez-de-chaussée. Le docteur Orban semblait nous suivre, tout occupé à ronchonner son drame jusqu’à en perdre son peu de souffle. Le grand hall atteint, nous tournâmes le dos à la porte d’entrée, poursuivant par le corridor qui donnait accès à l’arrière de la maison. Il nous fit alors pénétrer dans la pièce de gauche.

— Pas par là ! s’écria le docteur dans un élan de panique. C’est ma bibliothèque !

Le mystère dévoilé, je me rangeai bien volontiers à l’avis du psychiatre quant à la pertinence de m’entreposer dans un tel lieu. Mon taxi me déposa alors sur ce qui m’apparut être un canapé à l’assise fort peu rembourrée. Le son de ses pas s’éloigna ensuite et je l’observai, d’un œil furtif, regagner la porte de ses enjambées décidées. Arrivant à son seuil dans le même temps que le médecin, Monsieur K se saisit de la poignée et, dans un large sourire, il le stoppa dans sa tentative d’entrer.

— Ah ! Désolé docteur ! s’exclama-t-il d’un ton farceur. Mais il va falloir patienter à présent ! Prend-donc un petit verre, ça va te détendre !

Ses traits se liquéfièrent de se faire ainsi exclure et il n’eut guère le loisir de bafouiller davantage ses objections.

— Mais, je…

Là-dessus, il se fit vigoureusement fermer la porte au nez.

Chapitre IX

Mr. K

Le silence se fit alors de par la vaste pièce.

Le son de ses pas était à peine perceptible mais je le sentais se rapprocher de mon être, allongé-là. Son regard incisif me fixait par-dessus des commissures sensiblement étirées qui contenaient encore son euphorie palpable. Il pencha alors le haut de son corps pour scanner quelques instants mon inertie, avant de revenir à sa posture d’origine par le vif redressement de son échine. Calme en apparence, son avidité guettait la plus infime crispation musculaire qui trahirait de ma présence et, comme pour mieux patienter, il glissa les mains dans les poches de sa veste.

« Qu’est ce que t’attends, crétin ? » pensai-je. « Une réaction ? Tu peux toujours courir ! »

Au bout de plusieurs minutes de ce silence, paisible comme le calme avant la tempête, je me refusais toujours obstinément à me manifester. Affichant dès-lors une expression niaise, son regard de ténèbres se promenait lentement de droite à gauche, tel un enfant en proie à un ennui souverain. Sa bouche charnue fit alors la moue et la modulation de ses traits se figea. Puis ses lèvres s’étirèrent en un sourire vulgaire qui contrasta une nouvelle fois sa précédente figure. Utilisant son poids, il pivota avec souplesse par un effet de balancier jusqu’à me tourner le dos. Il se mit alors en marche pour accomplir une dizaine de pas nonchalants, droit devant lui. Dans le même temps il se mit à siffler un air qui ne m’était pas inconnu, chemin faisant.

« C’est… Moonlight Sonata ? »

A présent immobile, il demeura ainsi un instant fugitif avant de sortir ses mains de leurs abris feutrés. Celles-ci vinrent ensuite défaire l’alignement vertical de ses boutons et, cette tâche accomplie, il fit glisser le manteau le long de ses bras jusqu’à s’en extirper. Après l’avoir soigneusement plié et déposé sur l’accoudoir d’une bergère, il fit craquer ses cervicales en penchant la tête d’un coté, puis de l’autre. Le menton fièrement redressé, il entama ensuite de déboutonner l’éclatante chemise blanche qui le recouvrait.

« … qu’est-ce qu’il fabrique, ce pervers ? Il ne va tout de même pas… »

Sa tâche achevée, il déplaça les doigts au niveau de son entre-jambe. Résonna alors entre les murs de cette pièce immense, le son de la fermeture éclair de son pantalon. Dès cet instant, le regard vide dont je me parais disparut dans un roulement oculaire. Une nouvelle expression figea mes traits et, telle une poupée inanimée qui revenait à la vie, je m’essayai pour croiser les jambes, mon œil glacial braqué sur l’homme qui me tournait le dos. Après l’avoir observé dans une commune immobilité, je me décidai à rompre le silence de cette détestable ambiance.

— T’as l’intention de t’amuser une peu, connard ?

L’agressivité extrême contenue dans ma voix résonna pour s’écraser violemment sur chaque obstacle qu’elle rencontrait, forte de la détonation qui l’avait projetée. Cela aurait fait sursauter n’importe quelle personne présente dans la pièce et les verres se seraient lâchés pour agrémenter ce son strident de celui du cristal brisé. Mais l’homme impassible qui se tenait là demeura imperturbable. Seule avait cessé la chansonnette soufflée par sa bouche. Sa tête se pencha alors de côté quand il soupira sa satisfaction.

— Ah ! Finalement, te voilà !

S’échappa alors de lui un rire à ce point grotesque qu’il eut l’air d’un parfait imbécile. Il commença par refermer sa braguette d’un geste vif avant de s’affairer à se reboutonner.

— J’en étais certain ! lança-t-il, manifestement très fier de son instinct. J’ai pu sentir ton odeur se modifier quand tu t’es crispé en plein milieu de ma conversation avec ton abruti de psy !

Venant ici déglutir sa raillerie, il poursuivit aussitôt.

— C’était finement joué ! Un amateur n’y aurait vu que du feu ! Mais, malheureusement pour toi…

Il marqua alors une pause dans son discours et souleva le menton pour sceller le dernier bouton qui trônait là. Il se retourna ensuite avec entrain pour plonger dans le mien le vide de son regard clandestin.

— Moi, je ne suis pas un amateur !

Dans un large rictus, il entama alors d’effacer la distance dont il nous avait séparés. N’accordant aucun crédit à sa menace tant elle m’apparut surfaite, je le narguai d’un sourire hautain.

— Pff ! Ne me fais pas rire ! Tel que je te vois tu m’as plutôt l’air d’une cervelle atrophiée rangée dans une belle tête à claque !

A cette réplique des plus insolentes, cette charogne éclata de rire sans aucune retenue. Il ria, encore et encore, jusqu’à porter l’avant bras au niveau de son estomac pour en soulager l’irrépressible. Il lui fallut encore un instant pour reprendre son souffle entrecoupé de soubresauts moqueurs tandis que, le toisant d’un air contempteur, ma patience avait atteint sa limite. Sa maîtrise retrouvée, ce piètre saltimbanque se dressa subitement comme un diable qui s’échappe de sa boite. À nouveau, il s’avança.

— Allons, allons ! Tu ne vas pas faire l’erreur grossière de penser que je n’ai pas de face cachée, moi aussi. Ce serait faire preuve de cette crétinerie dont tu m’accuses très mal à propos !

Arrivé à ma hauteur il se pencha en avant, les mains appuyées sur ses genoux pour soutenir cette posture. Son visage m’approcha puis, il reprit cette expression loufoque qu’il poussa volontairement jusqu’à la caricature.

— Et t’es pas un crétin toi, hein ?

Sa face au plus près de la mienne, je ne pouvais toujours pas discerner ses yeux, comme gommés par un vortex qui s’ouvrait sur les ténèbres. Était-il vraiment possible que cet homme n’ait pas de regard ? Mon buste se recula alors des quelques centimètres qu’il me fallut pour rendre supportable sa proximité écœurante . Je le dévisageai avec virulence, masquant la méfiance qu’il commençait à peine à m’inspirer. Son expression captivée était tout occupée à contempler mes traits quand il sourit sa grande satisfaction.

— Hum… cela aurait été regrettable de garder clos de si beaux yeux verts… petite cachottière !

Ce compliment expiré, il se redressa avec vivacité pour porter la main au menton, comme pour mieux stimuler sa soudaine réflexion.

— Alors, vous êtes combien là-dedans ? m’interrogea-t-il tout en me scrutant de la tête aux pieds. A première vue je dirais que vous n’êtes que deux, peut-être trois…

A ces paroles d’une redoutable sagacité, mon souffle en fut coupé bien malgré moi tandis qu’il poursuivait son analyse.

— Toi, du simple fait de ta présence et au vu du caractère que tu te traînes, tu es sûrement le protecteur.

« Mais… t’es quoi toi, au juste ? » pensai-je avec stupeur tandis que le voyant d’alarme de mon instinct de survie clignotait avec frénésie.

— Ce qui veut dire que, quelque part, bien planquée derrière le rempart que tu personnifies, se cache le chaud et souple petit cœur de cette jeune demoiselle ?

A ces paroles, je dédaignai la paralysie au profit d’une posture agressive. Au-delà de la profonde hostilité née de ce qu’il avait percé à jour l’existence de notre innocence, je ne cessais de m’interroger sur la nature de ce qui se tenait présentement face à moi.

« Cet homme ! Comment peut-il pointer du doigt et conclure si justement sur ce qu’il se passe en l’intime de notre âme ? Quelle est cette aura qui nous devine et s’insinue tout à coup ? »

Mes pensées s’agitaient comme de l’huile qui crépite dans une poêle brûlante. Je sentais monter en moi l’intensité d’une terreur qui ne m’était guère familière.

— Et où est-elle, cette douce enfant ? reprit-il d’un air bienveillant qui suintait la fausseté. J’aimerais vraiment faire sa connaissance !

Au simple fait d’imaginer que cet individu puisse oser s’approcher d’elle, la rage s’empara de moi et mes dents grincèrent dans ma mâchoire crispée. La tension portée à son comble, notre absorption mutuelle se fit soudain parasiter par un bruissement. Un craquement à peine perceptible et pourtant, il ne nous avait pas échappé, ni à l’un, ni à l’autre. Simultanément, nos regards se tournèrent en direction de la porte entrouverte. Dissimulé dans la pénombre du couloir, la grotesque figure du docteur Orban nous épiait, blafard comme s’il se tenait en face d’un fantôme. Ma rancune envers lui s’éveilla alors furieusement et je le dévisageai.

— Qu’est ce que tu fous là, débile ? Casse-toi !

Cette abomination qui venait frapper sa rétine effarée l’horrifia. La fillette d’ordinaire d’une extrême douceur lui vociférait à présent sa colère. Il s’exécuta aussitôt et referma la porte précipitamment pour laisser ouïr à travers elle le rythme empressé de ses pas fuyants. Monsieur K, qui n’avait rien perdu de cette scène absolument captivante, éclata de rire jusqu’aux larmes.

— Mais quel guignol, ce gars ! Décidément, n’est pas un Maître qui veut ! s’esclaffa-t-il de plus belle.

Je fixai dès lors de ma froideur l’auteur de cet insupportable badinage, totalement imperméable à l’humour qui semblait être le sien. Ce regard électrique l’extirpa de son délire et ne demeura sur ses traits, l’instant d’après, qu’une expression de réjouissance dévorée par l’impatience. La pointe de sa langue perça soudain à la commissure de ses lèvres pour les humidifier. Tout en lenteur alors, son bras se déploya pour m’approcher et sa gestuelle, sensiblement tremblante, trahissait le monstre qui habitait sa chair en secret.

Sa libération était toute proche.

Je fronçais aussitôt les sourcils pour faire mienne ma précédente posture défensive. Ma musculature se crispa tandis que je me préparais à endosser le rôle de muraille. Pour l’épargner « elle », j’encaisserais sans broncher tous les supplices à sa place. En phase avec cette fonction qui était la mienne, je n’avais pas pour autant l’intention de demeurer passif face à mon ennemi. Aussi faible étais-je et sans réel espoir de me soustraire au pire, j’ambitionnais pourtant de décrocher la palme du plus mésavenant des partenaires.

J’avais dans l’idée de commencer par le balafrer et, très vite, ma stratégie s’était mise en place. Je profiterais de l’effet de surprise pour passer par-dessus le dossier et lui défoncer le crâne avec la sphère armillaire posée sur la console.

« Amène-toi, connard ! »

Ses doigts effleuraient à présent la guipure de mon encolure et j’allais passer à l’attaque, quand sa manche étirée par son mouvement lui découvrit le poignet et la montre clinquante qui l’entourait.

— Oh ! s’exclama-t-il en prenant acte de l’heure indiquée.

Il me sourit alors bêtement.

— Je n’ai plus le temps de jouer, je suis très en retard !

Il recula ensuite jusqu’à s’extirper de mon espace vital et, me tournant aussitôt le dos, il achemina ses pas en direction de la bergère où l’attendait sa veste.

— Ah, le temps ! Il est à la fois un don et une malédiction ! se désola-t-il tandis que, consterné, je le regardais s’éloigner.

— Tu comptes vraiment te barrer ? Comme ça ?

— Ah, désolé ma belle ! me répondit son effronterie quand il atteignit sa destination pour se saisir de son manteau. On s’est bien amusé et j’ai énormément d’affection pour toi, tout ça, mais faut vraiment que j’y aille !

Si je pouvais faire mon deuil d’arriver à empêcher ce bouffon de se foutre ouvertement de ma gueule, il était en revanche hors de question de le laisser tirer sa révérence sans avoir satisfait à aucune de mes interrogations. Ainsi l’interpellai-je, de la plus autoritaire des injonctions.

— Reste là ! On n’a pas fini de parler !

Il en laissa retomber sa veste dans la détente subite de son bras et se tourna dans ma direction pour me dévisager d’un air belliqueux. Aucunement impressionné, je poursuivis la verbalisation de mes exigences.

— Il y a des questions auxquelles je veux des réponses et tu vas me les donner !

Aux assauts de ma domination, claire et concise, il se figea quand, sous l’extrême tension du déplaisir, les muscles de ses bras se contractèrent avec violence. Baissant dans le même temps le visage pour sourire ce plaisir qu’il en ressentait malgré tout, le paradoxe de son ébullition n’en cessait plus de dangereusement s’agiter.

— Tu sais… en temps normal, je n’accorde pas ce genre de faveur aux petits morveux dont je m’occupe… tout particulièrement quand ils osent me parler sur ce ton !

Cela disant, il éleva l’ombrage oppressant de son regard jusqu’à poignarder le mien.

— Et crois-moi bien qu’aucun d’entre eux n’avait eu la stupidité d’essayer… jusqu’à aujourd’hui ! gronda-t-il avant de faire un premier pas dans ma direction.

L’agressivité qu’il dégageait dès-lors à mon encontre me mit aussitôt les sens en alerte rouge, tant la décharge était primale.

— Y a un truc que t’as pas l’air d’avoir compris, gamin ! Si tu t’imagines que cet abruti dans la pièce d’à coté et à qui tu dois ton existence est la pire saloperie que la terre ait porté, c’est que tu n’as pas la capacité de voir ce qui se tient juste devant toi !

Silencieux, le regard braqué sur lui, je me trouvais tout au contraire d’une étonnante lucidité. Par le mépris souverain de son courroux je m’étais attiré les foudres de Moros, comme le plus inconséquent des fous. Pourtant, loin de m’affoler, ce monstre de violence qui maintenait face à moi droite et ferme sa virulence m’apaisait paradoxalement. La tension musculaire imposée par cet état d’urgence avait quelque peu plongé ma pauvre chair dans la tourmente, mais mon esprit, tout aux antipodes des contingences corporelles, infusait en moi l’accalmie. Cette absence d’une peur toute légitime face à la probabilité d’une mise à mort barbare me laissait songeur quant aux modalités d’un tel détachement.

« Peut-être… suis-je tout simplement séduit par la perspective de mourir ? »

La véracité de cette hypothèse était impossible à établir et maintenant que j’y pensais, en toute objectivité, c’était le cadet de mes soucis. Mon esprit s’éparpillait.

Je tentai alors de rassembler les morceaux de ma concentration. Il me fallait d’urgence retrouver ma combativité pour me focaliser sur le danger imminent. Car Moros achevait d’incinérer les derniers vestiges de son humanité dans l’incendie de sa rage. Ainsi, alors que je présumais le voir fouler au pied l’élégance de ses belles manières, il retrouva tout au contraire un visage détendu et enclin à l’amusement.

— Mais tu as beaucoup de chance ! me fit-il l’affront d’insinuer que ses excès de grimaces m’impressionnaient. Je suis de très bonne humeur aujourd’hui !

Il orienta aussitôt sa délectation en direction de la porte. Là, il laissa ses traits se déformer sous l’invasion malsaine des commissures de ses lèvres. Cette abomination accouchée, il fit à nouveau glisser son regard jusqu’à moi.

— La merde noire dans laquelle s’est foutu cet imbécile va me donner le sourire aux lèvres pour le reste de la journée !

Son échine se dressa d’un coup et il enroula son bras gauche autour de sa taille avant d’y poser le coude de son second bras. Là, il déploya ses trois premiers doigts devant son visage enjoué.

— Et donc, cette bonne humeur m’emportant, je consens à répondre à trois de tes questions. Mais attention, seulement trois ! Alors réfléchis bien avant de te lancer !

« Trois questions ? » répétai-je mentalement. « Pour la première pas besoin de chercher bien loin, elle est élémentaire ! »

— Qu’est-ce que j’ai ? Comment est-il possible que je sois déchiré en morceaux ?

A cette première demande qui l’amusa au plus haut point, il écarta les bras d’un geste vif avant de frapper par deux fois le sol de son pied. Il s’exclama alors, d’une voix grandiloquente.

— Trouble dissociatif de l’identité !

Ses bras retombèrent avec souplesse et il adopta cette gestuelle, très expressive, d’un professeur à l’air docte sur le départ d’assommer son auditoire. Ainsi désira m’instruire sa bouffonnerie.

— Le traumatisme induit par la violence, l’agression et l’abus sexuel engendre un effet de sidération du psychisme qui va paralyser la victime, la rendre incapable de réagir de façon adaptée et empêcher le cortex cérébral de contrôler l’intensité de la réaction de stress et donc, le contrôle de sa production d’adrénaline et de cortisol. Ce stress extrême, véritable tempête émotionnelle, envahit alors la victime et parce qu’il représente un risque vital pour l’organisme par atteinte du cœur et du cerveau par excès d’adrénaline et de cortisol, il déclenche les mécanismes neurobiologiques de sauvegarde qui ont pour tâche de faire disjoncter le circuit émotionnel et d’entraîner une anesthésie émotionnelle et physique en produisant des drogues dures, morphine et kétamine like. Le hic demeure en ce que cette disjonction isole la structure responsable des réponses sensorielles et émotionnelles de l’hippocampe. Ce dernier ne pouvant faire son travail d’encodage et de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences, elle reste donc piégée dans l’amygdale sans être traitée ni transformée en mémoire autobiographique. Elle va rester hors temps, non-consciente et à l’identique, susceptible d’envahir le champ de la conscience et de faire revivre la scène violente de façon hallucinatoire, comme une machine à remonter le temps. C’est cette mémoire, piégée dans l’amygdale et qui n’est pas devenue autobiographique, que l’on appelle la mémoire traumatique. La mémoire traumatique est au cœur de tous les troubles psycho-traumatiques et de nombreux troubles de la personnalité. Elle sera souvent responsable, non seulement de sentiments de terreur, de détresse, de mort imminente, de douleurs, de sensations inexplicables mais également de sentiments de honte, de culpabilité et d’estime de soi catastrophique qui seront alimentés, via la mémoire traumatique, par les paroles et la mise en scène de l’agresseur. Si ce traumatisme est répété sur une longue période de temps, faisant de cet état le quotidien de la victime, la division temporaire, mécanisme de sauvegarde naturel et commun à tout à chacun, se cristallise en un cloisonnement permanent des personnalités éclatées. Chacune développant sa vie propre, ces personnalités peuvent se percevoir comme ayant différents âges et étant de sexes différents. Ces identités vivent dans un même corps, occupant tour à tour la conscience. Elles sont dotées de goûts alimentaires et de préférences vestimentaires différents, d’amis différents, de facultés intellectuelles et d’écritures distinctes, etc.

Son impressionnant débit de parole s’interrompit dès lors pour lui laisser le loisir de me communiquer sa lassitude.

— C’est bon, je peux m’arrêter-là ?

— Non, continue ! lui intimai-je, agacé par l’arrêt de ses explications que mon assiduité se régalait à engranger.

Mon intransigeance l’amusa.

— Hum ! Je savais que tu répondrais ça !

Il frappa aussitôt deux fois du pied.

— Question suivante !

Profondément frustré de ne pouvoir en apprendre plus sur cette fameuse dissociation de l’identité, une seconde interrogation s’empressa de me brûler les lèvres. Ce discours, digne d’un psychanalyste borné, me paraissait des plus incomplets. Mais, après tout, que pouvait donc en savoir une personne qui ne l’avait point vécu dans sa chair et dans son âme ? Et c’était en cela que ce Monsieur K me semblait bien plus érudit quant à cet état singulier que les quelques pauvres miettes qu’il avait daigné me jeter.

Mon être s’était de nouveau évaporé dans ses pensées et je conscientisai m’être bel et bien dissipé au point où cette pièce, ainsi que tout son décorum, avait été entièrement gommée par l’immatériel où mon esprit prospérait. Puis, le soudain mouvement d’une chaussure vernie envahit l’espace du tapis où se focalisait ma vision. J’étais arraché à mon apesanteur.

Insidieusement, mon ennemi s’était approché pour me surplomber. Je soulevai alors la placidité de mon visage pour rappeler sa tronche d’ahuri à mon bon souvenir. Tout occupé à me conjecturer, il était dans l’attente de ma seconde question. La curiosité l’emportant sur mon agrément à le faire poireauter encore, je me décidai à réclamer le chaînon manquant dont l’absence m’empêchait d’établir une parfaite cohérence.

— Qui es-tu ?

A cette deuxième question, il m’offrir sans attendre de nouvelles nausées par l’opération d’un sourire affectueux.

— Moi ? Mais je suis le gars du câble, voyons ! murmura-t-il avant de m’ébouriffer les cheveux.

Il me tourna aussitôt le dos et se dirigea vers la bergère pour se saisir de sa veste qu’il lança par-dessus son épaule. Ainsi entamait-il, nonchalant, de gagner la sortie.

— Hé ! Attends ! l’interpellai-je avec aplomb tant l’exaspération qu’il induisait en moi fut portée à son comble. Tu avais dit trois questions !

Il exécuta alors un demi-tour sur lui-même en faisant glisser ses semelles sur le parquet.

— Vraiment, j’ai dit cela ? s’interrogea-t-il sans chercher à cacher sa mauvaise foi. Ah ! Mon humeur change si vite !

Constatant que sa réponse avait ravivé mon énervement à son encontre, il leva les yeux au ciel.

— Allons, allons, ne fais pas cette tête-là ! Pour te consoler, je vais te donner une dernière et très utile information !

A ces mots, son horripilante expression retomba lourdement, comme s’il en avait soudain arraché le masque. A sa place, un glacial et terrible sérieux se dévoila.

— Préparez-vous bien, tous les deux… Car je vais bientôt venir !

A peine eus-je le temps de ressentir un désagréable frisson qu’il avait déjà repris son air imbécile en dirigeant ses pas vers la sortie. Il se saisit alors de la poignée pour ouvrir grande la porte. S’apprêtant à la refermer sur son passage sans même daigner prendre la peine de se retourner, il mit néanmoins un frein à son élan pour me saluer de la main.

— Bye bye, petit singe ! Et sois bien sage avec ton papa ! lança-t-il avant de claquer la porte derrière lui.

La paralysie due à l’effarement se dissipa et je m’empressai de bondir jusqu’à elle, quand se fit entendre le cliquetis de la serrure dont il venait par deux fois de tourner la clef. Échauffé par la rage d’être systématiquement enclavé à chaque étage de ma fichue réalité, je jetai ma furie sur ce rempart de chêne pour marteler son obstruction.

— Ouvre ! Tu m’entends, abruti ? Ouvre cette porte tout de suite ! lui hurlai-je avant de m’accroupir à la hauteur de la serrure.

De l’autre côté, le bruit des impacts avait sans aucun doute résonné jusqu’au bout du corridor où le docteur Orban attendait, immobile comme l’imposante horloge derrière laquelle il se dissimulait à moitié. En l’apercevant, Monsieur K lui sourit et glissa dans sa poche la clef de ma prison.

— Les enfants ont de bien vilains caractères de nos jours !

L’interminable couloir m’offrait un angle de vue parfait et j’observai Orban s’approcher en trottinant, le dos courbé, comme s’il redoutait que la maison ne s’écroule sur lui.

— Mais qu’est ce que vous avez fait ?! chuchota-t-il avec crainte et gravité à son homologue, Frankenstein.

« Et ouais, it’s alive, gros lard ! »

— Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait ? s’offusqua l’accusé tout en demeurant d’un suprême détachement. Qu’est-ce que toi tu as fait ?

A ces terribles paroles qui le ramenaient à la réalité qu’il semblait vouloir fuir à tout prix, le visage du psychiatre se décomposa, mais Monsieur K poursuivit sans s’en soucier.

— N’est-ce pas là ce que tu désirais ? Ce qu’il y a derrière cette porte est ta création, estime-toi heureux que je daigne pallier à ton incompétence !

Le teint livide, le médecin accusait encore le choc quand il réussit finalement cet exploit de balbutier une question.

— Qu… qu’est-ce que vous allez faire d’elle ?

Son joyeux interlocuteur sembla alors plisser les yeux dans l’emportement d’un sourire malicieux.

— Ne t’en soucie pas ! Tout ce que tu as à faire désormais c’est de la garder bien au chaud dans cette pièce, jusqu’à ce que je revienne m’en occuper.

Il entama alors son premier pas pour gagner la sortie puis se figea soudainement, comme traversé par une perspective déplaisante. Désireux de lever tout malentendu éventuel, il tourna son regard vers le médecin pour le dévisager d’une suspicion menaçante.

— Et chasse immédiatement de ton esprit l’idée de te débarrasser d’elle dès que j’aurai tourné les talons ! Elle ne t’appartient plus désormais ! Elle est ma proie !

Il plongea alors son hostilité sinistre dans le regard médusé du vieil homme pour achever ici cette mise au point.

— Et à ta place, j’éviterai toute tentative visant à me l’enlever de la gueule !

Ses canines se dévoilèrent alors dans un sourire inopiné contrasté par un magnétisme des plus carnassier. Ainsi acheva-t-il de faire trembloter les pauvres jambes du docteur, déjà bien accablées par la masse qu’elles avaient à supporter.

— Mais… jamais je ne songerai à…

Sans prêter le moindre intérêt à la tentative qu’il eut de s’en défendre formellement, Monsieur K lui passa par-devant, manquant de peu de le bousculer.

— Mais… et la femme de ménage ? s’exclama-t-il en se déplaçant pour le poursuivre à petits pas. Elle vient trois fois par semaine ! Comment est-ce que je…

Sans attendre, il interrompit ses lamentations pathétiques, fatigué de contenir l’agacement qu’elles nourrissaient en lui.

— Congédie-la !

— La congédier ? Je ne peux pas !

Constatant que les nerfs du docteur ne tiendraient pas le choc sous une telle charge de tracas, il s’arrêta pour expirer brièvement avant de se tourner dans sa direction, sourire aux lèvres.

— Calme-toi, papy ! lui dit-il en tapotant son épaule avec vigueur. Tu es tendu et c’est bien normal !

Sa main glissa alors dans la poche intérieure de sa veste quand il en sortit ce qui ressemblait à une carte de visite. De son autre main il chercha successivement dans chacune de ses poches, sans y dénicher l’objet désiré. Puis, son regard se porta sur le gilet du docteur où un stylo était suspendu au rebord de son gousset. Son effronterie s’en saisit. Orban lui adressa en retour un regard désobligeant. Le rictus narquois, Monsieur K lui dit :

— Je te le rends tout de suite !

Il appuya alors la carte à l’envers contre le mur et, après avoir fait cliquer le stylo, il y gribouilla quelque chose. Là, il la tendit au psychiatre. Hésitant, le renfrogner docteur s’en saisit d’un geste vif. Après avoir rehaussé ses lunettes, il put alors en lire l’inscription.

— Kobolds Palace ? Qu’est-ce donc encore que cela ? s’agaça-t-il de n’en être pas plus avancé.

— C’est un ticket pour un club… très spécial ! lui répondit sa cautèle. Un endroit où les hommes tels que toi sont accueillis et bichonnés.

Face à une réplique à ce point explicite sur ce qui pouvait se dérouler en ce lieu, le docteur ne semblait pourtant pas y croire et s’étonna, tout à l’inverse de moi, que cela puisse exister hors des frontières de l’Asie.

« … la catégorie des abrutis à euthanasier, donc ! »

— Bichonné, dites-vous ? murmura-t-il tout en retournant la carte pour tenter de déchiffrer ce qu’il y avait annoté.

— Jared ! souffla l’énigmatique individu. C’est un code. Signée de ma main et présentée à la réception, cette carte te donne droit à trois soirées dans ce club. A chacun de tes passages, elle sera poinçonnée par la gentille et jeune demoiselle à l’accueil.

Ses consignes formulées et pour conclure, il lui donna une grande tape dans le dos.

— Va donc te détendre, vieille branche !

Il se tourna ensuite vers la sortie.

— Attendez !… je ne comprends pas ! insista le médecin, plus que long à la détente.

« Et bien, si ce bon docteur s’avère aussi lambin à débander qu’il l’est à saisir l’évidence, notre nuit a du être longue… » soupirai-je en déplorant d’être à ce point imperméable que je pouvais plaisanter sur notre propre viol sans sourciller.

Une fois de plus entravé dans son objectif, Monsieur K leva les yeux au ciel avant que le poids de la lassitude ne les fasse retomber.

— J’comprends pas, faut m’aider, j’me suis fait dessus… Mon gars ! J’ai la tronche de ta mère ou quoi ?

— Comment ? s’offusqua la cible de cette invective qui avait été parfaitement comprise.

Il le laissa sans réponse et enchaîna des pas plus rapides pour tenter de semer la limace qui lui collait aux basques. Mais le docteur, loin d’en avoir fini, accéléra à son tour pour le rejoindre avant qu’il n’atteigne la porte.

— Mais… et ce club, qu’est-ce qu’il s’y passe au juste ?

Le débit de questions mendiées par sa bouche écumante n’en finissait pas. Exaspéré, sa main allait s’emparer de la poignée quand il fut contraint à la porter à son front.

Son visage s’enlisa vers l’avant.

— On y fait… du baby-sitting, sans doute… marmonnèrent les prémices de sa toute proche aphasie.

Le docteur, qui était à présent d’une nervosité presque hystérique, saisit alors son interlocuteur par le bras.

— Je n’aime pas que l’on…

Avant même qu’il ne puisse terminer sa phrase, Monsieur K se retourna pour repousser vivement la main d’Orban, tandis que l’autre fondit sur sa gorge. Ce pleutre n’eut pas le temps de pousser un cri que son dos heurta le mur. Sous le choc, le cadre floral qui réceptionna son épaule manqua de se décrocher. Défait de son emprise avec une surprenante efficacité, il le dévisageait maintenant d’un excès d’animosité.

— Est-ce que tu serais du genre déconnecté de ton instinct de survie au point de ne pas calculer que c’est dangereux de me faire chier ? Ce serait une drôle de coïncidence, car figure-toi que je peux être de cette race là, moi aussi !

Il le toisa ensuite, comme pour mieux sonder de cette âme l’identité véritable. Puis, de manière tout à fait imprévisible, l’exclamation de son ire épousa l’ivresse de la raillerie.

— Mais attention, papy ! Il faut être en mesure d’assumer sa tête à claque pour jouer au con comme il se doit ! Pourras-tu tenir la distance et rivaliser de sauvagerie quand je perds patience, monsieur le ventripotent ?

Il approcha alors son visage acerbe au plus près du sien.

— Écoute bien, vieux croulant, une partie de moi meurt d’envie de t’éclater la gueule sur ton parquet ciré ! Crois-moi bien que personne ne pleurera sur ton sort, quand j’aurai terminé d’outrager la lumière en lui présentant la face cachée du très respectable « docteur Oliver Orban » !

Le souffle éteint par la virulence de cette menace, le vieil homme malmené en était tout bonnement pétrifié.

« Tss ! Poule mouillée ! »

Monsieur K afficha alors une nouvelle fois ce sourire imbécile qui le caractérisait d’ordinaire et scruta, satisfait, la terreur dans le regard du psychiatre. Doucement, il relâcha le col froissé de sa chemise ivoirine.

— Mais oublions ça ! conclut-il avant de camoufler sa nature bestiale par la coupe élégante de sa veste. J’ai encore besoin de toi pour le moment !

La porte d’entrée s’ouvrit ensuite sur l’avenue en proie à une pluie battante. La lumière du soleil avait abandonné de magnifier la ville pour laisser place à un pesant assombrissement. Là, celui qui m’avait fait la promesse de revenir sous peu pour abattre les remparts de ma forteresse réajusta son feutre noir, avant de passer sous l’encadrement de bois. Ses mains s’insinuèrent dans ses poches et il respira avec délectation la brise électrisée du déluge tout proche de nous avaler. Rasséréné par elle, il se retourna une dernière fois vers son hôte.

— L’adresse est sur la carte. Namasté, docteur ! lança-t-il, avant de descendre quatre à quatre les marches de pierres détrempées.

Il venait de disparaître dans la brume.

« Hasta la vista, Mister Konnard ! fulminai-je tout en planifiant que la clef des champs aurait été subtilisée bien avant le retour de ce pitoyable funambule.

Égaré dans son propre hall d’entrée, le psychiatre sembla alors reprendre ses esprits quand, d’un air très contrarié, il claqua la porte de sa maison. Le visage toujours accolé à la serrure, je l’observai les quelques instants qu’il lui fallut pour décider dans quel sens diriger ses pas. Son regard qui peinait à s’y résoudre glissa en direction de la bibliothèque où j’étais désormais écroué.

Après s’être passé une main nerveuse sur le visage pour en repousser la sueur abondante, il se saisit de son blazer accroché au porte-manteau. Sa maladresse l’enfila puis il ouvrit la porte d’entrée avant de disparaître à son tour dans un brusque claquement.

Le calme était revenu.

Chapitre X

Intrusion interne

Dans la vaste bibliothèque de cette maison déserte, j’avais enfin la paix et le silence nécessaire pour réfléchir à l’incongru de ma situation.

Laissant courir mon regard tout autour de moi pour mieux juger de mon environnement, ce fut sur les immenses fenêtres que mon dévolu se jeta en premier lieu. J’effaçais aussitôt la distance qui nous séparait et, avec force d’agilité, grimpais sur le grand buffet dont la forme massive se dressait comme un tremplin. Debout sur sa surface, je pouvais sans difficulté atteindre la poignée en laiton dorée, mais mon peu d’espoir retomba très vite quand il ne me fut pas même donné de la faire tourner.

« Rouillées… ou verrouillées  ? » m’amusai-je avant de fondre littéralement dans la lassitude.

J’assis alors ma forme enfantine sur la vaste étendue d’acajou où je m’étais hissé.

« De toute manière, je ne serai pas allé bien loin… » pensai-je en fixant les barreaux de fer vissés dans la pierre, comme une promesse d’être à jamais réclusionnaire.

Dès lors mon regard se perdit au-delà de la cascade qui s’écoulait sur le double vitrage et je m’aperçus, sur le tard, que mon esprit tâtonnait dans un étrange brouillard. Silencieusement, j’observais les fulminations des hautes atmosphères se déchaîner sous les clameurs du tonnerre.

Renatus Cartesius – Sybille

« … pourquoi me vient-il soudain cet air à l’esprit ? »

Loin d’être incommodant, je le laissais tout au contraire cristalliser mes pensées glaciales qui s’en étaient entichées. L’aile consacrée au cabinet du docteur Orban se tenait en parallèle de celle où je me trouvais, ainsi pouvais-je apercevoir la grand rue, dépeuplée par l’orage qui y faisait retentir les foudres de sa rage. Entre ces deux parties de la maison se trouvait un petit renfoncement du grand jardin qui l’entourait, parsemé de buis taillés en sphères et jonchés de parterres qui débordaient de fleurs multicolores. Malmenées par l’armée de gouttelettes qui s’écrasait sur la souplesse de leurs corolles, elles dansaient d’une chorégraphie désaccordée sous mon regard charmé.

« J’aime la pluie… »

Ce spectacle apaisait délicatement mon esprit, emplis de la paix intérieure que m’offrait ce tumulte extérieur.

« Quel étrange paradoxe… » me dis-je en cheminant sur cette pensée. « Un de plus, comme si j’avais été condamné à ne faire aboutir mes conclusions qu’en un non sens ultime… »

Un parmi tant d’autres, ils jalonnaient ma route d’une végétation stérile.

« Mais qu’importe ? »

Les milliers de gouttes ruisselaient dans leur chute sinueuse le long des carreaux, tandis que l’ambroisie régalait la lévitation souveraine de mon être. Combien de temps s’écoula dès lors où, serein, je dégustai ce délice divin ? En cet état de solitude sur le toit du monde prenait naissance pour perdurer une impassible empyrée.

« Cela signifie-t-il que le temps n’existe pas si mon esprit cesse de le mesurer ? »

Aussitôt et comme pour établir la pertinence de cette supposition, le simple fait d’évoquer son existence oubliée me fit redescendre pour me soumettre aux lois de la temporalité qu’on ne pouvait violer éternellement.

« … je suis toujours enfermé… » me souvins-je, comme au sortir d’un rêve.

Je tournai alors mon regard quelque peu évaporé en direction de la porte.

« Ce ne sont pas ces poignets frêles, rehaussés de si petits poings, qui pourront venir menacer la solidité d’un rempart de chêne… »

Mes paumes se déposant sur le rebord du meuble, je m’appuyai sur les bras pour projeter mon corps vers l’avant. De ce petit saut dans le vide, je quittai dès lors et à regret le sommet de ma montagne solitaire. Serein malgré la désertion d’un quelconque espoir de m’échapper, je traînai ma forme indolente jusqu’au centre du gigantesque tapis persan. Je croisai alors les jambes et fis une chute libre pour m’asseoir dans cette position. Mes traits blasés n’exprimaient plus qu’une absence d’émotion et je m’accoudai sur ma cuisse en posant le visage dans le creux de ma paume. Je libérai alors un bref soupir.

« Me voici dans l’impasse la plus totale… » conclus-je pour me reprocher aussitôt que si j’avais eu le cran de bondir hors de la cave et de passer sous le nez de ce taré, j’aurais sans doute pu lui échapper.

De la même manière, il aurait été encore plus simple de m’enfuir au moment où ils discutaient dans le bureau. La liberté ne se trouvait qu’à quelques pas de moi seulement. Au lieu de cela, j’étais resté là à les écouter se dévoiler, l’un pathétique, l’autre psychotique.

« Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Pourquoi cette idée ne m’a-t-elle même pas traversé l’esprit ? »

Le mystère se refusant à sortir de l’ombre, il m’apparut tout de même que le sentiment de me sentir captif malgré portes et fenêtres grandes ouvertes m’était familier. Ce curieux phénomène me fit alors songer à ces oiseaux qui avaient passés leur vie dans une cage et qui ne pouvaient plus s’envoler, quand bien même on leur ouvrirait soudain la grille. Cette comparaison m’agaça insidieusement et il me sembla alors reconquérir ma hargne coutumière, qui me seyait bien davantage à cet improductif état de frigidaire.

« Bon ! » m’exclamai-je, l’extérieur de mon être ne m’offrant plus la moindre perspective pour l’heure. « Il ne me reste plus qu’à m’en retourner auprès d’Evy qui doit s’inquiéter de savoir où je me suis volatilisé. »

Mais alors que je m’apprêtai à suivre ce plan qui me parut le meilleur, un problème de taille se dressa pour interrompre son exécution.

« … comment faire pour retourner à l’intérieur de moi-même ? »

Une question toute bête, insensée pour la plupart, mais qui me mit dans l’embarras le plus complet. Aussitôt, je m’empressai de fermer les yeux pour visualiser la cave que je désirais regagner. Une tentative bien vaine qui me força à me rendre à l’évidence.

« Je suis coincé ici… une fois encore ! »

Quelle porte impromptue venait de se refermer sur mon nez. Une de plus. Cette fatalité m’échauffa et je soupirai l’amertume qui s’ensuivit.

— Petit oisillon tu t’es décidé bien trop tard, voici que se referment les portes de ta cage !

Passant alors en revue la suite d’événements qui m’avaient amenés à être brutalement jeté dans le sous-sol de mon esprit, cette idée grotesque me vint.

« Me faut-il donc me résoudre à m’électrocuter moi-même en collant mes doigts dans une prise ? »

Ma nature sarcastique venait de se libérer tandis que je m’attelai à la recherche d’une véritable solution.

— Que faire ?… que faire ?… réfléchis !

« Dormir ? Probablement, si je n’étais pas sujet à l’insomnie perpétuelle… Combien s’écoulera-t-il de temps avant que mon mental obstiné ne rende enfin les armes ? »

Envahis par une angoisse lointaine, une éventualité m’apparut tout à coup.

— … oui, ça pourrait fonctionner !

Je posai aussitôt la main sur mon cœur et fermai les yeux pour focaliser toutes mes pensées sur Evy. Je tentai alors, dans ce qui me paraissait être mon dernier recours, d’entrer en contact avec elle.

« Evy ! Tu m’entends ? »

Dans les profondeurs de nos obscurités, elle était immobile, le regard triste au milieu de sa lueur affaiblie. Visualisant en mon esprit la représentation de son essence dans ces limbes, je percevais à présent les murmures de sa voix.

— … par ce fil, toi et moi sommes reliés… par ce fil, toi et moi sommes reliés… par ce fil, toi et moi som…

« Evy ! »

Ses yeux s’écarquillèrent et elle se redressa d’un bond que je perçus dans ma poitrine comme une vive et unique pulsation. Son regard troublé s’agita en tout sens pour chercher la personne dont le timbre familier résonnait comme un écho lointain.

— … Kirlian ? s’étonna-t-elle d’entendre le son de ma voix se répandre dans l’immensité.

« Oui, Evy, c’est moi ! »

lui répondis-je aussitôt, satisfait de constater que mon idée portait ses fruits malgré le saugrenu qu’elle m’avait inspiré tout d’abord.

Mon absence physique l’inquiétant, je sentis mon rythme cardiaque s’accélérer.

— Mais… tu es où ?… je ne te vois pas !

« Je ne suis pas loin, ne t’inquiète pas. »

m’empressai-je de la rassurer tout en prenant conscience que sa candeur m’avait terriblement manquée.

« J’ai besoin de ton aide, une fois encore !

Es-ce que tu tiens toujours la bobine ? »

Elle posa alors le regard sur le fil phosphorescent qui s’étendait loin dans la nuit.

— Oui ! Et je ne l’ai pas lâché une seule fois, tu sais ! m’assura-t-elle avec le plus attendrissant des sérieux.

« C’est très bien, mon petit cœur, je savais que je pouvais te faire confiance ! »

A ces mots, elle sourit et propagea autour d’elle le bonheur de nos retrouvailles qui gagna aussitôt mon esprit l’accompagnant dans son sourire.

« Bon ! A présent, Evy, je veux que tu tires sur la corde de toutes tes forces ! »

Cette demande la laissa dans l’incompréhension et elle voulut en connaître la raison.

— Mais… pourquoi faire ?

« Ne discute pas et obéis-moi ! »

lui intimai-je avec douceur.

« Une fois que tu auras fait ce que je te demande, je serais très vite de retour auprès de toi ! »

Cette perspective fit bondir notre cœur de joie et elle se saisit de la cordelette pour s’exécuter aussitôt. De toutes ses forces alors, elle la tendit en se laissant pencher vers l’arrière. Je n’eus même pas le temps de croiser les doigts pour que cette tentative soit couronnée de succès que je me sentis aspiré. Telle une chaussette retournée, mon esprit se recroquevilla en lui-même.
Le corps projeté au travers de la porte, je m’écroulai au bout de quelques roulades sur un sol de poudre colorée. Soulagé de constater ce franc succès, un léger sourire étira mes commissures tandis que je redressai ma forme courbaturée.

— Merci, Evy… c’était très bien !

Après m’être assis, je redécouvrais ce lieu et le vertige de n’être qu’un point noir au milieu d’une immensité de lumière dont les détonations de son ciel électrisaient l’atmosphère. Sans attendre je me focalisai sur mon corps et, heureux de retrouver cette apparence qui me correspondait bien mieux, je soupirai néanmoins de savoir qu’elle n’était, hélas, qu’une douce illusion.

« … ou est-ce au contraire le juste inverse ? » rectifiai-je en réalisant qu’il était éminemment faux de prendre pour chimère l’essence qui donne sa forme à la matière.

Tel un symbole, si cette apparence se faisait l’image mentale de ce que j’étais par essence, je ne pouvais cependant pas être en tant que tel à l’extérieur de nous-même. Bien que notre chair commune semblait se laisser facilement modeler par l’essence de celui qui prenait les commandes, je pouvais d’ores et déjà faire mon deuil d’une existence et de ses apparences, conforment à ma nature, en ce monde du dehors. Pour l’avoir toujours observé depuis le sommet de notre citadelle je savais pourtant que cette Terre, repère des bêtes et nuisibles de l’enfer, n’avait jamais rien eu à nous offrir, si ce n’était le temps d’une vie qui semblait avoir vocation à les nourrir. Ainsi le goût du deuil assailli mes papilles après avoir escaladé mon gosier.

Déphasé par la verticalité qui m’éloignait du sol tandis que je me redressai, je conservais intact le souvenir et les sensations d’être dans la peau d’une petite fille. N’éprouvant alors que mépris pour cette existence pathétique qui n’était certes pas la mienne, mon regard se tourna en direction de la porte qui m’avait recraché en ce lieu. Ses battants démesurés la laissaient grande ouverte et cette faille, en cet endroit où nous nous étions réfugiés, indisposait au plus haut point mon besoin vital de nous sécuriser. Bien décidé à rendre à la bulle de notre néant son hermétisme, je me dirigeai vers elle avec la ferme intention de condamner à tout jamais ce portail. Arrivé face à elle, son attraction se transforma en une puissante aspiration. Bien sûr je m’y attendais et ne fus point surpris. Mais cette fois-ci, il était hors de question de me laisser asservir. Je frappai le sol du pied comme pour l’ancrer profondément et faire corps avec lui, avant d’empoigner les deux remparts de bois. A la force des bras, j’impulsai alors de les refermer tandis que ce trou béant s’entêtait à vouloir m’avaler.

— Retourner là-bas ? grondai-je avec virulence tout en redoublant de volonté. Hum ! Non merci, je passe mon tour !

Je n’avais pas sitôt prononcé ces paroles que je crus apercevoir une traînée rouge me filer entre les jambes pour s’engouffrer dans le passage. La seconde d’après, les battants de la porte claquaient lourdement pour la sceller.

« … ai-je rêvé ? » me demandai-je, incapable de me prononcer quand à savoir si ce courant d’air furtif était bel et bien passé sous mon nez.

Aussitôt, je remarquai un fait étrange. Si Evy embaumait tout autour d’elle un parfum de fleur à peine écloses, il y avait ici comme une senteur sucrée, semblable à celle que l’on respire en passant devant un étale de confiserie. Cela ne me disait rien qui vaille et pourtant, tout s’était passé si vite que je doutais à présent d’avoir réellement vu quelque chose.

« Quoi qu’il en soit, maintenant que la porte est close ce n’est plus mon problème ! »

Soulagé, je glissai les mains dans mes poches et baissait le visage pour soupirer.

— Ici au moins, aucun monstre ne peut entrer ! murmurai-je, convaincu par ma propre affirmation.

Je me retournai alors pour perdre mon regard dans le lointain de l’aurore boréale. Aussitôt je soupirai une seconde fois en réalisant qu’il allait falloir me retaper tout le chemin en sens inverse. Cela m’échauffa davantage.

— Vraiment… Qui est le sadique qui a trouvé désopilant de planter la porte de la conscience à l’autre bout de la galaxie ! grognai-je avant d’être traversé par l’idée que c’était peut-être la décharge de l’électrocution qui m’avait à ce point éjecté au loin de l’accès à notre existence extérieure.

Ce détail se télescopa à une information, récemment soutirée au péril de ma vie.

— Mécanismes neurobiologiques de sauvegarde qui ont pour tâche de faire disjoncter le circuit émotionnel…

« Électrocution, disjonction, Esprit, système nerveux et même ce fameux effet Kirlian dont Evy m’avait baptisé du nom… y a-t-il un rapport, un fil conducteur ? m’interrogeai-je avant de considérer qu’il serait sans doute plus productif de poursuivre cette réflexion chemin faisant. Ainsi je me mis en marche, mon dédain tournant le dos à cette porte qui barricadait désormais l’accès à un monde que j’abandonnai sans regrets.

Passé la frontière éclatante de l’aurore boréale, je retrouvais l’étreinte glaciale de l’obscurité dans un soulagement presque sensuel qui semblait caresser mon épiderme. C’était la même sensation que j’avais ressentie tant de fois par le passé. Celle de me dissimuler dans l’alcôve des ombres et d’y retrouver l’apaisement et la sécurité d’un foyer ancestral. Celui de ne faire plus qu’un avec la nuit. Enroulant au fur et à mesure le fil illuminé de la bobine entre ma paume et mon coude, j’écoutais s’éloigner jusqu’à se taire enfin le fracas incessant du tonnerre et les joutes de ses foudres. D’un pas indolent, je savourais ce tout nouveau silence comme l’apothéose d’une solitude que mes pensées avait de tout temps désirés prendre pour femme, si seulement cette belle Dame ne s’obstinait à être volage. Pourtant, en cet espace sans bornes où nulle aube ne se lève, elle me gratifiait de charmes et de sortilèges tandis que vagabondaient mon esprit qu’un tel absolu achevait d’enivrer.

Cette marche solitaire dans les ténèbres me ressourçait.

« Disjonction… action de disjoindre s’opposant à conjonction, c’est à dire l’action de joindre… tiens, c’est amusant, je peux donc en faire ici l’antonyme de l’état actuelle de notre psyché… La conjonction… »

— Qu’est-ce que la Grande Conjonction ? m’amusai-je à crier au-dedans de l’éternité en référence à ce film de Jim Henson qui nous avait fasciné. La Grande Conjonction c’est la fin du monde !

Cette boutade expirée, je m’immobilisai pour contempler le néant tout autour de moi.

« Hum… mais que peut être la fin d’un monde où il n’existe rien ? M’apercevrai-je seulement qu’il a prit fin ? La fin du Rien, n’est-ce pas au contraire la naissance de Tout ? Un torrent d’Être qui viendrait combler jusqu’à la plus lointaine infinité du vide ? Qui sait quel décor se dessinerait à perte de vue si la Lumière faisait soudainement une percée dans l’obscurité éternelle de nos profondeurs… »

Cette question n’était certes pas prête de trouver sa réponse, aussi me remis-je en marche. Pour l’heure, ne brillait dans cet endroit qu’une lueur minuscule qui ne pouvait prétendre déchirer le voile de son opacité.

— Evy… j’espère que tu vas bien… murmurai-je en posant le regard sur la cordelette luminescente dont l’éclat, me sembla-t-il, s’était amoindri.
Sans faillir pourtant, elle continuait de me tracer le chemin et sa longueur que mes pas n’avaient de cesse de rogner était l’interminable distance qui nous séparait encore.

« Se réunifier ?… n’est-ce pas ce que je suis en train de faire en progressant vers elle ? Et sans ce fil de lumière pour me guider, serai-je tributaire des caprices d’une heureuse conjoncture ? Conjoncture… qui résulte d’une rencontre de circonstance, occasionnelle et opposé à la structure… petit roseau qui ballotte au gré des vents !… la structure étant ici la colonne vertébrale qui joint et articule les différentes parties d’une âme, bref ! » conclus-je en interrompant ma randonnée pour enliser un peu plus mon embarras dans l’obscurité.

« … je suis psychiquement un vers de terre ! »

Me gargarisant d’être à ce point d’un génie insurpassable que je venais de confiner la vaste étendue de ma complexité en une forme des plus prosaïques, cette désagréable impression de semer derrière moi les points de mon QI me laissait alors entrevoir une toute autre perspective, tandis que je me remettais en marche.

« Peut-être ne suis-je tout simplement qu’un aliéné ? Sanglé à mon propre lit dans je ne sais quel asile pouilleux, je profite des doses de cheval d’un traitement inefficace pour philosopher sans fin dans le trou du cul du microcosme… »

Ma préférence allant à cette supposition, quelque peu humiliante, je la jugeai tout de même moins acrobatique pour la superbe de mon esprit qu’une supposée vie de lombric. Il m’apparut alors que mon équilibre mental se déstructurait à vue d’œil, par l’action néfaste de ce monde incohérent qui n’avait de cesse de l’ébranler. Nostalgique, je repensai soudain à ma cave putride et au projet que j’avais d’en faire une honnête tanière où il ferait bon vivre.

« Quand je serai de retour auprès d’Evy, j’y édifierai notre foyer ! Je fermerai ensuite la porte à double tour et je prendrai soin d’elle, loin de ce monde extérieur et des ordures qui le peuplent ! » échafaudai-je en mon esprit, sans toutefois perdre de vue que c’était sans doute là un souhait un peu naïf que d’espérer pouvoir nous y cacher éternellement.

A cette incertitude quant à notre avenir s’ajouta une question à laquelle je savais, par avance, obtenir une réponse des plus déplaisantes.

« Qu’en est-il de notre corps si ni moi ni Evy ne sommes aux commandes ? Est-il en transe ? Inanimé comme une coquille vide ? Ou bien est-il tout simplement endormi ? »

Le poids écrasant de la réalité reprenait tranquillement ses aises sur mes épaules. Puis une autre question, aux implications ô combien plus funestes, alerta mon esprit qui rétorqua dans l’instant que même La Palice aurait éclaté de rire.

« Bordel ! Si je ne garde pas notre corps en vie en nous alimentant… nous allons mourir ? »

La nourriture n’était pas sur la liste de mes communes préoccupations, peinant à vrai dire à s’inscrire sur celle de mes besoins vitaux et pourtant, si nous ne voulions pas doucement nous éteindre avec lui, et à moins que ce Monsieur K n’ait l’improbable présence d’esprit d’emporter une sonde entérale à sa prochaine visite, il était évident que la nécessité d’alimenter ce corps me promettait de l’incarner de bien nombreuses fois encore. Cette fatalité odieuse me fit alors entrevoir un instant la perspective de calancher comme une extase. Je savais néanmoins que ce rôle était le mien et qu’il fallait m’y résigner. Ma foi, si je pouvais garder mon Cœur dans la sécurité de notre intérieur tout en préservant son ignorance des tortures extérieures, sans doute pourrais-je être ce père héroïque dont elle soulagerait les sévices par le baume de ses sourires.

« … oui… cela pourrait me suffire… »

Je n’avais pas sitôt prononcé ces mots qu’une désagréable impression me saisit jusqu’à me faire cesser tout mouvement. A nouveau semblait se presser contre mon aura les présences agglutinées de l’obscurité. Bien plus palpable que pour l’aller, je ressentais de leurs observations acharnées la prédation d’un millier de bêtes dissimulées dans les fourrés. J’avais pourtant la certitude que de céder à la panique leur donnerait l’opportunité de gagner en puissance, aussi m’efforçai-je de contenir le primaire de mon instinct de survie qui m’aurait volontiers pousser à courir. Face à moi, ce fut à cet instant que se dessina la faiblesse d’un cercle de lumière.

« Evy ! Enfin, je suis arrivé ! » pensai-je pour aussitôt ignorer ces fantômes et acheminer le calme de mes pas dans sa direction.

A mesure que je m’approchai, la luminosité qui ne cessait de croître se faisait un repoussoir pour les cochonneries qui me collaient aux basques. Je fus soulagé de ne plus les sentir graviter autour de moi en pénétrant dans ce qui était la lanterne de notre foyer. Aussitôt je la cherchai du regard.

Elle était bien là, accroupie, son attention fixée sur le sol en terre qui s’était davantage étendu autour de la pelouse. De sa main bien droite elle tenait la bobine avec soin et, de l’autre, elle semblait toute attelée à gratter la surface du sol. Je m’approchai alors pour contempler par-dessus son épaule. Probablement tombée de l’arbre, elle tenait une petite branche avec laquelle elle était en train de dessiner maladroitement un visage.

— Evy?

Sa lumière s’intensifia d’un coup et elle se retourna pour me gratifier d’un sourire radieux.

— Kirlian ! Tu es revenu ! s’exclama-t-elle en se jetant contre moi pour m’enlacer les jambes.

Heureux de la retrouver enfin, je lui caressai la tête de tout l’amour spontané qu’elle savait m’inspirer.

— Évidemment ! Je te l’avais promis, non ?

Elle relâcha alors son étreinte pour élever l’affection de son regard vers moi.

— Et qu’est ce que tu as trouvé là-bas ? me demanda-t-elle, curieuse.

Bien sûr, il était impossible de lui expliquer mon horrible aventure sans risquer de la perturber gravement, ainsi décidai-je de lui mentir.

« Quelle autre option ai-je ? »

— Oh ! Rien d’important ! Juste des couleurs et encore des couleurs !

Elle sourit à nouveau tandis que je m’’empressai de mettre un terme à cette discussion en lui posant la question de son occupation.

— Qu’est ce que tu fabriques avec ce bâton ?

Elle déploya aussitôt le regard qui chuta sur son œuvre l’instant d’après, avant de l’élever de nouveau vers moi.

— Je fais ton portrait ! s’exclama-t-elle, manifestement très fière.

A cette réponse des plus inattendue, je m’offusquai volontairement.

— Quoi, c’est moi ça ? C’est une blague ?

— … ben quoi ? s’étonna-t-elle, un peu déçue. Il te ressemble, non ?

Je m’apprêtai à la taquiner davantage quand soudain, je remarquai que l’extrémité de son bâton avait été brisé.

— Evy ! l’interpellai-je pour la réprimander sur un sujet que nous avions déjà évoqué. Tu es grimpée dans l’arbre pour prendre cette branche ?

Elle me regarda, un peu étonnée, pour me répondre aussitôt.

— Non, c’est Guivre qui me l’a donné ! affirma-t-elle dans un élan de protestation.

A sa réponse, mon cerveau s’emmêla les pinceaux le temps qu’il me fallut pour être sûr d’avoir bien entendu.

— … Guivre ?

Je n’eus pas le temps de l’interroger davantage quand soudain, un profond et lointain coup de tonnerre vint rompre le silence immortel de ce lieu. A cette détonation des plus menaçantes, je me redressai d’un bond pour jeter mon regard au loin. Cela provenait de l’aurore boréale d’où mes pas m’avaient à peine reconduit. Là-bas, tout au bout de l’horizon où elle siégeait s’assemblait un amas de sombres nuages. Ils libéraient en son sein de grands éclairs colorés dont les grondements hostiles étaient à présent parvenus jusqu’à nous.

— Qu’est ce que c’est ? demanda-t-elle, le regard impressionné, plus intriguée que véritablement inquiète.

— … Je ne sais pas. lui répondis-je, beaucoup moins rassuré qu’elle quand sa petite voix se teinta d’anxiété.

— … tu as peur ?

A sa question, j’arrachai mon regard de cette tempête lointaine pour le poser sur son visage. Ses traits exprimaient la crainte d’une réponse affirmative. Je m’empressai alors de la rassurer, une fois encore.

— Moi ? Peur d’un petit orage ? Tu me prends pour qui ? lui dis-je en feignant d’être vexé. Au lieu de dire des bêtises, tu ferais mieux d’achever ce portrait de moi ! Et tâche de ne pas rater mon nez, je n’ai aucune envie de ressembler à un clown !

Cette image l’amusa et elle se pencha à nouveau sur son dessin, tout animée d’une volonté nouvelle. Ayant réussit à détourner son attention de ce qu’il se passait au loin, je fixai de nouveau la mienne sur cet inquiétant phénomène. Je me trouvais alors bien incapable de me décider sur ce qu’il me fallait faire en réaction quand un bruit se fit entendre, semblable au glissement d’une masse qui se mouvait non loin de nous. Je fus alors saisi par une affreuse sensation et un frisson intense remonta le long de mon échine qui se dressa. Après avoir parcouru en vain l’obscurité qui nous encerclait, je posai un regard anxieux sur Evy. Elle n’avait heureusement rien remarqué, toute aspirée qu’elle était à peaufiner son œuvre.

« Ce bruissement, qu’était-il ? » m’affolai-je en sentant monter en moi l’effrayant d’un danger imminent, prêt à nous bondir au visage.

Dans cette nuit qui nous aveuglait, les ombres dissimulées en son sein avaient un phare pour nous dénicher, où que nous puissions être.

« La lumière émise par Evy… »

Vulnérables en ces ténèbres, nous ne pouvions plus rester ici et l’évidence s’imposa naturellement à moi. Il était temps de passer à la seconde phase de mes projets.

— Evy, écoute-moi ma puce, c’est important ! lui dis-je en m’agenouillant pour être à sa hauteur.

Elle se tourna, l’air intrigué, en me présentant ses paumes que j’enlaçai des miennes.

— Je ne veux plus vivre ici, au milieu des ombres. Je voudrais regagner ma cave.

A mes paroles, son visage avait entamé de se décomposer quand je m’empressai de verbaliser la question que je désirai en réalité lui poser.

— Est-ce que ça te plairait de venir t’installer chez moi ?

Elle délaissa aussitôt de s’effondrer pour relever vers moi son visage troublé.

— … chez toi, tu veux dire… entrer chez toi ?… tu voudrais bien ça ?

Une question légitime étant donné ma tendance à repousser farouchement toute autre forme de vie. Je me vexai cependant d’être contraint de le lui avouer, aussi croisai-je les bras après avoir déliées nos mains, l’air renfrogné.

— Évidemment, idiote ! J’ai l’air de pouvoir vivre sans toi ?

Elle resta un instant immobile, comme bouleversée par cet aveu, puis, un sourire illumina son visage.

— Oh oui, Kirlian, je veux, je veux ! laissa-t-elle exploser sa joie en se jetant dans mes bras pour m’enlacer de son peu de force.

Sa lumière chatoyait d’une rare amplitude. Il est vrai que je m’attendais à l’intensité de sa réaction et pourtant, sentir battre contre moi ce bonheur-là m’emplit de réjouissance. Une vie paisible et chaleureuse s’offrait à nous par ce simple « oui ». Pourtant, chassez le naturel il revient au galop, je me remémorai un détail inquiétant tandis que je lui caressais la chevelure.

— Dis-moi, Evy, qui est ce Guivre dont tu me parlais tout à l’heure ?

Elle se décolla alors avec entrain, empressée qu’elle semblait être de m’expliquer son aventure.

— Oh oui, je ne te l’ai pas raconté ! C’est un petit serpent blanc, il était tout en haut de l’arbre et il m’a dit bonjour !

« Un serpent ? » m’étonnai-je, inquiet de la présence physique d’une créature si vile en ce lieu.

— Il m’a demandé pourquoi j’étais triste et quand je lui ai expliqué, il a cassé une branche et il m’a dit que si je dessinai ce que je désir le plus au monde, je serai exaucée ! Et ça a marché ! s’exalta l’enthousiasme qui débordait de son être.

Son histoire m’apparaissant invraisemblable, je savais pourtant qu’elle était incapable de proférer un mensonge, aussi demeurai-je des plus perplexes.

« Une aurore boréale qui vocifère, des monstres invisibles qui salivent et maintenant un serpent qui exauce les vœux ? Quelle est la prochaine étape dans l’escalade des bizarreries, l’apparition d’une licorne qui fait des vocalises ? » m’agaçai-je quand il m’apparut certain que ma cave et ses lourdes portes était la solution qui réglerait l’ensemble des problèmes.

— Bon, rassemble tes quelques affaires et suis-moi ! lui dis-je en me redressant, sourire aux lèvres. On déménage !

D’accord ! répondit-elle, impatiente de visiter la mystérieuse caverne de son grand nounours grognon.

Bien entendu, je savais qu’il me faudrait faire quelques aménagements pour accueillir chez moi cette petite fille.

« Même s’il est vrai qu’un peu de confort supplémentaire ne serait pas du luxe, je tiens à garder l’apparence de cette cave à laquelle, de toute évidence, je me suis attaché. Je commencerai donc par doubler la surface habitable pour en dédier la moitié à Evy. Je lui ferai ensuite une jolie chambre avec un lit en hauteur, comme un nid pour ce petit oisillon et puisqu’elle semble aimer cela, je lui offrirai également un bureau où elle pourra s’essayer au dessin et à la peinture. Hum ! Je suis sûr qu’elle peut progresser rapidement si je lui enseigne deux trois techniques de base qui lui font défaut. »

Projets faisant, je glissai les mains dans mes poches avant de me tourner en direction de ma cave toute proche. Là, j’avançais d’un pas tranquille qui laisserai à Evy le temps de me rattraper.

« Je pourrai peut-être y ajouter une balançoire puisqu’elle renonce à celle-ci pour venir avec moi ? » méditai-je en repensant au tous les souvenirs communs que nous avions de ce lieu que nous abandonnions pour de bon.

Une douleur étrange qui avait le goût du regret tapissa alors mon palais.

« C’est consternant ! soupirai-je. « Cet endroit me manquerait presque déjà… »

Divertis par cette mélancolie, je me surpris à sourire quand j’entendis la voix d’Evy, teintée de joie.

— Oh, tu es revenu !

A cette exclamation qui m’interpella vivement, je me retournai pour découvrir à qui elle pouvait bien s’adresser. Je le vis alors, ce petit serpent blanc qui se tenait dressé à coté d’elle, tout à la lisière de l’obscurité.

— C’est lui, Guivre ? déduis-je pour me dire aussitôt que ce petit amphisbène maigrichon n’avait effectivement pas l’air bien dangereux.

Puis, en y regardant mieux, quelque chose clochait avec l’arrière de son anatomie. Elle semblait, non pas décroître jusqu’à former la pointe de sa queue, mais aller au contraire en s’élargissant.

Ma pleine attention rivée sur la courbe de ce qui se dissimulait dans les ténèbres, ma stupeur ne cessait d’enchérir à mesure que les proportions de ce monstre se décuplaient.

« … ces abjectes présences que j’avais sentis se mouvoir autour de nous et qui semblaient se presser contre les parois de l’obscurité… »

Contraint de tourner sur moi-même pour suivre le chemin tracé par le corps de ce reptile dont les anneaux m’avaient encerclés, l’épouvante atteignit le stade des sueurs froide quand mon visage se redressa pour découvrir la face abjecte qui se penchait sur mon être.

« … l’une d’elle a réussi à entrer ! »

Figé dans l’effroi, je contemplais ce Serpent gigantal, recouvert d’écailles miroitantes d’un noir absolu. Disposées en un assemblage de formes géométriques, elles étaient comme autant d’abîmes qui semblaient s’ouvrir sur le vide. Tandis qu’il agitait du bout de la queue la marionnette d’apparence inoffensive avec laquelle il la trompait, l’horrible figure de ce colosse me dévisageait par son regard narquois et le fielleux de son aura.

« Bouge… Mais bouge ! Pourquoi t’es paralysé, abruti ? » tentai-je de me soustraire à l’hypnotique de son emprise qui captivait ma stupeur.

Malgré mes efforts, je ne pouvais prétendre me détourner de ces yeux érubescents qui luisaient comme deux flammes dans la nuit. Puis, un flash lumineux suivit aussitôt par un bruit sourd réussit à me faire tourner la tête en direction d’Evy. Là, sous mes yeux qui ne pouvaient y croire était apparu le portail sculpté qui s’ouvrait sur le monde extérieur. Je demeurais statufié quand ses portes se déployèrent lourdement devant elle, comme une invitation à s’y engouffrer.

— Evy, non…

— Kirlian, regarde ! Guivre a ouvert une porte ! Il dit que c’est mieux de l’autre côté, viens vite !

Sidéré, incapable de me mouvoir, je la regardai s’en approcher sans se méfier un seul instant du danger.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? Reviens immédiatement !

— Regarde toute cette lumière ! C’est tellement joli ! s’émerveilla-t-elle quand, sous mon regard médusé, elle passa par-dessous l’encadrement de la porte qui se referma aussitôt derrière elle.

— Evy !!! hurlai-je, impuissant à intervenir quand la bête immonde qui se dressait de toute son arrogance fit retentir le son de sa voix.

« Chacun son tour, mon garçon, c’est la règle ! »

Je n’eus guère le temps de réaliser que cette abomination venait de m’adresser la parole, quand la force qui me gardait encore cloué sur place se relâcha brusquement. J’en perdis dans l’instant l’équilibre et me serais effondré sur le sol si ne s’éleva, comme sortie de nulle part, la puissance d’une rafale qui semblait m’avoir prise pour cible. Balayé comme une brindille, son souffle me projeta sans ménagement à l’intérieur de ma tanière, jusqu’à me faire dégringoler l’escalier pour atterrir sur les dalles de pierre. Le choc fut si rude qu’il me sembla alors perdre conscience l’espace d’un instant.

L’ouïe désorientée, j’entendis résonner le fracas assourdissant de la porte d’entrée qui se referma avec brutalité.

Chapitre XI

Le théâtre du mensonge

« Kirlian !!! »

Son cri résonna de par tout mon être.

— Evy ? murmurai-je, toujours en proie à l’étourdissement de ma chute.

Meurtris en diverses parties de mon corps étendu sur les dalles gelées, une douleur, plus vive que les autres, me poussa à porter la main à mon crâne. Aussitôt, elle me revint imprégnée du sang que je sentais s’être écoulé sur mon front. La musculature engourdie, je me décollai du sol jusqu’à me mettre à genoux en achevant de redresser l’échine. Je peinais à maîtriser le vertige qui s’amusait à tenter de me faire retomber. Mon esprit désorienté concentrait sa pleine attention sur sa seule et unique préoccupation.

« Evy ! »

Son nom prononcé, ma vision fut frappée par le flash d’une ombre almandine qui me la ravi quelques brèves secondes. Instinctivement, je fermai les yeux pour voir apparaître des brides d’images furtives dont la netteté se précisait. Ce phénomène m’étant familier, je me concentrai pleinement sur les informations qui me parvenaient pour accélérer la mise au point. Mon cœur m’assainit alors une décharge d’adrénaline. Ce qui défilait mentalement sous mon regard se clarifia d’un coup et je perçus son visage se redresser brusquement de sur ses genoux où il reposait. Aussitôt, Evy s’empressa de faire courir l’anxiété de son regard autour d’elle. Nous semblions nous êtres synchronisé et je pouvais maintenant apercevoir le décor qui l’entourait, comme si par ses yeux je regardais, les paupières closes, au travers d’une fenêtre sur l’extérieur de notre être. En me focalisant tout entier sur Evy, je pouvais voir ce qu’elle voyait sans néanmoins être en mesure d’intervenir puisque je me trouvais ici.

Mon regard se descella aussitôt et je m’empressai de gravir les marches de l’escalier pour gagner la sortie. Je m’emparai alors de la poignée, bien décidé et quitte à en perdre mon souffle, à rejoindre l’aurore boréale où je savais y trouver un autre portail. Mon esprit avait d’ores et déjà lancé sa volition dans les ténèbres de la nuit, quand il fut brusquement arrêté par une porte qui se révélait verrouillée.

— … c’est une blague ? m’irritai-je dans l’instant pour aussitôt m’acharner à l’ouvrir dans de vaines tentatives.

Rapidement, je dus me rendre à l’évidence.

— Non, ce n’est pas une blague ! Cette saloperie de reptile m’a bel et bien cadenassé dans mon propre terrier !

Ma colère s’enflamma et je projetai mon pied sur ce rempart. Pris d’assaut par la frustration et le stress, il ne me restait pourtant rien d’autre à faire que de demeurer immobile, les yeux clos, afin de rester informé sur ce qu’il se passait à l’extérieur. Dans cette pièce sombre où elle se trouvait maintenant, seul le feu qui brûlait dans une imposante cheminée éclairait, de son aura rougeoyante, la tapisserie de livres innombrables qui ondulait sous la danse de ses flammes. Elle se trouvait dans cette pièce où notre corps avait été enfermé.

« La bibliothèque du docteur Orban ! »

Aussitôt mes craintes furent confirmées.

« Elle est donc bien aux commandes de notre corps ! »

— Kirlian ?… je crois que je rêve encore… murmura-t-elle en conjecturant ce décor d’un regard nébuleux.

Sa vue s’adaptant à la pénombre, l’observation que je pouvais faire de son environnement se précisait davantage pour m’en laisser distinguer chaque détail. Les épaisses tentures bordeaux des fenêtres avaient été tirées pour se faire les gardiennes obstinées de ce royaume d’obscurité. Evy semblait en être l’unique citoyenne, petit amas de chair déposé par-dessus l’interminable tapis où elle était agenouillée, solitaire.

Puis, dans son soudain déplacement, une silhouette se détacha de l’ombre où elle se tenait tapie. Sa forme lentement dessinée par l’incandescence du brasier, elle se rapprocha jusqu’à se dévoiler. Debout devant elle se tenait maintenant cet homme dont la lugubre mise en scène me glaça le sang.

« Non… pas lui ! » me décomposai-je, assaillis par d’aliénantes perspectives. « … pas elle ! »

Décelant enfin sa présence, elle se tourna dans sa direction. Dos aux flammes, elle s’appliquait à distinguer ce visage sur lequel était étalée la malice de son rictus.

— Bonsoir, petite luciole ! dit-il, le timbre saturé de son contentement. Comme je suis transporté d’allégresse de pouvoir te rencontrer enfin !

— … qui êtes vous ? lui demanda-t-elle sans méfiance, la conscience encore chamboulée par le changement brutal de dimension.

— Quelle vaste question me poses-tu là ! répondit-il en simulant d’être embarrassé. Ne pourrait-on pas commencer par quelque chose de plus simple ? Par exemple, comment vous appelez-vous ?

Hésitante, elle le regarda quelques instants avant de reprendre ses paroles.

— … comment vous appelez-vous ?

— Petite curieuse ! s’exclama alors ce maniaque qui se voulait visiblement farceur.

Laissant sa stupide boutade sans réponse, elle tourna le visage vers la flambée pour y observer le ballet crépitant qui la fascinait à présent.

« Elle est tombée en transe ! » conscientisai-je en ressentant se déployer la langueur nébuleuse de son aura.

Silencieuse dès lors, il tenta de se réapproprier son attention par la douceur d’un timbre qui en était à ce point saturé qu’il suintait la plus effrontée des hypocrisies. Bien évidemment, Evy ne pouvait percevoir ce qui était pour moi l’évidence même, et cela me terrifiait quant à la suite de leurs échanges.

— Je serai à mon tour curieux et très enchanté…

Il fit alors un pas supplémentaire, tout en lenteur, comme l’on désir s’approcher d’un petit animal craintif qu’il ne faut surtout pas effrayer.

— De connaître le nom d’une si chagrine créature.

A sa question, elle tourna sensiblement le visage, sans pouvoir néanmoins s’arracher à l’hypnotique de sa contemplation.

— … Evy… souffla la fragilité de sa voix.

— Evy ? Bien sûr ! chuchota-t-il en distillant une pointe de surprise dans son intense agrément. Une petite Eve, toute pure comme la neige !

Au terme d’une absence fugitive, ses secrètes pensées le délivrèrent. Il s’empressa ensuite de continuer à la faire parler.

— Et dis-moi, Evy… qui est cette personne que tu appelais si tragiquement, à l’instant ?

« Ne lui répond pas ! »

lui intimai-je, en vain, puisqu’il semblait évident qu’elle ne pouvait pas m’entendre.

— Kirlian ? avoua-t-elle en détachant son regard du brasier pour le laisser se perdre dans le vague.

— Kirlian ? Hum ! C’est donc bien ainsi qu’il se nomme… murmura-t-il, satisfait d’avoir obtenu cette deuxième information.

« Tss ! Ne prononce pas mon nom avec ta sale langue fourchues ! »

grondai-je, irrité de le voir ainsi faire d’elle ce qu’il voulait.

Penser à moi lui remémora mon existence et son cœur coupable se serra aussitôt dans sa poitrine.

— Il est mon unique ami… j’étais seule avant lui…

« Evy… Mais qu’est-ce que tu fais ? »

J’étais atterré de l’entendre lui donner une réponse à ce point intime et, bien évidemment, ce connard poursuivit l’interrogatoire.

— Toi, un ami ? s’étonna-t-il. Tu n’en as vraiment pas l’air. Ton regard est si triste, ma pauvre…

Sur ses traits s’imprima alors un remord douloureux.

— C’est que… je crois que j’ai fait une bêtise… J’ai encore fait des choses qui lui ont déplus… Ça arrive tout le temps… pourtant, je ne le fais pas exprès…

« Idiote !

m’exclamai-je en me contractant sous l’élan de la colère.

Que vas-tu confier les secrets de ton coeur à un parfait inconnu ! Tu ne peux donc pas réfléchir à qui se tient devant toi ? »

Si lointaine qu’elle était alors, inaccessible à mon influence, je ne pouvais que m’en affliger tandis qu’elle poursuivait de s’épancher.

— Je n’ai pas réfléchi et… j’ai encore fait la sourde oreille… Je crois bien que… cette fois-ci, il ne voudra plus de moi…

Depuis notre intérieur où j’étais écroué, j’eus l’âme assombrie par les paroles qu’elle prononça.

« Ne plus vouloir de toi ? Mais comment peux-tu croire ça ?! »

J’étais envahi par une profonde vexation qui s’essayait, tant bien que mal, de cacher ma blessure véritable.

« Ne t’ai-je pas prouvé que tu es pour moi la première en te sacrifiant ce qui m’est le plus cher ? »

— Quel drôle d’ami que celui-là ! s’offusqua Monsieur K. Il ne serait donc plus disposé à t’accorder son amitié pour quelques malencontreuses insouciances ? Il ne semble pas se préoccuper du mal que ça peut te faire…

— Ce n’est pas vrai ! dit-elle d’une voix tout à coup affirmée.

Pourtant, sa propre fermeté sembla aussitôt la déstabiliser, comme submergée par le sentiment d’avoir commis un nouvel impair. L’instant d’après, son regard chuta vers le tapis où elle se tenait, davantage fragilisée.

— … c’est moi qui lui ai toujours fait du mal… c’est de ma faute s’il souffre…

J’étais décontenancé de lui découvrir ce visage-là. Au-delà de ses sourires et de ses éclats de joie, je n’avais pas su percevoir une chose pourtant si évidente ? Ou bien son cœur avait-il enfui sa douleur si loin de notre bonheur qu’il m’était alors impossible de la soupçonner jusqu’ici ?

— … je suis un fardeau pour lui…

« Evy… pourquoi est-ce que tu arrives à lui dire, à lui, tout ce que tu devrais me dire, à moi ? »

L’insidieux personnage, les yeux braqués sur elle comme pour mieux la sonder, ne pouvait naturellement ignorer le poids de la culpabilité qui l’écrasait. Si lourde à porter, sa honte lui avait véritablement troué le cœur et cet organe, censé s’emplir des joies et des douleurs de notre vie, était semblable à une jarre percée. Un réceptacle d’où s’écoulait l’amour dont elle désirait être comblée. En cet instant, pas un des cadeaux que j’aurai pu lui offrir, ni aucun des mots que mon affection désirait lui dire, n’aurait pu la convaincre qu’elle m’était sincèrement chère.

« Evy… Ce coeur qui bat en nous, c’est toi… Ignores-tu que celui de nous deux qui souffre le plus… ce n’est pas moi ? »

Esquissant un sourire perfide, Monsieur K sembla soudain s’être décidé à mettre cette insondable carence affective au service de son sinistre projet.

— Allons, allons ! Ne te décompose pas ainsi ! Tu ressembles à une pauvre petite fleur fanée sur laquelle j’ai failli poser mon pied…

Ses paroles la laissèrent sans trop de réaction et il poursuivit sereinement de cheminer jusqu’à son objectif. La lenteur de ses pas entama alors de l’approcher.

— Tu devrais plutôt te mettre en quête d’une personne qui saura apprécier la saveur particulière de ce que tu peux offrir. Un être à la répartie tout à l’opposé de la sienne et une réponse autrement plus agréable, délicieuse même ! Cette réponse, c’est celle d’un très plaisant divertissement !

A ces paroles qui me semblèrent s’écouler de la bouche du Diable en personne, elle tourna vers lui sa curiosité qui venait de naître. Satisfait d’avoir enfin capté son attention, il accéléra sensiblement son pas.

— Je peux te faire oublier ta peine et ses plaies dont tu ignores la cause véritable, Evy. T’apprendre à comment les transformer ! Les habiller de leurs plus beaux atours pour les rendre belles et suaves.

Il s’immobilisa alors, notre Cœur troublé à ses pieds, le regard plongé dans l’océan de sa confusion. A cet instant, il me sembla discerner sur les traits de ce traître une expression qui ressemblait à de l’affection. Écœuré, sa profondeur m’apparaissait comme sincère. Pourtant, et fort heureusement pour mes nerfs, elle s’effaça bien vite de son visage à présent reconquit par la fourberie.

— Tu n’es pas obligée d’être seule… Tu n’es pas obligée de n’avoir que lui.

Cela disant, il s’agenouilla devant elle dans une chute vaporeuse.

— Moi aussi, je peux devenir ton ami.

Avec la plus sûre des délicatesses, il vint aussitôt faire courir son index du haut du front jusqu’à son nez mutin. Le tapotant alors à deux reprises avant de se retirer, il lui offrit sa dentition la plus éclatante. Elle détourna alors le visage pour dissimuler le sourire gêné qu’avait fait naître le soin particulier qu’il apportait à la charmer. L’effroi me torturait de constater que ce Serpent était en train d’arriver à ses fins.

« Evy ! Ne te fais pas avoir ! Il te ment ! »

hurlai-je en m’acharnant sur la poignée dont la serrure ne voulait céder. Ne l’écoute surtout pas !

Elle le fixa à nouveau, encore hésitante mais presque entièrement conquise par sa mascarade. Impuissant, j’observais la douce et naïve moitié de moi tomber dans son piège odieux. La main de ce fieffé mystificateur s’empara ensuite de notre menton et il ne put contenir totalement la perfidie de son expression. Mais elle se dévoilait sans conséquence puisqu’elle surplombait la plus navrante des cécités aux agitations transparentes.

Ce geste outrepassant sa vaste intégrité, Evy s’était statufiée sous l’intensité des pulsations qui la frappaient.

— Me permettrais-tu d’admirer tes yeux quelques instants ? sollicita-t-il d’une élégance envoûtante.

A sa demande, et bien qu’elle fut pourtant mal à l’aise à cette idée, son mutisme le laissa soulever son visage. Il plongea alors dans ce regard intimidé la fascination intense qui brûlait dans le sien.

Ne pouvant soutenir pareille insistance, elle faisait glisser de rapides coup d’œil de droite à gauche pour revenir guetter furtivement la fin de ce qui était supplice pour son être timoré.

— Oui ! Comme cette candeur affligée te sied bien davantage à la froideur ! Tes traits me confessent que tu es bel et bien née pour souffrir. Hum… pauvre petite !

Le sens de ces paroles lui échappait. Elle ne s’en trouva que plus confuse et désemparée tandis qu’en notre intérieur qui me gardait captif, ma colère ne pouvait se retenir d’injurier ce fumier. Il souleva alors un peu plus son visage et s’approcha pour mieux la scruter, d’un sérieux soudain et glacial.

— Tu es de quel signe, dis-moi, Evy ?

Passant sans transition à une question des plus saugrenues, elle ne put répondre tant sa langue semblait s’être nouée dans la démesure de son embarras.

— … verseau… murmura-elle finalement d’une excessive timidité.

— C’est bien ce que je pensais ! s’exclama-t-il, satisfait, avant de la délivrer de l’étreinte de ses doigts.

Il déposa ensuite les paumes sur ses propres cuisses et après avoir soupiré, il étira ses lèvres pour lui sourire.

— J’ai quelque chose pour toi !

Cela disant, sa main se glissa dans la poche intérieure de sa veste. Il en sortit ce qui ressemblait à une boite de pastilles qu’il amena aussitôt à sa portée, sollicitant qu’elle lui tende la paume.

— Prend-en un ! Ils ont un bon goût de violettes !

Mon esprit se cristallisa à ces paroles. Avais-je à ce point l’esprit mal tourné ou bien étais-je certain que cet ignoble vicelard n’avait aucune limite à sa malice ?

« Ce foutage de gueule… il est pour moi, c’est ça ? »

Égarée, elle hésitait encore, comme maintenue figée dans son incapacité à prendre la moindre décision. Il redoubla alors de magnétisme dans le charme qu’il déployait.

— Evy… ne me repousse pas… donne-moi ton consentement ! Donne-le-moi… ce « oui » qui te soulagera !

« Evy, non ! »

Son regard trahissait une souffrance profonde qui déborda en deux longues larmes sur ses joues. Elle sourit alors timidement, sans plus pouvoir cacher son mal intense.

« Evy… si tu fais ça… tu m’enlèves tout espoir de nous défendre ! »

— … oui… murmura-t-elle en tendant la main vers la sienne pour accepter la sucrerie qui chuta dans le creux de sa paume.

Redoublant d’acharnement, je brutalisai la surface de la porte à m’en briser les poings.

— … merci… murmura-t-elle avant de la porter à ses lèvres du bout des doigts.

Tandis que je m’effondrai littéralement, Monsieur K, qui la regardait avec contentement, se para d’une expression doucereuse pour venir ici répondre à son aveugle gratitude.

— Mais Evy, c’est moi qui te remercie !

Quand il fut assuré que la friandise s’était entièrement distillée sur sa langue, il se dressa avec vigueur et, lui tournant le dos il s’en retourna dans la pénombre d’où il avait émergé.

— Bien ! s’exclama-t-il, enthousiaste. Puisque nous sommes à présent de bons amis, que dirais-tu de passer, sans attendre, à ce divertissement que je t’ai promis ?

Tout en le regardant s’éloigner, son cœur s’éveillait doucement au bonheur de cette nouvelle compagnie qui se montrait si attentionnée envers elle. Ce sentiment d’affection qui s’imprima alors dans mes pensées me retourna l’estomac, à tel point que ma bile me brûla en remontant le long de ma trachée.

— Qu’est-ce que c’est comme jeu ? demanda-t-elle avec intérêt.

Sa bouche eut à peine le temps de souffler cette phrase qu’elle se sentit soudain vaciller sous l’effet d’un étrange tournis. Je pouvais le ressentir, moi aussi, embrumer mon esprit d’une ivresse naissante. Bien évidement, la drogue qu’elle avait avalé devait déverser ses effets sur mon cerveau et affecter mon esprit, puisqu’il n’était pas que le mien mais le nôtre. Dans une gestuelle fragile, sa main se déposa sur le tapis pour soutenir son équilibre qui divaguait graduellement. De l’autre côté de la pièce, celui qui se disait son ami s’en était revenu sur ses pas pour la rejoindre, un grand sac de sport noir enserré dans la main.

— C’est bien vrai… que tu veux jouer avec moi ? lui demanda-t-elle, doutant à nouveau que l’on puisse s’intéresser à elle.

D’un calme sinistre, il posa le sac à sa droite avant de s’agenouiller face à elle.

— Bien sûr ! lui affirma-t-il, sourire aux lèvres. Si deux amis décident de passer un moment ensemble, ce n’est pas pour autre chose que de se divertir. Et j’ai justement un jeu très amusant à te proposer !

Rassurée par cette réponse, elle sourit à son tour, les traits à ce point relâchés qu’elle ne pouvait plus cacher d’être alanguie. Chavirée par la substance, son buste bascula sur le côté.

— Holà ! dit-il en stoppant d’une main charitable sa vaporeuse dégringolade. Reste avec moi !

Il la remit aussitôt d’aplomb avant de venir soutenir son regard brumeux d’une soudaine sévérité.

— Evy ! Tu dois faire tout ton possible pour rester bien droite ! Si tu t’écroules, nous n’aurons plus l’occasion de jouer ensemble. Et ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ?

— Non, non ! répondit-elle en secouant le visage.

Elle s’appliqua alors à demeurer immobile, malgré les étourdissements qui ne cessèrent de la faire osciller. Contemplant les efforts touchants qu’elle déployait, il lui sourit, manifestement très diverti.

— C’est très bien, Evy ! Continue comme ça !

Il tira aussitôt jusqu’à lui le sac de sport qui glissa sur le tapis et ouvrit avec vigueur sa fermeture éclair, l’expression chargée de mystère. Quand ses mains qu’il plongea à l’intérieur en ressortirent, il porta à notre regard son invraisemblable contenu.

— Qu’est ce que c’est ? demanda-t-elle, toujours appliquée à ne pas chanceler.

— Ceci, ma chère petite… répondit-il fièrement. Est mon précieux outil de travail !

De notre vue troublée je le discernai maintenant, ce masque étrange qu’il tenait avec fermeté entre ses mains. Cela ressemblait à un casque audio de par ses deux excroissances arrondies qui semblaient être modelées pour couvrir les oreilles. Comme un pont entre elles se trouvait une épaisse bande de latex d’un noir impénétrable dont le relief moulé était celui de la moitié supérieure d’un visage enténébré.

« Il a dans l’idée de lui faire porter cette chose ? Pourquoi ? »

J’avais beau m’alarmer, je ne jouissais pas d’assez de malice pour anticiper sur ses intentions.

— Cette petite merveille à toutes les qualités ! reprit-il d’en faire l’éloge. Robuste, elle encaisse parfaitement les chocs !

A ses paroles, il ne put contenir son euphorie qui lui déforma les commissures.

— Il est également conçu pour offrir une insonorisation totale à celui qu’il vient couronner. ajouta-t-il tout en le cerclant autour de notre tête.

Le latex épousant le haut de son visage, il nous déroba notre regard et je fus, tout comme Evy, plongé dans l’obscurité. En lui supprimant sa vision, il m’avait rendu aveugle, moi aussi.

« Ce type ! Où donc va-t-il puiser une telle connaissance de notre état et de son implacable logique ? »

— Une fois correctement placé, il ne reste plus qu’à tourner la petite manivelle de l’étau située à l’arrière… Ainsi achève-t’on d’amputer ce qu’il subsiste d’audition.

Cela disant, la neutralité de son timbre se mua. A cette modulation de sa voix, je devinai que ses lèvres s’étaient étirées tandis que sa jubilation se régalait à nous emmurer, encore et encore.

— Et ce en prenant bien garde… à ne pas broyer la jolie petite tête … qui se trouve à l’intérieur !

La pression qui enserrait notre crâne se fit d’un coup plus aiguë et il ne fallut qu’un demi-tour supplémentaire pour que la douleur la saisisse. La surprise lui fit aussitôt pousser un cri qui demeura pour nous inaudible. Plongés dans le gosier d’un obscur silence, nous étions désormais coupés de la réalité extérieure. Ce qu’il s’y jouerait, à partir de cet instant, nous étions condamnés à l’ignorer. La substance qu’il lui avait fait ingurgiter, non contente d’embrumer mon esprit, amplifiait de façon biscornue chacune des émotions qu’Evy pouvait ressentir. Cela achevait de court-circuiter le peu d’agilité qu’avait encore conservé mon entendement. Captif de ce néant, je ne percevais plus que le tempo de nos battements de cœur s’accélérer sous la montée progressive de l’angoisse. Mais alors que de cette pesante réclusion émergeaient les prémices d’une panique violente, une mélodie se déversa soudain pour emplir la petite boîte de notre sombre univers. Aussitôt je reconnu cet air, déjà entendu par le passé.

« Brassens ! Plus de doute possible, ce connard cherche à m’achever ! »

Mais bien que mon dégoût fut profond, il n’en était pas de même pour Evy. Émergeant de son cœur d’enfant, sa gaîté s’opposait à ma virulence tandis que la poésie achevait de la ravir.

« Un champ de blé prenait racine,
Sous la coiffe de Bécassine,

Ceux qui cherchaient la Toison d’or,
Ailleurs avaient bigrement tort.

Tous les seigneurs du voisinage,
Les gros bonnets, grands personnages,

Rêvaient de joindre à leur blason,
Une boucle de sa toison.

Un champ de blé prenait racine,
Sous la coiffe de Bécassine.

C’est une espèce de robin,
N’ayant pas l’ombre d’un lopin,

Qu’elle laissa pendre, vainqueur,
Au bout de ses accroche-cœurs.

C’est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant

Qui pourra chanter la chanson
Des blés d’or en toute saison

Et jusqu’à l’heure du trépas,
Si le Diable ne s’en mêle pas.

Au fond des yeux de Bécassine,
Deux pervenches prenaient racine,

Si belles que Sémiramis,
Ne s’en est jamais bien remise.

Et les grands noms à majuscules,
Les Cupidons à particules

Auraient cédé tous leurs acquêts,
En échange de ce bouquet.

Au fond des yeux de Bécassine,
Deux pervenches prenaient racine.

C’est une espèce de gredin,
N’ayant pas l’ombre d’un jardin,

Un soupirant de rien du tout,
Qui lui fit faire les yeux doux.

C’est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant

Qui pourra chanter la chanson,
Des fleurs bleues en toute saison

Et jusqu’à l’heure du trépas,
Si le Diable ne s’en mêle pas.

A sa bouche, deux belles guignes,
Deux cerises tout à fait dignes,

Tout à fait dignes du panier,
De madame de Sévigné.

Les hobereaux, les gentillâtres,
Tombés tous fous d’elle, idolâtres,

Auraient bien mis leur bourse à plat,
Pour s’offrir ces deux guignes-là,

Tout à fait dignes du panier,
De madame de Sévigné.

C’est une espèce d’étranger,
N’ayant pas l’ombre d’un verger,

Qui fit s’ouvrir, qui étrenna,
Ses jolies lèvres incarnat.

C’est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant

Qui pourra chanter la chanson,
Du temps des cerises en toute saison

Et jusqu’à l’heure du trépas,
Si le Diable ne s’en mêle pas.

C’est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant

Qui pourra chanter la chanson,
Du temps des cerises en toute saison

Et jusqu’à l’heure du trépas,
Si le Diable ne s’en mêle pas ! »

Dans les profondeurs de la cave où j’endurai la raillerie, mon être se tenait, bancal, aux pieds de ces augures. Le choix de cette chanson me parut à ce point abject et pervers que mes coutumières nausées me reprirent sans attendre. Un goût infect tapissait mes papilles.

« Evy… »

En tout temps et en tout lieu, elle me semblait avoir été la proie de ceux qui lorgnent et écument sur la chair au mépris de l’être.

« Mon tendre Cœur… un simple jouet qui passe de mains en mains dans une joyeuse sauterie des enfers ! »

Quel funeste encerclement que cette pensée-là qui sembla tout à coup éteindre en moi les dernières lueurs de ma clarté d’esprit.

« Que nous est-il arrivé ? Cette sensation… Quelle est donc cette horreur-là ? Elle le semble soudain familière, cette idée insoutenable… que le monde entirer nous est passé sur le corps ! »

Submergé, je ne pouvais ordonner pour la déchiffrer cette nébuleuse de ressentis et de fragment d’images furtives. Je m’en agaçai jusqu’au seuil de la colère quand un grésillement strident fit sursauter le cœur d’Evy.

« Allô, allô, petite luciole ! M’entends-tu ? » s’exclama son timbre qui nous emplit littéralement de son omniprésence.

— … oui, je t’entends bien. répondit-elle, un peu anxieuse mais rassurée d’entendre le son de sa voix.

— Parfait ! se réjouit-il, très satisfait. Te voici maintenant privée de deux de tes sens, la vue et l’ouïe. C’est plutôt amusant, tu ne trouves pas, Evy ?

— … ça fait… bizarre… murmura-t-elle, déconcertée.

— Bien ! reprit-il, enthousiaste et ne cherchant plus désormais à dissimuler sa délectation malsaine. Tout est en place ! Nous pouvons donc entamer la représentation de notre petit spectacle que, fort à propos, j’intitulerai ainsi :

« La petite histoire d’une fille très bête,

qui fit confiance à un Monstre ! »

A ces mots qui annonçaient le départ de son jeu, l’effroi le plus véhément s’empara de moi.

« Evy »

murmurai-je, la mort dans l’âme.

« … je ne peux rien faire pour l’arrêter ! ! »

Alors, de sa voix méphitique qui résonna de part et d’autre de l’obscurité, il leva le rideau de son lugubre théâtre.

— Acte I ! « Au secours, Kirlian, j’ai peur ! »

Chapitre XII

Director’s Cut

Fantomas – Der Golem

Dès les premières notes, son cœur s’affola et la paralysie la cloua sur place.
En une fraction de seconde, tout venait de basculer.

You must guard this secret with your life

Tu dois garder ce secret avec ta vie

The hour has come

L’heure est venue

Breathe life into clay

Respirez la vie dans l’argile

A slave

Un esclave

We will be saved

Nous serons sauvés

When he rises up a mental brave

Quand il se lève un brave mental

Pétrifiée, sa chair tremblante la gardait enclavée.

The creature walks

La créature marche ! ! !

A cette détonation monstrueuse, l’épouvante la fit se dresser sur ses jambes et elle s’agita dans l’obscurité, sans savoir d’où émanait le danger ni pourquoi ce cauchemar l’avait avalée.

Combat the enemy

Combattre l’ennemi ! ! !

Les hurlements de cette bête l’avaient plongée dans l’horreur et, en proie à une peur panique, elle tenta de fuir par la droite pour aussitôt s’écraser sur la compacité de l’un des nombreux mobiliers.

Ainsi s’écroula-t-elle par-dessus le tapis où elle rampait à présent dans les cris et les pleurs.

Follow follow follow follow follow follow

Suivre suivre suivre suivre suivre suivre

Follow your enemy

suivre Votre ennemi !

« … je ne peux rien faire… »

Follow follow follow follow follow follow

Suivre suivre suivre suivre suivre suivre

Follow your enemy

suivre Votre ennemi !

« C’est beaucoup trop fort… il va nous broyer le cerveau… »

The creature walks

La créature marche ! ! !

A ce nouveau grondement qui s’abattait sur elle, elle détalla à quatre pattes pour aussitôt se cogner la tête contre une surface solide.

Elle s’écroula, désorientée.

Now who’s your enemy ?

Maintenant, qui est ton ennemi ?

Son cœur n’en cessait plus de s’emballer.

La terreur impulsait en elle un rythme effréné qui distillait son poison dans chaque parcelle de notre être bringuebalé.

« … arrête… »

I’m the Golem

Je suis le Golem

The secret stolen

Le secret volé

This is my body

C’est mon corps

« Arrête ! »

I walk again

Je marche encore

Life born anew

La vie est née de nouveau

« Tu vas la tuer ! »

Let silence scorn you

Que le silence te méprise

Reach out my body

Atteindre mon corps

« Arrête ça !!! »

I walk again

Je marche encore

Martelé par ses pulsations, Evy s’était immobilisée sur le sol, recroquevillée comme un petit animal qui ne pouvait s’arrêter de trembler, quand l’intensité du vacarme qui nous lacérait s’atténua jusqu’à disparaître.

La première vague venait de s’achever.

« Evy… »

Son bassin heurta l’accoudoir d’un fauteuil.

« Evy ! »

Sa jambe s’écrasa sur un pied de table.

« … arrête de courir… ça ne sert à rien ! »

Ses mains tâtaient avidement autour d’elle.

« … tu vas finir par nous blesser gravement ! »

Notre cœur battait beaucoup trop vite.

« Evy ! »

La première piste achevée comme le préambule de notre crépuscule, une autre lui avait succédé et ainsi de suite, toutes aussi terrifiques pour une si petite fille dont les sanglots n’en cessaient plus de se répandre dans ses tentatives de fuite. Mais rien n’y faisait, les horribles sons la poursuivaient dans chaque recoin où elle avait pu ramper en pensant y trouver un refuge.

Arraché violemment à notre perception du temps et de l’espace, cet instant nous semblait être notre éternelle prison d’épouvante. Les battements de son cœur affolés étaient si violents et à ce point assourdissant que je ne percevais plus ni mes pensées ni les siennes. Toute communication entre nous était devenue impossible de par cette cacophonie.

De son côté, notre bourreau semblait prendre son pied et, de manière régulière, pressait le bouton du micro pour me faire entendre les cris de terreur de mon Cœur qui se mélangeaient aux grondements, grognements et déflagrations de sons stridents dont il saturait nos ténèbres.

« Quand cette folie va-t-elle enfin s’arrêter ? Cette impensable torture allait-elle seulement prendre fin ? Combien de temps va-t-elle pouvoir tenir à une telle cadence ? Evy… »

Les représentations effrayantes que lui inspiraient ce tohu-bohu défilaient en mon esprit comme des flashs d’images distordues. J’y distinguai une fumée noire, parsemée d’innombrable regards braqués sur elle et rampant au plus près de sa silhouette terrifiée. Cet aggloméra glissait sur elle, l’environnait de mille présences et de borborygmes éraillés. Omniprésents, ils se pressaient davantage pour l’induire toujours un plus intensément au tourment. C’était devenu sa seule réalité dans laquelle il l’acculait jusqu’à ce que efface tout autre souvenir dont il ambitionnait de prendre la place. Une multitude d’interférences parasitait gravement notre communication. Je ne pouvais la prévenir que le danger véritable venait de cet homme qui se mouvait, autours d’elle, à l’extérieur du cauchemar où il l’avait enfermée.

Puis soudain, alors qu’elle venait de s’écrouler dans un nouvel impact, la musique infernale s’évanouit, remplacée dans l’instant par un silence pesant. Immobile et tremblante, ce vide qui contrastait si fortement les assauts d’un barnum infernal la désorientait au point de croire, en faisant fi de la douleur qui témoignait du contraire, qu’elle avait rêvé tout cela. Elle avait à peine osé redresser son visage enroulé dans la crispation de ses bras quand émergea une puissante exclamation.

— Fin du premier acte !

Ce timbre, à tout jamais imprimé dans les tréfonds les plus sombres de notre âme, la fit sursauter d’effroi tout en même temps que s’éteignait l’espoir d’avoir quitté ce cauchemar.

— Alors, le spectacle vous plaît, les enfants ?

Le micro activé, se faisait alors entendre les grincements des pas du monstre qui encerclait cette âme épouvantée qu’il faisait tressaillir à son approche. Aussitôt, elle tenta de fuir mais sa tête heurta un nouvel obstacle. De ses mains qui palpaient avidement le sol, elle essayait désespérément de se frayer un passage dans les ténèbres encombrées.

— Pour information, et dans un souci de conserver une totale immersion, il est interdit de quitter la salle avant la fin de la représentation, je vous remercie par avance pour votre complicité ! Poursuivons, à présent !

Loin d’en avoir fini, son affirmation certifiait tout au contraire qu’il venait à peine de commencer et, tandis qu’en ma prison le stress augmenta d’un coup la puissance de ses ravages, il s’exclama avec grandiloquence.

— Acte II ! Au secours, Kirlian, j’ai mal !

« … qu’est-ce que tu vas… »

Tout son corps se figea quand la première vague de douleur la submergea. Il s’écoula plusieurs secondes avant qu’elle ne comprenne véritablement qu’elle était en train de souffrir. En notre intérieur, la même souffrance était venue me frapper l’échine et je me crispai, sans comprendre pourquoi ce mal m’affligeait. Quelque chose s’était abattu soudainement sur son dos. Quelque chose de fin et de souple qui avait provoqué la montée d’une douleur fulgurante. Elle n’eut pas le temps de s’effondrer en poussant son premier hurlement inaudible qu’une seconde estampille la saisit à l’arrière de la cuisse. Evy se redressa vivement sous l’intensité de la brûlure aiguë qui venait de l’affliger quand son tortionnaire enclencha une nouvelle piste, toute aussi aliénante pour la douceur de notre Cœur qui se contracta violemment dans notre poitrine. Aussitôt, les images nées de sa terreur revenaient tapisser le palais de mes obscurités tandis que son corps recroquevillé s’écroulait par-dessus le tapis.

« Des crocs la saisissent, labourent sa chair, la mettent en charpie ! »

En tout sens et de tout coté, les peines se multipliaient sur son petit corps, diminuant parfois de cadence pour reprendre ensuite avec plus de férocité, suivant le rythme imposé par la vibration qui dominait sur nos perceptions.

« Ce maboul euphorique est bel et bien tout affairé à battre joyeusement la mesure de ce tohu-bohu sur sa peau d’enfant !!! » conscientisai-je et sentant aussitôt s’élever de mon être une haine intense qui vomissait sa pestilence.

Toutes ces plaies, après avoir marqué notre chair, continuaient de s’imprimer sur mon dos d’une immodération théâtrale. Ne lui épargnant pourtant pas la moindre douleur, ce curieux phénomène m’apparut alors comme étant la liste interminable de ce que ma vengeance bouillonnante ferait un jour payer à ce fumier. Mon essence prenant en note jusqu’à la moindre petite plaie infligée à notre âme, cet esprit faible et tourmenté que j’étais pour l’heure se projetait d’ores et déjà dans un futur où il piétinerait un par un les atomes qui échafaudaient effrontément ce salopard. Le sang qui s’écoulait de mon corps fictif écroulé-là en était l’encre avec laquelle je gribouillai la nomenclature de mes aspirations à le détruire.

« Pour toujours désormais, ma revanche aura l’odeur et le goût du sang ! »

Le chef d’orchestre de ce flot d’abomination qui martelait notre être enclencha une fois encore le micro qui me permit d’entendre les hurlements de mon Cœur. Entrecoupés qu’ils étaient par l’intensité d’un sanglot convulsif à bout de souffle, je perçus alors sa voix expirer les syllabes d’un nom qu’elle répétait en boucle.

— Kirlian… Kirlian… gémissait-elle pour m’appeler à l’aide en l’abîme où sa douceur se faisait martyriser.

Mon impuissance à l’arracher à cette réalité me fit tomber à genoux et courber l’échine jusqu’à ce que mes avant-bras crispés se déposent à même le sol. Enrayant la discontinuité du chaos infernal qui ravageait mon esprit, je crus tout à coup la revoir en cet instant où elle avait régressé en un petit amas de chair, recroquevillé dans le déluge de ses larmes. Cet instant où je pris pour toujours le cryptonyme décerné par l’élan de son amour vulnérable à mon égard. Récusant de toutes mes forces la prolongation de ses tortures, il m’était impossible de la laisser en subir davantage les ravages sans en sombrer moi-même dans la folie le plus noire. Mon front se pressa alors tout contre la pierre gelée et je propulsai un interminable cri de rage qui contenait en lui la révulsion de mon impuissance. A cet instant, une vive pulsation dans ma poitrine précéda un vertige qui vint à m’étourdir. Aussitôt, une étrange sensation d’incorporation accompagna le plongeon de ma vision en d’épaisses ténèbres qui m’aveuglaient désormais. Mes mains tremblantes se précipitèrent sur mon visage où les capteurs de mes doigts m’informèrent de la présence d’une texture en latex. Bien que je demeurais encore égaré, l’évidence s’imposa.

« … je suis… aux commandes ! »

Dans l’impétuosité de ma fureur, j’avais réussis à briser les chaînes qui inhibaient mon esprit en notre être. La satisfaction me quittant aussitôt tant il n’était guère opportun de savourer plus longuement ce succès, je réquisitionnai sur le champ ce qu’il demeurait encore d’opérationnel en mes sens estropiés pour déterminer la position de notre bourreau.

Le sachant tout proche de moi, je me trouvais pourtant dans l’incapacité de le localiser, constatant que, privé de ses yeux et de ses oreilles, il ne nous restait pratiquement rien pour appréhender ce qui nous entourait. Comme si cela ne lui avait pas suffit de jouir de la supériorité que lui octroie sa taille et sa force d’adulte, il fallut en plus qu’il nous réduise à l’infirmité. Me sentant la faiblesse et la fragilité d’un insecte sur le point de se faire arracher les pattes par un géant invisible, je ne pouvais qu’attendre qu’il se manifeste en me tenant sur la défensive. Le silence s’éternisait mais je le savais tout proche à son regard qui me brûlait la peau comme un astre à son zénith. Et puis soudain, un grésillement strident m’assaillit les tympans.

Fantomas – Investigation of a Citizen Abrove Suspicion

Aussitôt sur mes gardes, je perçus se répandre dans mes pensées l’oppression d’une mélodie inquiétante. Ce taré venait de lancer une nouvelle piste qui avait sans doute vocation à m’accueillir.

« Hum ! T’essayes de me faire peur, bouffon ? » ricanai-je en mon for intérieur tout en demeurant parfaitement immobile.

Son râle immonde résonna en ma prison comme un spectre venu la hanter, mais j’étais résolu à ne pas me laisser aspirer dans l’ambiance avec laquelle il désirait de m’étrangler jusqu’à m’en faire suffoquer. Il fallut bien avouer que ce n’était pas une chose aisée car l’effet de la vibration sur mon cerveau en état de privation sensorielle le trompait sur ce qui m’entourait.

Imperturbable, j’attendais de pied ferme cet illusionniste dont se révélaient inefficaces les tentatives de m’induire à la panique et, tandis qu’il semblait siffler le malsain de son délice par-dessus l’instrumentation, je patientais, sans espoir qu’il se lasse de son petit jeu. Lucide quant à ma situation, je me trouvais en état d’infériorité puisque cet embusqué s’était bien assuré de ne me laisser aucune chance.

« Mais soit, je suis prêts ! » m’exclamai-je en serrant les poings. « Amène-toi, connard ! »

You hear the whisper calling

Tu entends l’appel du murmure !

« Imperturbable et attentif, mon peu de sens alerte s’était à présent amplifié pour palier à la perte des deux autres. »

You hear the whisper calling

Tu entends l’appel du murmure !

« La sensation d’être frôlé… respirer sa fragrance musquée…

Sentir de mes pieds nus vibrer le plancher sous ses allées et venues…La certitude de n’être pas un seul instant quitté des yeux…
Contenir en moi la rage indicible qui bouillonnait d’être ainsi rétrogradé du statut de personne à celui de jouet.

Malgré cela je restais de marbre, ma dignité m’interdisant de le satisfaire par une quelconque réaction. »

You hear the whisper calling

Tu entends l’appel du murmure !

« … tu prends ton pied à faire traîner ça en longueur, hein, espèce de tordu ! »

You hear the whisper calling

Tu entends l’appel du murmure !

Every comb of hair

Chaque peigne de cheveux

The times you see red

Les fois où tu vois rouge

Every hair on your head

Chaque cheveu de ta tête

Every thread on your back

Chaque fil sur ton dos

Every piece of skin

Chaque morceau de peau

Every mouth you feed

Chaque bouche que tu nourris

« … abrège ! »

Every word that you said

Chaque mot que tu as dit

Every drop that you bled

Chaque goutte que tu as saignée

A cet instant, il me sembla soudain sentir la chaleur de son souffle remonter le long de ma nuque tandis que sa langue clapotait sur son palais.

« … »

Écœuré par le visqueux de sa présence toute proche, je me retournai avec virulence en déployant le bras pour aussitôt constater, non sans en crisper la mâchoire, que je venais de frapper dans le vide. Revenant à une posture défensive, il m’assainit un premier coup de cravache. A cet avertissement, je sentis monter d’un coup la tension et anticipait sur sa toute proche déferlante en contractant l’entièreté de ma musculature.

You hear the whisper calling

Tu entends l’appel du murmure !

Là, il abattit sa houssine pour suivre la cadence frénétique de la musique. En tous sens, la douleur des écorchures était semblable à de petites lames aiguisées qui dansaient sur ma chair. Pourtant, je me surprenait à tenir le choc. Ces morsures, toutes aiguës qu’elles pouvaient être, me paraissaient insuffisantes pour faire vaciller ma volonté.

« C’est supportable ! Je peux endurer ça ! » m’encourageai-je à contrecarré les euphories de ce désaxé quand j’eus l’impression d’entendre Evy pousser une plainte aiguë, ce qui troubla dans l’instant mon esprit focalisé sur la simple tâche d’encaisser la dérouillée. Cela m’aurait coûté cher si la piste sonore ne sonna enfin le glas de sa furie.

Les tympans douloureusement agressés, je me contractai quand le silence soudain mit fin à mon tourment. Le calme était revenu…

Délivré de cette nuisance sonore, je repris sur le champ ma posture défensive et me concentrais sur sa localisation pour tenter d’anticiper quelque peu sur sa prochaine action. Mais il ne se passa rien et le silence perdura jusqu’à ce qu’un léger grésillement ne m’annonce qu’il venait d’enclencher le micro pour s’adresser à moi.

— Hum ! Quelle différence de comportement… Véritablement, il faut le voir pour le croire !

Au son railleur de sa voix qui emplit la cage de mon crâne, je sentis jusqu’au plus infime de mes muscles se crisper.

— Bonsoir… Kirlian !

Salutation soupirée à sa friandise, mon mépris ne daigna pas lui rendre la pareille tandis que sa voix s’empressa de trahir son impatience.

— Voilà que vient de sonner le glas du Cœur tendre ! A présent, amusons-nous avec la Tête dure !

Le sadisme qui suintait de son enthousiasme annonçait l’imminence d’une seconde déferlante. Mon mental se résolu aussitôt à remporter la victoire sur la douleur, dusse-t-elle se faire nommer Pyrrhus.

A peine avais-je fais retentir cette conviction en mes pensées qu’une sensation de brûlure corrosive étala sa longueur en travers de mon bras. La surprise, tout d’abord, faisant défaillir mes jambes, mon épaule vint heurter l’un des nombreux mobiliers de la bibliothèque, et sur lequel je m’appuyai dès lors pour ne pas chanceler davantage. La douleur fut telle que malgré mes efforts obstinés pour en contenir en moi l’expression, mes lèvres se crispèrent jusqu’à déformer l’ensemble de mes traits.

« Putain de sale enfoiré !!! » m’irritai-je en serrant les dents pour aussitôt constater, non sans en ressentir des sueurs froides, que j’allais bel et bien déguster sans plus aucune certitude quant à ma capacité à encaisser un pareil traitement.

La première vague n’avaient donc pour but que de raviver en moi l’espoir d’être à la hauteur, espoir qu’il s’empressait maintenant de piétiner par des frappes justement dosées.

« … ce qu’il faut pour m’affliger sans m’abattre à ses pieds… »

— Allons, allons ! tenta-t-il de m’encourager dans mon affliction. Réjouis-toi que votre amphitryon ait le sens des proportions, car je t’assure que je suis très loin d’y mettre toute la force dont je dispose !

Cet aveu terrifiant me fit redouter davantage la suite de notre petit tête à tête. D’entrée de jeu, ce fumier venait de réduire à néant l’avantage que j’avais sur Evy de mieux supporter la douleur. La chair tremblante, j’aurais ardemment désiré pouvoir me soustraire au supplice qui m’attendait de pied ferme, mais l’inévitable réalité qui m’enchaînait à ce destin m’arracha des bras d’une telle illusion.

« Il faut que je tienne le coup ! Je n’ai aucun autre choix ! »

— Allez ! Relève donc la tête, petit singe ! m’intima-t-il avec sévérité. Et montre moi ce que t’as dans le ventre !

Échauffé dans l’instant, son arrogance éveilla furieusement jusqu’à la plus infime particule de haine qui avait put se distiller dans mon être. Je lui offris aussitôt le fond de ma pensée.

— Je t’emmerde !

A peine lui avais-je craché ma réponse au visage que je sentis le mien se faire éjecter sur le coté. Picotements et chaleur m’enflammaient la joue. Déboussolé au milieu de mes obscurités, il me fallut quelques instants pour véritablement comprendre qu’il venait de me gifler.

— Insolent ! résonna sa voix en mon crâne échauffé par la colère.

Dans mon refus viscéral de me soumettre, je réitérai sur le champ cette affirmation.

— Je t’emmerde !

Aussitôt, et jetant son dévolu sur mon autre joue, la paume de sa main vint s’abattre pour la seconde fois. Il déploya plus de force pour cette deuxième correction, aussi mon corps entier fut-il projeté sur le coté jusqu’à heurter de la tête ce qui me sembla être l’un des murs.

— Hum ! Insolent ! s’exclama-t-il à nouveau sans chercher à dissimuler que son sadisme se régalait au banquet des peines qu’il m’infligeait.

La sagesse aurait voulu que je me taise dès à présent et pourtant… elle bondit une troisième fois de ma gorge en furie.

— Je t’emmerde !!

M’étant préparé à recevoir une mandale de plus, j’eus le réflexe de placer mes avant-bras à hauteur de mon visage pour m’en protéger, quand je fus brutalement estomaqué. De ce que j’identifiai comme étant la rigidité de la semelle de sa chaussure, je compris qu’il venait de m’infliger un violent coup de pied dans le ventre. Celui-ci m’aurait certainement éjecté si je ne m’étais pas trouvé dos à ce mur qui me broyait maintenant l’échine. Mon souffle en fut instantanément coupé tandis que la nausée achevait ici de m’affliger. Aussitôt, je dégringolai jusqu’à poser les deux genoux au sol, suffoquant sans réussir à véritablement débloquer ma respiration.

— C’est bon, t’as pigé cette fois ? me lança-t-il avec une soudaine sévérité. On va calmer sa petite colère ?

La condescendance qui émanait de son être et qui m’écrasait de son plaisir à me placer plus bas que terre me remit aussitôt la rage aux bord des lèvres. Alors, de mon souffle saccadé, j’expirai ce qui demeurait, encore et toujours, ma conviction la plus absolue.

— Je… t’emm… er… de !

L’amusement l’ayant reconquis, il soupira d’un timbre navré.

— Tss tss tss ! Quelle fichue tête de mule !

Dès cet instant il fit s’abattre sur ma chair étendue-là le crachin acide des représailles. J’eus beau me contracter pour en atténuer les brûlures, aucun de mes efforts ne venait soulager l’intensité des morsures.

« Depuis combien de temps suis-je allongé là, à me faire battre ? »

Bien que mes facultés et mes perceptions se trouvèrent ô combien trop malmenées pour m’apporter une réponse à laquelle me fier, je pressentais pourtant que ces quelques minutes de mauvais traitements avaient déjà bien entamé mon endurance. Et pourtant, il venait à peine de commencer à s’échauffer.

« Médiocre ! Je suis médiocre ! » grondais-je en constatant que de simples coups venaient à m’accabler. « Qu’adviendrait-il de mon esprit, dont j’avais de toute évidence présumé de l’étanchéité, si ce taré s’était résolu à ensanglanter ma chair à chacune de ses frappes acérées ? »

— Je salue bien bas ta ténacité, Kirlian ! s’exclama-t-il quand il m’apparut qu’avaient pris fin mon calvaire. Tu ne manques pas de cran, loin s’en faut ! En revanche, et tu avoueras que c’est un comble pour l’esprit, l’intelligence vient te faire ici cruellement défaut !

Ponctuant aussitôt sa phrase d’un dernier coup de cravache en travers de mon dos, il se mit à soupirer les délices de son agrément tandis que, ne pouvant en supporter davantage, je serrai les dents pour contenir en moi de l’insulter une cinquième fois.

— Dis-moi Kirlian, quel est votre ascendant ? Personnellement je te sens toute l’impétuosité et l’énergie d’un Bélier ! Air et Feu font des mélanges flamboyants !

Ce bouffon palabrait encore quand je me sentis m’engluer dans ma propre chair, de manière toute aussi fulgurante que les effets d’un puissant narcotique sur la vitalité de mon système nerveux. Ma cécité se dissipa alors par-devant mon regard pour me laisser découvrir le familier décor de ma cave. L’esprit chamboulé, l’évidence de ce qu’il venait de se produire m’échappa jusqu’à ce que notre bourreau vienne m’éclairer.

— Oh ! Mais te revoilà, petit Cœur !

« Evy ? »

La souffrance des mauvais traitements semblait s’être décuplée de par son essence hypersensible et elle émergea en la rudesse de cette affliction qui était d’ores et déjà au dessus qu’elle pouvait endurer. Aussitôt, sa voix bruissa un long gémissement dont la montée accompagna son expiration, et ce ne fut qu’en atteignant son paroxysme que son visage rechuta lourdement.

— … ça brûle… j’ai mal… murmura la fragilité de son timbre soumis à la discordance du sanglot qui la saisit. Ça fait… mal… arrête… s’il… te plaît…

« Non, oh non… mon cœur, ma puce… m’effondrai-je. Qu’est-ce que tu fais là !… pourquoi es-tu sortie… »

— … s’il… te plaît… je te demande… pardon… suffoqua-t-elle entre deux spasmes. Mais… s’il te plaît… ne… fais pas mal à Kirlian…

Ses pleures déchirants reprirent de plus bel et j’étais, de mon coté, désemparé d’entendre que la vocation de sa supplique était d’obtenir pour moi la clémence. Ainsi, tout comme le sien le fut pour  moi, mon calvaire lui était de loin le plus insoutenable.

— Oh, Evy… s’alanguit-il. Tu m’en vois parfaitement désolé, mais ton esprit borné ne me laisse pas d’autre choix que de le sévèrement corriger !

— Kirlian… Kirlian… où es-tu ? gémissait-elle en tapotant l’obscurité dans l’espoir d’y trouver ce corps familier qu’elle pensait agonisant à ses cotés.

Ainsi me cherchait-elle en vain tandis que m’apparaissait enfin la raison première d’une innocence telle que son être émanait de lumière. Elle n’avait conscience de presque rien… ni d’être passée de notre intérieur au contrôle de notre chair commune, ni de se sentir se rétracter en me laissant la place.

« Evy… tu ignores donc que nous sommes la même personne ? »

— Hum ! Vous êtes vraiment adorables tous les deux ! s’amusa cette pourriture. En vérité plus je vous regarde, plus je me dis que cela ne peut pas être un mal de déchirer la chair de vos paumes qui s’accrochent désespérément l’une à l’autre, si c’était pour vous découvrir un attachement aussi sincère et profond ! Je vous félicite ! Votre âme fait bien plaisir à voir !

Cela disant, son intonation se teinta du sadisme dont il nous avait toisé jusqu’ici.

— Ce qui me conforte dans la rare beauté que sera la finalité de mon ouvrage !

Sur ces paroles, il sembla alors se rapprocher de nous, ce que je déduis tout du moins en percevant plus distinctement le grincement de ses pas sur le plancher.

— Je suis donc au regret de dédaigner tes objurgations, ma mélodieuse… car quand j’ai la chance de dénicher un spécimen qui m’inspire à ce point à l’équarrir, plus rien ne peut me détourner de mon obsession, celle de porter l’extase jusqu’à l’orgasme !

« Mais… quel est ce démon, cet ambassadeur Chthoniens ! m’atterrais-je dans d’horribles sueurs froides. Pourquoi… pour quelle injustifiable raison sommes-nous tombés entre ses mains ? »

— Mais rassure-toi, trésor ! soupira-t-il, ravivé dans ses appétits. C’est également toujours une grande joie pour moi de t’accueillir comme il se doit !

Déformée davantage par la terreur, sa voix cristalline tinta douloureusement le flots de mes pensées.

— … j’ai… peur… Kir…

Elle n’eut pas le loisir de terminer de prononcer mon nom que le vacarme pandémoniaque assourdissait notre être. Une nouvelle fois plongée dans la terreur, notre cœur s’affola dans l’obscurité, s’écrasant contre chaque écueil qu’aucun phare ne venait plus éclairer et, à nouveau, son corps endolorit rampait à même le sol. A cet instant, la voix de ce monstre résonna jusqu’à surplomber le tintamarre qui nous broyait le cerveau.

— Bien, Evy ! A présent, ma chérie, je ne veux plus entendre un seul mot sortir de ta bouche ! Pas un murmure, pas un souffle !

Aussitôt, il abattit la cravache sur ses doigts harponnés aux fibres du tapis, ce qui lui fit immédiatement poussé un cri.

— SILENCE ! lui intima-t-il d’une impitoyable sévérité avant de venir frapper son mollet.

Au beau milieu de cette tornade de rage et de pulsassions battant la chamade, une question s’imposa malgré tout à mon esprit par la grâce d’une lucidité à laquelle se cramponnait ma raison malmenée.

« Pourquoi lui réserve-il un traitement bien particulier et à moi un tout autre ?… »

N’obtenant pas le plus petit début de réponse quand à ce mystère, j’abandonnai d’essayer d’analyser le comportement de notre tortionnaire. Le chaos qu’il induisait en notre être éparpillait sans cesse mon entendement qu’il était bien vain d’essayer de rassembler constamment.

— SILENCE ! répéta-t-il, glacial comme la mort avant de la châtier à nouveau.

Noyés dans la tourmente, les permutations ne cessèrent dès-lors de nous faire aller et venir aux commandes à une vitesse exponentielle tandis que, de notre notion du temps et de l’espace absolument déboussolée, je ne pouvais plus avancer aucune estimation quant à la durée de nos émergences frénétiques qui se succédaient. Manège indomptable. Maelstrom effroyable. Ainsi étions-nous soumis aux étourdissements nauséeux de ce carrousel infernal.

Pulsations de frayeur, sanglots et cris de douleur…

— SILENCE !

Ébullition de rage, grincement de dents et résistance sauvage !

— Dis-moi, Kirlian, comptes-tu finir par faire quelque chose d’utile pour m’en empêcher ?

De cette manière perdura l’enfer corrosif qui nous avait avalé pour nous digérer. Perdu dans cette nébuleuse obscure qui m’avait finalement ravi quelque peu le fardeau de la conscience, il me semblait être présentement étendu sur le dallage de la cave.

« … le vacarme a cessé ?… me demandai-je, son écho résonnant si fort en mon crâne que l’impression trompeuse de l’entendre encore battre mes tympans mit plusieurs minutes à s’estomper.

Étourdi et la mémoire de plus en plus imprécise, il ne me fallut pourtant pas longtemps pour être frappé par le souvenir de la réalité.

« Evy ! m’affolai-je brusquement pour aussitôt me concentrer sur son essence.

Elle était allongée, à demi-consciente, épuisée d’avoir voulu se préserver dans d’interminables tentatives. Intérieurement anéanti, mon seul désir que m’interdisait à tout jamais la fatalité de vivre en elle était de la prendre dans mes bras. De la consoler des peines qu’une petite fille n’aurait jamais dut avoir à endurer.

« Evy… dis-moi que tu m’entends… s’il te plaît… »

« Bhou !!! »

La détonation de sa voix emplit soudain nos ténèbres et elle se redressa dans un sursaut pour expulser sa frayeur. Pourtant, bien que le micro se trouvait sans conteste actionné, la preuve en fut l’émergence du ricanement de ce pauvre taré, je n’entendis pas le hurlement qu’elle venait pourtant de projeter sous la puissance de sa terreur. Elle eut beau dès-lors ouvrir la bouche et contracter son ventre de toutes ses forces, ce fut vain, plus aucun son n’émanait de son essence timorée. Des cris silencieux qu’elle semblait elle-même refréner, comme si soupirer sa détresse était une faute qu’il lui ferait chèrement payer.

Je pouvais les sentir, s’agglutiner dans sa gorge jusqu’à l’obstruer.

« Evy… ta voix… Après nous avoir dérober la vue et l’ouïe, nous as-tu maintenant ravi notre voix ? »

Quand il la vit ainsi, expulser ses épouvantes à la manière d’un mime, il poursuivit de rire graduellement jusqu’à se laisser s’esclaffer sans retenue.

— Hum… huhum ! Pauvre petit ange… couverte du sang et des plumes arrachées à sa pureté… N’aurait-elle finalement plus la force de crier pour qu’on vienne la sauver ?

Le bruit de ses pas et le son tout proche de sa voix m’indiquaient qu’il s’était à présent penché sur elle.

— Allons allons, chérie ! murmura-t-il avec une soudaine douceur tandis qu’elle sentait les bras de son tortionnaire l’envelopper pour la cajoler. A présent fais donc taire ces pensées qui t’imposent de te rebeller. Elles sont les seules responsables de notre mésentente !

Ses doigts s’emparèrent alors de son menton afin de soulever son visage vers le sien.

— Au lieu de me contraindre à te guérir de tous ces vilains défauts que tu as, ne voudrais-tu pas plutôt me laisser le loisir d’être gentil avec toi ?

A ces paroles qui induisaient mon Cœur à la confusion, je me redressai vivement de sur le sol gelé de la cave et, emporté par une rage aussi fulgurante qu’incontrôlable, je me saisis de tout ce qui se présentait à ma portée pour le renverser sur les dalles de pierre. Pas un seul objet, grand ou petit, n’échappa à la furie que je déchaînais en ce lieu où j’étais intolérablement confiné.

— Je peux faire preuve de beaucoup de douceur, si de ton côté tu cesses de t’y opposer… murmura-t-il de ses lèvres qu’il avait maintenant accolées à sa commissure tremblante.

« Ta gueule ! Mais ferme ta gueule ! » vociférai-je tandis que la frénésie de mes membres défigurait mon décorum.

Combien de temps dura cette tornade en mon antre ? Quelques instants, à peine, et une fois que j’eus accomplis de retourner l’entièreté de la cave et qu’il ne se trouva plus de matière sur laquelle passer mes nerfs, mon corps se redressa au milieu des ruines pour se contracter furieusement.

« ESPÈCE DE CONNARD !!! » hurlai-je à m’en rompre la voix tandis que mon échine se courbait toujours plus vers le sol pour accompagner de déglutir jusqu’au tout dernier de mes grognements.

Les prémices de la permutation se firent alors sentir et je me figeai dans ma fulmination. De retour aux commandes de notre corps, toujours étreint par ce salopard, la révulsion violente que j’en ressentis propulsa mes doigts crispés sur son visage. La sensation au bout de mes ongles me le certifia, je venais de le griffer dans ce déploiement soudain d’agressivité. Aussitôt il me délivra de ses bras et, profitant de son mouvement de recule, je m’échappai pour m’élancer sans réfléchir, droit devant moi.

— PETITE PUTAIN !! hurla-t-il quand je ressentis la cravache m’écorcher avec véhémence.

Tout comme Evy dans sa fuite aveugle, je me heurtais à tout ce qui pouvait se trouver sur mon chemin sans en pressentir la collision. Après m’être écrasé à plusieurs reprises sur la compacité de la matière qui m’environnait, je compris qu’il n’était guère judicieux de gaspiller mon énergie en agitations qui ne m’épargnaient, de surcroît, aucun de ses coups. A bout de souffle, ankylosé par la douleur, je titubai jusqu’à m’écrouler contre l’un des meubles sur lequel je m’adossai lourdement. Dés-lors et sans que je n’en comprenne la raison, il m’accorda un moment de répit dans le silence de ma sombre cellule. Sans doute avait-il compris que son jouet ne tiendrait plus le choc bien longtemps et cela me sembla si vrai qu’il était indéniable que je me trouvais dans un sale état.

Au-delà des brûlures qui tapissaient ma chair, la cadence irrépressible de ma respiration me torturait les côtes. J’avais l’impression que ma cage thoracique s’amusait à sautiller en de petit bons misérables qui la laissait s’écraser pesamment sur la rigidité de mes entrailles. De tout coté, en tout sens et jusqu’à la plus petite parcelle de mon être, je souffrais d’une intensité indescriptible les ravages imprimés par la main de cet homme.

— Hum ! Mais que t’arrive-t-il, mon petit Kirlian ? s’exclama sa voix railleuse. Serais-tu déjà sur le point de rendre les armes ? Quelle pauvre loque tu fais !

Ma mâchoire se crispa avec virulence et je ne pus refréner la colère que je le savais pourtant tout occupé à attiser.

— Connard !!! grondai-je de ma haine la plus intense entrecoupée par un souffle haletant. Je te ferais regretter !… amèrement !… jusqu’à la plus petite de tes actions !

Je me figeai aussitôt quand il m’apparut enfin que, mon essence aux commandes, notre voix n’était plus entravée. Ne m’en restait de vestige qu’un amas de glaires que je m’empressai de racler par la toux pour aussitôt la cracher sur le sol à ma gauche.

La réalisation improbable de mes ambitions l’amusa. Il se mit à rire à gorge déployée et la résonance sardonique qui bondissait de sa bouche infâme tordait mon corps et mon esprit dans un spasme de révulsion. Les limites du supportable avaient été franchie depuis bien trop longtemps déjà, quand je ressentis soudain la vague d’une décharge électrique incendier ma cervelle. La douleur en fut à ce point tout à la fois insoutenable et désirable que je devinai bientôt sonner le glas de mon restant de forces dans lesquelles j’avais déjà bien trop puisé jusqu’à me consumer.

« … cette sensation… c’est ? »

Chapitre XIII

Disjonction

Désireux d’enserrer mon crâne comme pour résorber la douleur, la cuirasse épaisse qui le recouvrait ne me permit pas de venir y soulager la pression.

— Allez, Kirlian ! s’exclama alors son timbre sensiblement teinté de lassitude. Nous y sommes presque ! Un dernier effort et tu pourras prendre un repos bien mérité !

Ce fut à cet instant que je compris que ces enchaînements de traitements n’avaient pas que son profond sadisme pour moteur. Cette ordure me sembla dès-lors savoir très exactement ce qu’il faisait et comment nous conduire là où sa volonté nous désirait.

— Qu’est-ce que tu nous fais ? lui intimai-je alors de me répondre, le souffle haletant.

Sans se faire prier, il s’exécuta très volontiers.

— Mais je vous éduque, bien évidement ! Je dresse ta chair à encaisser la poigne de son Maître. A ton cœur docile je lui enseigne de me craindre comme le pire des cauchemars. Et en ce qui concerne ton esprit… Hum ! Je lui laisse la surprise et le soin de le découvrir !

L’impuissance qui était la mienne à l’empêcher de nous détruire psychiquement enflamma mes nerfs de plus belle. Seul m’habitait un déferlement de haine qui lui cracha avec férocité l’intégralité de mon registre ordurier.

— En voilà un bien vilain langage ! se désola-t-il dès-lors où je dus interrompre de lui tirer le portrait pour reprendre mon souffle. Une si jeune existence en ce monde et déjà toute emplie du lexique de sa crasse ! Quel émouvant spectacle !

Tandis qu’il se payait royalement ma tête, je tentai de faire émerger ma raison étouffée en un chaos tumultueux.

« Pourquoi cherche-t-il à nous faire disjoncter ? Que va-t-il donc pouvoir en tirer ? » m’interrogeai-je sans en trouver la réponse, tant la tempête en mon entendement troublait les opérations de cette faculté. « Qu’avait-il dit, déjà ?… disjonction… traumatismes répétés… personnalités… cloisonnement… »

Ce dernier mot résonna dans tout mon être et je fus aussitôt convaincu d’avoir mit le doigt sur son but véritable.

« C’est ça ! Il s’applique à renforcer toujours plus le cloisonnement !… mais pourquoi ?

Cette révélation ne m’apportant que de nouvelles questions, j’abandonnai d’y gaspiller mon peu de concentration. Ma certitude cependant, c’est qu’il était hors de question de laisser ce fumier arriver à ses fins. Il m’apparut alors que la priorité était de ralentir mon rythme cardiaque qui battait la chamade au point de nous menacer d’infarctus. Pour ce faire, j’aurais eu grand besoin de l’aide de celle dont l’essence résidait en cet organe et qui, terrifiée, impulsait les frappes intérieures qui me faisait suffoquer.

« Evy… Evy… je t’en prie ! Si tu peux m’entendre… je suis ton rempart, je te protège… alors calme-toi… s’il te plaît ! »

Je n’obtins pas la moindre réponse de sa part, probablement elle-même noyée dans le vacarme de ses propres déflagration. Pour participer à son apaisement, je ne pouvais alors que tenter de reprendre la maîtrise de mon souffle affolé. Je déposai alors mes paumes par-dessus le tapis et, courbant mon échine soumise aux spasmes, je pris une lente respiration qui se solda aussitôt par un échec cuisant. L’oxygène me manquait et c’était avec avidité que mes poumons s’en emplissaient. La rapidité de ma circulation sanguine impulsée par mon cœur épouvanté ne me laissait pas d’autre choix que d’hyperventiler. Ne me désespérant pas, je recommençai à inspirer lentement mais à chaque nouvelle tentative, il me semblait qu’au lieu de décroître les tonitruances en ma poitrine se faisaient davantage accablantes.

— Oh ! Tu résistes encore ? se réjouit-il. Quelle manie divertissante que cette défiance continuelle… Mais tu ne sembles toujours pas avoir compris que c’est inutile !

Une soudaine réverbération métallique assaillit alors la parois osseuse de mon crâne et je compris qu’il venait de frapper de sa baguette le sommet du casque qui m’emmurait. Sans en ressentir de la douleur, cette vibration eut néanmoins pour effet de troubler ma concentration, déjà défaillante.

— Et sais-tu pourquoi c’est inutile ? m’interrogea-t-il en claquant le métal pour la seconde fois. Mais parce que tout ceci s’est déjà produit, petit singe imbécile !

Les dents serrées à me les fendre, je ne l’écoutais plus véritablement tant j’employai mon mental à contenir les décharges électriques qui se déchaînaient dans ma cervelle survoltée.

— Ce qu’il peut être têtu ! soupira-t-il, transpirant de plaisir. Mais il est vrai que ce n’est pas par la douleur que je viendrais rapidement à bout d’une pareille opiniâtreté ! Tu me contrains donc à anticiper sur le programme en t’en donnant un avant-goût !

A sa menace qui m’avertit d’une nouvelle et imminente manifestation de sa violence, mon instinct de survie me propulsa sur mes jambes pour retrouver la jouissance de ma verticalité, totalement divagante. Pourtant, alors que je me tenais sur mes gardes autant qu’il m’était possible de l’être en un tel état de dislocation généralisée, une brûlure à l’arrière de la cuisse m’affligea soudain au point qu’il me fut insurmontable de ne pas fléchir. Mon ennemi ne perdit aucune des précieuses secondes que lui offrait la douleur qui m’avait désarçonné. Sa forme ténébreuse s’était insidieusement glissée derrière moi quand ses bras se refermèrent autour de mon buste. Il m’avait emprisonné d’une étreinte ferme et, aussitôt, mon corps fut brusquement décollé du sol. Ainsi soulevé dans les airs, mon dos maintenu avec force contre son poitrail, je me débattais avec énergie quand il se mit à siffler un air. D’un calme imperturbable, il commença à se déplacer dans une série de pas sereins qui semblaient nous emmener tranquillement vers la cheminée dont la chaleur des flammes tapissait la surface de ma peau. Saisi de vertige et martelé par mon propre cœur, maîtriser mon souffle m’était devenu davantage insurmontable. Immobilisé face au brasier, il se fit silencieux tandis que je tentai malhabilement de lui assainir de grands coups de talons dans les jambes.

— Hum ! Que d’obstructions, et comme leur risible m’en inspirent soudain la satire !

Libérant l’une de ses mains pour une obscure raison, je compris très vite qu’il venait de zapper sur la probable télécommande avec laquelle il contrôlait l’ambiance de ma prison. Une mélodie vint alors surplomber le tintamarre de détonations.

Jean Sébastien Bach – Aria

— La sensibilité nous faisant défaut à tous les deux, je t’offre cette symphonie qui vint ici pleurer pour toi la tragédie qui t’afflige !

Ce choix de mauvais goût m’agaça au plus haut point, quand je fus reposé sans ménagement sur mes pieds et saisit par le haut des bras.

— Car ce n’est pas un bras de fer, Kirlian… Tu n’es pas en train de m’affronter tel un vaillant et fier guerrier, non ! Petite fille ! Tu es tout simplement sur le point de te faire lamentablement briser !

Ses paroles ébranlaient l’intégrité de ce qui était mon identité profonde. Elle décuplèrent aussitôt ma hargne qu’il contenu sans le moindre effort. je n’étais dès-lors qu’une marionnette qu’il articulait selon sa volonté. L’une de ses mains s’empara de mes deux poignets tandis que de l’autre, il fit peser son joug écrasant par-dessus mon épaule, me contraignant à poser instamment les deux genoux au sol. La chaleur de la flambée toute proche dévorait la partie de mon visage qui n’était pas masquée et j’en suffoquai davantage, exsudant les ruissellements sinueux qui faisaient fondre ma forme agitée. Il pressa alors mon dos contre son thorax à m’en tordre le bras, quand le sien se glissa par-dessous mon visage pour enserrer ma gorge jusqu’au début de l’asphyxie.

« … on manque d’oxygène… je… ne respire plus suffisamment… »

— Pauvre petit Kirlian, malingre et malléable ! Constate par toi-même que tu es la première victime de ton piètre caractère ! Tu gagnerais beaucoup à faire preuve d’une docilité plus avisée à mon égard !

Cela disant son étreinte se relâcha quand il fit imploser ma stupeur, en glissant l’avidité de ses doigts, de mon buste à ma taille. Cet outrage foudroya mon esprit et je me contractai avec une telle virulence qu’elle me garda paralysé dans la plus absolue rigidité. Mes deux poings capturés se serrant sous cette révulsion intense, je sentis la tension de ma rage s’y concentrer comme un brasier confiné dans l’acier.

A cet instant, je fus envahi par un trouble dont mon essence méconnaissait la torture, et qui me brûlait maintenant les caroncules. Ce phénomène soudain et douloureux échappait à ma compréhension, bien que je pus en déduire rapidement la raison.

« On dirait… que… mon âme a envie de pleurer ? » m’étonnai-je en éprouvant ce flot lacrymale qui s’accumulait à m’en incendier les canaux obstrués.

Mes traits se crispant pour aider à leur libération, ce fut comme m’acharner de toute mes forces à presser une pulpe asséchée dont plus aucun jus ne pouvait être extrait.

« … même ainsi… même en cet instant… pas la moindre larme ne peut s’échapper de moi… »

Au beau milieu de ce qui devait probablement être l’ébullition du désarroi dont les papilles anesthésiées de mon esprit ignoraient jusqu’alors le goût véritable, mon être tétanisé désira sa mise à mort. J’étais écrasé par une multitude de souffrances amoncelées qui s’érigeaient à présent comme mon mausolée. Sa main continuait de serpenter pour atteindre l’ourlet de ma chemise de nuit qu’il souleva jusqu’à s’insinuer par-dessous.

« … non… t’as pas le droit de faire ça !… immonde… bâtard… déloyal… t’as pas le droit ! »

— Alors ? murmura-t-il de ses lèvres suaves que je sentis s’accoler contre ma joue. Vas-tu t’obstiner ou capituler ? Maintenant que te voilà face à ce que tu ne peux souffrir d’endurer, ni en ton Cœur, ni en ton Esprit. La souillure de ta chair !

A ces paroles puantes, la pétrification se rompit instantanément. Délivré de cette emprise, je me désarticulai comme un possédé pour tenter à présent de m’extraire de la sienne. Mon visage qui se projeta vers l’avant fut alors brutalement stoppé dans son élan, tout en même temps que me saisit l’étirement de mon cuir chevelu. Nos long cheveux enroulés entre ses doigts qui avaient, plus tôt, capturés mes poignets, je ne pouvais plus désormais mouvoir le visage sans en souffrir. Aussitôt les os de mes jambes se faisaient pressurer sur la compacité du plancher de chêne où son tibia écrasait mes mollets. Ayant ainsi achevé de m’immobiliser totalement, il redoubla de fermeté tandis que je ne pus contenir ce cri qui se propulsa de ma bouche distordue.

— Tchut, tchut, Kirlian… gentil !… pas bouger ! susurra-t-il à m’en débecter au-delà de l’exprimable, tandis que persistait à courir sur ma peau la convoitise de sa paume.

A cet instant, de ce qu’il me sembla provenir des tréfonds de mes entrailles, l’écho d’un rire languide s’éleva jusqu’à mon entendement pour s’évanouir aussitôt.

« … c’était quoi ça ? »

Dès-lors je redoutai que la folie n’ait déjà commencé à me gangrener l’esprit quand, de ses doigts, il outrepassa l’élastique de notre culotte. Assourdi par le vacarme frénétique des battements de mon cœur au bord de la rupture, mes pensées se focalisèrent sur ce qu’il demeurait de l’innocence qui s’était profondément enfouie en moi.

« … elle est terrorisée !… mon cœur va lâcher… on va mourir ! » s’effondra mon esprit, vaincu par l’infamie de la main qui s’apprêtait à nous profaner.

Mon refus viscéral d’endurer cette abjection se télescopa à la conflagration de mes foudres et j’en relâchai le peu de contrôle encore exercé sur l’imminence de la disjonction. Elle était désormais notre seul espoir d’échapper à la crise cardiaque.

« Evy… je te demande pardon… je suis un bien misérable protecteur… »

Couplée au raz-de-marrée de mon insondable amertume, la décharge fut un tel cataclysme cérébral que tous mes muscles en furent intensément pénétrés.

 

Une danse épileptique,

Sa douleur est atroce.

Une débauche de lumière, intense et colorée,

Sa beauté est sublime… psychédélique,
Comme un kaléidoscope…

Une sensation soudaine d’être écorché vif…

…Evy…

Sans conscience ni force pour le soutenir, mon corps chétif périclita. Monsieur K me délivra en écartant les bras pour me laisser m’effondrer la tête la première sur le parquet. La mélodie avait touché à sa fin quand sa voix résonna dans ces ténèbres silencieuses où ma lucidité se désagrégeait.

— « Entracte ! »

L’écume s’écoulait de ma commissure écrasée par-dessus la surface du plancher, tandis que le peu de conscience désorientée qu’il me restait encore m’abandonna jusqu’à me laisser sombrer.

« Ce son… on dirait…

un tissu qu’on déchire… »

Félicitations !

Vous venez d’acquérir le Radiateur électrique *** 333.

Merci de bien vouloir lire les consignes de sécurité avant d’utiliser l’appareil.

1) L’appareil est uniquement destiné à un usage domestique.

N’utilisez pas cet appareil à une fin autre que celle pour laquelle

il a été conçu.

2) Ne faites pas fonctionner l’appareil dans une pièce où sont

entreposés des liquides inflammables, solvant, vernis et où peuvent exister des vapeurs inflammables.

L’appareil doit être à une distance minimale d’un mètre d’objets et matériaux inflammables (rideau, literie, textile, papier etc.).

3) N’essayez pas de démonter cet appareil, de le réparer ou

d’effectuer vous-même des modifications.

Cet appareil ne contient aucune pièce utilisable séparément.

4) Veuillez garder les emballages plastique hors de portée

des enfants.

5) Les orifices d’entrée et de sortie d’air ne doivent en aucun cas

être obstrués.

N’insérez aucun objet dans ces orifices.

6) N’exercez pas de pression ni de choc sur les parois de l’appareil.

7) La détection d’ouverture de fenêtre ne doit pas être activée dans une pièce occupée par un enfant en bas âge ou par une personne

dont les capacité physique, sensorielles ou mentales sont réduite.

8) L’appareil ne doit pas être placé sous une prise de courant.

9) Si le câble d’alimentation est endommagé, il doit être remplacé par le fabriquant, son service après vente ou des personnes

de qualification similaire afin d’éviter tout danger.

10) L’appareil ne doit pas être utilisé à l’extérieur.

11) Attention, certaines parties de ce produit peuvent devenir très chaude et provoquer des brûlures. Il faut prêter une attention

particulière en présence d’enfant ou de personne vulnérable,

en suivant ces quelques recom

« …mandation… »

« …qu’est-ce que je raconte ?… »

« …où suis-je ?… »

« hum… c’est vrai… »

« j’ai perdu connaissance… »

« Combien de temps ce coma a-t-il duré ?

Quelques secondes furtives… ou toute une éternité ? »

Les yeux mis-clos suspendu à leur propre brouillard, ma vue se précisait lentement jusqu’à reconnaître le pavement irrégulier du sol gelé de la cave où je me trouvais étendu.

Le haut de mon corps se redressa péniblement et je rechutai aussitôt. Suffoqué par la souffrance encore aiguë des meurtrissures qui tapissaient mon dos, l’étirement de ma peau par ce mouvement me donna la sensation indescriptible que cet amas de charpie allait se déchirer de toute part. Pourtant, et sans que je n’en comprenne aussitôt la raison, l’intensité de la douleur alla dès cet instant en s’amenuisant rapidement. Tout mon être glissait dans une transe des plus étranges. Je me souvins alors de ce que celui qui nous réduisit à cet état m’en avait dit.

« … mécanismes neurobiologiques de sauvegarde ayant pour effet de faire disjoncter le circuit émotionnel et d’entraîner une anesthésie émotionnelle et physique en produisant des drogues dures, morphine et kétamine like… »

Constatant que j’avais retrouvé la pleine jouissance de mes facultés cérébrales au point de me souvenir mot pour mot de ses paroles, je validai aussitôt ce phénomène pour en faire présentement l’expérience.

« … c’est vrai… je ne ressens plus rien… »

Soumis aux lenteurs de l’étourdissement, mon esprit peinait à émerger de son propre carambolage.

« … je… ne suis plus à la conscience ? » marmonnèrent mes pensées disloquées. « … mais alors… où est… »

D’un calme surprenant, je me focalisai sur l’essence de mon Cœur. Le silence qui avait répandu son néant ne dura guère plus d’une seconde car déjà je percevais, bien que très faiblement, l’ondulation de ses pulsations. Elles ne s’affolaient plus à présent et battaient d’une inquiétante fragilité le rythme de l’épuisement qui l’avait conduite au seuil de l’évanouissement. La peine intense et le désarroi qu’elle ressentait encore malgré l’effet des substances qui la faisaient chavirer ravivèrent en moi l’amour que je lui portais et qui me tortura dès-lors l’esprit.

« Evy… chérie… » murmurai-je, anéanti de la découvrir dans ce pitoyable état.

Elle était bien là, occupant notre corps harassé de son peu de lucidité. Je n’eus pas le désir de me morfondre davantage tant l’affliction de sa peine et la mienne avaient atteins le seuil du supportable. Tout ce que je pouvais faire pour elle, en cet instant, était d’effacer de sa mémoire toute trace de notre supplice. Ainsi, elle n’endurerait plus ni effroi, ni agonie. Elle ne souffrirait plus.

« … et si mon cœur ne souffre plus… alors moi non plus… »

Comme je le fis jadis pour les mêmes raisons, je rampai vers cette vieille boite de métal rouillée pour la confirmer dans sa vocation à être le réceptacle de toute l’abjection qui s’était pressée en nous.

« Evy… j’espère que tu me pardonneras… pour pouvoir te soulager… de te faire ça, encore une fois… »

A peine avais-je prononcé ces paroles que je dégorgeai péniblement l’entièreté de cette soirée, depuis l’instant où Evy avait franchi la porte vers la conscience supérieure. Son souffle désaccordé s’interrompit dès cet instant pour retrouver la sérénité d’une respiration apaisée. Tout en même temps que s’évanouit la multitude de ses douleurs, je me sentis glisser à nouveau dans le détachement de mon esprit que je laissai se recroqueviller.

« Le vacarme devient un écho qui se meurt en murmure… Dans le soupir de son glas qui s’atténue jusqu’à disparaître, l’ombre de la Mort délaisse de nous prendre, une fois encore… »

Épuisé, j’allongeai mon corps sur les dalles gelées qui me semblèrent pourtant plus chaudes que ma propre peau. Mes pensées focalisées sur elle, j’enroulai mes bras tout autour de mon buste, m’illusionnant de la tenir serrée contre moi dans ce sommeil désirable qui nous emportait. Mais nous pûmes à peine profiter de la paix de cet instant qu’un grésillement strident vint rompre le silence de notre lente et inexorable dissolution.

— Allô, allô, les enfants ! Debout là-dedans ! On se réveille !

A cette exclamation, Evy se releva d’une traite jusqu’à s’agenouiller dans une vaine tentative de maintenir son échine verticale. L’âme enivrée, sa chair anesthésiée vacilla dans l’instant. Sans qu’elle ne réalise véritablement ce vertige, son visage heurta le tapis, suivit aussitôt par le reste de son corps qui, inconscient de sa chute, n’avait rien tenté pour la retenir.

— … je ne dors pas, je suis toujours bien droite !… murmura-t-elle d’une voix alanguie dont l’amnésie lui avait visiblement permis de retrouver la jouissance.

A son affirmation, je compris que son dernier souvenir était celui qui précéda le levé de rideaux de notre triste représentation. De toute évidence, elle en était restée à sa mission de ne pas chanceler, ce qui me donna l’occasion de constater que l’ablation des souvenirs n’était pas une science exactes et que les frontières semblaient demeurer nébuleuses.

— Tu es fatiguée, petite fille… se désola-t-il en s’adressant à elle. Regarde-toi, tu ne tiens même plus debout. Sans doute serait-il plus sage que j’aille te border dans ton lit ?

A ces mots, sa déception se mélangea à la crainte d’avoir fait une bêtise qui serait à l’origine de sa rétractation. Insensiblement, je conjecturai la scène. Son essence divaguait, comme entourée d’une bulle qui maintenait ses émotions hors de sa portée, mais dont les murmures inintelligibles baignaient néanmoins sa demi conscience.

— … mais… tu m’avais promis… qu’on jouerait ensemble… bruissa la discordance de son timbre. Pourquoi tu ne veux plus ?

Complètement satisfait, Monsieur K lui répondit avec affection.

— Hum, soit ! Encore un petit peu de patience et je serais à nouveau tout à toi !

La familiarité de leur tendresse que je savais n’être sincère que dans un sens me fit véritablement mesurer à quel point j’étais bel et bien émotionnellement éteint, n’ayant cure de cette mascarade ridicule. Il m’apparut de surcroît que si elle pouvait se jouer de manière aussi effrontée, c’était parce que j’y avais moi-même apporté les largesses de ma contribution.

« Comment pourrait-elle comprendre, à présent que le souvenir du visage véritable de cet homme a été placé hors de sa portée ? Elle a oublié ce qu’il nous a fait subir ces dernières heures et ne se méfie aucunement de lui… Les drogues chimiques libérées par notre cerveau nous ont anesthésié, elle ignore donc également que la douleur la parcourt en tout sens… C’était là son plan depuis le départ… il savait qu’en l’accablant je me manifesterais pour encaisser à sa place et que s’il poursuivait la torture jusqu’à notre extrême limite, notre cerveau provoquerait une disjonction, suivie d’une amnésie, pour survivre à la mort imminente induite par l’insupportable du supplice… »

Concluant ici cette regrettable fatalité de ce qu’il était advenu de notre âme de par ce méticuleux procédé, je ne pus, et cela fut sans aucun doute fort heureux, en éprouver la moindre colère ni même la plus petite touche d’amertume.

« Il vient de me contraindre à jouer son jeu en apportant, de mes propres mains, la touche finale de ce qui se révèle être présentement notre perte… » clôturai-je cette analyse, distant de toute conséquence et perspective induites par ce simple état de fait.

« Raclure perfide ! » pensai-je alors sans que le calme de mon esprit ne varie d’un iota. « C’est probablement ce que j’aurais hurlé avec violence en frappant mon poing contre le sol… si seulement je me sentais encore concerné par quelque chose… »

« Cette absence de gravité me procure-t-elle le soulagement ?… Oui, sans aucun doute… car ne demeure en mon être aucune espèce de plaie qu’il soit utile d’aider à cicatriser… »

— Dis-moi, Kirlian ! s’exclama notre bourreau en s’adressant à moi, fort de sa parfaite conscience de ma présence, quand il me sembla que les sons extérieurs me parvenaient avec moins de clarté qu’il y a un instant.

— Kirlian ?… il est là ? demanda-t-elle aussitôt en redressant le buste de ses bras tremblants, heureuse à l’idée de me retrouver.

Elle n’eut pas le temps de stabiliser sa position qu’elle sentit soudain un doigt se poser sur ses lèvres.

— Tchut tchut, chérie ! Quand je parle, on se tait ! lui ordonna-t-il d’un ton doucereux.

Obéissant promptement, son corps sans force s’affaissa et elle se fit alors silencieuse malgré son pressant désir de me revoir.

— Bien, je disais donc ! Kirlian, toi qui es si futé, réponds donc à cette question ! Qui a-t-il à mi-chemin entre le Cœur et la Tête ?

« Entre le Cœur et la Tête ?… c’est sans doute… »

— La voix, bien évidement ! reprit-il aussitôt. Logée dans votre gorge, sa douce petite voix claustrée touche le plafond de ton sol où tu es écroulé !

Cela disant, son timbre se mua pour me communiquer sa soudaine espièglerie.

— Écoute bien ceci, Esprit ! s’amusa-t-il à jouer les inextricables.

« Selon ton vœu qui est sur le point d’être exaucé,

Tu n’entendras jamais plus ton Cœur crier !

Car l’Antique Serpent à qui le verbe fut donné,

S’apprête à refermer sur lui son large gosier ! »

Mes pensées disloquées me laissèrent alors entrevoir le but vers lequel avait tendu son odieuse machinerie et dont l’accomplissement était à présent total.

« Son plafond et mon sol ? Cette barrière qui nous sépare ? Ainsi avais-je vu juste en supposant qu’il désirait renforcer notre cloisonnement. »

Froidement, je méditais cet état de fait. Dans le lointain de l’extérieur de mon être, je pouvais encore percevoir le souffle profond et régulier expiré par ses lèvres.

— Mais bien qu’il s’agissait-là d’une étape voulue et attendue… sembla-t-il se désoler. J’avoue ne pouvoir m’empêcher d’éprouver un grand déchirement.

Sa respiration toujours plus distincte, il se pencha pour nous murmurer ce qu’il restait encore de sa confidence.

— Car, Evy… j’ai aimé passionnément la symphonie de tes hurlements !

Ces paroles que je savais pourtant immondes me laissèrent de glace. Cette extinction de ce qui était sensible en mon être ne me laissa pas même la douleur de me morfondre sur ce qui s’avérait être, sans aucun doute, la tragédie de notre vie.

— … mais… je n’ai pas hurlé… murmura-t-elle alors de sa voix qui trahissait notre organisme alanguit, saturé de drogues dures.

Aussitôt il lui caressa la joue avec une grande affection.

— Non, bien sur que non, mon cœur ! Toi, tu es toujours sage comme une image !

« Hardi bonimenteur… »

— Bien, petit singe ! s’enthousiasma-t-il d’un coup. Tu voudras bien nous excusez mais à présent, cette demoiselle et moi avons besoin davantage d’intimité !

« Intimité ?… c’est donc avec elle que tu comptes festoyer de cette viande dont tu m’as offert une bouchée ? »

Je me souvenais pourtant de ma répugnance à cette idée mais elle me laissa, tout comme le reste par ailleurs, complètement hermétique.

— Acte trois ! annonça-t-il aussitôt en une exclamation détonante. Bye Bye Kirlian !

« Où pourrai-je donc m’en aller ? » me demandai-je, sans anxiété.

— … Kirlian ?… tu vas où ?

Ce furent les dernières paroles prononcées par sa voix enfantine qui sembla s’atténuer jusqu’à ce que son écho s’évanouisse d’entre mes murs.

« Evy… »

Ce lien qui nous unissait et qui m’avait toujours permis jusqu’ici de lire en notre cœur… il venait de se rompre brutalement… Le flot de ses émotions qui conversaient sans cesse avec mes pensées s’était tarit définitivement.

« Ta voix… elle ne me parvient plus… »

Le cours du temps suspendu en mon être prisonnier de ce vide hivernal, ce fut dans le plus complet détachement que je compris enfin que cet homme venait de tout détruire.

Me tenant anesthésié au pied de la porte dantesque de mon esprit, je contemplais l’énorme verrou à bascule qui en traversait toute la largeur pour la sceller. De ce barreaux de fonte qui nous avait cloisonné, j’étais dès-lors embastillé dans la citadelle de mes pensées.

« Evy… »

Résigné, l’indolence de mes pas me reconduisirent au sous-sol que ma rage avait entièrement dévasté et au milieu de laquelle je me tenais, le cœur évidé.

Comment décrire le silence qui s’ensuivit ? D’un tout nouvel absolu, l’apesanteur glaciale de mon intellect désapprenait la chaleur des émotions qui l’avaient teintés. Comme un souvenir obscur, les effets qu’elles avaient jadis produit en moi s’étaient évanouis.

« Vais-je demeurer ainsi jusqu’à la fin de mes jours ? » m’interrogeai-je en mon humeur égale.

Alors que j’étais absorbé par cette probable perspective, une étrange sensation à la poitrine vint alors troubler ma réflexion. Sans attendre mais d’une gestuelle sereine, je relevai le pull qui me couvrait pour distinguer, à l’emplacement de mon cœur, une nouvelle entaille qui venait d’être gravée dans ma chair. Je n’en ressentais pas la moindre douleur malgré son apparence qui laissait pourtant présager une bien vilaine souffrance. A peine s’était-elle accomplie qu’une autre la suivit aussitôt, puis une autre et ainsi de suite, sans qu’il n’y ai plus la moindre interruption à ce gribouillage sanglant.

« Quelque chose d’atroce est en train de se passer… il l’abîme… il la tord… il la déforme… il se donne pour tâche de la défigurer, de l’anéantir… »

Tandis que ses marques s’accumulaient, se chevauchant, s’entrelaçant, je ne pouvais que constater, placide, l’étendue du massacre qu’il était en train d’opérer dans le lointain d’une autre réalité. Je savais qu’il m’aurait fallu être dans l’angoisse la plus insoutenable et pourtant, je m’en trouvais bien incapable, habité par la certitude de la nécessité de cette angoisse, sans néanmoins la ressentir. D’une logique implacable, j’en conclus rapidement qu’il s’agissait-là d’un indéniable avantage.

« Je suis enfermé ici, sans possibilité d’en sortir et nous ne pouvons plus communiquer… Qui sait combien de temps il me faudra attendre encore avant de voir cette situation se débloquer… »

Ainsi, il ne me restait plus qu’à prendre patience, ce que je pouvais désormais faire sans embarras aucun. D’un geste de la main, j’agrippai le dossier de la chaise pour la tirer dans un long grincement jusqu’au centre de la pièce. Calme, je m’y assis en croisant les bras par-devant mon buste avant de sceller les paupières. Les entailles sur ma chair continuaient à s’amonceler et tandis que je les ignorais d’une invincible indifférence, mon intellect souverain achevait de plonger la pièce entière dans ses rigueurs hivernales.

« Evy… quoi qu’il te fasse subir en ce moment et jusqu’à mon retour, tu occuperas chacune de mes pensées… Je viendrai te chercher dès que possible… »

Chapitre XIV

Les réminiscences du silence

— Hier… ou étais-ce avant hier ?

« Le son de sa voix… la fragilité de sa sonorité… la douceur de sa mélopée… »

— Non, c’était… mardi, je crois… il s’est passée une chose curieuse à l’école.

De ce souvenir où je me plongeai tout entier, ce fut le cabinet du docteur Orban qui se dessinait en mon esprit absorbé. Evy était là, ses dix années assise sur la chaise faisant face à son médecin ventripotent qui l’écoutait avec attention.

— Ah ? Laquelle, dis-moi ? lui demanda-t-il tandis que, le regard fuyant, elle poursuivit d’un timbre hésitant.

— … il était aux alentours de midi et demi… presque tout le monde avait quitté la cantine et s’était dispersé dans la cour en petit groupe… je m’étais assise sur le banc blanc à côté de la grille et…

— Tu étais seule ?

A sa question, son rythme cardiaque s’accéléra quelque peu et de cette interruption, il lui fallut plusieurs secondes pour pouvoir répondre sans risquer de bégayer.

— … oui… j’avais envie de dessiner… bredouilla-t-elle quand son visage s’obscurcit.

Sa voix se para aussitôt d’une assurance palpable.

— Et je n’aime pas quand on regarde par-dessus mon épaule !

Cela disant, elle fit glisser ses iris vers la gauche pour contenir ce que lui inspirait cette perspective désagréable.

— Ne te fâche pas, Evy. lui dit le docteur tout en gribouillant rapidement sur son calepin. Ce n’était qu’une question.

Ses traits se décrispèrent et elle retrouva aussitôt la sphéérie de son regard candide.

— … pardon… je…

Cliquant sur le sommet de son stylo à bille, il fit glisser celui-ci entre l’index et le majeur avant d’en déposer la pointe décapitée sur le papier.

— Ce n’est rien, Evy. Continue !

Tout d’abord déboussolée qu’elle s’en trouva, elle ouvrit finalement la farde qui reposait sur ses genoux et dont les nombreuses feuilles volantes dépassaient ci et là de son cartonnage. Débordant des dessins et des textes de ces derniers mois, c’est à la demande du docteur Orban qu’elle lui en dévoilait régulièrement le contenu. Après recherche, elle trouva l’écrit désiré avant de refermer prestement le coffret de ses précieux trésors. Se faisant alors violence pour contenir de son mieux les ravages d’un trac à peine supportable, elle en commença la lecture.

Ils… ils surgirent soudain, cela me semble,

Un groupe d’une dizaine d’oiseaux volant ensemble.

Animés d’une étonnante volonté commune,

Danse acrobatique et bruissements de plumes,

La parade volatile de leurs ailes multicolores,

Simulaient en plein jour les déclinaisons de l’aurore.

Sans doute échappés d’une quelconque animalerie,

Ils se vouaient désormais à chamarrer l’azur de féerie.

Captivée, je contemplais leur grâce inouïe

Qui caressait doucement ma vue et mon ouïe.

En moi-même, je présentais avec euphorie,

La question énigmatique posée par cette allégorie.

D’où surgissent-ils, ces anges si volatiles ?

Pourquoi s’attarder et faire de moi leur spectatrice,

Intensément conquise du fond de mes abysses ?

Qui donc s’adresse à moi par leur entremise,

Pour faire de mon âme sa languissante promise ?

Une force impérieuse plus vaste que l’horizon,

Étreint d’amour mon cœur assoiffé d’union…

Éprise à tout jamais de son emprise,

Mon seul désir se concrétise.

Partager la joie d’un enchantement divin,

Avec ceux dont le bonheur fut d’en être témoins.

Mais alors que glissait le feu de mon regard sur eux,

Ma stupeur contemple l’étendue d’un vide silencieux.

Pas une seule âme n’a daigné élever son regard,

Ignorant de la Beauté qui se laisse entrevoir.

Elle marqua une pause dans sa lecture quand se dissipa la mélancolie dont elle s’était parée jusqu’alors.

Alors il se fendit, ce solitaire enfantillage,

Comme un masque qui s’ouvre sur un autre visage.
Troublantes ondulations d’ombres et d’ambiances,

Un triste relief animé par mille et une errances.

Quels sont ces fantômes qui méconnaissent l’ultime remord ?

Est-ce un bref assoupissement… ou le carnaval des Morts ?

Exerçant à présent une pression sur le papier qui se tordait entre ses doigts, ses traits se crispèrent à mesure qu’elle semblait se murer en elle-même. Le docteur Orban, appuyé silencieusement sur le dossier de son gigantesque fauteuil, la fixait avec une intensité toute particulière. Puis, jugeant avoir laissé suffisamment de temps s’écouler, il lui demanda :

— Es-tu en colère, Evy ?

En un soubresaut, son cœur la sortit de sa léthargie naissante et, le regard hésitant qui se remit à fuir, elle répondit :

— … je ne sais pas trop… C’est vrai que… parfois il m’arrive de… Elle s’interrompit alors pour mesurer toute l’ampleur de l’étrange sentiment qui l’envahissait.

— En fait si… je pense bien que je les déteste !

Le silence cristallisa le vaste bureau et il fut difficile, une fois cette phrase prononcée, de déterminer qui d’elle ou du docteur Orban fut le plus surpris par cette réponse. Égaré quelques instants par l’étonnement d’entendre sa douceur s’animer de rancœur, il s’en reprit bien vite pour lui poser la question qui lui vint à l’esprit.

— Et penses-tu qu’ils méritent vraiment tant de mépris de ta part ?

Elle y réfléchit un court instant, faisant l’effort sincère d’y répondre avec le plus d’honnêteté possible.

— Mon cœur me dit que non…

« Mais si j’écoute ma tête… elle me hurle que oui… »

La justesse de sa description me rappela à ma propre existence, quelque peu diluée dans sa contemplation, elle sonna dès-lors le glas de cette réminiscence.

« Evy… »

Toi qui ne te pardonnes pas,

Et qui te penses la responsable de notre morcellement…

Ne t-ais-je pas imposé moi-même une cruelle déchirure ?

J’ai désiré de te chasser pour m’extirper du Tartare.

Pour me déployer, je t’ai écrasé sans l’ombre d’un remord.

Je te jugeais inutile pour ne pas dire absolument nuisible…

Fidèle à moi-même en cet état de suprême détachement,

je me suis montré impitoyable…

Et ne voulant te laisser ta juste place, j’ai réclamé la jouissance totale et despotique de notre Royaume. »

 

Quelle est cette vibration ?

Ce sont… des assemblages de sons ?

Musique ? Piano ?

J’aimais tant le piano…

Julien Boulier – Psychés Nymphéas

Les paupières entrouvertes, je me tenais anesthésié au pied de la porte dantesque de mon esprit, contemplant l’énorme verrou à bascule qui traversait toute sa largeur pour la sceller.

Faiblement, il me sembla pouvoir l’entendre l’espace d’un furtif instant.

« Evy… tu pleures ? »

Adossé contre la porte, je me laissai glisser jusqu’à m’accroupir et demeurais ainsi, à ouïr la mélodie résiduelle de ses tourments. Par le souvenir de ce qui me semblait être une toute autre vie, je savais pourtant que je l’aimais de tout ce Cœur qu’elle était. Celui auquel je n’avais plus aucun accès.

Ainsi mesurais-je en théorie la gravité de notre état qui n’en avait toujours pas la moindre. Je m’interrogeais alors sur le sens d’une telle existence et ô combien je l’avais désirée par le passé.

Ici…

Emmuré dans la stérilité de mes pensées,

Environnant l’absolu de toute superfluité,

Que peut donc m’apporter de conjecturer sur l’infini de ce qui Est,

Quand je n’y trouve plus rien pour attiser mon intérêt ?

Indifférence… Ultime détachement…

Tout à l’apogée de mon essence, que me reste-il ?

Pas même un sourire pour en jouir,

Ni le moindre soupir pour m’en repentir.

Cette paix, cette solitude,

Sont-elles plaisantes ou accablantes ?

Ni l’une, ni l’autre,

Mais elles me semblent immortelles car immobiles.

Un avant, un après, qu’est-ce que c’est ?

Je ne suis qu’un fantôme qui « est »

Ma simple captivité le prouvait largement, je n’étais point omnipotent. Mais il m’apparaissait tout de même qu’une certaine forme de souveraineté trônait en mon être confiné.

En cet état d’absence d’un début et d’une fin,

Dans le potentiel infini de milliards de chemins,

Dérive mon esprit en carence du moindre petit sens,

Et personne pour venir ici se moquer ou pleurer du grandiose

pathétique de mon existence…

Un Roi solitaire en son vaste royaume, immatériel et désert…

N’étant pas plus omniscient, incapable que j’étais de contempler d’un seul regard cet univers de données sans bornes, il s’avérait pourtant qu’en me penchant sur l’une d’elle, ma compréhension ne trouvait pas de frontières. Quand il arrivait qu’une jonction puisse se faire entre deux concepts, cela augmentait d’un coup d’un seul l’horizon de mes représentations. Ainsi, à l’image du réseau nerveux qui interpénétrait grands et minuscules corridors en tout sens, je pouvais m’y connecter tranquillement et à l’envie. Un monde visité me lassait, il me suffisait de poser le regard sur un autre endroit du système pour y être intégré et, ainsi, pouvoir le conjecturer de ma pensée. Il m’apparut alors que ce qui m’empêchait d’absolument tout savoir résidait en ce que la masse du Grand Infini ne pouvait trouver contenant en mon tout petit infini. Mais pouvait-il grandir, tel un enfant qu’il me fallait nourrir ?

Oui…

Car de ce néant apparent se dévoilait en réalité la continuité de ce que je savais déjà dès-lors ou, pour le connaître, mon œil unique l’éclairait…

L’obscurité c’est…

Ce que je n’ai pas encore contemplé…

Et pourtant…

Par ce défaut d’omniscience, grandir me devenait inutile,

Quand bien même viendrai-je à bout de cette éternité de données…

En désirant de me trouver, je ne ferais que me perdre davantage…

Un autre paradoxe, je tourne en rond dans ma propre fosse…

Ce sera donc là mon existence,

Que d’errer au-dedans d’une infinité bien trop vaste pour moi ?

En dernière instance,

Le but de cette interminable promenade m’échappe…

Quelque chose me manque.

Ce qui a toujours donné chaleur, saveurs et couleurs à l’éternité de mes heures…

Pourvoir savourer d’exister…

Te voir sourire et te combler…

Je me souviens de ton visage…

Je demeurais d’une contemplation immobile,

Je te regardais rendre notre âme fertile…

A jamais immuable par-dessus ton cœur ineffable.

« Être »… en ta présence…

Je ne voulais pas te perdre…

Simplement vivre en la douceur de ta compagnie…

Et nous promener insouciamment dans notre empire…

Il fait si noir soudain…

Quelque chose couvre mon regard…

« Kirlian… »

« Où donc se concentre mon esprit ? »

« Te revoilà ? »

Murmures et gémissements,

Sueurs et clappements.

« … qu’est-ce que… tu nous fais ? »

« Mais je vous éduque, bien évidement ! »

« Et comme te voila bien sage, à présent… »

« Le bas de mon corps rudoyé…

cette sensation de nausée…

cette… insensibilité…

… dis-moi…

… qui a t’il de si exaltant, de si succulent…

… que tu t’empiffres de ce corps laissé pour mort ? »

« Hum, Kirlian… »

« Mais le corps n’est pas mort ! »

« sa peau est si chaude sous mes doigts… »

« Mort ? »
« Il n’y a que ton esprit qui le soit ! »

« … c’est vrai…

… et cela m’est égal…

… fais ripaille…

… mais ne me parle pas…

… je ne t’écoute pas… »

« Hum ! Bye bye Kirlian ! »

Mon cœur…

Ses pulsations ne bondissent plus en ma poitrine…

Lalalala lalala laaa

« … encore cette voix… »

Petit lapin a du chagrin !

« Ce timbre enjoué… cette lascivité… »

Il ne saute plus, petit lapin sautait si bien !

« qui es-tu ?… »

Petit lapin à du chagrin.

Il ne saute plus petit lapin dans mon jardin !

« Mon jardin ? »

« Ce corps secoué ? »

« Sommes nous toujours vivant ?

Mon cœur… bat-il encore ?

Saute, saute ! Saute saute !

Saute, saute, petit lapin !

« … tu m’ennuies… je suis las de t’écouter… »

« … je m’en vais… »

Oh, tu pars déjà ?…

« Je suis au sommet d’un arbre…

J’aimais grimper aux arbres…

Tout en haut, soutenu à la pointe de sa cime,

Sous mes jambes suspendues le vide qui s’anime…

Il fait nuit,

La lune reluit…

Silence et bruissements de Borée,

Hauteurs et obscurités argentées…

Mes pensées sont vibrations…

Mes pensées sont symphonies…

Mes pensées sont ma musique…

En elles mon immobilité semble à nouveau se mouvoir.

En ce lieu puis un autre, l’inconsistance d’une balade illusoire.

Immatérielle dans l’immatériel,

Souffle et glissement de mes ailes.

En toute matière se joue la symphonie de son vocabulaire.

Au-dedans de toute chair souffle son ondulation prisonnière.

Nul endroit où se cacher si ce ne sont les limbes,

Alors voici que je pénètre dans ce labyrinthe,

Je le sais,

Qui n’est encore que le seuil,

De mon château intérieur…

Ce dragon d’entrailles qui m’avale…

Il ne fera jamais rien d’autre que de me mentir,

Car c’est dans son Ventre qu’il me désir…

Sans cesse, de ce monde intérieur, il me faut en chercher le Cœur.

Là où la Vie qui me sauvera a installé le siège de sa demeure.

Je me souviens de son image…

Demeurer d’une contemplation immobile…

La regarder rendre notre âme fertile…

A jamais immuable en son Cœur ineffable…

« être »… en sa présence…

Je… ne voulais pas… me perdre… »

Cet aveu solitaire expiré, une puissante détonation résonna en ce vide abyssal pour rompre mon silence hivernal. Entrelaçant mes interminables corridors, mon système nerveux se fit étreindre par le jaillissement énergétique de ce qui était probablement l’éveil de mon système sanguin. Le sang inondait mes tissus cérébraux pour emplir jusqu’à la plus lointaine de mes éternités. Ma conscience s’éveillait à cette sensation, depuis longtemps oubliée. La vie m’était rendue en ce torrent tumultueux. Aussitôt ses traits se dessinaient dans mon esprit par le fusain de son essence toute proche, quand son nom fut la seconde détonation de ma résurrection.

« Evy !! »

Les paupières écarquillées, je me tenais réanimé au pied de la porte dantesque de mon esprit, contemplant le verrou à bascule qui était à présent redressé de toute sa longueur pour la desceller. Distinctement, j’étais certain de pouvoir l’entendre.

« Evy… tu pleures ? »

Ses peines résonnaient à nouveau en mon être et je précipitai ma paume sur la poignée pour ouvrir grande la porte qui s’était mystérieusement déverrouillée. Je fus alors pris d’un vertige qui s’allia à ma frayeur pour me faire aussitôt reculer de deux pas en arrière. Devant moi se dressait quelque chose d’inattendu. Une immensité de végétaux, une densité comme l’on n’oserait se risquer à la pénétrer alambiquait ses enchevêtrements sous mes yeux.

Antonio Caldara – In lagrime stemprato, from Maddalena

D’entre les entrelacements de la flore luxuriante, porté par le souffle tiède qui s’engouffrait dans ma tanière pour en renouveler l’oxygène, Evy offrait à qui pouvait l’entendre le triste cantique qui avait prit naissance en ses méandres.

In lagrime stemprato il cor qui cade

« En larmes qui s’écoulent, mon cœur se dissout »

Le soupir symphonique de ce cri semblait m’appeler à la rejoindre.

il cor qui cade

« mon cœur se dissout »

Pas un seul instant je ne pus imaginer le dédaigner tant j’étais dans l’impatience de la retrouver enfin. Le souvenir de son doux visage parfumait délicatement mes pensées.

In lagrime stemprato il cor qui cade

« En larmes qui s’écoulent, mon cœur se dissout »

L’hiver de mon esprit se vivifiait sous la brise de ce printemps qui demeurait encore captif du givre. Je ravalai aussitôt mes appréhensions pour pénétrer au-dedans de cette sylve vespérale.

« Hum hum hum hum…hum »

Chacun de mes pas écrasait ce tapis de feuilles mortes, déroulé-là, et c’était avec une extrême circonspection que je m’avançai, considérablement ralentit par les excès de la prudence.

La densité de la flore et l’épaisse obscurité qui ne cessait de croître ne firent qu’accentuer la lenteur de ma progression. Je me serais sans doute perdu dans ce dédale obscur, s’il n’y avait la mélopée de sa voix pour me guider.

Già s’elesse

« Il a choisi, ici et maintenant »

Cette mélodie… funeste et perforante, semblable au chant d’une terre ravagée dont l’âme, tristement démente, s’obstinait à en paître les cendres.

per l’orme impresse del tuo piè

« sur les empreintes imprimées de Ton pied »

Je ne pus douter dès-lors qu’elle était toute proche, tant mon esprit se colorait soudain du langage familier de son cœur.

di seguir

« de suivre Tes pas »

Ce fut pour moi la preuve que, malgré le silence qui nous avait maintenu si longtemps séparé, notre lien ne fut pas entièrement rompu.

di seguir del ciel le strade

« de suivre Tes pas, le chemin du Ciel »

Cette pensée m’emplit d’un espoir nouveau qui décupla l’impétuosité de ma volonté, à un tel point que je m’élançais hâtivement, ignorant les branchages et les ronces qui m’éraflaient de toute part.

di seguir del ciel le strade

« de suivre Tes pas, le chemin du Ciel »

Quand ma forme empressée s’extirpa finalement de cette jungle, la course soutenue par les muscles de mes jambes fut stoppée nette, tant ce que je découvris alors m’étourdit l’espace d’un instant.

« Hum hum hum hum…hum »

Dans cette clairière immense où je tenait désormais ma silouhette essouflée, une bâtisse gigantesque se dressait telle une ruine fantôme. Sur sa façade imposante étaient accrochées les lettres de métal qui, de leurs voix sépulcrales, murmuraient son nom sordide.

« Asile de Vacégres »

In lagrime stemprato il cor qui cade

« En larmes qui s’écoulent, mon cœur se dissout »

La pénombre nous avala soudainement et mon regard se tourna en direction du soleil qui se couchait par delà la cime dansante des arbres.

il cor qui cade

« mon cœur se dissout »

Quand il reprit dès cet instant le dernier de ces rayonnements, le ciel délaissa le pastel de sa parure pour se revêtir d’une robe uniformément obscure.

In lagrime stemprato il cor qui cade

« En larmes qui s’écoulent, mon cœur se dissout »

Abandonnant de contempler ce gouffre qui lévitait par-dessus mon regard, je le reportais sur le sinistre bâtiment dont une lune, toute pleine, faisait désormais reluire la lividité de ses murs.

Ce sombre spectacle ne m’inspirait plus que de l’effroi.

« Hum hum hum hum…hum »

« Evy… Es-tu vraiment là ? »

J’eus à peine le temps de penser cette question que la soudaine absence de son chant avait laissé place au silence. De ce vide pesant jaillirent alors les réverbérations d’un éclat de rire malicieux. Aussitôt, le murmure de sa voix vint emplir le temps et l’espace pour faire fondre, de ce Cœur, le manteau de rigueur et de glace. D’une légèreté puérile, l’espièglerie qui avait teint son aria semblait maintenant la porter toute entière à l’amusement. Tout d’abord stupéfié par cette perspective, elle ne tarda pas à m’agacer insidieusement.

« A quoi peut-elle donc bien jouer si gaiement, cette idiote !… dans un pareil endroit ? »

Chapitre XV

Les aliénations du Cœur

Dissimulé sous les ombrages que m’offrait l’épaisseur du feuillage, je me trouvais bien incapable de me décider sur ce qu’il me fallait faire à présent.

« Depuis quand le soleil se lève et se couche-t-il en ce lieu autrefois peuplé de ténèbres ? » m’agaçai-je en reniflant quelques supercheries que mes prochaines investigations planifiaient d’éclaircir.

Ce fut alors que je reconnus cet arbre imposant qui se dressait par-devant la façade, et à l’une des branches duquel était suspendue une vieille balançoire. J’acquis la certitude dès cet instant que je me tenais bien à l’endroit où nous vivions, il y a encore peu de temps de cela.

« Peu de temps ? Qu’en sais-je, au juste ? Cela pourrait être hier comme il y a des siècles et je n’ai aucun moyen d’estimer le temps qui s’est écoulé… »

Ce décors ayant prit forme en notre intérieur sur les bases de ce qu’elle avait à peine commencé à esquisser, Evy était sans doute la seule présence à hanter ce lieu.

« Mais pourquoi avoir créé cet asile déguenillé pour s’y abriter ? » me demandai-je, assuré que, quelle que puisse être la réponse à cette question, elle me serait très déplaisante.

Agacé et prostré dans mon coin, j’aperçus soudain, de par l’une des immenses fenêtres du troisième étage, le mouvement furtif d’une ombre qui dessina sa forme empressée sur les murs du corridor intérieur. De cette profonde certitude que c’était la sienne, je m’avançai prestement, sans même penser mes pas qui se succédaient. Je rejoignis ainsi rapidement le porche de pierre dont les barreaux d’acier, alignés de par chacun des cotés, faisaient le tour de l’interminable parc qui encerclait la bâtisse. Mais alors que mon bras se tendait vers la grille entrouverte, un craquement résonna au beau milieu de l’obscurité ambiante.

D’un mouvement véloce, je me dissimulai derrière la colonne de l’entrée contre laquelle mon corps se tapissa silencieusement. Sans faire le moindre geste si ce ne fut celui de glisser lentement le visage pour offrir ce sombre paysage à l’analyse de mon regard, j’attendais de pouvoir y localiser le coupable. Il ne tarda pas à se manifester et, dans une succession de pas monocordes, j’aperçus, stupéfait, cet étrange personnage s’approcher. Une lampe torche à la main dont la lumière était pointée droit devant lui, il progressait de ses enjambées jusqu’à passer devant moi sans rien déceler de ma présence. La pénombre faisant, je ne pus véritablement discerner son visage qui, de ce furtif instant, m’était toutefois apparu comme placide. Opérant de toute évidence le tour du gigantesque bâtiment, il orienta  sa forme cinétique pour suivre le chemin que semblait lui tracer l’angle de la façade. Ce gardien, probablement, m’avait inspiré un tel sentiment de transparence que je doutai même qu’il soit bel et bien passé sous mon nez. Pourtant j’oubliai aussitôt cette interruption inopportune à mon objectif. J’avançai à nouveau jusqu’à la porte d’entrée et, poussant sur ses battants, je pénétrai sans crainte dans ce lugubre endroit.

De ce hall d’accueil à l’envergure fort peu modeste qui offrait tout son mystère à mes conjectures, je contemplais ce désert silencieux des plus glacials. Habillé de la pénombre qui dissimulait ma progression, seules l’éclairaient quelques faibles lueurs disséminées ci et là dans des boîtiers de plastique rectangulaires. Suivant la direction des chambres indiquée par les pancartes et où, selon moi, j’avais le plus de chance de retrouver Evy, ma silhouette tapissait son ombre mouvante au-dedans de l’enchaînement des corridors.

« Cet endroit est gigantesque… » pensais-je en craignant de m’y perdre si les enseignes venaient à soudain disparaître.

J’avais finalement gagné le troisième étage au rythme de l’écho sinistre battu par la semelle de mes chaussures. J’arpentais alors un nouveau couloir, perpendiculaire au mien. Le parcours fléché me l’indiquant, il me fallait à présent emprunter le chemin qui tournait vers la gauche, ce que je fis sans méfiance aucune, fort de l’assurance dont j’étais habité. Pourtant, à peine mon intrépidité m’avait-elle orienté dans cette direction que je fus pétrifié dans mon élan. De cette porte ouverte qui donnait sur une petite pièce à la baie vitrée, un poste de télévision allumé portait ses murmures  jusqu’à mes oreilles. J’aperçus aussitôt cette infirmière, assise sur un canapé usé et toute affairée à fixer la boite lumineuse qui éclairait sa lividité d’une teinte bleutée. Alarmé, je fis instantanément un pas en arrière pour disparaître de son champ de vision. Pourtant l’inquiétude n’eut guère le temps de m’envahir car, déjà, cette impression indéfinissable ressentie à l’extérieur se manifestait à nouveau. Une sensation de non-présence. Un vide que cet être posé là ne semblait être en capacité de combler.

Je penchais le visage pour la regarder avec plus d’attention quand cette conviction m’avait entièrement gagné. Sans grande hésitation, je pénétrai dans cette pièce, froide comme la mort. M’approchant alors au plus près jusqu’à m’accroupir face à elle, le doute fut enfin levé.

« Ce n’est qu’une marionnette… »

Un genre d’automate, vétuste et somme toute rudimentaire, qui n’exécutait qu’une seule action à la ressemblance de ce gardien qui tournait en rond dans la nuit. Pour celui-ci, sa tâche unique consistait à simuler de zapper sur la télécommande, vissée dans la résine de sa main. Cette découverte, loin de soulager mes inquiétudes, m’alarma tout au contraire davantage. Bien que la teneur de la supercherie qui se jouait en ce lieu m’apparaissait de plus en plus clairement, il était encore trop tôt pour en tirer un avis définitif. Mon sang-froid demeurant, je quittais la pièce pour poursuivre mes investigations.

Le panneau m’indiquait à présent de me rendre au quatrième étage. Sans attendre, je gravis d’un pas rapide les marches qui se chevauchaient dans une cage d’escalier bétonnée. Une nouvelle porte poussée, un énième corridor interminable venait accueillir mes pas. Jalonnant à ma gauche, des volets massifs barricadaient les fenêtres qui se succédaient tandis que j’apercevais d’ores et déjà la destination finale de cette promenade monotone. Arrivé au bout de ce couloir qui me n’en finissait plus d’étaler son dallage sous mes pieds, je pénétrai par une double porte dans une vaste salle dont l’éclairage, plus intense, me donnait d’en mieux distinguer les nombreux détails. Je ralentis alors la cadence de mes pas pour la scanner tout en même temps que je la traversai. Elle se divisait en deux parties distinctes. Du coté gauche s’étalait une longue surface en mélaminé, de toute évidence le comptoir où devaient se tenir les infirmières. Elles n’avaient plus qu’a pivoter sur elles-mêmes pour se saisir des boites de pilules, soigneusement classées sur l’étagère qui recouvrait le mur alpestre. De chaque coté de celle-ci se dressaient respectivement deux portes closes dont je n’avais guère la curiosité, pour l’instant tout du moins, d’en dévoiler le mystère.

Je tournai aussitôt le visage vers la droite. Par-dessus un vinyle qui reluisait comme une peau moite, une étendue de chaises et de tables, de quelques tristes ficus en plastique et de jouets usés étaient disséminés, dans ce qui ressemblait à une salle de jeux pour enfants attardés. Punaisés sur les quelques portions de cloisons disponibles s’étalait un panel de poster où de multiples visages de mannequins souriants semblaient se réjouir, à juste titre, de ne point physiquement se trouver ici. Mal entretenu, cet espace cerné de gigantesques baies vitrées aux volets tirés me donna de ressentir un désagréable frisson me remonter le long de la colonne vertébrale.

« Vraiment… Qui aurait assez de joie de vivre pour oser se poser là sans en dégringoler aussitôt dans la dépression la plus incurable ? »

Délaissant d’admirer cette toile de mauvais goût, j’avançai droit devant moi pour m’engouffrer dans le sombre couloir où étaient placées, à la file indienne, les chambres qui abritaient le sommeil des résidents. Dans chacune des cellules qui parsemaient ce corridor lugubre, le troupeau disséminé de marionnette poursuivait de se donner en spectacle pour accompagner mon intrusion.

Chambre 1, Adam Heilsch. Endormi et immobile, il semblait de toute évidence la proie d’un état végétatif à perpétuité.

Chambre 13, Hélias Wols. Prostré dans un coin de la pièce, les mains enfoncées dans sa chevelure hirsute et les traits horrifiés, il se laissait aisément deviné sujet à de biens vilaines hallucinations.

Chambre 25, Amadé Pool. Celui-ci tournait en rond dans sa prison et semblait réciter en boucle une sorte de prière, totalement inaudible.

Chambre 32. Brigitta Bartok. Allongée sur sa paillasse, elle étouffait la distorsion de ses plaintes en mâchouillant la couette.

Quelle pathétique galerie de bêtes de foire. La grande mascarade de la folie dont la représentation nous était offerte par une armée de polichinelles surannés qui me faisaient ici l’affront de penser qu’ils puissent me tromper un seul instant. Cette pendable comédie ne m’étant de toute évidence pas destinée, elle ne pouvait avoir été montée que pour une seule autre personne.

« Evy… est-ce là un jeu auquel tu t’adonnes en conscience, ou peux-tu réellement être la proie d’une simulation si grotesque ? »

Cette aberration me contraignait à tâtonner dans l’obscurité de mes propres pensées, quand mes pas m’avaient enfin conduit jusqu’à la cellule qui portait le numéro trente-trois.

« La chambre d’Evy… »

Je tendais le bras pour en pousser la porte métallique au hublot grillagé. Elle se déploya dans un grincement interminable qui emplit jusqu’au vide le plus reculé de cette bâtisse démesurée. Avec une certaine solennité, je m’avançais dans cette pièce qui avait abrité l’éternité dont nous avions été séparé. Sans surprise elle ne s’y trouvait pas, trop occupée qu’elle était à courir en tous sens le joyeux dédale de sa déraison.

Mon regard parcourait le morne décor de sa cage minuscule et ce fut son insalubrité qui m’interpella tout d’abord. Véritablement, elle n’avait rien à envier aux miasmes de ma tanière, ceux-ci recouvrant le carré de murs desquamés dont l’éboulement, par endroit, n’aurait su tarder. La fenêtre arborait des rideaux décolorés et tirés qui ne m’offraient guère plus de luminosité que les ténèbres argentées du dehors. Ma paume frappa l’interrupteur à ma droite pour enclencher les clignotements épileptiques du néons suspendu au plafond. L’éclairage se stabilisa très vite dans un bourdonnement de soubresauts électrique, et je pus dès-lors poursuivre plus à mon aise la minutie de mes observations. Quel tableau détestable frappait ma rétine pour en cristalliser l’ambiance et réveiller, une fois encore, mes envies de vengeance. Lentement, je m’approchai du seul mobilier qui avait été placé-là et dont l’apparence décrépite le laissait deviner centenaire. Un lit en métal blanc, partiellement jauni, et dont la peinture s’écaillait en divers endroits pour laisser se dévoiler la noirceur de la fonte. Le matelas qu’il supportait était recouvert d’un drap, sans doute blanc autrefois, froissé et mal étendu, comme si la couche n’était jamais entretenue.

« Pour sûr ! » pensai-je, agacé. « Ce ne sont pas ces pantins mal articulés d’infirmières qui peuvent venir remplir cette tâche ! »

Ainsi me désolai-je, au beau milieu de la colère, de constater que mon cœur était à peine mieux logé que dans la niche d’un chien. Mon regard fut aussitôt attiré par la table de nuit dressée sur quatre échasses métalliques. Je m’en approchai pour y saisir l’une des quelques boites de comprimé qui trônaient sur sa surface.

« Déroxat, paroxétine ! »

Sans attendre, je dépliais la notice pour y découvrir ce que pouvaient bien être exactement ces pilules porteuses d’un nom si ridicule.

« Pour la dépression, les TOC, les attaques de panique, les phobies sociales, les états de stress post-traumatique et l’anxiété généralisée. »

— … Tss !

« Un cocktail miracle pour soulager ici un pan entier des névroses de notre pauvre nature humaine, tant il est toujours préférable de poser une chape de plombs sur les symptômes d’un mal plus profond ! Déroxat, circulez, il n’y a rien à voir ! Ça refoule de tout coté ? Pas de panique, on s’occupe de contenir tout cela en vous ! Déroxat, vous êtes priés de garder votre merde pour vous ! Et en prime, un sourire béat vissé sur le visage, que vous n’ayez pas l’impudence de cristalliser notre échec !  Déroxat ! Parce qu’on ne va tout de même pas s’en prendre au véritable responsable qui continue de vous lacérer en toute impunité ! »

Emporté par une puissante montée de colère, le tube de pilules se déforma sous la crispation de mes doigts avant que je ne le balance à l’autre bout de la pièce. Mon revers balaya d’emblée ses petits frères pour faire table rase des complices de cette écœurante mascarade. Sans attendre davantage, la nervosité de mes enjambées me raccompagna jusqu’à la sortie de cette chambre sordide.

« Déroxat… parce que définitivement nous sommes incapable d’entrevoir et encore moins de guérir les blessures de votre âme, et nous ne servons à rien d’autre qu’à vous égarer davantage ! »

La lourde porte se referma derrière moi et je dirigeai à présent mes pas vers le bureau du présumé responsable de ce bâtiment qui ne méritait pas autre chose qu’une démolition prompte et totale.

De retour dans la grande salle principale, mon regard incisif y localisa aussitôt son objectif. Sur cette porte vitrée y étaient imprimé, en lettres d’or, le vénérable nom du souverain de cette basses-cours de pantins.

« Docteur Mozes Kénard, directeur. »

Je ne pus alors me contenie et ma jambe se déploya pour abattre sur ce titre honorifique une partie de ma rage. Le chambranle de la porte se fractura comme une brindille et le battant de celle-ci s’écrasa violemment dans le fracas de la vitre.

— Oups ! expulsai-je, les traits peint de mépris en pénétrant dans ce sanctuaire d’un pas conquérant.

Cette pièce était sans conteste plus agréable que le reste du bâtiment, habillé par un vide entaché de pénombre, à tel point que son ambiance me donna le sentiment d’avoir pénétré un tout autre univers, comme si la chaleur de notre être s’était assemblée ici pour ne profiter qu’à celui qui y régnait sans partage. Les murs étaient de boiseries sculptées, d’ornements baroques et de tons or et bordeaux qui n’étaient pas sans me rappeler cette bibliothèque où notre corps était enfermé.

« Sans doute s’agit-il là d’un phénomène semblable à celui de ma cave, comme si se cristallisaient en nous les lieux et les ambiances de nos traumas. » songeai-je tandis que mes semelles disloquaient davantage les morceaux de verre répandus sur le tapis qui couvrait  partiellement le parquet.

Devant moi se dressait un large bureau d’acajou. Sa surface était tapissée d’un cuir pourpre qui se déployait comme une estrade à celui qui trônait sur son siège. La place étant vacante pour l’heure, je contournai le bureau pour m’en approcher et sentir naître en moi un sentiment étrange qui ne cessa plus de croître. M’étant à présent glissé entre le siège et le bureau, je me tenais face à la porte quand, d’un calme tout solennel, je prenais lentement place en faisant grincer le cuir du fauteuil.

« C’est… confortable ! se stupéfia mon esprit.

Aussitôt, je fis courir mes paumes pour caresser le cuir le long des accoudoirs jusqu’à m’emparer fermement de leur extrémités.

« Quelle est cette sensation ? » tentai-je d’identifier en moi sa délicieuse apogée. « Je me sens… comme emboîté à ma juste place… »

Pourtant, bien que mon essence, toute à son aise, m’affirmait le contraire, la perspective de régner ne m’enchantait guère, aussi la force dans mes avant-bras m’abandonna soudainement, jusqu’à ce qu’ils glissent sur la surface du cuir. A présent les bras ballants de chaque côté de mon trône, je soupirai le ridicule d’une telle ambition.

« … et pourtant, la logique me murmure qu’il me faudra de fait endosser cette charge, puisque je refuse de me faire dicter ma conduite par l’instigateur de ce détestable cirque… »

Sous l’emprise d’une dépression inattendue, je m’enfonçai lourdement dans le fauteuil, achevé d’être convaincu de ne pas avoir l’étoffe d’un chef. L’esprit détaché, mon regard se posa sur l’unique tiroir central dont le bouton doré semblait m’inviter à l’empoigner.

— Tu m’en demandes beaucoup… soupira-je en m’adressant à lui. La colère et la curiosité m’ont quitté !

Cette apathie de ma volonté ne dura pourtant pas plus de quelques instants et, ravivé par mon besoin d’éclaircir tous les mystères, j’enserrai mollement la poignée pour la tirer vers moi. Il n’y avait rien d’autre dans ce large tiroir qu’une petite pile de dossier déposés là. Mon intérêt retrouvé, je redressai mon corps amorphe pour me pencher vers eux. Celui qui se présentait directement à moi portait sur son étiquette la lettre M, première énigme qu’il m’était alors impossible de résoudre, aussi m’empressai-je de l’ouvrir pour dévoiler son contenu. Surpris, je n’y découvris qu’une feuille blanche au milieu de laquelle étaient inscrit, en caractère d’imprimerie, ces simples mots :

« Sous contrôle »

— Quoi, c’est tout ? m’agaçai-je en demeurant perplexe.

Je le refermai aussitôt pour le glisser derrière les autres et feuilleter rapidement les suivants. Dès-lors, ma lecture redondante n’en cessa plus de me révolter.

— S, sous contrôle ! A, sous contrôle ! T, sous contrôle ! J, sous contrôle ! O, sous contrôle !

Ainsi de suite défilèrent ces lettres dont j’ignorais à quoi elles correspondaient, tamponnées de l’irrespirable mention « sous contrôle », jusqu’à ce qu’un nom inscrit sur le dixième dossier ne manque de m’étrangler.

« Kirlian ?… »

— C’est quoi cette merde ! m’irritai-je de découvrir orner son étiquette le nom que m’avait donné Evy.

Quelque peu désarçonné par l’impossible de ma présente réalité, mon esprit me murmurait pourtant que l’explication était limpide. Je savais qu’il y avait une logique, mais j’étais en cet instant incapable de la déceler tant elle paraissait tout en même temps insensée.

« Il y a quelque chose qui cloche dans cet endroit… Pourquoi n’y a t-il rien sur les patients qui occupent l’établissement ? Les lettres imprimées sur ces dossiers ne correspondent à rien ! Et pourquoi ai-je la désagréable sensation que le responsable de cette mascarade opère à la fois au-dehors et au-dedans de notre corps ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » m’interrogeai-je en tâtonnant dans cette nébuleuse.

Agacé, j’ouvrai ce dossier qui était le mien pour y découvrir ce qui acheva de me faire bouillonner intérieurement.

« Sous contrôle… »

— Ça c’est ce que tu crois, enfoiré ! grondai-je pour aussitôt reconquérir aigreur et énergie.

Puis, juste en dessous du mien, un dernier dossier se présenta sur lequel était inscrit le nom d’Evy. Lire son nom me troubla et ma colère en fut atténuée. Sans attendre, je replaçai toutes les autres chemises dans le tiroir pour me concentrer sur la sienne. Je ne m’attendais pas à y trouver autre chose que l’annotation « sous contrôle » qui semblait être le joug de celui qui régnait en maître sur nous. Et pourtant, quand je l’ouvris, ce fut un dossier médical tout à fait ordinaire qui se présenta à mon regard.

— Patiente numéro 333, Evy Képzelt… Képzelt ? m’étonnai-je avant de poursuivre cette lecture des plus stupéfiantes. Un incendie ?… le décès de son père ?… le docteur Orban ?… psychose catatonique ? Quel est ce détestable torchon d’absurdités, ce tissu de mensonge ?! m’emportai-je avant de me rappeler que la tromperie n’était pas confinée qu’en ces lignes, mais avait déployé son simulacre tout autour de moi.

Simulacre auquel Evy, en proie à l’égarement le plus complet, participait de toute évidence. Épouse du rôle dicté pour elle par la bouche la plus immonde qui ait jamais outragé mon oxygène.

« Cette enflure de Monsieur K ! Qu’a-t-il bien pu lui faire subir… pour que notre Tête que je suis récupère son Cœur en un état si divagant ? »

Je refermai le dossier et le rejetai avec mépris sur la surface du bureau, avant de me redresser pour quitter la pièce d’un pas furieux. Je posai au passage un coup d’œil rapide sur l’horloge suspendue par-dessus le guichet.

« Six heure douze du matin ! »

Ma curiosité me poussa finalement à découvrir ce que dissimulaient encore les quelques portes closes. De la plus décontractée des indiscrétions, j’atteignis la première d’entre elle et l’ouvris avec aplomb. Dès-lors, et si j’avais été d’une nature caponne, sans doute aurais-je poussé un hurlement suraigu en découvrant cet impensable spectacle. Tout au contraire, ce fut d’un calme souverain et la mine dédaigneuse que je contemplai cette scène surréaliste. Dans cette pièce minuscule étaient entassés médecins et infirmières, comme balancés-là, à la va-vite, dans un probable empressement à leur faire déblayer le plancher. Certains étaient immobiles quand d’autres gesticulaient encore les membres pour tenter, en vain, d’accomplir la tâche qui leur était assignée.

Je renfermai dans l’instant cette joyeuse troupe en leurs obscurités, avant de diriger ma lassitude vers une seconde pièce. Dés-lors, où que j’aille, quelque-soit la porte que j’ouvris, je me retrouvais nez à nez avec ces fantômes de cire qui interprétaient leurs rôles.

« Quelle est cette folie, ce spectacle macabre qui se joue effrontément devant moi ! »

Je ne pouvais me défaire de la certitude qu’ils avaient été placé là pour narguer mon esprit. L’affront d’avoir été prit pour un con échauffa davantage ma colère. Ma patience avait atteint ses limites. J’abandonnai de les compter et revenais sur mes pas, avec la ferme intention de retrouver Evy au plus vite et de quitter cet asile de fou.

Je redescendais au troisième étage d’un pas rapide et repassai à présent devant la salle de garde. Je jetai alors un regard méprisant à cette détestable caricature de l’homme moderne quand soudain, mon corps fut ébranlé par un choc si violent que j’en perdis l’équilibre jusqu’à m’écrouler sur le carrelage gelé. Quelqu’un venait de me percuter au détour du couloir, sa silhouette projetée tout comme la mienne à même le sol. Je dus bien avouer que la peur me saisit les quelques secondes qu’il me fallu pour reprendre mes esprits. Mais quand mon regard alerte se posa sur cette personne, j’en fus tout bonnement estomaqué.

« Evy ? » m’exclamai-je, stupéfait, en scrutant attentivement ses traits, dévoilés par l’éclat d’une lune fantomale qui étendait l’ivoire de ses rayonnements au travers des baies vitrées.

Ce qu’ils avaient pu contenir autrefois d’enfantin avait été affiné par sa métamorphose en femme. Une créature à l’apparence familière offrait à ma vue sa chair après la mue. Cela aurait pu m’emplir d’effroi et pourtant, je ne trouvais de mot pour en faire l’éloge. Impuissant, je contemplais mes pensées désemparées s’éparpiller lâchement. Cependant, ce désordre ne persista pas plus de quelques secondes, tant le charme surprenant de sa physionomie m’inspirait à la décrire.

Ses longs cheveux, autrefois lisses et châtains, ne tombaient désormais pas plus bas qu’à la naissance d’une gorge de nacre à la finesse fragile. Une rousseur chatoyante avait insolemment colorés, de la racine jusqu’aux pointes, les boucles sauvages de cette crinière ébouriffée. Ses grands yeux craintifs scintillaient de lueurs dansantes et j’y reconnaissais la candeur de son essence.

Puis sa main glissa sur la surface du carrelage pour disparaître derrière ses hanches, drapées qu’elles étaient dans la souplesse d’une chemise de nuit blanche. Un souffle haletant et profond soulevait ses formes nouvelles, délicatement liserées d’une sobre dentelle. Chacun de ses gestes, emplis d’un étonnant mélange de maladresse et de grâce, vaguaient vaporeusement l’alternance d’un angélisme fugace. Sa silhouette, subtils et sublimes entrelacs de courbes harmonieuses, induisaient en moi l’émerveillement d’une adoration silencieuse.

« Elle est… belle… »

Quand mon esprit se ressaisit de son égarement, il m’apparut que je ne pouvais m’extasier plus longuement.

« Cet homme… Comment, de ses mains immondes, a-t-il pu faire émerger tant de beauté ? Quel est ce non-sens, cet odieux sortilège ?! »

Je n’eus pas le temps de trouver la réponse que le claquement lointain d’une porte résonna de part l’interminable boyau du couloir.

Le regard d’Evy s’affola davantage et elle fit courir derrière elle l’inquiétude de ses traits, avant de revenir poser son épouvante sur moi. Ainsi, elle ne me laissa même le temps de lui adresser une parole qu’elle fila comme le vent pour s’engouffrer avec célérité dans le corridor.

« Elle ne me reconnaît pas… » m’hébétai-je sous le coup de la stupéfaction. « Evy… est-ce vraiment toi ? »

Un moment s’écoula où je demeurai à me confondre avec la semi-pénombre quand, au loin, le tempo monocorde des pas du gardien résonnèrent en l’enchevêtrement des galeries. Le cerbère de ces lieux surgit finalement à la croisée des couloirs. Là, il tourna vers moi la mécanique de ses enjambées hardies. Prostré au-dedans d’une désolation cristalline, je ne lui accordai pas le moindre regard tandis qu’il passait tout à coté de moi. Poursuivant son chemin sempiternel jusqu’à atteindre la porte à laquelle je tournai le dos, il emporta avec lui la complainte de ses pas qui s’acheva sur la détonation du sas. Le silence se faisant enfin l’épouse désirable du vide qui m’environnait, je n’avais pas même la force de sourire à ce qui m’apparaissait pourtant comme une farce des plus risibles.

« Evy… mon propre cœur… effrayé par d’inoffensifs et fantoches courant d’air… Pour te rendre si aveugle, dis-moi… qu’a t-il donc bien pu te faire ?… »

Mon attention ne pouvait s’en détourner et je repensai, nostalgique, à ce temps pas si lointain où elle mendiait ma pleine présence et mon affection. Ce souvenir me navrant tout en douleur, je chassai d’une force impérieuse ce sentiment incommodant.

« Et voici que cet incorrigible pot de colle me fuit et voudrait m’obliger à lui courir après ? Que de souci et d’agitations ne m’impose ce Cœur détraqué ! »

Aussitôt je me remémorai ce visage qui m’avait éblouit et mon exaspération reprit de plus belle, jusqu’à être soudain frappé par l’évidence. Cette clarté foudroyante me pétrifia et je sentis fondre en moi cette colère qui laissa doucement sa vaste place à l’amertume. Ma révélation ayant dévoilé le mystère, ma main se posa contre mon cœur absent où avaient étés gravées les cicatrices de ses tortures.

« Il est là, tout contre moi… son véritable visage… »

Chapitre XVI

L’œil omniscient

Le jour s’était levé et la fugueuse avait regagné sa chambre.

Dissimulé de l’autre côté de la porte close, je l’observais au travers du hublot comme l’on disséquerait du regard un mystère singulier. Immobile, la conscience perdue dans le vide, elle ne valait pourtant pas mieux que ses congénères dans un état piteux.

« Que dois-je faire à présent ? »

Au bout du couloir, les marionnettes s’étaient activées et, un à un, les aliénés étaient emmené dans l’air de jeu. Ce spectacle me laissait de marbre. Tout ce qui m’intéressait était de trouver le moyen de réveiller sans la heurter cette princesse endormie.

« Pourquoi n’émet-elle plus de lueur ? » me demandais-je, inquiet de cet état de fait.

Longuement, je scrutais son âme inerte, détaillais la révérbération de la lumière sur ses traits. Je repensais alors à cette petite fille qu’elle était et tentais de faire le lien avec celle que je voyais. J’aurais dû entrer et tenter de la ranimer, mais un sentiment étrange m’habitait. Alors que nous avions été si proche l’un de l’autre, à présent c’était comme si je n’osais plus m’approcher d’elle.

« Pourquoi ? » me demandais-je, quand mon regard se posa sur ses lèvres. Aussitôt, la confusion me picota les joues, quand je fus surpris par l’infirmière qui tendait sa main vers la poignée.

« Hum hum hum hum…hum »

Embarrassé, je me reculai pour la laisser pousser la porte et pénétrer dans la chambre. En position d’observateur, je me contentai de suivre la pièce qui se jouait pour elle, sans chercher à interférer d’aucune manière.

Puis soudain, une sensation inconnue m’assaillit. Mon front me démangeait d’une bien curieuse façon. Après l’avoir frotté de la paume, je laissai là ce détail pour me focaliser sur ce qui se passait dans la cellule. L’infirmière s’était approchée d’Evy qui se laissa redresser en position assise.

« En larmes qui s’écoulent, mon cœur se dissout »

Je l’observais, l’émotionnel distant, mimer de lui faire sa toilette d’une éponge desséchée qu’elle plongeait dans une bassine, vide et rouillée. Une douleur que je n’avais pas ressentie depuis fort longtemps semblait me tordre l’intérieur de la poitrine.

« mon cœur se dissout »

Passive, Evy se laissait manipuler, le regard dans le vide, et semblait être persuadée des soins qu’elle ne recevait pas.

« Mais comment peut-on s’illusionner à ce point-là ? » bruissa mon esprit meurtrit.

Une seule chose pouvait expliquer un tel aveuglement et je ne la connaissais que trop bien pour pouvoir sans peine sonder ses abysses.

« La triste amaurose qui la préserve de la réalité jusqu’à ne plus percevoir les ficelles d’une rêve qui s’y superpose, c’est… sa culpabilité? »

« En larmes qui s’écoulent, mon cœur se dissout »

« Et comme ça lui sied à ravir de se croire la plus coupable du monde, quand tout autours d’elle ne s’épanouissent que de nobles âmes à admirer ou de cruels destins à pleurer… »

« mon cœur se dissout »

Trembler à chaque maladresse potentielle, de peur de blesser mortellement par un mot mal choisit ou une virgule mal placée. Projeter sur une humanité, dont la majorité des membres avait le cuir tanné, une sensibilité exacerbée qui lui était propre et la rendait plus fragile qu’une effigie de cristal qu’un souffle pouvait briser. Et quand je contemplais tout ce qu’elle pouvait supporter d’atrocités sans même s’en apercevoir, je savais, la mort dans l’âme, que la réalité à laquelle je serai bientôt contraint de la ramener…

« Il a choisi, ici et maintenant »

La plongera dans le désespoir…

Toute la journée durant, j’étais resté là, à guetter la moindre braise de vie qui viendrait à faire luire ses iris. Mais rien, pas même un battement de cils. Je n’avais pas besoin de me cacher, elle ne regardait rien.

« Si tant est qu’il y ait quelque chose à voir dans ce mouroir… »

Quand l’infirmière la raccompagna finalement à sa chambre, la cellule s’était peinte d’un éclat safrané, par l’effet des rideaux bigarades qui accentuaient l’incandescence du soleil couchant. Tandis que l’automate gagnait la porte pour se retirer, la pièce s’assombrissait graduellement comme le point final de sa journée. A n’en point douter ce petit manège recommencerait dès le lendemain matin, à l’image du serpent qui se mord la queue. A présent que la mécanique de sa vie diurne avait été assimilée, un seul mystère restait encore à élucider.

« A quoi occupe-t-elle ses nuits ? »

Cette question m’obsédait malgré moi et j’avais la ferme intention d’y répondre avant de nous faire quitter les lieux. Et pour ce faire, j’avais un plan. Bien sûr, j’avais remarqué les caméras à chaque recoin et tournant du bâtiment, aussi en déduis-je qu’il devait forcément y avoir un poste de contrôle, quelque part dans ce dédale.

« Tout du moins s’il reste quelque logique en cet endroit abracadabrant… »

J’avais déjà fouillé tout le quatrième étage lors de mon premier passage, sans en trouver de traces. Méthodique, je redescendais d’une strate pour investiguer dans ses salles. Couloir A, couloir P, couloir I, rien que des portes qui dissimulaient des bureaux à n’en plus finir. Ce n’était sûrement pas dans ce labyrinthe saugrenu que je trouverai ce que je cherchais, aussi décidai-je de faire marche arrière, en espérant trouver un plan de la bâtisse dans le local des infirmières. Sans doute m’étais-je trompé d’embranchement à un moment donné, car j’apercevais maintenant une pancarte que je n’avais pas encore eu le déplaisir de croiser.

« Couloir K… »

Par curiosité, sans doute, j’avançais d’un pas rapide jusqu’à l’angle du corridor. Aussitôt un vertige me saisit.

— Mais… Qu’est-ce qu’elle fiche-là, celle-là ?! m’exclamai-je en m’arrêtant net.

Tout au bout d’un couloir de cinq mètres se dressait cette fichue porte des enfers qui contrastait d’avec le décorum hospitalier. Clouée dans son bois, une plaque dorée arborait l’inscription « salle 333, Bibliothèque ».

Je reculais aussitôt de deux pas, sans même vérifier si elle était ouverte ou verrouillée. J’en avais la conviction, il fallait me tenir éloigné d’elle. Ma nervosité était montée d’un cran quand je pénétrai dans la salle de garde. Aussitôt, j’y localisai un tableau qui affichait les horaires de nuit, les règles d’hygiène et le plan du bâtiment.

« Salle de vidéo-surveillance, rez-de-chaussée, porte 1 ! »

Je soupirai.

« Évidemment, je suis ramené à mon point de départ… » m’agaçais-je de presque entendre les murs décrépis me railler en murmures.

Mais alors que je descendais les marches quatre à quatre, une pensée me taraudait l’esprit. Tout me paraissait trop évident, cousu de fil blanc.

« Comme un jeu de piste qui semble m’attendre, moi… »

Cette sensation de me faire une fois encore manipuler par un scénario tout tracé éveilla d’un coup ma méfiance. J’y reconnaissais la patte et l’odeur de ce salopard.

De retour au rez-de-chaussée, je localisai rapidement une porte discrète, à moitié dissimulée par l’une des colonnes. A l’intérieur, un petit local sombre et sans fenêtre abritait une armée de moniteurs. Empilés les uns sur les autres, ils formaient ensemble un carré de quatre sur dix.

« Une rangée par étage, probablement. »

Après avoir branché quelques câbles et pressé le bouton d’allumage, la console de commande clignota et les quarante écrans s’allumèrent pour éclairer la pièce d’une aura bleutée.

Le premier de la rangée du bas offrait une large vue sur le hall d’entrée. Les neuf suivants me guidaient vers le premier étage, plongé dans la pénombre. Comme je l’avais supposé, chaque rang correspondait à un pallier. Pour ce qui était du deuxième niveau, il était semblable au premier, voilé d’obscurité. La série du troisième étage me montrait l’escalier, suivit de l’enchevêtrement des corridors. Sur le neuvième moniteur, la caméra était braquée droit sur le portail. Le dernier quant à lui donnait sur une pièce sombre où je distinguais une large étagère de métal, couverte de livres. Enfin, la rangée du haut m’offrait une vue parfaite, de la cage d’escalier jusqu’au couloir des chambres.

— Je n’aurais pas besoin des deux premières rangées ! affirmai-je en les éteignant, un écran après l’autre.

Car en effet, maintenant que j’étais tombé sur cette connerie de portail, j’étais assuré de détester ce que j’allais trouver. Et toujours, cette impression persistante de prendre la mauvaise décision.

« Se peut-t-il vraiment que ce soit l’œuvre de notre bourreau . Suis-je véritablement libéré et maître de mes mouvements… ou toujours sous contrôle ? »

Aussitôt je fis taire cette tendance à la paranoïa que je savais parfois aiguë chez moi. Elle m’avait pourtant sauvé la mise un certain nombre de fois, aussi l’ignorer n’était pas une posture avisée. Mais rien n’indiquait que ma présence avait été décelée si ce n’était par Evy qui, bien sûr, n’en souffla pas un mot.

« Et puis merde ! Ce connard n’est tout de même pas un dieu ! » grondai-je en prenant place sur le fauteuil.

L’horloge indiquait vingt et une heure trois. Le regard braqué sur l’écran du couloir des chambres, j’attendais de la voir apparaître. Une inquiétude lointaine harcelait mes pensées. Je savais prendre un risque non négligeable en suivant cet enchaînement d’évidences plus que suspect. Sans doute aurait-il été plus judicieux d’emmener Evy et de partir sans nous attarder davantage. Mais je savais aussi que si je laissai aujourd’hui cette énigme se dissimuler dans nos obscurités, je passerais le restant de ma vie à le regretter. Ce fut plus fort que la raison, plus fort que les risques. Il fallait absolument que je sache. L’observatoire opérationnel, il ne me restait plus qu’à attendre la venue d’Evy pour découvrir la seconde moitié de sa vie.

Vingt-trois heures trente, et toujours aucun signe d’elle.

« Se pourrait-il que notre rencontre l’ait à ce point effrayée qu’elle n’ose plus tenter d’escapade ? »

Tandis que je sentais monter en moi la frustration, un mouvement sur l’écran du portail attira aussitôt mon regard. Je m’approchai sans attendre, pour être bien certain de ce que je voyais alors. C’était une ombre mouvante qui glissait comme une traînée d’ébène sur le carrelage du troisième étage. Suivant sa progression d’écran en écran, je la vis se faufiler dans la cage d’escalier pour réapparaître très vite au quatrième étage. Avec l’assurance d’une créature pour qui ce labyrinthe n’avait aucun secret, elle sinua ensuite à grande vitesse jusqu’au couloir des chambres. Là, elle ignora les pensionnaires pour fondre directement sur la cellule d’Evy. L’ombre n’y entra pas cependant mais se dressa sur elle-même pour observer par le hublot. Elle resta ainsi un bref instant quand, tout à coup, elle fila ventre à terre à la vitesse d’une panthère. Du quatrième, elle regagna le troisième étage, puis l’escalier qui menait au niveau inférieur.

« … Elle est en train de descendre au rez-de-chaussée ! » s’affola mon esprit en la perdant de vue.

Aussitôt, j’allumai les écrans concernés à rebours, mais l’ombre était plus rapide que moi et je la manquais à chaque fois. Quand j’enclenchai finalement le dernier des écrans, je fus prit de stupeur. Elle était là, figée au beau milieu du hall d’entrée, à quelques mètres de ma position. A présent, seuls les murs de cette pièce nous séparaient encore. Immobile l’un comme l’autre, une tension silencieuse avait glacé l’atmosphère. Pourtant je me surprenais à garder un total sang-froid tandis que je la fixais. L’absence d’une forme quelconque pour en deviner la face me laissait dans l’ignorance de ce que fixait ainsi ce spectre.

« M’a-t-il repéré ? » me demandai-je, hésitant à sortir pour l’apostropher.

L’ombre dressée s’aplatit alors sur le sol avant de filer comme un courant d’air en faisant marche arrière. L’œil alerte, je suivais sa progression jusqu’à ce qu’elle s’engouffre dans le dédale du troisième étage. Là, elle regagna le couloir K où elle disparu en se faufilant par dessous la porte. Mes jambes se mirent à trembler malgré moi quand le besoin se fit sentir de me laisser retomber dans le cuir. Aussitôt pourtant, je frappai du poing sur le bureau, la chair crispée.

— Cet enfoiré est toujours là !

Bien plus tard, l’horloge indiquait cinq heures trente et la faible lueur du jour pointait par-dessous l’écart entre le carrelage et la porte. J’avais veillé toute la nuit, sans aucun signe de l’éveil d’Evy. Harassé, je commençais par faire craquer mes cervicales avant de m’extraire du siège de mes insomnies. Après avoir quitté le local d’un pas nonchalant, j’achevais d’étirer mon corps pour en chasser l’engourdissement. Devant moi, les rayons d’un astre que je savais artificiel traversaient les grandes baies vitrées. Ce phénomène était en tous point semblable à un véritable levé de soleil, jusque dans sa chaleur ambrée qui illuminaient les murs du hall d’entrée.

Ce ballet d’ombre et de lumière retenait sur lui toute mon attention quand je pris conscience  de m’être ainsi évaporé jusqu’à l’heure de levé des pensionnaires. Sur l’écran du couloir des chambres, l’infirmière l’avait prise en charge comme à l’accoutumée et, accrochée à son bras, Evy se laissait guider jusqu’à la salle de jeu. Mais je n’avais guère envie de suivre une nouvelle fois le trépidant de son existence diurne et, assuré que rien ne viendrait troubler sa mécanique bien huilée, je décidai d’en profiter pour investiguer sur un autre mystère : la succession du jour et de la nuit.

Après avoir poussé les portes de la sortie, je m’avançais dans la verdure sauvage du parc. Si l’herbe n’y manquait pas, il n’y avait pourtant ici aucune fleur pour en pigmenter le vert monotone. Chemin faisant, mon regard dévisageait la voûte céleste où l’astre du jour irradiait. Comment brillait ce soleil, je ne pouvais le dire. Il n’y avait ici aucune logique si ce n’était celle que l’on prête à la magie. Je ne m’en trouvais pas plus avancé quand ma balade me conduisit finalement jusqu’à l’orée des bois qui cerclaient la clairière.

« Et qu’y a-t-il au-delà ? »

A cet instant, je me retournais en direction de l’asile pour jeter un coup d’œil aux volets clos du quatrième étage. J’eus alors cette impression d’une scène déjà vécue. Celle de notre séparation où je la quittais pour tenter de rejoindre l’aurore boréale. La même inquiétude m’empoignait suivie aussitôt du même impératif qui m’avait poussé à partir.

« Comprendre pour nous défendre ! » affirmai-je en pénétrant dans la flore.

Je progressais ainsi un temps qui me parut interminable, comme s’il n’y avait aucune limite à cette forêt lugubre. Un silence de mort y régnait et, d’un bout à l’autre, on ne pouvait entendre le moindre oiseaux chanter ni la plus petite branche craquer.

« Pourquoi avoir créé un monde aussi grand si c’était pour n’y abriter aucune vie ? » me demandais-je, quand une silhouette en mouvement apparu soudain devant moi. Surpris, je fis un pas en arrière pour aussitôt me figer, avant de comprendre qu’il s’agissait de moi, comme face à un miroir qui me renvoyait ma propre image. Bien que je ne m’attendais pas vraiment à cela, j’avais enfin trouvé les confins de cette fichue boite.

Avec prudence, je m’en approchais jusqu’à me tenir à ses pieds. Cela ressemblait à un mur, gigantesque, qui s’étendait aussi loin que la densité des sylves me le laissait distinguer. Sa paroi semblait légèrement incurvée, liquide comme de l’eau sur laquelle se reflétait les frondaisons. Ma main se tendit jusqu’à plonger au-dedans, sans rencontrer la moindre résistance.

— A tous les coups… murmurai-je, avant de m’avancer franchement pour la traverser.

Aussitôt, et comme je m’y attendais, je retrouvais la vaste étendue de nos ténèbres. Immobiles, silencieuses et sans vie. Happé par leur charme, j’avançais vers elles, soulagé de les retrouver. Mais la lumière émise par la masse derrière moi les repoussait et m’empêchait de les atteindre. Frustré, je me retournai pour être d’emblée saisi par le vertige. Sur le coup, il me fut impossible d’être vraiment certain de ce que je voyais. Ce qui m’apparaissait comme un mur de lumière ne me laissait rien entrevoir de lui tant je m’en trouvais proche, comme une fourmi au pied de la montagne.

Pour sûr c’était un spectacle impressionnant, surréaliste, et qui n’était pas sans me rappeler l’aurore boréale par la démesure de sa taille. Aucun reflet de ce côté-ci de la muraille, seulement la lumière qui s’opposait aux ténèbres sur des kilomètres. Curieux, je décidai d’avancer en suivant la courbe tracée par ce qui ressemblait à un dôme. Très vite, je dus me rendre à l’évidence.

Ce truc est immense ! Ça va me prendre des heures pour en faire le tour ! constatais-je, avant de repenser à ce que j’avais vu de cette ombre, hier soir.

« Pourquoi cette chose peut-elle se déplacer si vite et pas moi ? »

— Qu’est-ce qui m’empêche de tordre le temps et l’espace, au juste ? m’agaçai-je en jetant mon regard au plus loin du galbe lumineux. A la vitesse d’une rafale, moi aussi je devais pouvoir me déplacer d’un point A…

Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase qu’un souffle puissant me fouetta le visage. Aussitôt, mon corps propulsé perdit l’équilibre jusqu’à rouler brusquement sur le sol. Étourdit, je redressais le visage pour tenter de comprendre ce qu’il venait de se passer. Derrière moi, une longue traînée de poussière noire éclairée par la lumière du jour retombait lentement par-dessus l’ébène.

— … à un point B… murmurai-je, le souffle coupé.

Une fois sur mes pieds, l’esprit quelque peu désorienté, je constatais qu’en effet, rien ne m’en empêchait si ce n’était moi-même. Assurément, j’avais encore beaucoup de chose à apprendre.

A partir de cet instant, ma vie allait se scinder en deux, à l’image de ce cycle du jour et de la nuit. Quand celle-ci tombait, je retournais au local de surveillance pour attendre, passif, qu’Evy se décide enfin à sortir. Mais elle n’en faisait rien, sans doute encore effrayée à l’idée de me recroiser. Assuré que ce n’était qu’une simple question de temps avant qu’elle ne s’y ose de nouveau, je prenais patience malgré la tension qui vibrait en ce lieu.

En journée, je quittais le dôme pour entraîner mon entendement à assouplir son formatage aux lois de la physique. Cela pouvait paraître simple et pourtant, mon esprit n’était définitivement pas à son aise avec cette logique. En théorie, je pouvais faire tout ce que bon me semble, voler, changer de forme et même écraser cette fichue bâtisse au creux de ma paume, si l’envie m’en prenait. Mais ma rigidité, couplée au ridicule de la chose, me faisait échouer neuf fois sur dix. Mon seul talent en terme de distorsion semblait être le sprint à la vitesse du vent. Grâce à lui, j’avais pu très vite cartographier la nouvelle disposition de notre univers. Il s’agissait bien d’un dôme qui abritait tout un écosystème fictif et qui maintenait ce maléfice sous verre. Dès-lors, son gigantisme se justifiait par un effet de sphéricité qui apportait à cette illusion le crédible d’un ciel authentique.

Légèrement excentrées, la roche de ma tanière avait été englobée par la végétation qui s’y accrochait, comme une excroissance à ce cercle parfait. Mon intuition m’avait alors soufflé que cela venait d’Evy. J’y voyais la manifestation de son désir, sans doute inconscient, de nous arrimer l’un à l’autre malgré la sentence de mon exil. Cela avait ragaillardit mon moral, quelque peu en berne depuis cette nuit où son regard terrifié dévisagea l’inconnu que j’étais devenu. Le souvenir de nos moments passés ensemble me hantait l’esprit. Son visage aimant et la douceur de son essence me manquaient terriblement. Je me sentais l’âme déchirée, évidée. Nos sentiments étaient sincères et profonds. J’en avais la certitude, jamais elle n’aurait souhaité par elle-même de les oublier. Ainsi me persuadai-je que si sa conscience pouvait s’en souvenir, elle me supplierait de venir la chercher.

De la ramener…

« Kirlian… »

Je sursautai soudain de sur mon siège, comme au sortir d’un songe lointain.

— Ah… je suis là… murmurai-je, déphasé.

De retour dans le local de surveillance, il m’apparut alors que les deux existences bien distinctes qui étaient à présent les miennes commençaient à m’embrouiller l’esprit. Couplée à la fatigue qui se faisait toujours plus accablante, la chronologie de ces quelques jours se révélait des plus floues. Je posais alors mon regard sur le bidon d’essence qui se trouvait à mes pieds. Je l’avais matérialisé lors d’un passage à ma cave, avec l’idée de l’utiliser pour détruire cet endroit quand il serait question pour nous de le quitter définitivement. J’attendais cet instant avec une impatience grandissante qui se noyait dans l’ennui et l’asthénie. Mes paupières pesantes m’incitaient à sceller mon regard, las de fixer cette luminosité artificielle.

Cela faisait déjà presque une semaine que je la guettais, sans résultat, et plus le temps s’écoulait, plus mon instinct de survie me pressait à déguerpir. L’ombre ne s’était plus manifestée, cependant, la sensation de sa présence ne m’avait pas quittée un seul instant et planait comme une menace, susceptible de bondir à tout moment. Pourtant, je m’obstinais dans ce qui s’était insidieusement mué en une obsession que mon être intime se refusait à combattre. Celle que j’avais rencontré au détour du corridor, ce soir là, n’était pas le légume sans âme qui végétait sur sa chaise. J’appelais cette créature de mes vœux. Je voulais la revoir. Je voulais percer son mystère.

— Allez, Evy… J’ai besoin que tu me guides !

Je venais de soupirer ces mots quand il me sembla tout à coup que la lumière ambiante s’intensifia. Sans conviction, j’observais une silhouette lactée qui venait d’apparaître sur la caméra du couloir des chambres. Aussitôt, mon regard mi-clos se délesta de la narcose.

« C’est elle ! » s’affola quelque peu mon esprit qui la seconde d’après s’en réjouit.

A posteriori des nuits blanches amoncelées dans ce seul but, le dénouement était enfin à ma portée. Ma pleine attention fixée sur sa progression, je l’épiais se rendre au niveau inférieur. Avec précaution, elle glissa par-dessus la baie vitrée du local des infirmière, jusqu’à s’engouffrer dans les méandres du troisième étage. Dés lors qu’elle sembla se sentir à l’abri, son attitude se modifia. Son comportement nocturne était assurément très différent de ce qu’elle affichait en journée. Je pouvais sentir au travers de l’écran l’exaltation de ces émotions qui se déversaient sans retenue, libérées qu’elles étaient de leur camisole.

Sans s’attarder pourtant, elle fila bien vite, comme soudain empressée de se rendre en un endroit précis. Ce que je craignais depuis mon tout premier soir de veille était en train de se réaliser sous mes yeux, quand elle s’avança jusqu’au couloir K. Au pied du portail elle se figea, hésitante quant à pousser ses portes.

« Non, s’il te plait, ne vas pas par là… » souhaitai-je avec ardeur que ce ne soit pas là sa destination.

Et pourtant, malgré ses réticences, sa main tourna finalement la poignée.

— Bordel ! lançai-je en fixant désormais le moniteur qui affichait l’intérieure de la bibliothèque.

Celle-ci n’avait pas grand-chose en commun avec celle du docteur Orban. Ici ni tapis ni feu de cheminée, seulement une réplique de ses sœur dont les portes tapissaient les corridors. Elle était déserte et plongée dans la pénombre quand Evy y pénétra, d’un pas de souris qui l’emmena jusqu’à l’étagère. Là, elle s’agenouilla pour se mettre au niveau de la planche du bas et se saisir d’une liasse de feuilles, dissimulée derrière les livres. Ce trésor exhumé, elle le serra contre elle de tout son cœur. Pour les chérir à ce point, j’en déduis qu’il s’agissait d’écrits à elle, pages anonymes et clandestines à l’ombre de centaines d’ouvrages.

Leur retrouvailles savourées, elle les déposa sur le sol et s’y allongea pour les feuilleter. Il n’y avait pas que des écrits mais également des dessins par dizaine et, du peu que j’en apercevais, je pouvais tout de même affirmer qu’elle avait du faire de net progrès. Cela me rendit curieux, m’enchantait, et je me surprenais à trouver cette scène fascinante.

Quelle étrange créature que celle-ci, oubliée du monde et d’elle-même, mais vivante et véritable comme si elle en était la Reine. Étendue, le regard rêveur, elle annotait ses émotions fugaces tandis que ses jambes allaient et venaient dans un balancement charmant.

Tout à ma contemplation, je respirais des parfums nouveaux qui faisaient défaillir mon amour du Beau. Sans doute y infusais-je plus que de raison, car je mis un temps considérable à réaliser qu’il y avait quelque chose qui clochait. Subtilement, l’ambiance de la pièce avait changé.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? me demandai-je, tentant de me redresser pour aussitôt constater que mon corps et mon esprit s’étaient ankylosés.

Avais-je la berlue ? Il me semblait à présent distinguer le mobilier et les boiseries d’une maison de maître, comme autant de fantômes qui tapissaient les murs blancs de la pièce. Le phénomène semblait en gommer la consistance et ce mirage se superposait à la réalité qui en devenait translucide. Le regard perdu dans cette nébuleuse, Evy me parut comme frappée d’asthénie, l’expression mélancolique. Les motifs du tapis persan se dessinaient par-dessus le carrelage et dans l’imposante cheminée, les flammes dansaient pour agiter les ombres libérées de leur cage.

« Ça recommence, mon front me démange… »

Ma main engourdie se frotta contre lui et tout devint sombre, quand il me sembla reconnaître le tumulte de l’orage s’abattre soudain sur moi. Pour l’avoir expérimenté il y a peu, captif et évadé de son éternité, je reconnaissais les sensations de déconnexion qui avaient succédé à la disjonction.

« Je… me désincarne… Comment ? »

Bien que je me savais en proie à la dissociation, je ne pouvais lutter contre et, malgré moi, je me dissolvais dans mon propre brouillard.

« … non… je ne veux pas… »

« Le fracas du tonnerre, une pluie battante…

Il est là…

Sa silhouette de polar suranné se tient sous un lampadaire aux carreaux cassés… »

« L’odeur humide et glaciale du Déluge… »

« A croire que le Ciel ne retient pas ses larmes, ce soir…

Tout autour de moi grouillent des ombres arachnides sur leur toile de ténèbres… »

« Je suis en train… de mourir ? »

« Reprend-toi ! Tu divague ! Ca se passe en dessous de toi ! »

« Je ne comprends pas ce que je vois… »

« Quelle est cette disproportion, ces doigts de géant ?

Quelle est cette exaltation, ce désir brûlant ?

Ça ondule comme un mirage sous la canicule…

Et je ne peux rien y changer…

Quel est cet être, cette poupée de chiffon ?

Quelle est cette créature, cette fragilité en aillons ?

Ça bascule comme le balancier d’une pendule…

Et je ne peux rien y changer…

Alors je m’en vais…»

« Evy…

Tu t’es perdue dans ton propre songe,

Tu n’es plus que la marionnette d’une ombre… »

« Notre crépuscule contempler par l’évadé de ta cellule,

Petit monticule, une pluie de sueur te macule…

Un jouet d’argile à l’esprit stoïque et volatile,

Une campanile par-dessus des torrents d’aquamanile,

Et je ne veux rien y changer…

Parce que je m’en vais…

Je m’en vais… »

« C’est trop tard maintenant ! »

« Là où l’ondée ne pourra pas s’accrocher… »

« Tu aurais du partir tout de suite ! »

« Passif… je suis son complice… »

Reveille-toi, gamin !

« Le ciel comme une nuit sans lune…

Le fracas du tonnerre et la pluie battante…

Il est là…

Son être larvaire s’accroche à un lampadaire qui attire à lui les lépidoptères… 

Tout autour de moi, des ombres arachnides qui grouillent sur leur toile de ténèbres… »

« Regarde mieux ! »

« Non, je ne veux pas ! »

Je ne suis qu’une rétine qui réfléchit… qui réfléchit… »

« Maintenant ! Je veux savoir ! »

« Il lève le visage… L’Oeil des Ténèbres me regarde…

Il sait que je suis là… son rictus me nargue…»

« Non,stop… »

Continue de regarder !

« Il hume l’automne de ses cheveux… ses doigts s’y entremêlent…

Je vois des caresses… des caresses…

Sa face ténébreuse s’approcher de sa physionomie,

Et maintenir contre lui l’inertie de sa chair endormie…

Son pouce et ses doigts s’enfoncent dans la peau de ses joues,

D’un mouvement de langue scelle leur lèvres qui se nouent…»

« Arrête, arrête… »

« Que fait-il ensuite ?! »

« Il saisit le finesse de ses mollet pour retourner son corps muet…

Je vois de l’ivresse, de l’ivresse…

Ses mains serpenter de son dos à ses hanches pour l’amener à lui…

Et son visage glisser doucement sur le tapis… »

« Stop ! »

« Sa courbe se dessine d’un tout nouveau profil…

Par-dessous le Serpent qui s’y faufile…»

« Ça suffit ! »

« Mes traits se déforment

« Bête abjecte et turpide !! »

Mes poing se serrent

« Je veux te voir mourir !! »

 

« Mon crâne est sur le point d’exploser… »

Cette épilepsie en mon esprit le faisait flirter avec la folie. D’entre mes pensées chaotiques, la montée fulgurante de l’ire escalada mon être avec la puissance d’un geyser. Dans la pièce de vidéo surveillance, mon regard furieux s’ouvrit pour se river sur l’écran qui affichait l’obscénité de cette chose, toute affairée à s’empiffrer. L’écœurement porté à son comble, je me dressai vivement de mon siège, saisi par le besoin viscéral de m’éloigner de cette vision insoutenable. Poignardé par elle, mon visage me parut cesser de m’appartenir.

Mes traits se déformaient. Mes poing se serraient. Du plus profond de mes obscurités, je me sentais déchiré par l’épanchement basaltique d’un terrible courroux.

« Cette chose… répugnante !… qui se délecte de ramper lascivement sur notre cœur aliéné… »

— Je vais l’exterminer !!!

Chapitre XVII

Les représailles de l’Esprit

Une profonde colère…

« Comme un orage menaçant qui pointe à l’horizon,

Jetant sur le monde les prémices de la dévastation.

Sa fureur missionnée se fait le bras de la Justice,

Pour détruire l’Oeuvre et les auteurs qui la bâtissent.

Le vacarme de ses rafales est un cri de vengeance,

Il gronde et vient pour châtier sans clémence »

Depuis l’intérieur de la bibliothèque où il se vautrait avec elle, il dut l’entendre arriver de loin, sans aucun doute : l’écho menaçant de mes pas qui se réverbéraient dans le dédale des corridors. Quand ma jambe se déploya, j’enfonçai d’un seul coup cette saleté de porte dont je ne pouvais plus supporter la vue. Sa serrure se brisa dans un grand fracas sous l’impétuosité et ses deux portes, alors projetées, s’écrasèrent contre les murs de chaque côté de leur encadrement. Ainsi s’accomplit pleinement la déflagration qui fut mon entrée en ce lieu.

La silhouette ombreuse s’était à moitié dressée pour m’accueillir, surplombant Evy dont le corps terrassé ne pouvait se décoller du sol. Elle semblait inconsciente, absorbée par la transe qui, à la manière d’une forte fièvre, la faisait souffrir et suffoquer. De part et d’autre de la salle résonnaient les pulsations de son cœur, rythme effréné qui donnait l’impression qu’il allait se rompre à chaque battement.

Face à cette scène, ma mâchoire se crispa avec tant d’acerbité sous la puissance de la rage que cela déforma probablement mon visage. Sans retenue, je laissai ma voix s’extirper de moi comme un coup de tonnerre furieux.

— Vire immédiatement tes sales pattes de ce qui m’appartient !!

A cette détonation, il se figea quelques instants avant de tordre sa forme pour pencher le visage de côté.

« Kirlian ? »

s’étonna-t-il en expirant une voix spectrale.

« Je suis surpris de te voir ici.

Comment es-tu donc parvenu à sortir de ta prison ? »

Échauffé par sa question, je l’ignorai pour aller droit au but.

— Ne joue pas au plus con, tu savais très bien que j’étais là et tu m’attendais ! affirmai-je avec aplomb tandis que, silencieux, il ne s’en défiait pas.

Je réitérais aussitôt ma sommation.

— T’es sourd, la vermine ? Écarte-toi d’elle ! Maintenant !

En préambule à sa réponse, il se gaussa tout d’abord.

« Hum ! Tu penses être en mesure de me donner des ordres, Kirlian ?

Mais tu ne peux rien de plus contre moi ici que tu ne l’as pu ailleurs ! »

« C’est donc bien ce que je soupçonnais ! » conclus-je par l’aveu qu’il venait de m’en faire. « Cette ombre, opaque et visqueuse comme du goudron, c’est bel et bien Monsieur K ! »

Cette cabale agitait mon esprit.

« Mais, comment ? Comment peut-il faire ainsi pénétrer sa conscience en nous ? C’est impossible ! »

Sa forme se déploya ensuite en s’étirant sur elle-même, en un serpent d’ébène dont les yeux rutilants s’ouvrirent pour se plonger dans les miens. Son aura libidineuse emplissait désormais la pièce, jusqu’à la sentir tenter de s’agripper à mes mollets.

« Dis-moi, esprit voyeur, ce divertissement t’a-il plu ?

Qu’est-ce que ça fait…

d’observer sans jamais pouvoir toucher ?

Est-ce que la frustration en est intolérable,

ou bien te sens-tu trôner, tel l’Œil de Dieu ? »

Trois phrases et je n’en pouvais déjà plus de l’entendre persifler. Viscéralement, son être m’écœurait.

— Je ne suis pas venu pour taper la causette avec toi ! lui cracha mon dédain tandis que j’avançais de trois pas. Rend-moi mon Cœur, Serpent, et retire-toi !

« Oh ? Tu penses pouvoir enrayer la Grande Horlogerie

et jouir éternellement de l’Éden à son printemps,

sans en payer le prix ? »

— N’inverse pas les rôles ! répliquai-je aussi sec. Tu es le seul ici à transgresser quelque chose !

A cet instant, les lèvres d’Evy bruissèrent un gémissement fébrile. Cette plainte souffreteuse me figea quand mon regard se déposa sur ses traits. Son expression, indéfinissable, me troublait.

« Elle est belle, n’est-ce pas ? »

souffla-t-il avec dévotion.

« Tel Pygmalion, je l’ai façonnée à mon goût…

Mais je n’ai pas fini.

La meilleure partie reste encore à venir… »

Décidément, cette couleuvre était dure de la feuille.

— Je vois que tu n’as pas bien saisi quand je t’ai dit que c’était terminé !

Irrité à son tour, il se dressa pour jeter le poids de son animosité sur ma volonté.

« C’est toi qui n’est pas à ta place,

Esprit de colère égaré sur les terres de la Nuit !

Maintenant va-t’en et attend ton tour ! »

« Attendre mon tour ? Prendrais-tu ma chair et mon âme pour un manège de fête foraine ? » gronda mon esprit.

— Ta langue fourchue est toujours prompte à bavasser ! lui répondis-je froidement. Mais quelles que soit tes ambitions, je te certifie que tu n’en feras rien !

Sa gueule de reptile pouffa un rire. Il s’affaissa alors au plus près de son otage pour s’enrouler délicatement autour de sa gorge. Aussitôt, elle poussa une plainte.

« Hum… Crois-tu ? »

persifla-t-il en se dressant, narquois et cherchant à me provoquer.

Un plaisir indicible m’escaladait jusqu’aux zygomatiques, mais je n’en laissais rien transparaître si ce ne fut l’étendue de mon mépris.

— Regarde donc à ta droite, connard !

A mon injonction, son visage écailleux se tourna en direction de la fenêtre d’où l’on pouvait voir poindre les premières lueurs du jour. Comme je m’y attendais, il fut saisi à la vue du soleil et cet ahuri de Serpent me dévisagea alors furieusement.

— C’est l’heure de retourner dans ta fange ! lui lançai-je en enfonçant le dernier clou.

Sous l’invasion de la lumière, l’image de la bibliothèque d’Orban s’estompait à présent. L’illusion perdait rapidement en puissance, comme incapable de s’agripper à la matière éclairée.

« Très bien, Kirlian ! »

Cela disant, son ombre se retira en glissant sur la peau de sa proie.

« mais hâte-toi de redistribuer les cartes…

Parce que je vais revenir dès ce soir ! »

La luminosité croissante remportait la bataille et quand il n’y eut plus une seule ombre au sein de laquelle se cacher, je sentis que sa présence s’en était allée. La pièce avait retrouvé son apparence, morne et froide. Evy était toujours inconsciente, le corps inerte environné d’écrits et de portraits éparpillés comme la diaspora de notre âme démembrée. Amer, je la surplombais. J’avais voulu cette connaissance et elle m’avait marquée au fer rouge. Hors de question d’en régurgiter le souvenir, car plus jamais je ne laisserai cette infamie se reproduire.

Désormais, je savais exactement ce qu’il me restait à faire.

« Blêmes étendues de couloirs et de murs !
Emplissez-vous du son retentissant de mes pas !

Lugubre machinerie de pantins et de spectres,
Tremblez !

La Mascarade est terminée ! »

Le baril d’essence à la main, mes enjambées furieuses avaient regagnés le quatrième étage où s’animait le théâtre diurne. D’une grimace méprisante, je l’observai quelques instants. Ils étaient à nouveau disposés pour une nouvelle journée, médecins et infirmières, tous affairés à exécuter la gestuelle qui leur était propre. Mon regard haineux glissa sur la droite et j’apercevais une vieille béquille, appuyée contre une chaise. Comme une évidence, je la saisis avant de me diriger d’un pas résolu vers ces marionnettes.

La première d’entre elles qui se présenta sur mon chemin fut un docteur au visage blafard qui déambulait, dossier en main. Dans un fracas qui résonna de par toute la pièce, il s’écroula par-dessous sa liasse de feuilles volantes. Tout de suite à sa gauche, une infirmière s’avançait pour se diriger vers le comptoir. Seule sa tête qui ricocha contre le mur atteignit sa destination. Une pointe d’un indéfinissable plaisir s’alliait alors à ma furie. Ce fut une à une que je les mis en miette, brisant leurs visages et leurs membres jusqu’à les mettre en morceaux que mes semelles terminaient de broyer. Non satisfait d’avoir démoli les mines spectrales de cette clique de morticoles, je me dirigeais à présent vers le couloir des chambres où m’attendaient sagement chacun des pensionnaires.

La première porte poussée dans un grincement sinistre, j’en saluai l’occupant.

— Adam ! Ton inertie fictive doit te paraître bien longue ! Que dirais-tu de fermer pour toujours ce regard inutile ?

Mais alors que je m’apprêtais à abattre ma colère sur cette marionnette étendue là, une objection impérative me paralysa dans mon élan. Sans que je ne puisse en déterminer la cause, je me retrouvais tout à fait incapable de le mettre en pièce.

« Ce n’est qu’un enfant… » murmura une voix qui ne semblait pas provenir de moi.

Ce frein des plus désagréables à ma déferlante m’échauffa davantage. Pourtant, j’abandonnais bien vite de chercher à le contrer. Qu’à cela ne tienne, je me défoulerai sur les occupants des chambres suivantes. Quelques portes plus loin et toujours prostré sous sa chevelure étirée, je l’entendis gémir à mon approche.

— Hélias ! C’est donc moi que tu redoutais de voir arriver ? Me voici !

Un grand fracas retentit et je quittais cette pièce pour me rendre à la suivante et libérer toujours davantage ma violence par le carnage.

Chambre 25.

— Amadé, réjouis-toi ! Quelqu’un a finalement entendu tes prières !

Chambre 32.

— Brigitta ! m’exlamais-je en l’observant mâchouiller son drap moisi. Hum ! Mords plutôt là-dedans !

Ainsi clôturais-je mon inspection des chambrées, en piétinant ses quelques dents qui avaient roulés sur le carrelage gelé.

Quand je rejoignis le couloir d’un pas toujours décidé, j’aperçus une silhouette qui se tenait immobile dans la salle de jeux, le regard livide au milieu de son personnel émietté. Sourire aux lèvres, je m’approchais aussitôt pour l’interpeller.

— Docteur Mozes Kénard, je présume ! Ah, je regrette mais vous arrivez un peu tard ! J’ai l’impression qu’un désaxé vient de ravager votre magnifique propriété !

Sans attendre une réplique qui ne viendrait jamais, je brandissais une utlime fois mon arme pour l’abattre sur le dernier figurant de ce carnaval. La béquille d’aluminium cabossé fit éclater son crâne de cire et, d’un coup de semelle à hauteur de ceinture, j’amorçai de le faire se renverser à mes pieds. La respiration haletante, mes doigts se décrispaient lentement, jusqu’à ce que l’instrument de ma rage s’en échappe pour prendre sa place définitive parmi ses victimes.

Le silence était revenu…

Mon œuvre salutaire achevée, je pris quelques instants pour contempler sa fresque de cire éparpillée, tandis que mes muscles, anémiques, se délassaient dans la sérénité du repos. Mais il était encore trop tôt pour cela et après avoir propulsé une profonde inspiration hors de mes poumons, je m’emparais de la barrique d’essence pour en répandre le contenu en tout sens. Je regagnais ensuite le rez-de-chaussée en laissant s’écouler du bidon un long filet du combustible qui me suivait à la trace. De retour au rez-de-chaussée, j’y retrouvai Evy qui n’avait pas bougé de sur la banquette où je l’avais allongée. A la lueur d’une bougie, sa léthargie la gardait toujours captive.

Je me débarrassai aussitôt du baril qui m’encombrait pour la prendre dans mes bras, avant de la soulever délicatement. Je jetai alors un dernier regard sur l’asile de Vacègres. Peut-être y avait-il d’autres choses, plus ou moins importantes, à découvrir en ce lieu que je n’avais pas intégralement fouillé. Mais je m’en moquais bien. La seule chose qui m’importait était mon Cœur. Le reste pouvait bien disparaître.

Ne voulant m’attarder davantage, mon pied renversa la bougie sur le sol imbibé d’essence. Aussitôt le feu s’embrasa en suivant la route que j’avais tracée pour lui. Il s’étendit toujours plus loin, toujours plus vite, jusqu’à rejoindre le dernier étage où se déploya sa férocité. Du fond de la clairière d’où je l’observais se consumer, le bâtiment ne tarda pas à s’effriter sous les assauts de mon brasier. Toujours inconsciente,son corps blottit contre le mien remua légèrement quand la faiblesse de son bras s’enroula autour de mon épaule. Mon visage se pencha sur le sien qu’elle venait d’enfouir dans les replis de mon pull. Bien que sa conscience demeurait assoupie, ses traits se crispèrent de manière successive, comme si au lointain d’elle-même lui parvenait encore les murmures d’une lancinante torture. Aussitôt, ma joue lui caressa tendrement la chevelure dans un élan d’affection et je murmurai :

— N’aies plus peur, Evy… C’est terminé !

Chapitre XVIII

Master of Puppet

Mon retour en mon antre fut clôturé par deux pas étouffés sur le pavement biscornu.

Nous étions enfin de retour. Après avoir expiré ce sentiment lénitif de délivrance, je m’avançai vers le matelas, son corps endormit dans les bras. Sans attendre, je l’y déposai pour couvrir son être gelé de la chaleur de la couette.

Silencieusement, je la regardais. Je me sentais si heureux d’avoir pu la ramener et soulagé de la savoir ici, en sécurité. Mon esprit, encore stressé, s’apaisait à cette idée et il me sembla que le poids du fardeau s’atténua. Une fatigue pesante s’ensuivit. Je me sentais véritablement épuisé. Ma main se porta alors à mes tempes pour en délasser la tension. Entre celle émise par le dôme et celle des écrans de surveillance, mes yeux n’avaient été que trop exposés à la lumière. J’avais un grand besoin d’obscurité pour me ressourcer, tout mon être me le criait. Je m’allongeai donc à l’extrémité du lit, en prenant garde à ne pas déranger son sommeil dans cet affaissement.

Demain, une toute autre vie nous attendait. Je savais que ce ne serait pas facile et que de nombreuses épreuves serait à venir, mais je me sentais confiant car, avec elle, pour elle, je pourrai tout affronter. Aussitôt que j’eus éteins la lumière, un voile épais tomba sur ma conscience harassée.

« Une chaleur dans mon dos…

Elle remonte le long de ma colonne… »

Il me semblait alors m’éveiller doucement.

« Quelle sensation étrange…

Cela m’évoque les divagations de la fièvre… »

Captif de ce demi-sommeil, je sentais la caresse amoureuse de ses mains sur ma peau.

« C’est si agréable…

Comme l’écho d’un paradis insaisissable… »

Dans ce qui m’apparaissait comme l’irréel d’un songe, ses jambes s’enroulaient tout autours des miennes avec la sensualité du lierre.

« Est-ce que je rêve ? »

Son souffle chaud glissait maintenant sur ma nuque gelée.

— Il fait affreusement froid… bruissa soudain sa voix. Où est passée la cheminée ?

Arraché à ce délice vaporeux, plongé dans l’obscurité, je me tournai vers elle.

— Evy ?

Son corps se figea.

— Oh, c’est toi… murmura-t-elle, plus déçue que véritablement surprise.

A présent tout à fait réveillé, cette présence si peu familière venait de me plonger dans la stupeur. Aussitôt, ma main se précipita sur l’interrupteur de la lampe de chevet pour chasser la cécité des ténèbres. Celle que la lumière dévoilait à présent laissait ma stupéfaction perplexe. C’était bien elle, et pourtant… La chevelure d’un roux plus sombre, elle avait le teint davantage éclatant et les joues vermeilles. L’air enjoué, ses iris orangées scrutaient attentivement mes traits.

— Hum, tu es plutôt mignon ! me souffla-t-elle dans un sourire affectueux.

Son aura me déstabilisait.

— Tu n’es pas Evy… Qui es-tu ?

Son regard s’éleva alors vers la porte de l’étage.

— Oh, personne… répondit-elle négligemment.

Sans un mot de plus, elle m’enjamba pour me passer par-dessus et quitter la chaleur des draps. Aussitôt elle frissonna avant de presser le pas en direction de l’escalier.

— Où est-ce que tu vas ? lui demandai-je en me relevant pour la suivre.

Là elle s’arrêta pour se retourner dans ma direction.

— Et bien, je rentre chez moi ! me sourit-elle, comme si ça allait de soi.

— Tu… quoi ?

Son air se fit alors espiègle.

— Mais avant ça… murmura-t-elle avant de m’approcher avec assurance.

De sa paume alors, elle me saisi par l’entre-jambe. Bouche bée et paralysé par la stupéfaction, je n’eus sur le coup aucune réaction.

— Oh ! C’est donc bien vrai ? s’exclama-t-elle avec emphase.

— Mais qu’est-ce que tu fous ?! m’offusquai-je en repoussant sa main pour reculer de deux pas.

— Ça alors ! enchaîna-t-elle en s’avançant pour annuler ma prise de distance. Je pensais qu’il parlait au figuré quand il disait que tu n’as rien dans le pantalon, ce qu’il est drôle !

Sur ces mots, elle éclata de rire. Sidéré par son allégresse dans l’avanie, je la regardais, déconfit, me couvrir de ses moqueries.

— Mais que comptes-tu faire d’une femme, au juste ? La mettre sous verre et l’admirer ? Lui déclamer des poèmes enflammés sans jamais la toucher ?

— … pourquoi est-ce que tu ris ?

— Quel ennui, c’est vraiment pas sympa ! Je plains la pauvre fille qui sera enfermée ici avec toi !

Mon esprit en avait le tournis. Je ne comprenais pas le pourquoi de ces paroles cruelles. Tout ce que je savais en ce instant était qu’elles me lacéraient.

— Oh non… Par pitié, ne me dis pas que cette fille c’est moi ? rit-elle de plus belle, comme si même cette perspective en devenait hilarante, elle aussi.

« Evy… D’abord tu me rejettes et maintenant tu me railles ? As-tu seulement la moindre idée de tout ce que j’ai enduré pour toi ? »

Une souffrance intense me martelait les tempes et tandis qu’elle s’obstinait à glousser, la colère se concentrait dans mes poings pour les incendier.

— Arrête de rire !!

Emporté par elle, j’avançais d’un pas pour abattre ma paume sur son visage qui en fut balayé de côté, suivit par son corps qui tituba de quelques pas, jusqu’au pied de l’escalier. Un silence terrible avait succédé au claquement de la gifle. Je me figeai, statufié par mon geste.

— Evy… pardon, je…

La main contre sa joue pour en apaiser la brûlure, elle releva son visage éberlué pour plonger dans le mien le pétillement d’un regard cuivré. L’instant d’après, elle déploya l’incongru d’un sourire mutin. J’en restais sans voix. Mais sa malice ne me laissa pas le temps de comprendre. Aussitôt, cette affoleuse se précipita vers l’escalier pour le gravir en toute hâte.

— Mais… Non, reviens ! lui criai-je, hébété, en me lançant à sa poursuite.

Quand j’arrivai sur le pallier, elle avait déjà filé par la grande porte pour s’élancer dans la flore.

— C’est pas vrai, elle se fiche de moi ! gronda ma hargne.

A grandes enjambées, je la pourchassais entre les broussailles en la talonnant de près. Toute proche d’être prise, l’écho de son rire aguichant se réverbérait entre les colonnes arborescentes et quand je la saisi finalement par le bras, notre collision nous projeta sur un tapis de feuillage. Elle se débâtit avec force, alors je lui enserrai les poignets pour juguler sa tentative de fuir encore. Tout autour de nous, la forêt autrefois verdoyante était en train de se faner, de mourir, comme dévitalisée par l’ombre de l’hiver. Le souffle haletant, je la foudroyais du regard.

— Bordel, Evy, c’est dangereux de sortir !

— Dangereux pour qui ? répliqua-t-elle en esquissant un sourire.

Puis, son visage m’approcha soudain et elle tenta de m’embrasser. Je me détournai aussitôt mais ses lèvres effleurèrent la commissure des miennes. Sans attendre, je resserrai ma poigne pour lui plaquer les bras au sol.

— Arrête !

Sa respiration s’affola. Définitivement agacé, je nous redressai avec vigueur. Une fois sur pied, je me penchai vers l’avant pour la basculer par-dessus mon épaule et la décoller du sol. Cela fait et d’un pas décidé, je nous reconduisais jusqu’à la cave.

— Oh là là ! Cet hominidé m’enlève et me traîne dans sa caverne ! s’exclama-t-elle d’un ton candide.

Ces propres mots semblaient l’enjôler quand, tout au contraire, ils ne faisaient que de m’irriter davantage.

— Non ! Lâche-moi, sale brute ! Au secours !!! lançait-elle, amusée, en se tortillant.

— Mais d’où peut bien sortir cette énergumène ? marmonnais-je en serrant les dents.

De retour dans ma forteresse, je verrouillais cette fois la porte à double tour avant de descendre les marches d’un pas rapide. Toujours sur mes épaules, elle ne s’agitait plus soudainement et quand je m’immobilisai enfin, je ne percevais plus que son souffle, saccadé et tremblotant. Quelque chose avait changé. Je me sentais soudain gagné par l’anxiété quand elle commença à remuer pour se dégager. Aussitôt je la relâchai et une fois sur ses pieds, elle me repoussa avant de plonger son regard dans le mien.

A cet instant, face à face comme jadis, je découvrais le visage de nos cicatrices. Ses pupilles étaient dilatées à l’extrême jusqu’à exiler le vert lumineux de ses iris. Affolée, elle tenta de crier mais sa voix était à nouveau prisonnière. Sidéré, je la regardais s’agiter d’un coin à l’autre sans aucune cohérence.

— Evy… Attend, je…

Ne trouvant pas la moindre échappatoire à mon regard, elle se tapit contre un mur quand sa respiration s’emballa davantage et alors que sa crise d’angoisse ne faisait qu’aller en s’amplifiant, une douleur terrible m’incendia le cerveau.

« C’est sensation, c’est… celle de la disjonction ! »

Mon esprit s’alarma d’un coup. Je ne serai plus en mesure de nous protéger si cette foudre venait à s’abattre sur nous maintenant. Nous ne pouvions pas disjoncter, je devais absolument la stopper.

— Evy, je t’en prie, calme-toi ! Je ne suis pas ton ennemi ! la suppliai-je en l’approchant.

Mais elle ne m’écoutait pas, possédée par sa terreur, fuyant mon regard et mes appels. Sa bouche expulsait des cris silencieux dont la vibration distordait ce qui l’environnait et me tordait les entrailles.

— Evy ! S’il te plait… Stop !

Le vacarme de ses pulsations cardiaques nous assourdissait sous la lumière des néons dont les clignotements frénétiques battaient leur tempo. La rupture était proche. Mais alors elle se figea quand cessa dans le même temps la tempête qui nous lacérait. Ses yeux écarquillés devinrent mi-clos et, aussitôt, ses jambes défaillirent. Bien que chamboulé, je me précipitai pour la soutenir avant qu’elle ne s’effondre.

Inerte dans mes bras, elle était de nouveau cette poupée éteinte et absente qui végétait à l’asile de Vacègres. La voir ainsi m’était insupportable. Je ne pouvais pas la laisser dans cet état. Ce désir intense fit alors naître en moi cette idée. Il m’était peut-être possible de la soulager et je comptais sur son âme suggestible pour lui offrir une accalmie. Après l’avoir adossée à moi, je l’enlaçai d’un bras et imposai la main sur son front avant de m’adresser à elle, d’une voix douce et posée.

« Evy, je viens de t’administrer un narcotique.

Dans quelques secondes, tu vas t’endormir d’un sommeil profond. Tu es en sécurité ici et je veux que tu te reposes,

que tu lâches prise. »

Sous mes paroles, ses yeux, déjà mi-clos, se fermèrent doucement.

« Repose-toi… Ressource-toi… »

Le visage apaisé, la respiration sereine, elle dormait maintenant bel et bien. J’en avais été convaincu l’instant d’avant et pourtant, je n’en revenais pas moi-même d’avoir réussi. Je sentais que mon esprit exerçait sur son cœur une action anesthésiante et, bien que je ne pus m’expliquer la mécanique de ce phénomène, sans doute chimique, je fus profondément soulagé qu’il fonctionne.

Après l’avoir allongée, je la couvrais de la couette et la bordai avec beaucoup de tendresse. Au milieu de la cave, la chaise semblait m’attendre, moi et le poids du fardeau qui m’accablait de nouveau. Je m’y effondrai, la tête penchée en arrière, les bras ballants. Le choc de cette expériences m’avait à ce point malmené que mes membres en tremblaient encore. J’aurais du dormir moi aussi mais, je le savais, mon mental troublé ne pourrait trouver pour l’heure aucun repos. Il me fallait des réponses.

« Evy… dis-moi ce que je dois faire… »

A cet instant, il me revint à l’esprit que je n’étais pas revenu les mains vides d’informations qui pouvaient m’être utiles. Mon regard se porta alors sur la table où j’avais déposée, rescapée, la pile de ses écrits. Une énergie nouvelle m’envahit soudain et je tendis le bras pour la saisir. Je me plongeais alors dans la lecture de ses textes pour tenter de mieux la comprendre. J’avais l’attente qu’ils me confient ce que son mutisme ne pouvait dire.

« Écrits de Lumière et de Nuit. »

La vie secrète d’une pensionnaire de Vacègres.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Que pensait-elle en le titrant ainsi ? Que l’humanité découvrirait ses écrits dans un futur lointain ? Véritablement, je trouvais cela adorable. J’y retrouvais cette naïveté pleine de bonne volonté qui était propre à son essence. Mon humeur s’en trouva aussitôt apaisée, presque comme si je l’avais enfin retrouvée. Je tournai alors la première page pour tomber sur un petit poème en préface.

« Tandis que mon âme s’engourdit dans les ténèbres,

Siège sur l’arbre le plus haut, le noble plumage de cet oiseau.

Immobile, cette vieille connaissance me fixe avec insistance.

Il l’avait bien sûr longuement contemplé,

Cette cruauté que je me suis moi-même infligée.

Car j’avais de tout temps flirté avec la Mort,

Et cette blancheur liliale m’accable à jamais d’horribles remords.

Je suis l’otage de mes souvenirs et mon propre bourreau. »

Assurément, très peu de personnes auraient pu comprendre et mesurer le sens de ces paroles. Elles étaient pour moi limpides, d’une précision qui me laissait même pantois. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle puisse un jour écrire comme ça.

En repensant à la petite fille maladroite qu’elle était, ses progrès me rendaient véritablement fier. Si, à l’époque, nos échanges pouvaient être parfois frustrants pour mon esprit, aujourd’hui je découvrais que nous pouvions partager tellement plus. Cela me réjouit profondément et je sentis se raviver en moi l’espoir, celui-là même qui brûlait tandis que je marchais dans les ténèbres pour revenir vivre à la douceur de sa lumière.

Quelques textes plus loin, je tombais sur un premier dessin. Mon esprit en fut saisi. Il s’agissait du portrait de deux personnages qui appuyaient tendrement leur front l’un contre l’autre. La jeune fille avait de grand yeux vert et l’homme, une chevelure noire en bataille. L’ensemble était d’une douceur absolue qui m’évoqua ces moments passés où nos essences avaient fusionnés.

« Elle ne m’a donc pas totalement oublié… je compte encore pour elle ? »

Avide d’en apprendre plus, je repris intensément ma lecture. Les heures s’écoulèrent ensuite où je la découvrais, promeneur clandestin dans ses pages clandestines, enivré par ses parfums. Ses émotions retranscrite en mots étaient douces, mélangeant élans d’amour et tristesse cristalline. Pensées fugaces et questions existentielles annotées, ci et là, comme autant de post-it qui tentaient de s’assembler pour ériger la structure d’une idée. J’y reconnaissais son âme, bien qu’éternellement fragile, qui avait maturé d’une façon admirable dans son ascension volubile. Ainsi, il me semblait feuilleter le code génétique de son cœur et ses aller-retour, du ravissement au malheur.

Et puis soudain, alors que je rassemblais la liasse pour la tasser quelque peu, je senti une chose tomber sur mes genoux. Il s’agissait d’une feuille, pliée en quatre et glissée entre les dernières pages. Un peu étonné, je la dépliai pour en découvrir le contenu. C’était un autre texte, visiblement tenu à l’écart de ses congénères.

Je me souviens de ma naissance…

La peau de mon dos s’enfonçait dans le moelleux d’un vaste tapis persan où il m’avait allongée.

Mon corps avachit se redressa d’un coup en lisant ces mots.

« Elle parle de lui ! » affirmai-je, l’esprit alerte, avant de reprendre ma lecture.

Et comme toute créature pénétrant l’existence, j’étais nue et sans expérience.

Alanguie, les jambes maintenues séparées par la fermeté de ses mains, il me semblait pourtant que cette position m’avait embarrassée, davantage quand son visage s’était frayé un chemin jusqu’à cette partie intime de ma chair que sa bouche embrassait.

« La tête me tourne… la fièvre me monte aux joues… »

Étourdie, je suffoquais

« … j’ai… tellement chaud, je… ne me sens pas bien… »

« Cela s’appelle le plaisir, ma chérie,

N’empêche pas ma langue de te l’offrir… »

Enseignée par ces paroles, se lamentaient alors de faibles gémissements sous le brasier de cette torture qui s’affairait à condamner ma pureté au parjure.

« Fais-le moi entendre, laisse tes lèvres te trahir !

Oh oui, chérie… vas-y… Offre-moi cette mélodie ! »

Alors, l’orgasme au bord de la déflagration, terrifiée dans ma félicité, son raz-de-marée emporta ma voix pour en proclamer l’apogée.

Ce fut un chant et une danse. Une ode et une transe.

Ma cervelle et mon être timoré convulsaient sous cette douleur qui fut tout à la fois le plus foudroyant des bonheurs.

Que restait-il de cette explosion l’instant d’après ?

Quelques spasmes sous la pluie de mes larmes… Car j’ai pleuré la première fois… comme toutes les autres fois…

Sans doute l’extase était-elle trop intense pour moi.

Le souffle haletant, j’expirai le déclin de cette jouissance dans l’amertume de sa fin.

Ce délice avait à jamais tué ma honte pour faire de moi l’heureuse victime d’une sensualité immonde.

Il était le premier né d’une innocence avortée. L’aîné d’une ancestrale lignée dont la débauche n’aura de cesse de récidiver.

La femme en moi s’était éveillée bien avant l’heure au pied d’une table couverte de mets dont ma curiosité se régalait.

La lubricité de mon amant me promettait mille et une découvertes et je me voulais être une élève parfaite. Ainsi m’avait-il faite…

Sa physionomie escaladait la moiteur de mes cuisses tandis que j’observai luire dans son regard la satisfaction d’être l’instigateur du vice.
Ivre de ce méfait son rictus régnait sur moi, créature captivée par l’avidité de ses pupilles dilatées. Fluides et sueurs appelaient à se mélanger, noces d’une perversion délicieuse où il s’empressa d’embrasser la mariée.

Et ce baiser à son calice avait le goût du miel…

Alors, avec toute la gourmandise de mes jeunes années, capricieuse et jamais rassasiée, mon appétit murmura le mot que mon poète gastronome avait fait naître par cette mort

« Encore… »

 

Immobile sur la chaise, poignardé en plein cœur de mon amour, mes doigts crispés froissaient le papier. Mon souffle s’emballait. La souffrance de cette blessure était insoutenable.

— Non… Cette créature, séductrice et puérile, ne peut pas être ma Evy… C’est impossible !

D’un élan vif, je me dressai de mon siège. Une douleur psychique intense me broyait le cerveau et, la respiration haletante, je manquais pourtant d’oxygène.

— C’est lui ! Il a fait entrer ce mal en elle ! C’est de sa faute !!!

La mâchoire contractée, les traits de mon visage se déformaient quand une sensation déjà ressentie me brûla les caroncules. Aussitôt, je sentis s’écouler sur mes joues la chaleur d’une étrange humidité.

« Est-ce que… je pleure ? » bruissa mon esprit qui en fut étourdi malgré la tourmente.

Mais alors que je touchais ce fluide des doigts, ils me revinrent, tachetés de grenat. Mon regard s’écarquilla. Ce n’était pas des larmes mais du sang. Celui qui transpirait de la plaie infligée par son consentement à la souillure et son avilissement dans l’infamie.

— Encore, hein ?… Garce !!!

Mon regard suintait la répulsion en se posant sur cette démone. Elle m’avait trahi, humilié de la pire des façons et éclaboussé de leur fange. A nouveau, mes poings s’incendièrent et ma rage était telle qu’elle écumait sur mes lèvres, quand il m’apparut que j’avais envie de la tuer. D’enserrer sa gorge et de l’étrangler jusqu’à lui faire ravaler ce mot « encore ». Saisi par l’intensité de ce désir, je reculai d’un pas qui me fit heurter l’escalier que je gravis en toute hâte. Aussitôt que j’eus refermé la porte derrière moi, je matérialisai une cloison de briques, à la fois pour emmurer cette abomination, mais aussi pour la protéger du meurtrier de ma passion.

Seul dans le hall, mon front se déposa tout contre la muraille, membrane de notre dissonance. Chacun de ses mots résonnait dans mon crâne sur le point d’exploser et cette torture était telle que ma tête se projeta contre la pierre. Encore et encore, je me fracassai contre elle, jusqu’à sentir le sang gicler puis couler par-dessus mes arcades sourcilières. Quand le vertige me saisi finalement, je manquai de chuter et m’adossait contre le mur, le visage scarifié, barbouillé d’hémoglobine. Mon énergie entièrement consumée par ce carnage, une fatigue foudroyante me faisait maintenant courber l’échine. J’aurais pu dès-lors matérialiser une alcôve et m’effondrer dans le moelleux de ses bras.

« Un médiocre ça ne mérite pas de lit ! Ça dort par terre comme un chien ! » affirmai-je en retournant ma propre colère contre moi.

Je m’allongeais alors à même le sol, vétuste et glacial, avant de me recroqueviller sur ma paillasse de poussière. Le sang tambourinait dans mes tempes et toujours aucune larme pour me libérer de ce mal. Intérieurement, je souffrais jusqu’aux atomes les plus reculés de mon être.

« Evy… »

Je savais qu’elle n’y était pour rien, qu’elle n’avait jamais rien demandé de tout cela, et pourtant… une partie de moi lui en voulait terriblement. Mais il n’y avait qu’un seul coupable et c’était celui-là seul qui encourait mon châtiment. Alors je m’appliquerai à tenir ce martyr au silence et, quoi qu’il arrive, il me faudra absolument le contenir.

« Mais combien de temps pourrai-je endurer ainsi, sans aucun exutoire qui ne la blesse pas ? »

Qu’importe, cette souffrance sera mon fardeau, ma punition. Tout ce que j’aimais m’avait été ravi. Parce que j’avais échoué à la protéger. J’avais failli et il me l’avait prise. Le seul coupable de cette défaite, de ce manquement, de cette faute…

« C’est moi ! »

 

Le lendemain, je m’éveillai, courbaturé et l’esprit égaré. Le souvenir de la veille ne tarda pourtant pas à me revenir, pour teinter d’amertume le parfum de la brume. Inquiet pour elle, je me relevai péniblement. D’un geste, ma main gomma la cloison de briques pour exhumer la porte de son caveau. Quand je parvins enfin à en tourner la poignée, j’entamais ma descente d’un pas indolent.

Evy était encore allongée là, par-dessus le matelas. Sous l’emprise du narcotique que lui avait imposé mon esprit, elle dormait d’un sommeil qui paraissait paisible. Je me dirigeai alors vers la salle de bain et son lavabo pour y laver le sang séché qui s’écaillait sur ma peau. Face au miroir, je m’étonnais de ne pas trouver la vilaine plaie au milieu de mon front ensanglanté. Il n’en restait aucune trace, comme évanouie en même temps que l’état de colère et, en effet, je ne me sentais plus cet homme qui, la veille, vomissait sa haine et son fiel. Une tristesse lancinante gelait mon être.

Après m’être débarbouillé, j’étais de retour dans la cave, le regard inquiet braqué sur cette inconnue, si familière. Avant tout autre chose, ce qui s’imposait à mon esprit confus était de savoir si je l’aimais encore. Alors je l’approchais, d’un pas hésitant, craignant d’obtenir une réponse à cette question. Pourtant, une fois agenouillé devant elle, j’en fus saisi. Ses traits étaient si doux, son aura angélique, comme ils l’avaient été autrefois quand elle s’endormait contre moi. J’en aurais pleuré abondement ma douleur si je l’avais pu. Son innocence n’était pas morte, elle était toujours là.

— Oui… bien sûr que je t’aime encore ! se languit mon être qui pencha sur elle l’affliction de son amour fidèle.

— Evy… murmurai-je encore en déposant doucement mon front sur sa main. La terre entière m’indiffère… je ne veux que toi…

Combien de temps suis-je resté là, figé dans ce réconfort qui apaisait les lésions en mon esprit ? Quand je me relevai enfin, j’avais retrouvé la force et la volonté de prendre ma décision.

— Et je nous sortirai de cet enfer !

Voilà qui était acté et bien dit, mais comment faire ?

A présent que j’avais décidé de notre chemin, il était temps de structurer un peu tout cela afin de mettre en place une riposte efficace. De tout ce que contenait l’asile de Vacègres, je n’avais emporté que deux choses : ses écrits et le dossier d’Evy. Tout le reste avait brûlé et la cendre éparpillée. J’avais été bien inspiré, car ce dossier contenait les informations qui allaient servir mon projet. Qu’importe que cette vie soit fictive, elle était persuadée de l’avoir vécue. Il me fallait donc partir sur ces bases pour espérer, dans un second temps, reconstruire celles que nous avions perdues. Mais pour l’heure je la terrorisais, comme si c’était l’identité même de mon visage qui lui était insoutenable.

« Ce pourrait-il qu’elle refuse inconsciemment de se confronter à mon regard ? »

Ce que m’avaient démontrées mes tentatives de l’approcher était que je ne court-circuiterai pas sa terreur. Il me fallait composer avec cette donnée. Peiné, je déplorais l’évidence. La protéger du pire était une utopie. Assurément il lui faudrait l’endurer jusqu’à passer au travers.

— Quelle logique bien cruelle… pensais-je en m’interrogeant sur le sens à donner à une telle existence.

Et pourtant, encadrée par mes soins, sa descente dans la Géhenne pouvait être sécurisée, dirigée. Ce marionnettiste m’avait montré comment faire pour tirer les ficelles du psychisme. Mais je n’étais pas lui et ne tenait qu’à moi d’implanter les graines de notre guérison, non celle de la destruction. Bien sûr, cette approche était des plus discutables, car je n’étais pas non plus un docteur de la psyché, équilibré et posé. Mais de par notre situation actuelle, je ne pouvais demander d’aide à quiconque. Qu’à cela ne tienne, rien de nouveau sous le soleil. Une fois encore, les solutions seront de bric et de broc. Et pour l’heure, la seule qui me semblait viable était de tenir le rôle du bourreau le temps d’opérer une transition. Cette tâche me répugnait, mais si je pouvais ainsi réparer ce qui avait été abîmé, si je pouvais l’approcher, si elle acceptait de me parler, je suis sûr que nous pourrions ranimer notre lien. Réapprendre à nous connaître.

« Mais elle a tellement changé… » soupirai-je en glissant une nouvelle fois dans l’amertume, avant de conscientiser cette autre évidence.

Depuis ce qu’il s’était passé dans cette bibliothèque, moi non plus je n’étais plus vraiment le même. En moi bouillonnait une colère terrible et un simple mot pouvait suffire à en libérer la furie.

Cette rage que je sentais brûler au fond de moi comme un lion en cage m’effrayait. Submergé par elle, sa puissance m’avait ravi le contrôle de moi-même.

« Et m’avait fait lever la main sur elle… »

Bien que j’avais toutes les raisons du monde de m’en affliger, je ne pouvais pas me permettre de sombrer dans cet état d’esprit. Il faisait le jeu des forces qui cherchaient à m’abattre, à me démanteler. Je m’en déliai donc, pour me concentrer sur la tâche qui m’attendait. D’une part, la désaccoutumer progressivement de ce poison de l’emprise. De l’autre, la sevrer sans clémence de cette vie nocturne et débauchée à laquelle ce porc l’avait initiée.

« Oui, ce porc ! gronda ma colère, vivace.

J’avais dans l’idée de lui rendre une petite visite d’ici peu. Il fallait que j’aille lui faire face, lui montrer qu’il ne m’avait pas anéanti, mieux, que je lui avais tout repris. Honneur et fierté en moi, pour ce qu’il en restait, me le commandaient.

Je passerai le temps qu’il y faudrait, toute ma vie si nécessaire, à réparer les dégâts qu’il avait accomplit en nous. Et le pire d’entre eux était sans conteste cette créature aguicheuse et stupide qui avait le pouvoir d’émerger au travers d’Evy. Son essence me répugnait. Sa puérilité m’irritait. Ses moqueries et son rire faisaient jaillir en moi le pire. Assurément, cette donnée-là était de trop et je comptai bien l’éradiquer de notre équation. Afin de garder le contrôle de ma colère, il me fallait impérativement séparer le bon grain de l’ivraie. Pour ce faire, et puisqu’il ne semblait y avoir que la main de fer d’un Maître pour imposer sur elle un contrôle, alors je serai ce Maître.

Après de nombreuses heures passées à décortiquer, à agencer, à anticiper autant que possible, j’avais finalement échafaudé les lignes directrices d’un plan de sauvetage psychique. Bien sûr il était risqué et de trop nombreuses données m’échappaient encore pour me sentir vraiment assuré. Mais je n’avais pas le choix, c’était cela où un drame. Dés demain, j’allai mettre mon plan à exécution.

Je dormis profondément cette nuit-là. Quand je m’éveillai enfin de ce sommeil sans rêves, mon corps et mon esprit se sentaient pleinement reposés. Et en effet, j’allais en avoir besoin, car ce qui était désormais ma vocation allait me demander une vigilance de tous les instants. J’avais effacé de la cave les objets qui ne serviraient pas la première phase de mon projet. A peu près tout ce qu’elle contenait à vrai dire et cet endroit, déjà austère, était à présent bien vide. Sur la vieille table de bois se trouvait cette boite qui contenait notre mémoire. Pas seulement celle des violences, mais aussi celle du lien indestructible qui nous unissait pour toujours. Car même jeté dans l’enfer et sa fournaise, même dans la mort qui m’avait frappé et l’amnésie qui l’avait sauvée, l’amour qui nous liait n’avait pu être dénoué. Elle ne pouvait pas encore s’en souvenir, mais cet amour était là et me cherchait, hagard, sans me reconnaître.

Pour le bon déroulement de mon plan, j’avais besoin qu’elle oublie de s’être déjà réveillée ici. Afin que son état de conscience actuelle puisse s’incorporer à la pièce que j’allais bientôt jouer pour elle, il me fallait amputer de sa mémoire notre premier contact. Aussitôt, je régurgitai dans ma paume ce fragment de mémoire, pas plus grand qu’une perle. Celui-ci n’avait pas cet aspect de bouillie des précédents, mais se maintenait compact, luisant, comme si quelques lumières y brillaient. Sans vraiment comprendre pourquoi, cela m’encouragea dans mon choix.

Après l’avoir déposée dans le ventre de la boite, je refermai son couvercle et la scellai par un cadenas, avant de la déposer sur l’étagère murale. La chaise se tenait au milieu de la pièce où je l’avais placée. Je me tournai ensuite vers Evy, toujours profondément endormie. Avec délicatesse, je la prenais dans mes bras pour l’extraire du lit et l’emmener jusqu’à son siège. Debout devant lui, je restais pourtant un moment ainsi, à tenir la chaleur de mon amour contre moi.

Je le savais, je ne m’y réchaufferai plus avant longtemps. Et cet instant était doux… Peut-être était-ce parce qu’il n’y avait aucune chance qu’elle puisse les entendre, mais je ressenti soudain ces mots pousser au fond de ma gorge. Sans chercher à les retenir, je les lui murmurai :

« Evy, tu es la lumière de ma vie… j’espère et attendrai ce jour où tu te souviendra enfin de nous… »

Après lui avoir liées les mains au dossier de son siège, je lui bandai les yeux, confiant aux ténèbres de lui dissimuler mon visage. Cela fait, je me reculai de quelques pas pour lever de sur son âme l’emprise du narcotique. Sur la chaise, son corps avait commencé à s’animer. Elle était sur le point de s’éveiller. Tout était en place. Les dés de notre avenir avaient été jetés.

Je pris aussitôt une profonde inspiration et, alors que sa conscience s’égarait encore aux quatre vents, ma voix l’arracha brusquement à sa torpeur.

« Evy… Réveille-toi ! »

Chapitre XIX

Final Duel

Je t’ai préparées des vivres, elles sont sur la table.

Je t’en prie, ne m’en veux pas…

A mon retour, tout sera différent.

Je t’en fais la promesse ! »

Une mer de larmes inondait les plages gelées de son visage.

« Courage, Evy ! Ton âme en sortira plus forte ! »

Dans un grincement sinistre, je refermais la porte qui lui dérobait la dernière lueur en provenance de l’étage. Dans cette cave de ténèbres où je l’avais enfermée, tout était silencieux. Je la savais pourtant en proie à ses terreurs. Mon front se déposa tout contre la surface de bois et je m’enlisais dans la répugnance de mon être.

« Evy… je suis désolé… je ne sais pas quoi faire d’autre… »

Je restais ainsi un long moment, à me demander si j’avais réellement le droit de nous faire ça. Mais qui pouvait savoir ce qu’il convient de faire dans un tel cas ? J’avancerai seul, à l’aveuglette, et ajusterai à mesure que les problèmes se présenteraient. Finalement décidé, je m’arrachai à mes lamentations pour me diriger vers la sortie.

— Advienne que pourra, ce sera ainsi et je ne plierai pas ! affirmai-je en ouvrant grande la porte.

Dehors, la végétation luxuriante s’était évanouie, comme rétractée sous la terre à l’approche de l’hiver. A la place, je retrouvais la densité de ce domaine de ténèbres où flottait, légère, l’odeur des cendres froides. Au loin, les couleurs de l’aurore boréale ne miroitaient plus, comme si elle avait maintenant disparu. Voilà qui était problématique, car si le portail vers la conscience ne s’y trouvait plus, où était-il et comment le rejoindre ?

« Peut-être là-bas ? » me souffla une petite voix.

Avant toute chose, je refermai la porte pour aussitôt matérialiser une serrure dont je tournai par deux fois la clef, avant de la glisser dans ma poche. Ainsi, je pouvais m’éloigner sans crainte, assuré qu’Evy ne courrait aucun danger. A la vitesse de la pensée, je me projetai jusqu’à l’endroit tout proche où l’asile de Vacègres s’érigeait, il avait encore peu de temps. Le dôme s’était effondré et, de vestiges, il n’en restait que quelques remparts de verre brisé qui semblaient jaillir en dent de scie.

Quel délicieux spectacle, funeste à souhait.

Son sol émietté était noir, recouvert d’une poussière grasse qui collait à mes semelles. Jalonnant ma progression, les souches des arbres qui n’avaient pas été épargnés par les flammes se dressaient comme des minerais de charbon. A vrai dire, un seul arbre était encore intact et à sa branche la plus robuste pendait une balançoire. Un pincement au cœur m’incita à l’ignorer. Je pénétrais alors dans ce qui était le hall d’entrée. Plus un seul mur ne tenait debout. Les quatre étages s’étaient entièrement écroulés, puis dispersés. Ci et là, des petites colonnes d’une fumée blanchâtre s’élevaient pour se dissiper dans l’infini de la voûte sombre. L’asile de Vacègres n’était plus.

Et puis, alors que j’avançai dans ses ruines, les mains dans les poches, une ombre imposante se dessina face à moi.

« Je rêve… » soupirai-je, à peine surprit de la trouver ici.

La porte 333 de ce qui était le couloir K se dressait là, sans une égratignure, au milieu de la cendre et des amas de ferrailles carbonisés.

— Pourquoi t’as pas cramé, saleté ?! m’agaçai-je d’avoir échoué à la détruire.

Malgré tout, le point positif était que ce portail me conduirait là où j’avais le projet de me rendre. Qu’importe s’il était indestructible, mieux encore, cela signifiait que ma porte devait donc l’être aussi. Quelle que soit la menace, ma cave serait toujours un rempart imprenable.

Sans crainte, j’enserrai la poignée pour la tourner et bien que je m’étais préparé à me faire aspirer, le calme demeura. Devant moi ne siégeait qu’un rideau de ténèbres, immobile et sans vie.

« Je dois m’absenter une semaine et je profite de cette occasion pour te soumettre à une épreuve difficile. »

Voilà ce que je lui avais dit avant de partir.

Je n’avais bien sûr encore aucun moyen de calculer un ratio du différentiel temporelle que j’avais pu observer entre le monde intérieur et celui du dehors. Ce délai annoncé était donc une estimation purement spéculative, mais je ne m’en inquiétais pas. En cet état d’obscurité permanente couplée aux angoisses de sa phobie, elle n’aurait aucun moyen de mesurer le temps qui s’écoule réellement. Mais bien que sa confusion me laissait une marche de manœuvre confortable, je savais par avance que cette visite devrait être brève.

Désireux de ne pas reproduire les mêmes erreurs, je réfléchissais maintenant au moyen de revenir, une fois cette porte franchie. La première fois, ce ne fut qu’avec le secours d’Evy et le fil qui nous garda uni que je pus réintégrer notre intérieur. Maintenant que je savais à quoi m’attendre, un simple ancrage devrait être largement suffisant. Je scannais aussitôt les alentours. Non loin de moi, une barre en métal à moitié ensevelie gisait sur le sol.

— Parfait ! lançai-je en m’avançant vers elle pour la ramasser, avant de constater qu’il s’agissait d’un tuyau, comme ceux qui font circuler l’eau chaude jusqu’aux chauffages.

Ce fut alors au pied de la porte que je l’enfonçais profondément dans les gravas, jusqu’à ce qu’il soit une amarre fiable. Cela fait, ma paume se referma sur lui à la hauteur du visage. Il ne me restait plus dés lors qu’à faire un pas pour changer de réalité.

« Un pied ici… » pensai-je en m’enfonçant dans l’obscurité du vortex. Et un pied là-bas ! »

La lourdeur moite qui accompagnait l’incarnation m’était toujours aussi désagréable. La seconde d’après, cette sensation du latex qui tapisse mon regard prit corps par dessus mon visage. J’étais de retour dans ce monde du dehors.

Enserré par le casque, aucun son ne me parvenait, pas même celui de ma respiration. Avec sang-froid, je demeurais immobile et silencieux pour me concentrer sur chaque information qui éclairerait ma situation extérieure. Notre corps nu était allongé sur une surface moelleuse. La chaleur qui couvrait la peau de mon dos m’indiquait que le feu de la cheminée, toute proche, brûlait encore. Mon odorat captait les odeurs de son foyer qui dominaient sur toute autre. Pourtant je devinais, par dessous, l’acidité de la sueur séchée. Lentement, j’approchai mon bras replié au plus près de mon nez pour le respirer. L’odeur venait bien de moi et j’y décelai aussitôt une effluve musquée qui s’y était mélangée. La colère me crispa la mâchoire, mais je la contenu en moi. Sans attendre, je mettais à profit l’information la plus véritablement utile et exploitable.

« Si la flambée se trouve derrière moi, alors… »

En quelques seconde, et d’après ce que ma mémoire en avait photographié, je me faisais une représentation mentale de ma position dans la bibliothèque. Très détaillée, elle m’indiquait même le plus gros du mobilier, celui qu’une fillette en panique n’aurait pas pu renverser. Ayant récolté tout ce qu’il m’était possible de capter, j’attendis dès-lors de longues minutes dans cette infirmité, à l’affût de la moindre sensation de mouvement qui témoignerait que je n’étais pas seul dans la pièce. Au bout d’un temps qui me parut interminable, je m’osais à conclure.

« … rien ne se passe… aucun signe de sa présence… »

Soulagé mais toujours sur mes gardes, la première chose qui me frappa avec une certaine latence fut ce goût amer qui tapissait mon palais et ma langue. L’amertume en avait asséché ma bouche. Aussitôt et sans en avoir jamais goûté, il me sembla reconnaître cette odeur dont j’avais eu l’occasion de respirer les vapeurs.

« On dirait… de la bière ? »

Laissant-là ce détail sans grande importance dans l’immédiat, je redressai péniblement ce corps engourdit jusqu’à me tenir à genoux. Le masque qui emprisonnait mon crâne pour m’imposer l’obscurité réquisitionnait ma pleine attention. Mes mains empressées le tâtaient en tout sens quand j’y découvris la manivelle, située à l’arrière. Sans attendre, je la fis tourner, encore et encore, avec une hâte sans cesse grandissante à mesure que la pression qui m’enserrait se relâchait. Quand il me sembla que la coque de métal fut suffisamment écartée, j’empoignai les deux excroissances des écouteurs pour m’extirper de cette prison. Le latex collait à la croûte de larmes répandue par Evy, comme si elles avaient fusionnés nos dermes respectifs. Ce ne fut alors qu’en l’arrachant à m’en étirer la peau que je pus enfin m’en dépêtrer.

Bien avant de me préoccuper d’autre chose tant les fourmillements qui m’assaillaient de toute part étaient insupportables, je me grattais le cuir chevelu avec hardeur, puis le front et les joues, pour terminer par frotter vigoureusement mes yeux encrassés. Mes paupières scellées, il me fallu alors l’aide de mes doigts pour en séparer le haut du bas.

Progressivement, la pièce se dévoilait plongée dans la pénombre. Le peu d’éclairage que m’offrait la danse lascive des flammes suffit à prolonger ma cécité. Il fallu alors plusieurs minutes pour que se dissipe enfin le brouillard sirupeux qui baignait mon regard.

« Quelle pagaille… » soupirai-je en me retrouvant cerclé d’obstacles.

Une douleur, semblable à celui d’un torticolis, s’éveilla dans ma nuque. Mon regard accusateur chuta sur le casque. Le poids de cette chose était tel que je ne m’étonnais pas davantage de souffrir des cervicales. Avec mépris, je le repoussai loin de moi. Il roula sur le tapis jusqu’à se faire arrêter par le canapé, quand un bourdonnement s’éleva dans mon dos. Je me figeais.

Au rythme prompt de mes pulsations qui sonnaient le branle-bas de combat, mon visage se tourna vers la flambée crépitante. Comme fut nauséeux le déplaisir de contempler ce tableau. Le torse dévêtu, ce gros con était affalé-là à ronfler, vautré comme un clébard sur son coussin. Cette vision me laissa bien sûr déduire le pire. Je me focalisais aussitôt sur la partie basse de mon corps qui m’était apparue jusqu’ici comme anesthésiée. Pourtant, en y posant la main pour me parcourir, la stupeur ne tarda pas à faire s’accélérer les battements de mon cœur.

« Bassin endolori… douleurs dans les entrailles… sensation de crampe à l’entre-jambe, douleur… rectale… »

Mon visage détendit alors sa crispation et l’ombrage de mon regard qui se posa sur cet amas d’immondice se fit glacial. Je me sentais soudain d’un calme marmoréen. Seule la haine sans bornes que je lui portais se fit un carburant pour me dresser sur mes jambes. A grand renfort d’une volonté que rien ne pourrait faire plier, je me saisi d’une lourde gargouille de pierre qui était l’un des deux cerbères de l’imposante cheminée. Je me tournais alors vers mon ennemi, profondément endormi à mes pieds, et la soulevais par-dessus sa tête avec force et conviction, résolu que j’étais à mettre un point final à l’outrage de son existence. Dés lors, je demeurai pétrifié dans cette posture. Une désagréable certitude venait de m’assaillir pour me crier l’évidence.

« Quoi que je puisse tenter pour y parvenir, je ne pourrais jamais tuer cet homme… »

« Quelle est donc cette aberration ! » grondai-je en serrant les dents. « La densité et le poids de cette effigie suffiraient pourtant à lui fracasser le crâne ! Pour quelle foutue raison suis-je persuadé du contraire ? »

Je repensais alors à cette porte que même le feu n’avait pu détruire.

« … Qu’est-ce que ça veut dire ? »

— Attention, tu vas la casser !

D’entre les crépitements du feu et le silence de la nuit, le son fumiste de sa voix s’était élevé. Saisi par la surprise, je reculais de deux pas véloces quand la gargouille m’échappa des mains pour s’écraser sur le plancher, décapitée nette. Monsieur K redressa alors le visage vers moi avant de s’accouder avec la nonchalance d’un sourire aux lèvres.

— Et-ben voilà ! Je t’avais pourtant prévenu…

Puis, d’une mine interrogative, il me dévisagea avec une insistance grossière.

— Hou ! T’as vraiment une sale tronche ! me lança-t-il. Il faudrait faire comprendre à celui qui ne te laisse pas passer une seule bonne nuit que les enfants ont aussi besoin de dormir !

Mon profond mépris pour réponse, il redressa le haut de son corps quand je constatai qu’il était en fait complètement nu. Sans sourciller, mon regard restait épinglé au sien. Puis il m’apparut alors, à la lumière des flammes, qu’une ombre tel un tatouage maculait son derme. Cette particularité attira mon attention de manière irrésistible. C’était bien un tatouage. Il représentait un serpent noir, revêtu d’écailles, qui émergeait de son nombril. Un cordon ombilical qui s’enroulait tout autour de son buste en une ascension circulaire. La tête hideuse de cette vilaine créature s’était hissée jusqu’en dessous de son cœur tatoué et, de sa gueule grande ouverte comme une abîme béante, il s’apprêtait à l’avaler tout entier d’une seule bouchée.

Quel étrange saisissement. Toute notre histoire sembla s’être trouvée résumée par cette représentation abjecte. Sans que je n’en comprenne véritablement la pertinence, elle me remémora dés-lors cette histoire ancestrale. Celle d’un Jardin, d’un Arbre et de son Fruit.

« Ce gars ! Se l’est-il fait faire spécialement pour l’occasion, ou bien cela fut-il de tout temps une vocation ? »

Mon regard se posa alors furtivement sur la porte.

— Tss, tss ! m’interpella-t-il pour couper court à toute tentative. Je suis navré mais cette porte-ci restera fermée ! Il va te falloir trouver un autre moyen pour t’échapper !

Mes traits crispés le dévisagèrent.

— De la même manière que j’ai prit soin de verrouiller la mienne ! Trouve-toi un autre jouet pour t’amuser !

— Oh, tu vous as donc enfermé dans ta cave, ça vraiment je ne m’y attendais pas… me lança-t-il, narquois.

Il s’interrompit alors pour déposer son regard envieux sur l’une des canettes de bière, stockées à sa gauche.

« Ce goût dans notre bouche… Il l’a donc fait boire ! » concluais-je quand il s’empara de l’une d’elle.

Le sifflement de son ouverture se réverbéra d’entre l’encerclement des murs, quand il la porta à ses lèvres. Il en bu une gorgée, puis deux, puis trois jusqu’à ce que son visage fut totalement penché vers l’arrière. D’une lampée répugnante, il engloutit la toute dernière goutte pour se repositionner aussitôt à la verticale. Là, il expira de son gosier un souffle de contentement. Dubitatif quant à ce qui se tenait présentement devant moi, le brasier de ma haine à son encontre me poussait à l’incendier. Pourtant, ce fut lui qui ouvrit la bouche le premier.

— Attends, attends ! s’empressa-t-il de me retenir.

Il se mit alors à parcourir les replis de la couverture, jusqu’à ce qu’il y déniche une étrange télécommande noire. De son autre main il s’empara de son chapeau, déposé avec soin sur un accoudoir à sa portée, pour l’enfoncer sur son crâne incliné vers l’avant. Il leva alors le bras dans un élan aussi vif que théâtral, comme s’il dégainait soudain sa lame. Ainsi, il appuya sur l’un des nombreux bouton qui ornait sa surface. Émergeant des quatre coins de l’obscurité, le souffle d’un harmonica répandait une mélodie qui m’était bien familière.

« Ennio Morricone – Once upon a time in the West – Final Duel ! »

Dans un large sourire qui laissa dégouliner sa malice, il releva le visage pour déverser sur moi la fièvre de son exaltation.

— Ça fait si longtemps que j’attends de pouvoir partager ce délicieux moment avec toi, Kirlian ! murmura-t-il, presque transi. Offrons-lui tout le grandiose qu’il mérite !

« Immonde rat-d’égout ! » fulminais-je intérieurement. « Comment as-tu deviné que mon esprit associait cette vengeance délectable à ta figure détestable ? »

Son bras s’étendit avec souplesse et il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, repliée par-dessus un fauteuil de velours qu’il avait traîné jusqu’à sa paillasse au coin du feu. Il en ressortit une petite boîte en argent, finement ouvragée puis, d’un charisme ténébreux qu’il sembla vouloir emprunter à Henry Fonda, il souleva son couvercle avant d’y glisser les doigts. Il en ressortit une cigarette qu’il captura des lèvres, quand il s’aperçut qu’il lui manquait encore une chose avant de pouvoir goûter pleinement son plaisir. Il se pencha alors au plus près de l’un des tisons qui avait roulé sur la cendre pour s’y laisser mourir. Quand il l’eut allumé en tirant quelques bouffées avides sur le filtre, il revint à sa position d’origine. Il n’avait tiré qu’une seule taffe quand il me la tendit en me dévisageant de son hostilité. Aussitôt teintée par la flamboyance des braises, il recracha longuement la fumée rubescente.

Mon regard acéré ne se détachait pas du sien quand je m’accroupis pour nous placer à la même hauteur. Profitant de la tête de la gargouille qui s’offrait comme un siège, j’y déposai mon postérieur. A mon tour, je tendis le bras jusqu’à saisir le filtre du bout des doigts. La symphonie qui se jouait en arrière plan de notre petit duel avait atteint dès cet instant l’apothéose. J’avais beau repousser de toute mes forces l’exaltation qu’elle faisait monter en moi, je fus bien forcé d’admettre que j’en ressentais secrètement un plaisir intense. Tandis que j’amenai doucement la cigarette à mes lèvres, les siennes s’étirèrent pour laisser s’exprimer les délices qu’il goûtait à vivre cette scène. Il semblait en jubiler à un point tel qu’il ne put empêcher sa langue de venir caresser sa lèvre inférieure.

Cette vision détestable me délivra séant du sortilège qui avait pourtant presque achevé de me griser l’esprit. D’un mouvement des doigts, je la plaçai alors entre le pouce et le majeur. De l’impulsion d’une chiquenaude, je l’envoyai aussitôt se faire dévorer par les flammes du brasier qui nous éclairait. La mine déconfite, comme si j’avais détruit sous ses yeux l’un de ces jouets précieux, il observa sa brève combustion. L’harmonica soupirant ces dernières notes, la piste audio de son petit délire venait de prendre fin. Il tourna alors son visage consterné vers l’impassibilité du mien.

— Oups… lançai-je, sans conviction.

Tout d’abord ahurit qu’il s’en trouva, l’éclat d’un rire gras lui bondit hors de la gorge.

— Ah, Kirlian ! Tu as un si grand potentiel ! Une noirceur magnifique qui ne demande qu’à éclore et que tu contiens avec amertume pour ne pas la tuer, elle…

La tournure inattendue de ses propos me surpris et je me demandais aussitôt où il voulait en venir.

— Ne t’est-il pourtant pas nuisible, ce Cœur ? N’est-il pas le plus imbécile et encombrant de tes organes ?

Mes traits ne trahirent pas la moindre expression. Rien qui ne lui donna à penser qu’il n’avait pas tout à fait tord en sous-entendant que je puisse le ressentir, au fond de moi-même.

— Imagine un instant quelle pourrait-être ton existence, si tu avais l’audace d’aller jusqu’au bout de ce que ta raison te crie ! Nous n’avons pas besoin d’elle, tu le sais, n’est ce pas ?

Sa force de persuasion scénique venait à la rescousse de ce qu’il ambitionnait à faire naître en moi. Il s’approcha alors davantage, rampant comme un serpent désireux de s’insinuer dans une faille.

— J’ai tant de choses à t’offrir, Kirlian ! Si seulement tu daignais admettre cette vérité, si douce à tes oreilles… Tu es fait pour régner !

Ainsi acheva-t-il sa plaidoirie avant de soutenir mon regard dans l’attente d’une réponse. Je le toisai alors un instant avant de lui répondre, faisant mienne cette défiance naturelle qui, je le savais, l’irritait tout autant qu’elle titillait ses glandes salivaire.

— Régner ? Je ne t’ai pas attendu, toi et tes minables révélations, pour en détenir la certitude !

Avec un plaisir certain, je poursuivis.

— C’est bien regrettable pour ces petits projets que tu sembles nourrir avec soins, mais je me vois dans l’obligation de décliner ton offre !

Son visage, tout occupé à sourire les échauffements de sa déception, s’enlisa vers l’avant. Bien que je savais ce que cette posture signifiait chez lui, je ne m’en préoccupai aucunement.

— Et ce pour une multitude de très bonnes raisons dont trois me suffisent amplement !

A ces mots, je sentis une nouvelle fois brûler ma haine.

— Premièrement ! Je ne peux pas t’encadrer, toi et ta sale tronche !

En réponse à cette ouverture, et comme pour ne pas me laisser en reste, il étala son rictus sur sa facette la plus arrogante. Ma foi, c’était de bonne guerre. Je l’ignorais donc une fois encore.

— Deuxièmement ! Jamais je ne te pardonnerais ce que tu as fait endurer à Evy et l’état monstrueux dans lequel tu l’as mise !

Il acquiesça alors tandis qu’il semblait en savourer le souvenir. Aussitôt, il plongea son regard de ténèbres dans les foudres du mien.

— Mais ce Cœur que tu as déformé, aussi pénible, agité, et sauvage est-il devenu, j’arriverai à l’apprivoiser ! N’en doute pas !

— Oh ! Mais je te fais confiance ! s’exclama-t-il avec un entrain détestable. Pour avoir moi-même accomplis en primeur cette performance, je suis bien au fait qu’elle n’est guère difficile à soumettre !

Son commentaire fit gronder en moi l’orage de ma colère et bien que j’eus l’envie de lui rétorquer bien des choses, fort peu civilisées, je décidai d’ignorer ses provocations et d’en finir au plus vite.

— Troisièmement ! m’exclamai-je avec virulence. Je suis le seul Maître chez moi !

A ce point finale, il ne put s’empêcher de ricaner.

— Méfie-toi, Kirlian ! rétorqua-t-il alors. Cette gouvernance sans partage pourrait bien te jouer un très vilain tour, un jour prochain…

Mon regard se perdit un court instant dans les vastes étendues de ma mémoire.

— Elle l’a déjà fait ! répondis-je, froidement.

Le silence qui se prolongea ensuite plongea la bibliothèque dans un vide palpable, au point qu’elle sembla presque s’y évanouir. Cette ambiance lui déplut et il s’empressa de me le témoigner, d’un air méprisant.

— Bon ! Hé bien, si c’est là ta réponse définitive, tu peux dés à présent me débarrasser le plancher ! Tu as du boulot qui t’attends, non ?

Il ne me laissa guère le temps de lui souhaiter tous les supplices de l’enfer qu’il poursuivit.

— Bien évidement, nous allons nous revoir très bientôt ! Ce qui ne manquera pas de stimuler les appétits de ta matière grise, toujours avide de nouveaux défis !

Son interminable débit d’âneries m’irritait. Dès-lors je me concentrais sur ma paume qui, je l’espérais, était toujours enserrée autour du tuyau. De l’autre côté du portail, je visualisais mon bras transpercer ses ténèbres, jusqu’à sentir la texture du métal sous mes doigts.

« J’y suis toujours cramponné ! » constatais-je, satisfait du résultat.

A mi-chemin entre deux plans d’existence, je me focalisais sur cette étrange sensation de me sentir à deux endroits au même instant. La réalité, cette chose si relative…

— Holà, Kirlian ? m’interpella-t-il en claquant des doigts par-devant mon regard impassible.

Aussitôt, je repris pied dans celle-ci pour le dévisager de mon mépris profond.

— Fais donc ce qu’il te plaira, sale brute ! lui crachai-je au visage. Mais n’espère plus jamais poser tes mains répugnantes sur mon Cœur !

Tout occupé à me fixer bêtement, et bien qu’il avait pourtant la coutume de ponctuer mes phrases par un sourire vicelard, il expulsa un soupir dédaigneux.

— T’es quoi au juste ? lança-t-il alors. Ton propre prince charmant, ton chevalier servant ? Personne n’est venu la délivrer pour l’emmener au bal, c’est ça ? Comme c’est tristounet…

Avec conviction, je répondis :

— Je suis son père !

Ces mots résonnèrent de par toute la pièce. Ils contenaient en eux ma dévotion à ce rôle de protecteur qui m’incombait. Sans repos, je m’y consacrerai désormais de mon mieux, jusqu’à l’épanouissement de son cœur dans l’amour et la douleur.

— Très bien, Kirlian ! répliqua-t-il quand son amusement trouva sa fin. Dans ce cas, embrasse tendrement pour moi notre petit Cœur, qui me manque déjà au-delà du supportable !

A ce point lassé que j’étais de le voir et de l’entendre, je tirai ma révérence quand il s’exclama :

— Une dernière chose ! Je te conseille de t’allonger avant de…

Notre conversation clôturée pour ma part, je m’en retournais sans salutation d’où j’étais venu. Ne disposant plus d’une quelconque volonté pour lui commander de se maintenir, le corps chancela.

— Hop-là ! dit-il en déployant les bras pour le réceptionner.

Il déposa ensuite notre chair inerte sur la paillasse avant de la border. Là, il secoua la tête.

— Et c’est moi la brute… lança-t-il avant de s’avachir par-devant la flambée.

De retour au pied de ma tanière, je n’arrivais pas à me décider à franchir ses portes. Intérieurement, mon esprit se préparait à rendosser le rôle de bourreau et cette mascarade me lassait d’avance. Mais je savais que ce détraqué ne nous lâcherait pas et qu’il me fallait maintenant assumer mes choix.

« Evy… »

Emplis d’appréhension, je franchisai le seuil et refermai ses lourdes portes derrière mes pas.

« Que pensera-elle de moi…

Quand viendra ce jour où je lui avouerai tout ? »

 

Fantomas – Vendetta

Fin